L’École libérale, ses principes et ses tendances

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L’ÉCOLE LIBERALE
SES PRINCIPES ET SES TENDANCES

Variétés littéraires, morales et historiques, par M. S. de Sacy, de l’Académie française; 2 vol., Paris, 1858.



L’honnêteté est la véritable aristocratie de nos jours; celle-là n’a pas besoin d’être protégée, car, bien qu’on essaie aussi de la feindre, on ne réussit jamais à l’usurper. La noblesse finit toujours par s’attacher aux qualités qui à certaines époques décisives ont fait le salut de l’humanité. La classe privilégiée issue de la féodalité, qui jusqu’à la révolution de 1789 a représenté en France l’établissement germanique, recueillait, à plus de mille ans d’intervalle, le bénéfice de la grande révolution qui substitua la barbarie apparente, mais en réalité l’indépendance individuelle et locale, au despotisme administratif de l’empire romain. Je me figure souvent que la noblesse de l’avenir sera de même composée de ceux qui, sous une forme ou sous une autre, auront résisté aux tendances mauvaises de notre temps, je veux dire à cet abaissement général des caractères qui, détachant l’homme de ce qui fixe la conscience politique, fait tout accepter, — à ce matérialisme vulgaire sous l’influence duquel le monde deviendrait comme un vaste champ d’épis dont un coup de vent fait fléchir à la fois toutes les têtes : état fatal qui, selon moi, peut conduire la société non point à sa ruine (ce mot ne saurait être prononcé quand il s’agit de l’espèce humaine dans son ensemble), mais à une violente réaction des forces individuelles contre une paresse avilissante et une inertie résignée.

Un fait considérable, que l’on peut regarder dès à présent comme un des résultats les plus importans de la première moitié de notre siècle, c’est que la résistance morale dont je viens de parler s’est surtout rencontrée parmi les hommes voués aux travaux de l’esprit. Les anciennes classes sociales y ont contribué pour leur part; mais aucune en particulier ne peut revendiquer l’honneur d’une protestation plus spécialement efficace. La révolution a tellement brisé dans notre pays toute agrégation et toute solidarité, qu’il n’en pouvait être autrement, et d’ailleurs ce n’est pas seulement de nos jours que l’action administrative du gouvernement a trouvé chez nous plus de résistance dans les individus que dans les différens ordres de l’état. Les gens d’esprit sont la vraie noblesse de notre histoire. La chevalerie française ne connut, au moins depuis l’avènement des Valois, que les qualités faciles de bravoure, de frivolité, d’élégance, qui devaient lui faire jouer dans le monde un rôle si brillant. Elle manqua trop souvent de sérieux et de moralité; elle oublia la fonction essentielle d’une aristocratie, la défense de ses droits, qui étaient à beaucoup d’égards ceux de tous, contre la royauté. Depuis le XVIIe siècle en particulier, tous les devoirs de la noblesse se résumèrent en un seul, servir le roi. C’était fort bien sans doute; mais ce n’était pas tout. L’autre obligation de la noblesse, qui consiste à représenter les privilèges des individus, à limiter le pouvoir, à préserver les temps modernes de cette notion exagérée de l’état qui fit la ruine des sociétés antiques, la noblesse française y manqua. Elle ne comprit ses privilèges que comme une supériorité sur la bourgeoisie ; sa prérogative fut pour elle un principe de dédain et non de vraie fierté, un motif de servilité et d’impertinence bien plutôt qu’un devoir à remplir. De là cet esprit à la fois léger et lourdement conservateur, frivole et routinier, qui a formé le caractère de la noblesse française; de là ce vice intérieur qui l’empêcha d’être le principe d’un gouvernement libre, et qui fit que, le jour où ce gouvernement s’établit sans elle, elle devint l’adversaire le plus décidé du régime dont elle aurait dû être la fondatrice et le soutien.

Où donc a été la résistance qui tant de fois dans notre histoire, malgré l’absence d’institutions régulières, a limité le pouvoir? Où le roi de France a-t-il trouvé la seule force qui l’ait obligé de compter avec l’opinion? Parmi les gens d’esprit. On pourrait montrer pendant presque tout le moyen âge le clerc, et, si j’ose le dire, le publiciste, conduisant la main de la royauté, alors même que celle-ci paraissait le plus rebelle à de telles inspirations. La seule époque de tyrannie proprement dite que la France ait traversée ne put se produire qu’après la suppression préalable des gens d’esprit. La terreur, en décapitant la France, fut la vraie cause de l’abaissement inouï des caractères qui signale les dernières années du XVIIIe siècle et les premières du XIXe. Certes, si les générations de 89 et de 92 n’eussent point été décimées par la hache ou faussées par l’exil, si tant de représentans éminens du XVIIIe siècle qui, selon les lois ordinaires, auraient dû continuer leur existence dans le XIXe et présider à l’inauguration de la nouvelle société, eussent survécu à la révolution, ce qui a suivi n’eût point été possible. Nulle comparaison ne doit être établie à cet égard entre les années que nous traversons et les premières de notre siècle. La société qui sortit immédiatement de la révolution fut servile parce que toute aristocratie intellectuelle avait disparu, parce que l’exercice le plus sérieux de la pensée se réduisait alors à des traductions d’Horace et à des vers latins. Tel n’est pas l’état de notre temps. L’esprit a survécu à son apparente défaite : les moyens de s’en passer n’ont point été découverts, et il ne semble pas que, malgré de pompeuses promesses, nul ait encore trouvé le secret de plaire sans talent ou d’attacher sans cœur.

Au milieu de cette plaine uniforme que l’égalité a créée autour de nous, une seule forteresse est ainsi restée debout, celle de l’esprit. On reproche souvent à la littérature le penchant qui l’entraîne vers les régions de la politique, et l’on a bien raison, si l’on entend par politique les agitations frivoles d’une vulgaire ambition. L’homme supérieur appliquant ses facultés à un chétif maniement d’affaires ou à des détails d’administration commet en réalité un sacrilège et une maladresse : la pratique de la vie exige de tout autres qualités que la spéculation; les hautes aspirations et les vues profondes sont de peu d’usage dans un ordre de choses ou ce qui est humble et terre à terre a mille fois plus de chances de réussir que ce qui est grandement conçu et senti. Mais que la littérature doive se borner à un jeu d’esprit sans application aux questions sociales qui s’agitent de notre temps, c’est là une conception mesquine, qui dégrade du même coup la politique et la littérature, et dont l’effet serait de nous ramener aux grammairiens de l’antiquité. Si la littérature est sérieuse, elle implique un système sur les choses divines et humaines; la politique de son côté suppose un parti pris sur le but des sociétés, et par conséquent une philosophie. La littérature et la science ne peuvent donc plus être une chose inoffensive, gouvernée administrativement, comme les spectacles ou les divertissemens du public. Les œuvres vraiment belles ne se commandent pas; l’homme capable de penser par lui-même n’acceptera jamais un joug qui suppose comme première condition chez ceux qui le portent la médiocrité, et la tentative d’une littérature officielle échouera toujours devant la double impossibilité de donner de l’originalité à ceux qui n’en ont pas et de discipliner ceux qui en ont.

I.

« J’en fais l’aveu sincère, dit M. de Sacy en tête de l’intéressant recueil qui me suggère ces réflexions, je n’ai pas changé. Que ce soit un mérite ou un tort, je suis resté le même. Bien loin de m’avoir ébranlé dans mes convictions, la réflexion, l’âge et l’expérience m’y ont affermi. Je suis libéral comme je l’étais il y a trente ans. Je crois au droit et à la justice comme j’y croyais dans ma plus naïve jeunesse. Ce principe de liberté, que le temps et les circonstances ont ajourné dans la politique, je suis heureux de le reprendre dans les lettres, dans la philosophie, dans tout ce qui est du domaine de la conscience et de la pensée pure. C’est ce que nous essayons de faire au Journal des Débats. Avec des nuances de goût et d’opinion différentes, c’est l’esprit qui nous rallie tous; c’est aussi celui, j’en ai l’espoir, qu’on retrouvera à chaque ligne dans les articles de critique et de littérature qui forment ces deux volumes. »

C’est en effet la gloire de l’école libérale, et la meilleure réponse qu’elle puisse faire à d’injustes dénigremens, que de s’être retrouvée, au lendemain de la catastrophe qui semblait lui donner tort, ce qu’elle était quand la direction du monde lui appartenait. Je dirai bientôt avec quelles réserves on doit admettre, selon moi, les principes de cette école; mais il est un éloge qu’on ne peut lui refuser : celui d’une conviction sérieuse, ne se laissant point rebuter par les contre-temps, supérieure au succès, persistant à espérer contre toute espérance. On n’examinera pas si la résistance qu’elle a opposée aux faiblesses contemporaines eût pu être, je ne dis pas plus sincère, mais plus efficace. Peut-être, déshabituée qu’elle était de compter avec d’autres entraves que celles de sa conscience, n’a-t-elle pas toujours usé, comme l’affirmait M. Guizot dans une circonstance solennelle, de toute la liberté qu’elle avait. L’état n’ayant jamais intérêt à pousser les choses à l’extrême, l’individu a contre lui bien des avantages, quand il est à la fois prudent et résolu à ne pas céder; mais il est tout simple que les hommes modérés, envisageant la liberté comme un droit de ceux qui en sont dignes, et non comme un privilège des audacieux, soient plus embarrassés que d’autres le jour où ils sont obligés d’être leurs propres censeurs. Cette contrainte d’ailleurs a d’excellens résultats littéraires : il semble que l’ennoblissement du publiciste ait daté du moment où il ne lui a été possible de tout dire qu’à la condition de le bien dire. A peine consentait-on autrefois à accorder une place en littérature à l’homme voué au rude labeur d’écrire pour un jour : or voici que l’Académie française, douée d’un tact si délicat pour discerner et suivre chaque mouvement de l’opinion, vient d’admettre dans son sein un homme qui n’a écrit que des articles de journaux, et qui déclare nettement qu’il n’écrira jamais autre chose. On se figurait que les rapides improvisations de la presse quotidienne ne pouvaient avoir la solidité des œuvres étudiées ; on croyait que notre vieille langue académique n’est pas celle qui convient à cette éloquence affairée d’un siècle positif : or voici un livre composé d’articles de journaux, et ce livre, quelque jugement que l’on porte sur le fond des idées, est peut-être celui de nos jours qui rappelle le mieux la langue du siècle auquel on a décerné le titre de classique. L’occasion éphémère produit souvent des écrits qui ne le sont pas : Bossuet, Bayle, Voltaire, composèrent à peine un ouvrage sans y être provoqués par un fait contemporain; les plus beaux livres de l’antiquité furent en leur temps des écrits de circonstance. Je dirai plus : on n’est complètement à l’abri de toute déclamation que quand une nécessité vous force ainsi à parler ou à écrire, et qu’on peut se rendre ce témoignage que ce n’est point par choix qu’on s’ingère à occuper le public de soi et de sa pensée.

Des deux sortes d’esprits entre lesquels se partage le monde, les uns formant leur opinion par la vue spéciale et analytique de chaque objet, les autres par une sorte de raison générale et de foi en la droiture de leur instinct, la seconde est bien décidément celle à laquelle appartient M. de Sacy. Ce n’est ni un historien, ni un philosophe, ni un théologien, ni un critique, ni un politique : c’est un honnête homme ne demandant qu’à son sens droit et sûr des opinions sur toutes les questions que d’autres cherchent à résoudre par la science et la philosophie. L’historien réclamera contre ses jugemens, le poète réclamera, le philosophe réclamera, et souvent avec raison; mais le bon sens général a aussi ses droits, à la condition qu’il ne soit pas intolérant et n’essaie point d’être une limite à la grande originalité. Tel il se montre chez M. de Sacy : les partis pris de cet écrivain si attachant ne sont pas ceux d’un esprit étroit, refusant d’admettre ce qui dérange ses habitudes, et fermé à tout ce qu’il ne comprend pas; ce sont, si j’ose le dire, les pactes qu’un cœur honnête conclut avec lui-même pour ne pas regarder ce qui ne peut contribuer à le rendre meilleur. L’esprit vraiment étroit ne s’aperçoit pas de sa petitesse : il croit le monde borné à l’horizon qu’il embrasse, et c’est par là qu’il nous irrite, comme tout ce qui est prétentieux et vain; mais ici c’est une limite sentie et voulue, ce sont des préjugés ayant conscience d’eux-mêmes et ne cherchant point à s’imposer aux autres. Ces préjugés-là, ne venant ni de paresse ni de contrainte, sont la meilleure garantie de la conservation d’une foule d’excellentes qualités nécessaires au bien du monde. La force d’une société ne s’obtient qu’au prix d’un certain nombre de principes acceptés de confiance, et sur lesquels on n’attend pas la démonstration de la raison pour être fixé.

Avant d’examiner ce qu’une telle nature d’esprit peut produire, quand on l’applique aux genres de travaux intellectuels dont l’essence consiste précisément à tenir à la fois beaucoup de choses sous son regard, et à embrasser des mondes divers dans une large et vive sympathie, il faut la voir appliquée à son élément naturel, qui est la morale. J’aurai peut-être quelques restrictions à proposer aux jugemens de M. de Sacy critique littéraire et de M. de Sacy historien; je ne puis qu’applaudir sans réserve aux opinions de M. de Sacy moraliste. Ce n’est ni l’étendue, ni la pénétration, ni la curiosité de l’esprit qui font l’honnête homme : l’obstination systématique, si nuisible dans toutes les branches de la spéculation pure, est au contraire la condition même de la sagesse pratique et son fondement le plus assuré.

Une qualité aimable, que j’appellerai le goût du vieux en toute chose, donne aux écrits de morale de M. de Sacy une suavité qu’on a rarement égalée, et renferme le secret de ce ton exquis, mêlé de finesse et de bonhomie, qui répand sur tout son livre un si délicieux parfum de vétusté. Par là, l’auteur s’élève presque jusqu’à la poésie, bien que ce mot ne soit pas précisément celui qui convienne pour désigner ses dons ordinaires, La poésie et la morale sont en effet deux choses différentes; mais elles supposent l’une et l’autre que l’homme n’est pas un être d’un jour, sans lien avec l’infini qui le précède, sans responsabilité envers l’infini qui le suit. Ce qui fait l’intérêt et la beauté des choses, c’est le cachet de l’homme qui y a passé, aimé, souffert. Je l’avoue, il me serait impossible de résider ou même de voyager avec goût dans un pays où il n’y aurait ni archives ni antiquités. Une petite ville de l’Ombrie, avec ses murs étrusques, ses ruines romaines, ses tours du moyen âge, ses casins de la renaissance, ses églises jésuitiques du XVIIe siècle, aura toujours plus de charme que nos villes sans cesse rebâties, où le passé semble resté debout, non par son droit, mais par grâce et comme un décor théâtral. Le badigeon qui enlève la trace du temps, le niveau qui fait disparaître les vieilles assises de la vie humaine sont les ennemis naturels de toute poésie. — L’honnêteté est de même ce qui s’improvise le moins : elle est le fruit des générations. Aucun principe abstrait, ni philosophique ni religieux, n’a le pouvoir de créer un honnête homme. Tel se vante de n’avoir commencé à avoir quelque probité que le jour où il s’est converti. Oh ! la grande illusion, et que je me défierais de cet homme-là, si je ne croyais qu’il s’est calomnié par figure de rhétorique et pour le besoin de sa cause! Bien des choses, et des choses excellentes dans l’ordre de l’esprit, sont jeunes dans le monde; mais il n’en est pas ainsi de l’ordre moral : ici rien n’est à inventer ni à découvrir. En morale, le vieux, c’est le vrai ; car le vieux, c’est l’honneur; le vieux, c’est la liberté. Ce n’est pas du reste sans raison que M. de Sacy aime le passé : il ne l’a connu que par la meilleure de ses traditions. L’illustre Silvestre de Sacy, père de notre publiciste, appartenait à cette société pour laquelle le nom de jansénisme était moins le signe d’une dissidence dogmatique que l’indice d’une profession de gravité et de religion austère. Les plus charmantes pages du livre de M. de Sacy sont, selon moi, celles qu’il a consacrées au souvenir de ce monde vénérable au milieu duquel il a passé sa jeunesse, et dont il est parmi nous le dernier survivant. « Comme ils représentaient bien, dit-il en parlant de deux respectables libraires chers aux bibliophiles[1], comme ils représentaient bien cette vieille bourgeoisie de Paris, enrichie par un honorable commerce, ces familles qui se transmettaient la même profession de père en fils comme une noblesse, avec le magasin souvent noir et enfumé de l’aïeul et l’antique enseigne, armoirie qui en valait bien une autre! Quelle franche et gracieuse bonhomie éclatait dans leur accueil! quel air de candeur et de loyauté parfaite était peint sur leur visage! Le bon vieux temps respirait en eux tout entier. Point de prétention, point de morgue; rien qui sentît dans leurs manières l’humilité du gain ou l’orgueil de la fortune acquise. Ils étaient heureux, autant qu’on peut l’être en ce monde, par la douce et paisible uniformité de leur vie, par une union qui ne s’est pas démentie un seul jour, par le bonheur qu’ils répandaient autour d’eux... Ah ! si c’étaient là en effet les bonnes gens d’autrefois, j’avoue qu’autrefois valait mieux qu’aujourd’hui. L’esprit de famille, hélas! serait-il au nombre des vieilleries féodales que nous avons abolies?.. Je ne sais si c’est parce que je deviens vieux moi-même, mais il me semble que les hommes que j’ai connus dans ma jeunesse avaient une originalité de physionomie et un piquant de caractère qu’on ne retrouve plus aujourd’hui. J’ai vu toute l’ancienne Académie des Inscriptions. Sans faire tort à personne, on aurait de la peine à en composer une pareille maintenant, je le crois du moins. Dieu et la nouvelle Académie me pardonnent, si je me trompe! Ce qu’il y a de sûr, c’est que les printemps et les étés étaient plus beaux dans ce temps-là qu’ils ne le sont aujourd’hui. Qui dira le contraire en a menti. Pourquoi les savans ne se ressentiraient-ils pas de l’universelle décadence? » Je dois à la nouvelle Académie des Inscriptions de protester ici doucement; mais que cette idylle de la rue Hautefeuille et de la rue Serpente (hélas! existent-elles encore?) a de charme, et que j’en veux au besoin de la ligne droite qui détruit tous les jours autour de nous l’image de ces anciennes mœurs! Comme en lisant cette page délicieuse je vois bien vivre nos vieux confrères, Silvestre de Sacy, Lanjuinais, Anquetil-Duperron, Camus, Larcher, Du Theil, Villoison, Saint-Croix, Daunou, tant d’autres qui relevèrent, il y a soixante ans, les études anéanties ! Nous comprenons plus de choses peut-être, nous sommes de plus subtils philologues, des critiques plus délicats. Depuis qu’on a pacifié la science comme tout le reste, nous avons peine à comprendre leurs luttes, leur roideur, leurs rivalités, leur assurance dans leur opinion; mais aussi quelle verdeur! quelle fermeté! quelle estime pour eux-mêmes ! quelle austérité de caractère ! Comme ils haïssaient! comme ils aimaient ! Ils avaient beaucoup de préjugés; mais qui sait si nous ne devons pas les leur envier? Ils étaient d’une religion sévère, mais jamais d’une religion étroite. L’esprit sectaire, qu’ils portaient souvent dans leur foi, avait lui-même de grands avantages, les membres d’une secte dissidente étant presque toujours individuellement supérieurs aux fidèles des grandes églises établies, par le seul fait que la croyance est pour eux le résultat d’un choix et suppose un effort personnel de la raison.

C’est dans une de ces savantes et patriarcales maisons, embellies seulement par l’austère poésie du devoir, qu’il faut chercher les origines de M. de Sacy. Ce goût si délicat des travaux de l’esprit, cette culture si solide et si arrêtée, cette nuance de religion si finement maintenue au milieu d’écueils divers, et où se combinent si heureusement les avantages du scepticisme et les bons côtés de la foi, cette piété en même temps si sincère et si libre, donnant la main à tout ce qui, en dehors d’elle, aspire au même but par d’autres voies, toutes ces qualités, qui sont si peu de notre temps, où en trouver l’explication, si ce n’est dans les habitudes studieuses d’une église d’élite, qui, au lieu de réclamer l’obéissance aveugle des croyans, leur faisait un devoir de penser par eux-mêmes? Ces rigides chrétiens étaient loin de soupçonner la théorie inventée de notre temps, et si commode pour la paresse, d’après laquelle le fidèle, remettant à qui de droit la charge de régler son symbole, est dispensé du soin de se l’assimiler par la réflexion. Ils aimaient les livres et lisaient beaucoup; ils les copiaient même, et, dans quelques-unes de ces sévères familles, les jeunes personnes n’avaient pas de plus agréable passe-temps que de transcrire d’un bout à l’autre les écrits de Saint-Cyran et du père Quesnel. L’habitude où étaient souvent les laïques de dire leur bréviaire, en ramenant à chaque heure un cercle, varié dans sa monotonie, de prières, d’hymnes, de lectures pieuses, mettait un obstacle salutaire à la vulgarité et au laisser-aller qui depuis ont envahi les mœurs. On étudiait l’antiquité à la manière de Lebeau, l’histoire à la manière de Rollin. On arrivait par le sérieux, la probité et la lecture des anciens aux mêmes principes libéraux où la philosophie du siècle arrivait par une voie tout opposée. Une teinte générale de tristesse suppléait à la grande poésie, dont le sentiment manquait en général à cette époque. Ce n’était pas la tristesse énervante qui n’aboutit qu’à l’impuissance et qui est une des plaies de notre siècle; c’était la tristesse féconde qui naît d’une conception grave de la destinée humaine, comme la Mélancolie d’Albert Durer, maîtresse et créatrice des grandes choses. La légèreté morale de notre temps tient en grande partie à ce que la vie est devenue trop facile et trop gaie, et sans doute, si l’idéal de bien-être matérialiste que rêvent quelques réformateurs venait à se réaliser, le monde, privé de l’aiguillon de la souffrance, perdrait un des moyens qui ont le plus contribué à faire de l’homme un être intelligent et moral.

Le laïque s’occupant de théologie paraît dans les pays catholiques un si singulier phénomène, que beaucoup de personnes n’ont pu voir sans surprise un homme mêlé à nos luttes de tous les jours publier une Bibliothèque spirituelle et essayer de relever la littérature ascétique du discrédit où elle était tombée. D’autres ont cru que le goût de ces sortes d’ouvrages implique une adhésion plus positive que ne le comporte la mesure générale de foi qui a été départie à notre temps. C’est là une double erreur qui tient au peu de pratique qu’a notre siècle des choses religieuses. Il est vrai que la piété chrétienne supposait une foi arrêtée aux époques de dogmatisme théologique; mais elle ne la suppose plus depuis que la religion a quitté la sphère des disputes pour se réfugier dans la région calme du sentiment. A un autre point de vue d’ailleurs, il faut savoir beaucoup de gré à M. de Sacy d’avoir voulu relever le goût des lectures spirituelles. Ces lectures avaient de fort bons effets, en particulier sur les femmes. Elles les enlevaient aux soucis frivoles ou trop constamment vulgaires; elles prenaient la place qu’une littérature plate et immorale devait ensuite usurper. En donnant à leur religion une base individuelle, elles les préservaient de cette avilissante docilité, de cette abdication morale qui est l’effet inévitable d’une dévotion qui ne réfléchit pas. Un des traits les plus caractéristiques de la nouvelle école qui a pris, au grand détriment de la solide piété, la direction des consciences est précisément son impuissance à créer une littérature ascétique un peu sérieuse. Elle ne sait qu’injurier et disputer.. Où sont ses Tauler? où sont ses Henri Suso? Les saines doctrines de la vie spirituelle ont aussi disparu en laissant un grand vide dans les âmes pures auxquelles elles procuraient un monde infini de consolations.

Le moraliste, et non le critique, m’occupe en ce moment : j’ai à rechercher, non la vérité de telle ou telle croyance, mais ses effets sur le caractère et le goût. Or on ne peut nier que la religion n’exerce une influence entièrement différente sur le développement intellectuel et moral de l’individu selon la manière dont elle est acceptée. La foi, qui semble au premier coup d’œil la plus contraire à tout développement libre, élève, améliore et fortifie l’homme, dès qu’elle est le fruit d’une conviction acquise par l’exercice de la raison. Au contraire, la foi en apparence la plus large écrase et rapetisse celui qui s’y livre, quand on l’accepte comme un joug officiel émanant d’une autorité extérieure. Les derniers siècles ont souvent été intolérans et peu éclairés dans leur croyance; mais jamais avant nos jours on n’avait songé à poser en principe que la religion a pour objet de nous dispenser de réfléchir aux choses divines, à notre destinée, à nos devoirs. Il était naturel qu’après avoir mis l’homme civil et politique en tutelle administrative, on fit de même pour les consciences, et qu’on s’habituât à voir les dogmes comme les lois arriver tout faits d’un centre infaillible sans qu’on eût à les comprendre ni à les discuter.

Le goût si décidé de M. de Sacy pour le passé devait nécessairement l’amener à être sévère pour le présent. M. de Sacy est pessimiste, et il a bien raison. Il est des temps où l’optimisme fait involontairement soupçonner chez celui qui le professe quelque petitesse d’esprit ou quelque bassesse de cœur. Ici pourtant quelques explications sont nécessaires. D’accord avec M. de Sacy sur les dangers sérieux que cause à la société moderne la perte de tant de qualités solides qui faisaient la force du vieux monde, je diffère un peu de lui sur la manière d’apprécier le mouvement intellectuel de notre époque. Je crois qu’aucun siècle n’a vu si loin que le nôtre dans la vraie théorie de l’univers et de l’humanité; je pense qu’il y a dans quelques milliers de nos contemporains plus de pénétration d’esprit, de finesse, de vraie philosophie et même de délicatesse morale que dans tous les siècles passés réunis; mais cette riche culture, à laquelle, selon moi, aucune époque n’a rien à comparer, est en dehors du siècle et a sur lui peu d’influence. Un matérialisme grossier, n’estimant les choses qu’en vue de leur utilité immédiate, tend de plus en plus à prendre la direction de l’humanité, et à rejeter dans l’ombre ce qui ne sert qu’à contenter le goût du beau ou la curiosité pure. Des soucis de ménage dont les sociétés d’autrefois se préoccupaient à peine sont devenus de grosses affaires, et les mâles poursuites de nos pères ont fait place à de plus humbles soins. Qu’on adopte le langage de telle religion ou de telle philosophie que l’on voudra, l’homme est ici-bas pour une fin idéale, transcendante, supérieure à la jouissance et aux intérêts. Les progrès matériels contribuent-ils à nous rapprocher de cette fin? Le monde, depuis sa transformation, est-il devenu dans son ensemble plus intelligent, plus honnête, plus soucieux de la liberté, plus sensible aux belles choses? Voilà toute la question. On peut croire au progrès sans partager cet optimisme dangereux qui voit sans honte l’humiliation de l’esprit, quand cette humiliation se présente comme favorable à certaines améliorations. Fussent-elles aussi démontrées que quelques-unes d’entre elles sont problématiques, ces améliorations seraient toujours, aux yeux des personnes libérales, une faible compensation à la perte des seules choses qui rendent la vie humaine désirable et lui donnent un sens et un prix.

Certes les progrès matériels ne sont pas à dédaigner, et de deux sociétés également intelligentes et honnêtes, dont l’une présenterait un riche épanouissement de civilisation extérieure, et dont l’autre serait privée de cet avantage, il faudrait sans hésiter préférer la première. Seulement ce qu’on ne doit point admettre, c’est qu’un progrès matériel puisse être considéré comme une compensation à une décadence morale. Le signe le plus certain de l’affaiblissement d’une société est cette indifférence aux nobles luttes qui fait que les grandes questions politiques paraissent secondaires auprès des questions d’industrie et d’administration. Tous les despotismes se sont fondés en persuadant aux sociétés qu’ils feraient leurs affaires beaucoup mieux qu’elles-mêmes. Chaque peuple a ainsi dans son histoire une heure de tentation où le séducteur lui dit en lui montrant les biens du monde : « Je te donnerai tout cela, si tu veux m’adorer. »

Ne prêtons point trop généreusement aux siècles passés une force morale qui a toujours été l’apanage d’un petit nombre. La vertu diminue ou augmente dans l’humanité selon que l’imperceptible aristocratie en qui réside le dépôt de la noblesse humaine trouve ou non une atmosphère pour vivre et se propager. Or on ne peut nier que le grand développement de l’industrie, en prélevant un impôt énorme sur ceux qui ne sont pas industriels, c’est-à-dire sur ceux qu’on eût appelés autrefois les nobles, n’oblige en quelque sorte le monde à prendre son unisson. Une loi fatale de la société moderne tend de plus en plus à forcer chacun d’exploiter le don ou le capital qui lui a été départi, et à rendre impossible la vie de celui qui ne produit rien d’appréciable en argent. Quelques partisans du système moderne avouent cette conséquence, et reconnaissent que l’industrie ne cessera d’être nuisible à certaines classes que quand tous seront à leur manière industriels. Qui ne voit que l’effet d’un tel état de choses, s’il était poussé à l’extrême (ce qui, je le reconnais, n’arrivera jamais), serait de rendre notre planète inhabitable pour ceux dont le devoir est précisément de ne jamais sacrifier leur liberté intérieure à un avantage matériel? Ferez-vous de l’artiste un industriel produisant des statues ou des tableaux d’après la commande expresse ou supposée de l’acheteur? Mais n’est-ce pas supprimer du même coup le grand art, évidemment moins lucratif que celui qui s’accommode à la frivolité et au mauvais goût? Ferez-vous du savant un industriel produisant des travaux pour le public? Mais dans les choses scientifiques plus un travail est méritoire, moins il est destiné à avoir de lecteurs. Un des plus grands mathématiciens de notre siècle, qui était en même temps un homme accompli, Abel, est mort de misère. Il est donc évident que, pour plusieurs des œuvres les plus excellentes de l’humanité, il y a disproportion infinie entre la valeur du travail et ce qu’il rapporte, ou, pour mieux dire, que la valeur du travail est en raison inverse de ce qu’il rapporte. Par conséquent, une société où la vie indépendante devient de plus en plus difficile, et où le non-producteur est écrasé par celui qui produit selon la demande du public, doit arriver à un grand abaissement de tout ce qui est noble ou, en d’autres termes, improductif. Le moyen âge poussa le sentiment de cette vérité jusqu’au paradoxe en faisant de la mendicité une vertu et en établissant que l’homme voué à des devoirs spirituels vit d’aumônes. C’était reconnaître au moins qu’il y a dans le monde des choses qui ne se paient pas, que l’esprit ne représente aucune valeur matérielle, et que, quand il s’agit des services rendus à l’âme, aucune rétribution ne peut passer pour un salaire. L’église, avec beaucoup de tact, a retenu le même principe : elle n’admet pas qu’elle soit jamais payée; elle se proclame toujours pauvre. Possédât-elle l’univers, elle dirait encore que dans l’ordre des choses matérielles elle ne veut que ce que demandait saint Paul, viotum et vestitum.

Le pouvoir de plus en plus agrandi de l’homme sur la matière est un bien évident, et il faut applaudir aux progrès que notre siècle a accomplis en ce sens; mais de tels progrès n’ont une valeur vraiment de premier ordre que si, en mettant l’homme au-dessus des obstacles que lui oppose la nature, ils contribuent à lui faciliter l’accomplissement de sa mission idéale. Une belle pensée, un noble sentiment, un acte de vertu, font bien mieux de l’homme le roi de la création que la faculté de faire parvenir instantanément au bout du monde ses commandes et ses désirs. Cette royauté est dans notre âme : l’ascète des déserts de la Thébaïde, le contemplatif des sommets de l’Himalaya, esclaves à tant d’égards de la nature, en étaient mieux les souverains et les interprètes selon l’esprit que le matérialiste qui bouleverse la surface du globe sans comprendre le sens divin de la vie. Leur tristesse pleine de philosophie et de charme valait mieux que nos vulgaires joies, et leurs égaremens font plus d’honneur à la nature humaine que tant d’existences prétendues raisonnables qui n’ont été remplies que par les calculs de l’intérêt ou les luttes insignifiantes de la vanité.

C’est donc avec raison que M. de Sacy se plaint de la disparition d’une foule d’excellentes choses qui ne trouvent plus de place dans notre société. Ces choses n’étant pas de celles dont le besoin est de tous les jours, on ne remarque pas leur absence; mais avec le temps on s’apercevra de l’énorme lacune qu’elles ont laissée dans le monde en se perdant. La même erreur que notre siècle commet dans la théorie de l’éducation, en refusant de voir qu’au-dessus des connaissances spéciales, qui seules ont une application positive, il y a une culture générale qui ne sert qu’à former l’homme intellectuel et moral, il la commet dans les théories sociales. Tout ce qui échappe à ses catégories utilitaires lui paraît un luxe et un ornement. Certes on peut ne pas regretter le gentilhomme : ce nom impliquait un fait de naissance, et les hommes distingués se recrutent de nos jours à peu près en égale proportion dans tous les rangs; mais ce qu’on doit regretter fort, c’est l’honnête homme, dans le sens qu’attachait à ce mot le XVIIe siècle, je veux dire l’homme dégagé des vues étroites de toute profession, n’ayant ni les manières, ni la tournure d’esprit d’aucune classe. Chaque spécialité de travail entraîne le plus souvent des habitudes particulières, et même, pour y réussir convenablement, il est bon d’avoir ce qu’on appelle l’esprit de son état. Or la noblesse consiste à n’avoir aucune de ces limites; la distinction ne peut être représentée dans le monde que par des gens n’ayant aucun état. Il n’est pas juste que ces gens-là soient riches, puisqu’ils ne rendent à la société aucun service appréciable en argent; mais il est juste qu’ils soient l’aristocratie, dans le sens très restreint qu’il est permis désormais de donner à ce mot, afin que le mouvement général des choses humaines conserve sa dignité, et que la liberté des diverses manières de prendre la vie, que les personnes vouées à des fonctions ou à des vues spéciales ne peuvent bien comprendre, soit convenablement maintenue.

Toutes les choses délicates et à longue portée souffriront, je crois, dans un prochain avenir de la base beaucoup trop étroite que les réformateurs de la société moderne lui ont donnée. Rien de séculaire n’est resté possible. Tout ce qui a besoin de deux ou trois cents ans pour arriver à sa maturité a le temps de voir dans le cours de son existence le monde changer dix fois de maître et de plan. La fin imminente de toute poésie dans l’humanité tient aux mêmes causes. La poésie est tout entière dans l’âme et le sentiment moral; or la tendance de notre époque est précisément de remplacer en toute chose les agens moraux par des agens matériels. L’objet le plus insignifiant, le tissu le plus vulgaire par exemple devenait presque une chose humaine et morale, quand des centaines d’êtres vivans avaient respiré, senti, souffert peut-être entre chacune de ses trames, quand la fileuse soulevant et abaissant alternativement le fuseau, quand le tisserand poussant la navette selon un rhythme plus ou moins pressé, y avaient contribué, en entremêlant leur travail de leurs pensées, de leurs propos et de leurs chants. Aujourd’hui une machine de fer, sans âme, sans beauté, a remplacé tout cela. Les anciennes machines, merveilleusement appropriées à l’homme, étaient arrivées avec le temps à une véritable unité organique et à une parfaite harmonie; mais la machine moderne, anguleuse, sans grâce ni proportion, est condamnée à ne jamais devenir un membre de l’homme. Elle humilie et abrutit celui qui la sert, au lieu d’être pour lui, comme l’outil d’autrefois, un auxiliaire et un ami.

L’homme n’est un être divin que par l’âme : qu’il arrive à réaliser en quelque mesure la perfection intellectuelle et morale, et le but de son existence est atteint. Rien n’est indifférent de ce qui peut servir à cette fin sublime; mais c’est une grave erreur de croire que les améliorations matérielles qui n’amènent pas un progrès de l’esprit et de la morale aient par elles-mêmes quelque prix. Les choses extérieures n’ont de valeur que par les sentimens humains auxquels elles correspondent. Le jardin le plus ordinaire renferme aujourd’hui des fleurs splendides que les serres royales possédaient seules autrefois. Qu’importe si les fleurs des champs, telles que Dieu les a faites, parlaient mieux au cœur de l’homme et y réveillaient un sentiment de la nature plus délicat? Les femmes peuvent se parer de nos jours comme les reines seules le pouvaient jadis; qu’importe si elles ne sont ni plus belles ni plus aimables? Les moyens de jouissance se sont raffinés de mille manières et multipliés à l’infini; qu’importe si l’ennui et le dégoût les empoisonnent, si la pauvreté de nos pères était plus heureuse et plus gaie? Les progrès de l’intelligence ont-ils été en proportion des progrès de l’industrie? Pour le goût des belles choses, valons-nous la génération qui nous a précédés et qui a produit ce mouvement brillant et animé dont nous vivons encore? L’éducation est-elle dirigée dans un sens plus libéral? Les caractères ont-ils beaucoup gagné en force et en élévation? Trouve-t-on dans les hommes des temps nouveaux plus de dignité, de noblesse, de culture intellectuelle, de respect pour leurs propres opinions, de fermeté contre les séductions de la richesse et du pouvoir? Je n’essaierai pas de répondre; je dirai seulement que le progrès ne saurait consister qu’en cela. Jusqu’à ce que ce progrès soit accompli, ce sera une mince consolation pour les âmes bien nées de n’avoir en échange des vertus du passé qu’une augmentation de bien-être qui ne rend pas plus heureux, et une assurance de repos qui ne rend pas meilleur.


II.

Cet instinct essentiellement conservateur des belles et bonnes choses, qui fait de M. de Sacy un si excellent moraliste, a-t-il d’aussi bons effets sur ses jugemens littéraires et historiques? Ici j’hésite à répondre. Le moraliste, procédant par le sentiment spontané de ce qu’il croit le meilleur, et le critique, procédant par la recherche indépendante et sans vues préconçues, sont nécessairement amenés à différer sur bien des points. Le moraliste n’hésite jamais dans ses jugemens, car ils résultent pour lui d’un choix fait une fois pour toutes, et dont il a trouvé les motifs dans le tour de son esprit bien plus que dans un examen impartial et longtemps balancé. Le critique hésite toujours, car l’infinie variété du monde lui apparaît dans sa complexité, et il ne peut se résigner de gaieté de cœur à fermer les yeux sur des faces entières de la réalité. Le moraliste n’a pas beaucoup de curiosité, car pour lui il y a peu de chose à découvrir : à ses yeux, la règle du bien et du beau a été réalisée en quelques chefs-d’œuvre qui ne seront jamais égalés. Le critique cherche toujours, car un élément nouveau ajouté à ses connaissances modifie en quelque chose l’ensemble de ses opinions : il pense que le jugement le plus droit ne supplée pas à ce que les documens positifs peuvent seuls nous apprendre; aussi toute découverte ou toute manière ingénieuse d’interpréter des faits déjà connus est-elle pour lui un événement. Le moraliste n’aime que les littératures complètement mûres et les œuvres d’une forme achevée. Le critique préfère les origines et ce qui est en voie de se faire, car pour lui tout est document et indice des lois secrètes qui président aux évolutions de l’esprit. Le moraliste aime le vieux, mais non pas le très vieux, car dans les créations primitives il y a une franchise d’allure qui dérange ses habitudes réfléchies. Le critique recherche en tout le primitif: s’il connaissait quelque chose de plus vieux que les Védas ou la Bible, là serait sa dévotion littéraire. La Grèce même lui paraît bien jeune; il est tenté de reconnaître que les prêtres égyptiens avaient raison, que les Grecs n’ont été que des enfans légers et spirituels, qui nous ont gâté une plus vieille antiquités. Le moraliste et le critique ne se rencontrent qu’en un point; mais ce point tient lieu de tout : c’est l’amour du bien et du vrai, et par conséquent de la liberté, condition de l’un et de l’autre. Le caractère bien plus que l’esprit est ce qui rapproche les hommes, et les plus grandes diversités d’opinion ne sont rien auprès de la sympathie morale qui résulte de communes espérances et de communes aspirations.

La critique de M. de Sacy est une critique de préférences personnelles. La littérature du XVIIe siècle dans les temps modernes, la littérature latine dans l’antiquité, voilà, je crois, les deux momens littéraires sur lesquels s’est porté son choix. « Je dois le confesser, dit-il, en littérature, mes goûts sont exclusifs. N’ayant jamais eu le temps de lire autant que je l’aurais voulu, je n’ai lu que des livres excellens; je les ai relus sans cesse. Il y a une foule de livres, très bons dans leur genre, je n’en doute pas, que tout le monde connaît, et avec lesquels je ne ferai jamais connaissance. C’est un malheur peut-être, mais malgré moi, et par un instinct dont je ne suis pas le maître, ma main va toute seule chercher dans une bibliothèque ces livres que les enfans savent déjà par cœur. » On ne dispute pas des goûts, et je reconnais tout ce que celui de M. de Sacy a d’exquis. Ici pourtant je me permettrai d’être un peu plus archaïque que lui. J’aime le moyen âge, j’aime la haute antiquité. Le beau, comme le bien, doit être cherché dans le passé; mais il ne faut point s’arrêter à mi-chemin : il faut remonter au-delà de toute rhétorique; le primitif seul est le vrai, et seul a le droit de nous attacher.

On ne peut refuser au XVIIe siècle le don spécial qui fait les littératures classiques, je veux dire une certaine combinaison de perfection dans la forme et de mesure (j’allais dire de médiocrité) dans la pensée, grâce à laquelle une littérature devient l’ornement de toutes les mémoires et l’apanage des écoles ; mais les limites qui conviennent aux écoles ne doivent pas être imposées à l’esprit humain. De ce que telle littérature est l’instrument obligé de toute éducation, et qu’il n’est personne qui ne doive dire d’elle : Puero mihi profuit olim, ce n’est pas une raison pour lui attribuer un caractère exclusif d’excellence et de beauté. Ce caractère exclusif, je ne puis l’accorder aux écrits du XVIIe siècle en particulier, quelles qu’en soient les durables et solides qualités. Les nations étrangères, sauf celles qui n’ont aucune originalité littéraire, ne comprennent pas l’attrait extraordinaire qu’ont pour nous les ouvrages de ce temps, et n’y voient qu’une littérature tertiaire, si j’ose le dire, un écho de la littérature latine, écho elle-même de la littérature grecque. Les Allemands, si larges et si éclectiques dans leur goût, qui ont travaillé avec tant de passion à éclaircir les moindres particularités de la littérature italienne, de la littérature espagnole, de notre moyen âge provençal, ne s’occupent presque jamais de notre grand siècle, et ont peine à en voir l’intérêt. Ils ont grand tort, suivant moi; mais leur négligence tient à une cause fort grave. Cette littérature est trop exclusivement française : elle souffrira quelque chose, je le crains, de l’avènement d’une critique dont la patrie est l’esprit humain, et dont le propre est de n’avoir pas de préférences exclusives. On ne lui contestera pas son titre de classique; on la laissera en possession des écoles, où elle seule peut offrir un aliment approprié à la jeunesse; les curieux la liront, comme ils lisent toute chose, à titre de document pour l’histoire d’une époque mémorable; les écrivains y chercheront le secret d’exprimer en notre langue même des pensées qui furent étrangères au siècle qui la créa. Cependant qu’elle reste dans son ensemble la lecture exclusive des hommes de goût, que les esprits distingués de tous les temps continuent d’y recourir, pour s’élever, se consoler, s’éclairer sur leurs destinées, voilà ce dont je doute. Nous avons dépassé l’état intellectuel où cette littérature se produisit; nous voyons mille choses que les hommes les plus pénétrans du XVIIe siècle ne voyaient pas; le fonds de connaissances dont ils vivaient est à nos yeux incomplet et inexact. Il est difficile que la faveur du public qui lit, non par acquit de conscience, mais par besoin intime, s’attache indéfiniment à des livres où il y a peu de chose à apprendre sur les problèmes qui nous préoccupent, où notre sentiment moral et religieux est fréquemment blessé, et où nous relevons à chaque pas des erreurs, tout en admirant le génie de ceux qui les commettent.

En histoire, je suis également tenté de trouver M. de Sacy trop peu soucieux des origines. Fidèle à son système littéraire, M. de Sacy craint que la discussion des faits et la diversité des opinions ne nuisent au beau style de l’histoire; il trouve que le plus simple serait de prendre un système selon son goût, et de le suivre sur parole. « Je confesserai tout doucement, dit-il, qu’à l’aspect formidable de ces piles d’in-folios qui bouchent l’entrée de notre histoire, je me suis senti plus d’une fois prêt à maudire l’érudition et à regretter que nous ne nous en soyons pas tenus grossièrement à notre origine troyenne et à notre bon roi Francion, fils d’Hector et fondateur de la monarchie française. » Il pardonne à peine aux historiens les plus éloquens de notre temps d’être à la fois savans et critiques; il voudrait une version convenue, sur laquelle les historiens rhéteurs ou moralistes, les Tite-Live et les Plutarque, pussent librement discourir. Le XVIIe siècle (la grande école des bénédictins exceptée) entendait bien l’histoire de cette manière; mais c’est là un des points sur lesquels il nous est le plus impossible de suivre sa tradition. L’histoire est pour nous la vue immédiate du passé : or la discussion et l’interprétation des documens peuvent seules nous procurer cette intuition. Je vais certes scandaliser M. de Sacy; mais s’il m’était donné de choisir entre les notes d’un historien original et son texte complètement rédigé, je préférerais les notes. Je donnerais toute la belle prose de Tite-Live pour quelques-uns des documens qu’il avait sous les yeux et qu’il a parfois altérés d’une si étrange manière. Un recueil de lettres, de dépêches, de comptes de dépenses, de chartes, d’inscriptions, me parle beaucoup mieux que le récit le plus dégagé. Je ne crois même pas qu’on puisse acquérir une claire notion de l’histoire, de ses limites et du degré de confiance qu’il faut avoir dans ses divers ordres d’investigation, sans l’habitude de manier les documens originaux.

Le libéralisme, ayant la prétention de se fonder uniquement sur les principes de la raison, croit d’ordinaire n’avoir pas besoin de tradition. Là est son erreur. « Nous en avons fini, il faut l’espérer, dit M. de Sacy, avec les Gaulois et les Francs. Que notre liberté vienne ou non des Germains, au fond peu nous importe. L’enfant est né; il est grand et fort. Si un Boulainvilliers réclamait aujourd’hui, au nom des Francs ses ancêtres, les droits de la conquête, nous lui répondrions qu’en 1789 et en 1830 les vaincus, les Romains, les serfs, ont pris leur revanche, et qu’à leur tour ils sont les conquérans et les vainqueurs. » Eh bien! non; ni 1789 ni 1830 n’ont valu pour fonder la liberté ce que vaudrait à l’heure qu’il est un fait émané de barbares il y a mille ans, comme serait une grande charte arrachée par les barons révoltés, une humiliation infligée à la royauté envahissante, une forte résistance des villes pour défendre leurs institutions. Si la Gaule, au lieu de ses instincts d’égalité et d’uniformité, avait eu quelque peu d’esprit provincial ou municipal; si de fortes individualités, comme les villes d’Italie ou les ghildes germaniques, avaient pu se former sur notre sol; si Lyon, Rouen, Marseille, avaient eu leur caroccio, symbole de l’indépendance de la cité, la centralisation administrative eût été prévenue; Philippe le Bel, Louis XI, Richelieu, Louis XIV, auraient été brisés; la révolution n’eût été ni possible ni nécessaire. L’erreur de l’école libérale est d’avoir trop cru qu’il est facile de créer la liberté par la réflexion, et de n’avoir pas vu qu’un établissement n’est solide que quand il a des racines historiques. Dominée par une idée toute semblable à celle qui gouverne la Chine depuis des siècles, je veux dire par cette fausse opinion que la meilleure société est celle qui est rationnellement organisée pour son plus grand bien, elle oublia que le respect des individus et des droits existans est autant au-dessus du bonheur de tous qu’un intérêt moral surpasse un intérêt purement temporel. Elle ne vit pas que de tous ses efforts ne pouvait sortir qu’une bonne administration, mais jamais la liberté, puisque la liberté résulte d’un droit antérieur et supérieur à celui de l’état, et non d’une déclaration improvisée ou d’un raisonnement philosophique plus ou moins bien déduit.

Des deux systèmes de politique qui se partageront éternellement le monde, l’un se fondant sur le droit abstrait, l’autre sur la possession antérieure, la France, pays de logique et d’idées généreuses, a toujours préféré le premier. Qui oserait lui en faire un reproche, puisque c’est à ce glorieux défaut qu’elle doit la splendeur de son histoire et la sympathie du genre humain? Mais telle est la nature fuyante de tout ce qui tient aux sociétés que la nation qui, avec une sincérité parfaite, a voulu travailler à la liberté du genre humain était mise par cela même dans l’impossibilité de fonder la sienne. Des serfs achetant leur liberté son par son et arrivant après des efforts séculaires, non à être les égaux de leurs maîtres, mais à exister vis-à-vis d’eux, se sont trouvés dans les temps modernes plus libres que la nation qui dès le moyen âge proclama les droits de l’homme[2]. La liberté achetée ou arrachée pied à pied a été plus durable que la liberté par nature. En croyant fonder le droit abstrait, on fondait la servitude, tandis que les hauts barons d’Angleterre, fort peu généreux, fort peu éclairés, mais intraitables quand il s’agissait de leurs privilèges, ont en les défendant fondé la vraie liberté.

Sur presque tous les points qui touchent à l’organisation de la société civile, l’école libérale me paraît ainsi avoir beaucoup mieux vu le but à atteindre que les moyens pour l’atteindre. Supprimant les privilèges des individus et des corps, elle ne pouvait envisager les différens offices sociaux que comme des attributions de l’état. Le pouvoir dans un tel système étant exercé uniquement par des fonctionnaires, et ces fonctionnaires n’ayant point la propriété de leurs fonctions, ni par conséquent aucune possibilité de résistance, on voit à quel degré de tyrannie on pouvait se trouver ainsi amené. Certes, s’il y a quelque chose de théoriquement absurde, c’est la vénalité des offices judiciaires, en vertu de laquelle certaines personnes achetaient et vendaient le droit de juger. Et cependant on comprend qu’un magistrat possédant sa charge, mis ainsi au-dessus de tout désir et de toute espérance, peut offrir plus de garanties que le magistrat fonctionnaire et par conséquent dépendant de celui qui confère la fonction. — Il en faut dire autant du pouvoir exécutif. La conception féodale, d’après laquelle le roi possédait sa couronne par le droit de l’épée, comme le sujet possédait ses franchises contre lui, est l’inverse de la raison. S’il est au contraire une conception logique, c’est celle de la souveraineté envisagée comme une délégation de la société. L’histoire démontre que la première notion, tout absurde qu’elle est, a produit le meilleur état politique que le monde ait connu, et que la supériorité de la civilisation moderne sur celles de l’antiquité tient à ce que la royauté n’a été durant des siècles parmi nous qu’une grosse métairie, envers laquelle on était quitte une fois qu’on s’était libéré des redevances établies par les bonnes coutumes ou consenties par les états.

Pour voir dans tout son jour cette grande loi de la philosophie de l’histoire, que certes la logique n’eût pas révélée, c’est surtout la Chine qu’il faut étudier. La Chine offre à la philosophie de l’histoire le spectacle merveilleusement instructif d’une autre humanité se développant presque sans contact avec celle de l’Europe et de l’Asie occidentale, et suivant sa ligne avec une rigueur dont nos civilisations bien plus compliquées ne sauraient donner une idée. Or la Chine a réalisé dès la plus haute antiquité le type d’une société rationnelle fondée sur l’égalité, sur le concours, sur une administration éclairée. Le Tchéou-li, sorte d’almanach impérial du temps des Tchéou[3], au XIIe siècle avant notre ère, dépasse sous ce rapport tout ce que les états modernes les plus bureaucratiques ont essayé. L’empereur et les princes feudataires sont contenus par les rites et par la censure, les employés de tout grade par la dépendance hiérarchique et par un système d’inspection perpétuelle, le peuple par l’enseignement, que l’état seul a le droit de lui donner. Le système entier repose sur l’idée unique de l’état chargé de pourvoir à ce qui peut contribuer au bien de tous[4]. Qu’on imagine l’Académie des Sciences morales et politiques et l’Académie française érigées en ministères, et gouvernant l’une les choses de l’esprit, l’autre les mœurs, on aura un aperçu assez juste de la constitution intellectuelle et politique de la Chine. L’idéal de ceux qui rêvent une règle administrative des esprits a été là depuis longtemps réalisé[5], Quand les jésuites montrèrent à Khien-long les erreurs de l’astronomie consacrée, l’empereur refusa de les laisser corriger, parce que cette réforme eût mis en défaut les livres classiques et forcé d’introduire des mots nouveaux. Qu’est-il résulté de cette organisation, en apparence si raisonnable, en réalité si fatale ? Un état de décrépitude sans pareille dans l’histoire, où un empire de cent cinquante millions d’hommes attend que quelques milliers de barbares viennent lui apporter des maîtres et des régénérateurs. Ce qui s’est passé lors de l’invasion de l’empire romain par les bandes germaniques se passera pour la Chine. Tout état qui sacrifie les intérêts moraux et la libre initiative des individus au bien-être va contre le but qu’il se propose : un petit nombre d’hommes énergiques, venant du dehors ou du dedans, suffit alors pour renverser un pays indifférent à tout, sauf au repos, pour s’en faire acclamer, et pour fonder ainsi de nouveau la vraie noblesse, qui est celle de la force morale et de la volonté.

« Quelque engouement que l’on professe aujourd’hui pour la barbarie et pour les barbares, il faut le reconnaître, dit M. de Sacy, notre civilisation est romaine, notre centralisation est romaine, nos lois et nos lettres sont romaines ; c’est l’esprit romain qui a fini par vaincre l’esprit barbare ! » Cela est très vrai. Tout le secret de notre histoire réside dans la lutte de l’esprit gallo-romain contre l’esprit germanique (celui que M. de Sacy appelle barbare), le Gaulois ayant en horreur la souveraineté divisée qui constituait la féodalité, et voulant sans cesse revenir à l’administration égalitaire de l’empire, non celle des premiers césars, empreinte encore d’un certain esprit aristocratique, mais celle du temps de Dioclétien, qui est toujours restée son idéal. La révolution française et ce qui a suivi sont le dernier acte de la lutte de l’esprit gaulois et de l’esprit germanique, se terminant par la victoire définitive du premier. Bien des élémens germaniques entrèrent, je le sais, dans les commencemens de la révolution, et leur donnèrent une apparence vraiment libérale ; mais ils disparurent dans la lutte, et laissèrent dominer seul l’esprit gaulois, qui, depuis la convention jusqu’à 1815, donna pleine carrière à son goût d’administration unitaire et à son antipathie contre toute indépendance. C’est alors que la raison d’état, proclamée pour la première fois par les légistes de Philippe le Bel, prend définitivement le dessus sur le noble principe du moyen âge, n’admettant que le droit des individus. Je ne suis pas de ceux qui regardent le moyen âge comme une époque accomplie de moralité et de bonheur, mais il me semble cependant que l’école libérale le calomnie un peu. Le moyen âge ne fut une époque atroce que dans sa seconde moitié, quand l’église devint persécutrice et la féodalité sanguinaire. Il y eut avant cela de longs siècles durant lesquels la féodalité fut vraiment patriarcale et l’église maternelle. Je crois que, du VIIIe au XIIe siècle, les pays chrétiens qui étaient à l’abri des incursions des Sarrasins et des Normands vivaient assez heureux.

Je n’insisterais pas sur ces subtilités historiques, si les fautes de conduite de l’école libérale n’avaient tenu presque toutes à sa philosophie de l’histoire, incomplète et parfois défectueuse. Une erreur sur la révolution carlovingienne, sur les commencemens de la féodalité, sur le XIIIe siècle, sur Philippe le Bel, n’est pas aussi inoffensive que le croit M. de Sacy. On porte toujours la conséquence du principe d’où l’on est sorti. Issu de l’idée abstraite d’une souveraineté rationnelle exercée pour le plus grand bien de la nation, le parti libéral ne put s’envisager comme un simple mainteneur chargé de protéger les droits de tous et de développer l’initiative de chacun. Par la nécessité des choses, il fut amené à trop gouverner. Il vit avec raison qu’une société, pour être florissante, doit être très forte ; mais il se trompa en croyant que le moyen de fortifier une société est de la gouverner beaucoup. Malgré d’innombrables mesures de précaution, l’ordre qu’il avait établi et soutenu, non sans gloire, tomba par la plus inouïe des surprises dont l’histoire ait gardé le souvenir. Je ne veux pas rendre le parti libéral responsable d’une situation qu’il n’avait pas créée. Un principe fatal le dominait : la révolution, à laquelle il se rattachait, pouvait produire des administrations, mais non des corps. Le principe qui crée les institutions, à savoir la conquête et le droit personnel, était le principe même qu’elle entreprenait de supprimer.

L’organisation de l’instruction publique me paraît l’exemple le plus propre à faire comprendre les graves conséquences du principe adopté par l’école libérale, et comment ce principe est susceptible par sa nature de se tourner contre ceux qui l’ont fondé. L’Angleterre, l’Allemagne, l’ancienne France, avaient pourvu aux intérêts de la science et de l’éducation par des corporations riches et à peu près indépendantes du pouvoir civil. La France nouvelle, selon son habitude, a résolu le même problème par l’administration. Annuellement, chaque ville de France reçoit d’un bureau de la rue de Grenelle des hommes qu’elle ne connaît pas, et qui sont chargés d’élever ses enfans selon certains règlemens, à la confection desquels elle n’a eu aucune part. « Tout ce qui est relatif aux repas, aux récréations, aux promenades, au sommeil, dit le règlement de 1802, se fera par compagnie… Il y aura dans chaque lycée une bibliothèque de quinze cents volumes ; toutes les bibliothèques contiendront les mêmes ouvrages ; aucun ouvrage ne pourra y être placé sans l’autorisation du ministre de l’intérieur. » Cette création a été considérée comme la plus belle de l’époque, et je serais volontiers de cet avis, s’il m’était démontré que les hommes chargés d’appliquer un tel règlement seront toujours des hommes d’un esprit large, fin, distingué, comprenant avec délicatesse les problèmes de l’éducation et du gouvernement des esprits ; mais peut-on avoir cette assurance ? Or, si l’on admet comme possible l’hypothèse où une telle administration tomberait entre les mains d’hommes qui n’auraient pas toutes les qualités qui viennent d’être énumérées, que l’on songe aux conséquences. Les intérêts les plus chers de l’esprit, tout le mouvement littéraire, scientifique, philosophique, religieux même, seraient exposés à une maîtrise d’autant plus dangereuse que la machine administrative dont on se servirait pour l’exercer serait plus perfectionnée.

Cessons donc de croire que la révolution de 1789 nous dispense de pénétrer plus avant dans le passé de l’humanité. Quelque important que soit cet événement, il produit sur nous une illusion d’optique, à peu près comme le dernier plan de montagnes borne toujours la vue, et cache les montagnes bien plus hautes qui sont au-delà. La révolution séduit d’abord par la fierté de ses allures, et par ce grand air passionné qu’ont toutes les histoires qui se déroulent dans la rue. Longtemps elle m’a ébloui : je voyais bien la médiocrité intellectuelle et le peu d’instruction de ceux qui la firent ; mais je m’obstinais à prêter à leur œuvre une grande portée politique. Depuis, j’ai reconnu qu’à un petit nombre d’exceptions près, les hommes de ce temps étaient aussi naïfs en politique qu’en histoire et en philosophie. Voyant peu de choses à la fois, ils n’aperçurent pas combien la société humaine est une machine compliquée, combien ses conditions d’existence et de splendeur tiennent à d’imperceptibles nuances. La connaissance approfondie de l’histoire leur manquait entièrement ; une certaine emphase de mauvais goût leur troublait le cerveau et les mettait dans cet état d’ivresse particulier à l’esprit français, où se font souvent de grandes choses, mais qui rend impossible toute prévision de l’avenir et toute vue politique un peu étendue.

Sont-ce là des motifs pour désespérer et pour envisager le développement libéral de la France comme flétri dans sa fleur ? Non certes ; ce sont des motifs pour redoubler de sérieux et pour suppléer par notre application aux avantages que nos pères ne nous ont pas légués. En politique comme en morale, les vrais devoirs sont ceux de tous les jours. Il n’y a que les âmes faibles qui règlent leurs opinions en vue des succès probables de l’avenir : je dirai presque que l’avenir n’importe pas à l’honnête homme, puisque, pour se dévouer aux belles et aux bonnes choses, il n’est pas nécessaire de supposer qu’elles soient destinées à l’emporter. Si quelque classe de la société française n’a pas rempli la tâche qui lui semblait dévolue, il n’en faut pas conclure qu’une seule chose, c’est que sa place est à prendre. Toute nation traverse l’histoire en traînant avec elle un vice essentiel, qui la mine, comme chacun de nous apporte en naissant le principe du mal, qui, à moins d’accident, doit l’emporter ; mais une foule de hasards viennent sans cesse détourner les événemens du cours qu’ils auraient suivi s’ils avaient obéi à une pente nécessaire. Les révolutions de la démocratie athénienne sont encore aujourd’hui l’entretien du monde, et pourtant, dès son premier jour, cette démocratie était entachée d’un défaut radical. L’empire romain avait en lui, dès le temps d’Auguste, le germe de sa dissolution ; pourtant il vécut quatre ou cinq siècles avec sa plaie, et dans sa lente agonie il traversa le siècle des Antonins. La grande lacune que la France porte au cœur ne doit pas davantage nous interdire les longues espérances et les constans efforts.

Certes, si une seule race et une seule domination s’étendaient sur l’Europe moderne, si les nations chrétiennes formaient un monde unitaire, analogue à l’orbis romanus, la décadence serait inévitable, puisqu’il n’existerait plus en dehors de ce cercle fermé aucun élément de régénération. Mais le principe de diversité et de vitalité propre qui a créé en Europe un obstacle invincible à toute domination universelle fera le salut du monde moderne. Une civilisation divisée a des ressources qu’une civilisation unitaire ne connaît pas. L’empire romain périt, parce qu’il n’avait pas de contre-poids ; mais si, à côté de l’empire, il y avait eu des Germains et des Slaves fortement organisés, l’empire, obligé de compter avec les obstacles et la liberté du dehors, eût suivi une ligne toute différente : le despotisme en effet ne peut durer qu’à une condition, c’est que tous les pays qui l’entourent soient à son unisson. Là est le motif d’espérer. Le stoïcien avait raison de s’envelopper dans son manteau et de désespérer de la vertu, car il n’y avait nulle issue au cercle de fer où il vivait, et jusqu’au bout du monde alors habitable il eût trouvé l’odieux centurion, représentant de son implacable patrie. Cent fois dans l’histoire la pensée la plus élevée et la plus délicate a péri ; cent fois la bonne cause a eu tort, et je suis persuadé que les auteurs des plus nobles efforts que l’humanité ait tentés pour s’élever vers le bien resteront à jamais confondus dans le culte sommaire des saints inconnus. Cela tenait à ce que, dans les siècles passés, la puissance de l’esprit était resserrée en d’étroites limites. Depuis le commencement des temps modernes, la conscience de l’humanité s’est immensément élargie. La dignité du caractère et la noblesse n’ont plus seulement pour récompense la sympathie d’un petit nombre de belles âmes, toujours amies des vaincus. Symmaque ne fait plus dans le vide son plaidoyer pour les dieux morts, et Boèce n’écrit plus en prison sa Consolation de la Philosophie.


Ernest Renan.
  1. MM. De Bure.
  2. On connaît la curieuse ordonnance de Louis X : « Comme selon le droit de nature chacun doit être franc,... nous, considérant que notre royaume est dit et nommé le royaume des Francs, et voulant que la chose s’accorde vraiment avec le nom, par délibération de notre grand conseil, avons ordonné et ordonnons... »
  3. Voyez la traduction qu’en a donnée feu M. Edouard Biot (Paris 1851) et l’ouvrage du même savant sur l’Histoire de l’Instruction publique en Chine (Paris 1847).
  4. M. Mohl, Journal asiatique, août 1851.
  5. Voyez le mémoire de M. Bazin sur l’académie de Pékin (Journal asiatique, janvier 1858).