L’Étourdi, 1784/Première partie/20

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, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 104-108).

LETTRE XX.

L’ennuyeux Chevalier de Serfet reparaît
ſur la ſcene.


APrès avoir paſſé deux mois chez mon pere, & m’être uniquement occupé à chaſſer ou à monter à cheval, je fus à Lyon voir une de mes parentes qui habite cette ville. Changer de maîtreſſe, n’en point aimer, & cependant leur jurer à toutes l’amour le plus vif, tout cela ſema de plaiſirs tout le temps que je paſſai auprès d’elles, & je me promettais bien de conſerver la même légéreté juſques au moment de mon départ. Mais deſir chimérique ! Le cœur le plus courageux lutte en vain contre les aſſauts de l’amour ; il eſt de néceſſité abſolue qu’il cede, car malgré nos combats, & ce qu’en diſent nos galans à la mode, voltiger ſans ceſſe eſt un état au deſſus de nos forces ; l’inconſtance a beau appeller la volupté à ſon ſecours, ſes conſeils ridicules & vains n’ont plus aucun empire ſur nos ſens, ils ne font qu’aggraver nos maux, & nous les faire chérir davantage.

Toutes les femmes que j’avais rencontré dans les ſociétés, n’avoient qu’effleuré mon cœur. Hélas ! le moment où il devait être touché, mais d’une maniere ineffaçable, approchait. Le ſort ne m’avait ſans doute invité à careſſer toutes les fleurs, & à ne me repoſer ſur aucune que pour donner le temps d’éclorre à la roſe qui devait me fixer.

La coquette & l’étourdi aiment plus à être vus qu’à voir ; ils cherchent moins les ſpectacles qu’à ſe donner en ſpectacle. Ainſi avides de tous les lieux où ils peuvent ſe montrer, ils ne manquent pas d’y paraître. Le Chevalier de Serfet était venu à la derniere comédie dans la plus grande magnificence, & contre ſon uſage il n’avait pas joui du plaiſir de la promener de loge en loge. Il avait paſſé tout le temps de la repréſentation dans celle d’une femme qui était richement parée, & qu’il remena à ſon carroſſe dans lequel il ſe plaça à côté d’elle.

Cette conduite du Chevalier me ſurprit, & m’engagea de lui demander le lendemain, lorſque je le revis, quelle était cette femme.

„ C’eſt Madame d’Herbeville, la veuve d’un ex-Marchand de bois, Secrétaire du Roi, me répondit-il, qui joue la femme de condition, & en prend tant qu’elle peut, les airs & les manieres. Elle a une fille charmante qu’elle deſire marier, parce qu’elle craint que l’uſage, qui ne permet point à une femme d’avoir encore des prétentions quand ſa fille paraît dans le monde, ne lui enleve ſes adorateurs. Ses terreurs ſont paniques, continua Serfet, tant qu’elle aura un bon cuiſinier ; & l’excellente qualité d’échanger ſon or contre les charmes de ſes amans, elle n’en manquera jamais. La médiocrité de mes revenus, & les grandes pertes que j’ai fait au jeu, m’ont déterminé à lui donner quelques ſoins ; en revanche elle s’eſt chargé de réparer l’injuſtice de la fortune. Si je n’avais pas prononcé mes derniers vœux, & que je puſſe quitter la croix de Malthe, je ferais la cour à ſa fille qui eſt très-jolie ; mais que ſa qualité de riche héritiere embellit davantage. Si tu n’as rien de mieux à faire, demain ſoir je t’y préſenterai, elle tient maiſon. “

Le plaiſir de Voir la Demoiſelle dont Serfet venait de me parler, me fit accepter la partie.

Un ſentiment ſecret ſemble préparer notre ame aux impulſions qu’un plaiſir ou qu’une douleur prochaine doivent lui faire éprouver. L’idée que je verrais bientôt Mademoiſelle d’Herbeville me rappella ce ſiſtême chimérique des ames créées doubles, qui ſe cherchent ſans ceſſe, ſe trouvent rarement, & dont l’heureuſe rencontre fait la ſuprême félicité. Je me plaiſais, je ne ſais pourquoi, à appuyer ſur cette idée. Je m’étais même fourré dans un coin pour y rêver plus à mon aiſe ; mais le Chevalier qui s’apperçut de ma rêverie, vint m’en tirer par les plaiſanteries les plus ſanglantes. Il ſerait arrivé bien pis, s’il en eût ſoupçonné le motif. Heureuſement qu’il en donna les honneurs au chagrin qu’il ſuppoſa que me cauſait le départ d’une femme avec laquelle j’étais bien, & il me parla ainſi.