L’Alliance autrichienne (Traité de 1756)/04

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L’Alliance autrichienne (Traité de 1756)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 5-40).
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ÉTUDES DIPLOMATIQUES

L'ALLIANCE AUTRICHIENNE
(TRAITÉ DE 1756)

IV.[1]
LE DUC DE NIVERNAIS A BERLIN

Ainsi tout était réglé, et, avant même que le duc de Nivernais eût mis le pied à Berlin, le but de sa mission était manqué d’avance. Loin de songer à rester ou à rentrer en alliance avec la France, c’était avec son ennemie déclarée que Frédéric venait de traiter à son insu.

Ce n’était pourtant pas que la transaction eût été aussi aisée à conclure qu’il avait peut-être pu le penser au premier abord : un retard dont il ne sera pas impossible de se rendre compte avait suspendu pendant quelques mois l’effet des premières ouvertures de l’Angleterre, et l’envoyé de France n’aurait pas eu besoin de beaucoup se hâter pour arriver encore avant l’affaire faite, et s’épargner au moins le désagrément de la surprise.

On peut se rappeler qu’en quittant le Hanovre, le secrétaire d’Etat britannique, lord Holderness, avait annoncé l’intention d’envoyer au roi de Prusse un exposé du différend américain destiné à lui démontrer la justice de la cause soutenue par l’Angleterre. On a vu aussi qu’avant même de partir, Holderness avait dû recevoir du duc de Brunswick l’avis que Frédéric était disposé d’avance à entrer en arrangement, pourvu qu’on voulût bien lui faire quelque proposition acceptable. De retour à Londres, le ministre anglais ne manqua pas de faire parvenir sans délai le mémoire annoncé, mais il ajouta que, comme on ne pouvait savoir de quelle nature une proposition devait être pour paraître acceptable au roi de Prusse, le plus simple serait de députer à Berlin un agent anglais chargé de s’entendre avec le roi pour assurer la sécurité de l’Allemagne.

L’offre paraît avoir causé à Frédéric une désagréable surprise. L’arrivée d’un envoyé anglais chargé d’une mission spéciale à sa cour eût été, en effet, un fait d’une publicité retentissante qui aurait mis tous les spectateurs au courant d’un projet à peine ébauché et justement éveillé les susceptibilités de la France. Avec la défiance qui lui était naturelle, il ne vit, dans cette manière d’aller si vite en besogne, qu’une indiscrétion calculée pour le compromettre. Aussi se crut-il en droit d’y opposer une réponse pleine de vivacité et d’aigreur. Son humeur était même tellement excitée que, pour être sûr de ne pas dépasser la mesure en l’exprimant, il s’y reprit à plusieurs fois, et on ne trouve pas moins, dans la collection des lettres royales, de trois ébauches d’épitres différentes, portant ces intitulés significatifs : Projet de lettre à écrire avec ouverture ; — Autre projet de lettre moins naturelle et plus circonspecte. Mais la dernière, la seule qui dût parvenir à son adresse, porte encore la trace d’une irritation mal contenue : — « J’ai reçu, écrit-il au duc de Brunswick, le factum des Anglais avec les cartes de Cayenne (sic) que vous avez eu la bonté de m’envoyer. C’est une cause très compliquée, et qu’il semble que le hasard ait pris plaisir à embrouiller… C’est à Dieu, le seul juge des rois, à décider du droit des nations… Je passe à présent de l’Amérique en Europe et de l’Europe à notre chère patrie. Si j’ai bien compris votre lettre, je crois y avoir entendu que le roi d’Angleterre exige de moi une déclaration de neutralité pour ses États de Hanovre. Quant à la Prusse, je peux lui répondre que nous n’avons jamais eu de dessein ni direct ni indirect sur les possessions allemandes du roi d’Angleterre, sur lesquelles nous n’avons ni droit, ni prétention… mais comment le roi d’Angleterre veut-il prétendre de moi, qui ne suis ni en liaison ni en traité avec lui, que je réponde des événemens futurs, lui qui ne s’explique point de ses propres desseins et qui peut prendre telles mesures qui m’obligeraient à contre-cœur de sortir de l’inaction et de prévenir des con jonctures dont le danger pourrait retomber sur l’État que je gouverne ?… Je suis allié de la France ; à la vérité notre traité est simplement et purement défensif : mais sous quel prétexte et avec quelles couleurs pourrais-je couvrir une démarche aussi singulière que serait de ma part celle de prescrire des bornes aux mesures qu’elle peut prendre ? Ne m’accuserait-on pas avec justice d’ingratitude envers des alliés dont je n’ai pas à me plaindre et d’étourderie de m’être engagé d’un côté à seconder les desseins du roi d’Angleterre ? On exige beaucoup de moi, sans s’expliquer d’un autre côté. » — C’est à cette condition seulement, faisait-il entendre en finissant, à savoir d’une explication réciproque et donnée d’avance, que l’envoi d’un ministre anglais pourrait utilement avoir lieu.

Et comme si ces déclarations n’étaient pas déjà d’un ton assez net, il les commente, suivant son usage, dans une lettre particulière, qui ne garde plus rien d’officiel. — « Je suis bien fâché, mon cher frère, de l’incommodité que vous cause la négociation dont le roi d’Angleterre vous a chargé ; mais comme elle est une fois en train, il faut voir à quoi elle mènera et si messieurs les Anglais n’ont pas envie de se moquer de vous et de moi. N’est-ce pas bien singulier que ces gens demandent que j’épouse leurs intérêts, lorsque actuellement j’ai de gros démêlés avec eux qui ne sont pas vidés ? On dirait que toute la terre, aux dépens des intérêts propres de chacun, est obligée d’embrasser la défense de ce fichu pays… On exige de moi des déclarations dans un temps qu’on ne s’explique pas soi-même : ils veulent que je plante là la France et que je me repaisse de la gloire d’avoir préservé leur pays de Hanovre, qui ne me regarde ni en noir ni en blanc… Ces gens ou veulent me duper ou sont fols et imbus d’un amour-propre ridicule… » Ce qui n’empêche pas de conclure qu’il ne faut pas leur ôter toute espérance, mais bien les avertir que le duc de Nivernais est en route et qu’il peut arriver d’un jour à l’autre. C’est le post-scriptum qui, suivant l’usage, contient le vrai sens des deux lettres[2].

Six semaines s’écoulèrent encore, malgré le ton presque menaçant de cette sommation, sans qu’aucune nouvelle fût échangée entre Londres et Berlin. L’impatience de Frédéric est alors portée au comble : peu s’en faut qu’il ne soupçonne que l’Angleterre est en train de se rapprocher sous main de la France par l’intermédiaire de Mme de Pompadour, qui tient par des liens d’intérêt (c’est la conviction dont il ne veut pas démordre) au trésor, sinon au cabinet anglais, et que Louis XV va être informé du secret de leurs communications. A tout prix, il faut en finir, savoir à quoi s’en tenir, quel langage faire entendre au duc de Nivernais, qui finira bien par arriver, car on ne peut pas toujours amuser la France. C’est là ce qu’il prie le duc de Brunswick de faire bien nettement savoir à Londres, en ajoutant à la vérité : — « Il faut, mon cher duc, ne pas témoigner le moindre empressement, ni pour votre affaire ni pour la mienne, et voir si cela éveillera ces gens d’outre-mer : nous ne pouvons pas les forcer. Ainsi notre indifférence fera peut-être impression, et s’ils ont l’intention de nous tromper (ce que je soupçonne fort), ils en seront pour leur courte honte[3]. »

Cette fois la réponse arrive et le retard est expliqué. C’est le chargé d’affaires de Prusse à Londres, Michell, qui fait savoir qu’il a été mandé chez M. Fox, le secrétaire d’Etat chargé depuis la mort de Pelham de conduire la majorité parlementaire, et que ce ministre lui a communiqué un document dont il va donner connaissance aux Chambres. C’était le traité depuis si longtemps débattu et annoncé entre la tsarine Elisabeth et le roi George, destiné à unir dans une action commune, pour préserver la sécurité de l’Allemagne, les forces de la Russie à la protection de l’Angleterre. La signature est du 30 septembre à Saint-Pétersbourg ; mais un délai de deux mois avait été assigné pour l’échange des ratifications, et on a dû attendre, pour faire connaître le traité lui-même, que ce temps fût expiré. En vertu de ce traité, les deux États se donnaient réciproquement l’un à l’autre la garantie de toutes leurs possessions, y compris, et nominativement, les possessions allemandes du roi d’Angleterre. A cet effet, un corps de 55 000 hommes devait être maintenu par la Russie sur les frontières de la Livonie, aussi près de la frontière allemande que faire se pourrait, et cinquante galères, pourvues d’un équipage prêt à prendre la mer au premier ordre, devaient stationner sur les côtes de la même province. Pour assurer l’exécution de ces dispositions, un large subside était promis par l’Angleterre : soit 100 000 livres sterling payables par avance du jour de l’échange des ratifications, et 500 000 du jour où les troupes russes seraient appelées à se mettre en marche.

Le secrétaire d’Etat ajouta que cet accord des deux puissances n’avait d’autre but dans leur pensée que de préserver le territoire allemand des attaques que pourraient y porter des armées françaises. Rien donc qui dût inquiéter le roi de Prusse ni qui fût dirigé contre lui. Il dépendait de lui, au contraire, s’il voulait entrer dans leurs intentions, de préserver avec elles la paix de l’Allemagne et peut-être celle de l’Europe. « Votre maître, lui dit-il, est dans la plus brillante situation ; il tient d’une main le glaive et de l’autre la branche d’olivier : qu’il dise un mot, et tous les différends que nous avons avec lui seront accommodés. » Les mêmes assurances furent confirmées le même jour par lord Holderness et par le premier ministre.

Les ministres anglais étaient sans doute sincères en affirmant qu’ils n’avaient songé qu’à la France et n’avaient nulle intention de faire du traité qu’ils venaient de conclure un instrument de guerre contre la Prusse. Leur intérêt de n’avoir qu’un ennemi à la fois était trop évident pour qu’on leur soupçonnât une autre pensée. Mais pour être complètement dans la vérité, il aurait fallu ajouter que tout autre, et même directement opposé, était le sentiment de la tsarine leur associée. Au contraire, pour arracher à la capricieuse princesse une signature qu’elle avait longtemps refusée, il avait fallu lui laisser croire que le premier et même le seul usage qu’elle aurait à faire de ses troupes, si l’alliance venait à les requérir, ce serait de les diriger contre un voisin que, après l’avoir longtemps ménagé, elle avait fini par détester cordialement. D’où venait à la fille de Pierre le Grand cette inimitié violente contre un prince qui au début de son règne avait toujours cherché à se mettre en coquetterie avec elle ? L’incorrigible railleur avait-il cédé à la tentation d’exercer sa verve sarcastique sur les écarts d’une luxure sénile qui n’y donnait que trop d’occasions ? M. d’Arneth l’affirme, et rien n’est plus vraisemblable, bien que j’avoue n’avoir rien trouvé de positif à cet égard, dans la chronique scandaleuse (pourtant si riche) de cette période de l’histoire. Mais toujours est-il que, après avoir résisté pendant des années à toutes les instances qui lui étaient faites, aussi bien de Vienne que de Londres, — après avoir laissé son chancelier Bestucheff constamment surenchérir, sans jamais conclure, sur les subsides qui lui étaient offerts et sur la part proportionnelle qu’il aurait à y prendre, — la tsarine ne se décida à entrer réellement en affaire que quand un envoyé anglais, sir Charles Hanbury Williams, lui fut expédié tout exprès de Dresde, le milieu le plus hostile à Frédéric, tout plein d’une ardeur belliqueuse contre lui. Pour être plus sûr que Williams appuierait énergiquement sur la seule corde qui parût vibrer dans l’âme d’Elisabeth, le ministère anglais avait eu soin de laisser ignorer à son propre agent et ses pourparlers avec Frédéric et ses démêlés avec Marie-Thérèse.

L’éloignement où Saint-Pétersbourg était encore, à cette époque, de toutes les autres scènes politiques d’Europe aidait à cette illusion et ce fut de la meilleure foi du monde que Williams put persuader à Elisabeth que la coalition franco-prussienne était encore en vigueur, comme au lendemain de la prise de la Silésie. Frédéric allait donc être chargé par Louis XV de se jeter sur le Hanovre, ce qui permettrait à soixante mille Russes et à cent mille Autrichiens d’entrer, mèche allumée, dans l’électorat de Brandebourg afin de mettre à la raison le trouble-fête qui mettait depuis trop longtemps l’Europe en branle. C’est dans ces conditions et avec cette espérance que le traité avait été souscrit après de laborieuses conférences, et que Williams tout triomphant venait de l’envoyer à sa cour[4].

Seulement le cabinet anglais l’attendait et le reçut avec l’intention d’en faire un usage absolument différent et de s’en servir, non comme d’une arme pour écraser un ennemi, mais comme d’une menace et d’un moyen de pression salutaire pour acquérir un allié. Il faut reconnaître qu’il y eut rarement dans les annales de la diplomatie un tour de passe-passe plus habile et qui ait été plus heureux. Frédéric n’eut pas plus tôt jeté les yeux sur les conditions qu’on lui faisait connaître, qu’il comprit que s’il ne détournait pas le coup, c’est lui et lui seul qui en serait atteint. C’est contre lui et contre lui seul que les troupes russes, en armes et grassement payées, allaient être massées sur sa frontière, prêtes à la passer à la moindre plainte, fondée ou non, que l’Angleterre ferait entendre contre lui. Et si (comme il n’en pouvait douter, vu l’intimité constante des doux impératrices) des conventions exactement pareilles existaient entre l’Autriche et la Russie, il voyait se former en partant de la Bohême à travers la Saxe hostile et la Pologne ouverte, l’anneau de fer qu’il avait toujours redouté. Si encore il pouvait espérer que, comme dans la guerre précédente, une partie des forces autrichiennes eût été envoyée au loin pour guerroyer en Flandre contre la France ; ce serait une diversion dont il aurait pu profiter. Mais non : ni Autriche, ni France ne veulent bouger et ne font même un geste l’une contre l’autre. L’Angleterre avait donc touché juste et n’avait rien perdu à le faire attendre. Elle le tenait maintenant à discrétion : dès lors il ne fut plus question ni de difficultés ni d’hésitations d’aucun genre. En quelques jours une convention fut libellée en trois articles dont le premier et le troisième ne contenaient que de vagues protestations d’alliance et d’amitié. Le second seul était important : c’était celui par lequel les deux rois, de Prusse et d’Angleterre, s’engageaient « quelque puissance étrangère qui voulût faire entrer ses troupes en Allemagne, sous quelque prétexte que ce puisse être, à unir leurs forces pour s’opposer à l’entrée ou passage de telles troupes. » On ne nommait personne, disait-on, pour ne blesser personne. En réalité cela voulait dire : L’Angleterre écarte de la Prusse toute menace de la Russie ; la Prusse en retour s’engage à défendre contre la France les possessions allemandes du roi d’Angleterre. Il ne s’agissait donc plus de se demander, comme le faisait Frédéric lui-même dans la lettre que j’ai citée, sous quel prétexte et avec quelle couleur, étant encore l’allié de la France, il ferait une démarche aussi singulière que de prescrire des bornes aux mesures qu’elle pourrait prendre et si ce ne serait pas planter là la France. Le temps de tels scrupules, s’ils avaient jamais été éprouvés, était passé.

L’essentiel était de conclure afin de ne pas laisser le temps au duc de Nivernais d’arriver. Le seul changement qu’on proposa, à Berlin, de faire au texte envoyé de Londres, ce fut de substituer le mot d’Allemagne à celui d’Empire Romain qui avait d’abord été employé. Le but de ce changement était de ne pas comprendre les Pays-Bas dans la garantie de neutralité assurée par le traité. Frédéric attacha tant d’importance à cette exception qu’il exigea qu’elle fût spécialement mentionnée dans un article séparé et secret. — « Je puis être l’allié du roi d’Angleterre, disait-il, mais non celui de l’impératrice : je ne lui demande et ne veux lui donner aucune garantie. » N’avait-il pas aussi pensé qu’en laissant les Flandres exposées sans défense aux attaques de la France, on donnait aux généraux de Louis XV une tentation à laquelle ils ne résisteraient pas, et n’était-ce pas jeter ainsi à tout hasard une pomme de discorde pour faire naître le conflit qu’il avait jusque-là vainement espéré voir s’engager ?

Ainsi s’opérait, après une trop longue attente, entre deux États faits pour s’entendre, une réconciliation appelée par tant de vœux et tant d’affinités naturelles. La joie fut grande en Angleterre et éclata même avant que le fait fût certain et officiellement connu. Le traité russe et l’énormité du subside qui était promis avaient excité au premier abord de très vives rumeurs, et l’approbation du Parlement aurait souffert beaucoup de difficultés, si le ministère n’avait fait connaître que le roi de Prusse en avait eu communication ; ce qui, sans rien ajouter de plus, indiquait assez que tout se faisait d’accord avec lui, et qu’on n’allait pas partir en guerre contre le chef désigné de tous les protestans d’Allemagne. « Nos affaires, écrivait Horace Walpole avec une nuance d’humeur que son rôle d’opposant explique, prennent une meilleure figure qu’elles n’avaient encore eue : notre neveu nous demande pardon et nous lui donnons notre bénédiction. Je me trompe, c’est plutôt lui qui nous la donne, puisque c’est lui qui nous garantit l’Allemagne. » Le chargé d’affaires prussien devenait à la modo et était recherché par tout le grand monde. La satisfaction de Frédéric, au moins à la première heure, ne s’exprima pas moins vivement : « Je crois, écrivait-il à son ministre à Vienne, qu’il va arriver des événemens qui opéreront des visages bien mornes à la cour où vous êtes… Je puis vous avertir que, pour le présent, je puis envisager avec la plus grande indifférence ce que mes ennemis trament, et que, pourvu que le système d’Angleterre reste sur le même pied qu’il est actuellement, je n’aurai pas d’appréhension sur tout le reste[5]. »

A la vérité, à mesure qu’approche le moment où le duc de Nivernais va arriver, cette sérénité paraît se troubler. De loin, la rencontre attendue pouvait paraître plaisante ; la surprise réservée à l’illustre ambassadeur avait son côté comique dont le plus malicieux des politiques pouvait s’amuser d’avance. Le cas pourtant était délicat, et donnait lieu à des explications dans lesquelles un homme d’esprit (et Nivernais d’un commun aveu passait pour tel) pouvait retrouver son avantage. « Le roi de Prusse, écrit le ministre français La Touche (réduit en ce moment au simple rôle d’observateur), est plus inégal que jamais : il paraît gai, ouvert et de bonne humeur ; mais d’autres qui l’approchent de plus près le trouvent sombre et chagrin », et, en attendant cette entrevue, qu’il commence à redouter, il dresse d’avance tout un plan de discussion pour le débat qu’il aura à subir. Dans une note écrite de sa main, il met en ligne tous ses argumens sous deux chefs différens : Cause de droit : obligations des traités antérieurs qui arrivaient tous à expiration et dont il a le droit de s’affranchir ; Cause de fait : dangers qui menaçaient son État et dont il a eu le devoir de le préserver. Puis, pour savoir tout ce qui peut blesser ou flatter celui qu’il attend, il s’informe avec soin auprès des Français résidant à Berlin, d’Argens, l’abbé de Prades, Maupertuis, de la famille, des parens et de tous les traits du caractère de Nivernais[6]. »

Si les renseignemens qu’il dut recueillir furent exacts, ils ne furent pas de nature à le rassurer complètement, car tout devait le porter à croire, qu’en traitant avec Nivernais, il allait avoir affaire à forte partie. On dut lui dire que la situation du duc n’était pas grande seulement à la cour ; elle n’était pas moindre dans l’opinion générale et dans l’estime publique. Un nom illustre porté avec dignité, un commerce agréable, les dons d’une intelligence souple et variée, avaient acquis au petit-neveu de Mazarin une autorité exercée avec tant de grâce que tout le monde se plaisait à y rendre hommage. Pour lui, comme pour Bernis (dont il restait l’ami après avoir été le protecteur), le choix que Mme de Pompadour avait dicté au roi était approuvé, et la faveur, cette fois encore, par une exception toujours rare, paraissait bien placée. On espérait beaucoup de l’ambassade de Nivernais, que d’Argenson lui-même appelle le bon faiseur. L’événement, on va le voir, ne devait pas justifier cette attente, et, dans les conditions données, peut-être n’était-il pas raisonnable de la concevoir ; mais, de plus, il faut bien reconnaître que pas plus dans cette occasion que dans aucune des phases de la carrière de ce noble personnage, l’histoire n’a pleinement confirmé le jugement des contemporains. Si de très bons esprits se sont appliqués, dans ces derniers temps à la faire revenir sur cette appréciation, je ne crois pas qu’ils y réussissent. Plus on connaîtra l’homme et plus on sera porté à penser que ni comme talent, ni comme caractère, ni comme politique, ni comme auteur d’œuvres littéraires, il n’a jamais dépassé ce qu’Horace Walpole appelait (en parlant de lui), par une expression piquante, le sommet du médiocre. Sainte-Beuve a cru tempérer ce que ce mot avait d’un peu dur en disant qu’il fut au moins l’homme comme il faut par excellence. C’est bien la définition qui lui convient et qui le juge en le caractérisant. Mais l’éloge ne serait suffisant que si la distance était moins grande de l’homme comme il faut à l’homme d’État et même à l’homme de bien, c’est-à-dire si des agrémens d’esprit tenaient lieu de capacité réelle, si le savoir-vivre pouvait combler les défaillances de la nature morale, enfin si cette expression, dont l’acception est élastique, n’était pas plus souvent attribuée à l’apparence qu’à la réalité du mérite. C’était le cas surtout à ce tournant du XVIIIe siècle, dans cette société vieillie, vivant de conventions, où, rien n’étant plus sérieux ni sincère, pas plus les sentimens que les idées, tout était de surface et manquait de fond. Nivernais était en accord parfait avec ce milieu frivole, ce qui explique qu’il en ait été l’idole et qu’il en soit resté le type achevé. Les correspondances qui nous ont révélé l’intérieur de sa vie privée nous ont fait voir dans ses relations avec les siens comme ami, comme père, comme époux, plus d’aménité gracieuse que d’affection véritable, le respect délicat des convenances couvrant l’oubli de graves devoirs, et, sous des protestations de tendresse, un accent qui perce souvent de légèreté égoïste. C’est ce même fond de légèreté qui l’a aidé à traverser les graves épreuves de la fin du siècle, sans changer aucune de ses habitudes d’esprit, et a permis au citoyen Mazarin, dans les prisons de la Terreur, de sourire et même de rimer et de chanter encore tout comme le duc de Nivernais à l’Œil-de-Bœuf ; mais c’est une forme du courage supposant plus de force que de cœur et qui doit causer autant d’étonnement que d’admiration. Tel nous allons le revoir dans la mission (si grave en un moment critique) qu’il était chargé de remplir : occupé avant tout d’en sauver les dehors, se contentant de plaire pour se consoler d’avoir perdu sa cause, et plus sensible à son succès personnel qu’à l’affront fait à son pays. Il est vrai qu’il pourra dire qu’entre gens de bonne compagnie, quand on a joué et perdu, il est de mauvais goût de laisser voir son dépit, et que, si même battu il veut paraître content, c’est pour rester beau joueur jusqu’au bout.

L’épreuve commença dès le premier jour : car, à peine débarqué, Nivernais fut salué par la nouvelle déjà répandue des négociations en cours avec l’Angleterre (dont à la vérité les termes n’étaient pas connus) et de l’arrivée prochaine d’un ministre anglais. « On me dit, écrivait-il, que je dois le regarder comme venu. »

La première audience royale devait donc être assez contrainte, aucun des deux interlocuteurs ne pouvant se soucier d’aborder le sujet délicat. Aussi, après les complimens échangés au nom des deux souverains (auxquels Nivernais joignit ceux de Mme de Pompadour, que le roi accueillit cette fois de très bonne grâce), l’embarras aurait commencé, si Frédéric n’y avait coupé court en prenant le parti de détourner pour ce jour-là la conversation. « Vous savez, dit-il, que l’Angleterre m’a fait des propositions d’alliance : je vous en ai fait avertir ; mais depuis cet avertissement on m’a fort pressé de ce côté : je vous communiquerai tout cela une autre fois. » Et il ajouta, dit Nivernais, qu’il n’y avait rien qui répugnât aux engagemens qu’il a envers nous et qu’il ne pût montrer hautement. Il porta alors l’entretien sur la situation générale, et me garda, continue l’ambassadeur, cinq grands quarts d’heure, et pendant tout ce temps me fit parler et parla beaucoup. J’eus un grand plaisir à l’entendre, et il s’exprima avec toute l’éloquence, tout l’esprit et toute la sagesse imaginables. »

Nivernais, non plus, ne manqua pas l’occasion de faire preuve d’esprit, car, quelques doutes lui ayant été exprimés sur la légitimité des prétentions de la France en Amérique, « je lui demandai la liberté de l’assurer avec une franchise qui ne se démentirait jamais que son procès avec la maison d’Autriche sur la Silésie, à la mort de Charles VI, était infiniment moins clair que n’était le nôtre sur l’Amérique septentrionale ; qu’il avait gagné le sien et que nous gagnerions le nôtre. » Là-dessus la séance fut levée, et le duc sortit plus troublé peut-être qu’il ne voulait paraître, mais exprimant tout haut et avec une sorte d’effusion son contentement. Dînant le soir chez La Touche avec deux ministres prussiens, il s’y répandit (écrivait l’un d’eux à Frédéric lui-même) « en louange et en admiration sur le personnel de Votre Majesté… sur sa façon de s’exprimer, jusqu’à son son de voix qu’il m’a dit être enchanteur, tel qu’il ne l’avait jamais entendu nulle part de personne. Il m’a dit qu’il avait choisi dans nos manufactures ce qu’il avait pu trouver de plus riche pour se faire un habit de gala pour le jour de naissance de Votre Majesté[7]. »

Les entretiens suivans furent plus pénibles, car, bien que la poste n’eût encore apporté ni le texte de la convention signée à Londres, ni même la nouvelle officielle du fait de la signature, la conclusion était tellement certaine que le silence n’était pas possible plus longtemps. Frédéric se décida donc à faire venir le duc et à lui tout raconter avec un air d’ingénuité au moins apparente. Il lui fit connaître en détail comment l’affaire s’était engagée, le chemin qu’elle avait suivi, et mit sous ses yeux la correspondance entretenue avec le ministère anglais par l’intermédiaire du duc de Brunswick (je pense bien (qu’il eut soin de ne montrer que l’officielle). Il y joignit enfin l’énoncé exact des dernières propositions envoyées à Londres, dont il attendait la réponse. Nivernais, qui ne croyait ni les choses aussi avancées, ni l’opposition à l’entrée des troupes françaises en Allemagne promise par la Prusse en termes aussi positifs, resta un instant confondu.

« J’ai cru devoir, écrit-il, lui témoigner beaucoup d’étonnement, et je lui ai laissé voir, comme mon sentiment particulier, que je trouvais quelque chose de malsonnant dans cette démarche, que j’y voyais peu de gloire et peu d’utilité pour lui. » Fut-ce cette expression de surprise et de blâme qui déconcerta Frédéric, ou bien, s’attendant à un mouvement d’humeur et d’irritation bien naturel, s’était-il préparé d’avance à tout prendre en douceur pour en laisser passer le premier accès ? Toujours est-il qu’au lieu du ton sarcastique et hautain qui lui était habituel, ce fut sous la forme d’une excuse plaintive et presque humble qu’il essaya de présenter la justification de sa conduite. Il avait cédé à la peur, il en avait presque honte, il ne voudrait jamais laisser voir ce sentiment à l’Angleterre, mais avec le roi de France, à qui il n’avait rien à cacher, il devait en convenir. Mais n’était-ce pas une terreur naturelle que celle que lui causait l’annonce d’une armée russe rassemblée sur ses frontières ? La Russie était une puissance formidable, inépuisable en hommes, à qui il ne pouvait faire aucun mal et qui pouvait ravager ses États en un tour de main. Entre la Russie, l’Autriche et l’Angleterre unies contre lui, il était bloqué, assiégé, il avait dû capituler. Mais quel tort faisait à la France ce qu’il avait promis à l’Angleterre ? Évidemment la France n’avait pas l’intention d’attaquer le Hanovre ; elle ne pourrait le faire sans rencontrer la résistance de tout le corps germanique que l’Angleterre ne serait pas en peine de soulever contre elle, car on ne se fait aucune idée de ce que peuvent les Anglais en Allemagne : ils y sont regardés comme des dieux, et c’est à qui tendrait son chapeau et sa main pour recevoir des guinées. Ah ! si on avait agi tout de suite comme il l’avait conseillé, l’occasion était belle, et lui-même aurait pu agir sans crainte[8] : maintenant il était trop tard. À défaut du Hanovre, est-ce qu’il n’y a pas les Pays-Bas, qu’il a eu soin de faire excepter de toute garantie ? Que la France les prenne : personne ne les défend ; cela vaut bien le Canada. Les Russes n’y viendront pas cette fois : cette convention dont on se plaint le leur interdit. Enfin cette convention même, elle ne règle qu’un point et pour un temps. Tous les grands intérêts, tous les intérêts généraux et permanens restent communs entre la France et la Prusse. Son affection pour le roi, son dévouement au bien de la France n’ont pas changé. On peut les consacrer dans un bon et solide traité défensif qu’il est prêt à signer quand on voudra : le duc n’a qu’à le rédiger lui-même. Et puis au fond, rien de définitif n’est fait : que l’aspect général de la situation vienne à changer, — que le Danemark s’affranchisse du joug de la Russie, — que la Porte, se mettant en mouvement, la menace sur ses derrières, alors, la raison qui l’a déterminé lui-même à faire la convention venant à cesser d’être, il est prêt à s’en dégager, et les prétextes ne lui manqueront pas. Car tous ses différends avec l’Angleterre ne sont pas vidés : son oncle le déteste toujours, et lui-même ne l’aime pas davantage ; rien de si aisé que de retrouver une occasion de querelle. Bien mieux, le traité de l’Angleterre avec la Russie, qui est la base et le motif de sa propre convention, celui-là n’est même pas encore ratifié, et on ne sait pas s’il le sera, la tsarine ayant la bassesse de réclamer, en sus du subside promis à ses troupes, 100 mille livres sterling pour elle-même qu’on ne veut pas lui donner. Rien n’est donc fait et tout peut se trouver annulé, et alors il n’en restera qu’un sujet de méfiance et de discorde jeté entre l’Autriche et l’Angleterre[9]. Un raisonnement de cette nature, aussi incohérent que superficiel, ne rendait pas à Nivernais la réplique difficile. Peu importait, en effet, de savoir si la France avait ou n’avait pas l’intention de porter plus tôt ou plus tard une attaque contre l’électorat de Hanovre. Le seul fait que l’incertitude sur ses desseins, et par suite la menace, subsistaient, obligeait l’Angleterre à réserver pour cette possession si chère à son souverain une part de ses forces et de son argent. La Prusse, en la délivrant de cette crainte, lui permettait de tout consacrer, hommes et écus, soit à la défense de son propre territoire, soit au développement de cette lutte maritime où elle jouissait déjà d’une supériorité si redoutable. Nul acte direct d’hostilité n’eût été plus avantageux pour elle, et n’eût porté à la France un coup plus sensible. L’envoi d’un corps d’armée sur le champ de bataille ou d’une escadre en mer eût été un auxiliaire moins efficace pour les desseins de l’Angleterre. De la part d’un ami, d’un allié, devait-on s’y attendre, et n’avait-on pas le droit de s’en plaindre et même d’en être offensé ? De plus, dans l’Allemagne, ainsi préservée de tout dommage, l’Angleterre pouvait puiser comme dans un réservoir des légions de mercenaires achetées à prix d’or de ces petits princes qui, d’après la vive expression de Frédéric lui-même, étaient toujours prêts à tendre leurs mains pour recevoir ses gainées. Admettant même que cette tranquillité de l’Allemagne fût nécessaire à la sécurité de la Prusse, on aurait pu en faire l’objet d’une transaction directe et secrète avec la France, qui lui aurait permis au moins de prendre toutes les précautions pour sa propre sûreté, au lieu d’en traiter derrière elle et à son insu avec son ennemie. C’était surtout ce mystère gardé jusqu’à la dernière heure, cette apparence de piège tendu dans l’ombre et en silence, puis cette apparition subite d’un ami et d’un ennemi réconciliés, et marchant de concert, la main dans la main, c’était là ce qui rendait le procédé aussi déloyal que blessant. Car il y a en politique (et il y avait déjà dès lors, quoique l’opinion publique fût moins en éveil et fût répétée par moins d’échos que de nos jours) des impressions morales dont la portée dépasse tous les effets matériels.

Entre tous ces griefs également fondés, Nivernais n’avait que le choix, et il les fit tous valoir avec un mélange assez heureux de mesure et de force. Il n’y a qu’un point que, par une réserve délicate, il se garda de toucher : c’était le désagrément personnel qu’on semblait avoir pris plaisir à lui infliger en le laissant arriver dans tout l’éclat de son rang et de sa qualité d’ambassadeur, quand un mot dit d’avance aurait suffi pour l’arrêter. Une seule fois, dans sa correspondance, il fait allusion à ce dégoût qu’il avait dû pourtant ressentir. Il fait remarquer qu’en calculant les dates il a dû reconnaître que la négociation n’est devenue active que le jour où on a su son départ effectif. « C’est un point, disait-il, que je dois faire connaître, mais sur lequel il ne me convient pas d’insister, » et c’est une des raisons qu’évidemment il se donne à lui-même pour ne paraître, disait-il, ni humilié, ni piqué.

Il s’était, du reste, si fort échauffé dans son plaidoyer, et son interlocuteur y opposait de si pauvres raisons, qu’il crut un instant avoir produit quelque effet. Il espéra qu’il pouvait arrêter la main qui n’avait peut-être pas encore donné la signature. Je ne crois pas devoir désespérer, écrivait-il le 25 janvier, d’empêcher le roi de Prusse « de signer la convention avec l’Angleterre… Je crois avoir beaucoup ébranlé ce prince par les raisons ci-dessus, et il m’a paru que celles qui intéressent sa gloire faisaient sur lui une véritable impression. »

L’illusion ne fut pas longue. — « Le roi de Prusse, devait-il écrire trois jours après, m’a fait dire avant-hier soir qu’il avait à me parler et de me rendre chez lui le lendemain à midi. C’était pour m’apprendre que la convention avec le roi d’Angleterre était signée. En me donnant cette nouvelle, il me parut quelque embarras dans son maintien, et il me dit qu’il ne s’attendait pas que les ministres d’Angleterre le prissent au mot si promptement. Je lui répondis que je serais bien étonné qu’ils eussent laissé une telle occasion de s’en faire accroire en Europe et de se justifier aux yeux des bons patriotes anglais du traité de subsides fait par eux avec la Russie. » — Cette remarque amena quelques nouveaux et timides essais de justification sur le même thème que les précédens ; après quoi le roi témoigna le désir que le secret fût encore gardé sur un fait dont il lui donnait la première confidence. Nivernais eut la bonne grâce de le lui promettre, tout en l’avertissant que, comme à Londres on ne s’était pas cru sûrement tenu à la même réserve, la discrétion qu’on lui recommandait serait aussi inutile qu’embarrassante et presque ridicule. Effectivement, il était à peine sorti du cabinet du roi qu’il trouvait le public mis au courant de tout par la même poste anglaise qui avait apporté la nouvelle. — « Vous concevez, écrivait-il à Rouillé, que ma disposition n’est pas plus satisfaisante que ma santé, surtout depuis avant-hier que les lettres de Londres ont rendu la convention à peu près publique, non pas suivant son exacte teneur, mais peu s’en faut. Vous sentez combien mon discours et mon existence doivent m’embarrasser dans une pareille circonstance : je m’en tirerai le mieux que je pourrai. » — Et dans une lettre écrite sur un ton plus intime, il ajoutait : — « Le public de Berlin prend la circonspection que j’ai observée jusqu’ici dans mes discours et mon maintien pour de l’ignorance. On a cru que le roi de Prusse m’avait tout caché, et peu s’en est fallu qu’on ne m’ait regardé comme un imbécile[10]. »

Enfin dans une lettre adressée presque le même jour au comte de Broglie, alors ministre à Dresde, mais de tout temps son ami, il lui disait : — « Votre patriotisme aurait été aussi ahuri que le mien si vous étiez arrivé ici le 12 janvier, pendant que la convention se signait à Londres le 16… Quant à la forme, c’est-à-dire à la manière et aux circonstances, je crois que le mieux à faire est de se taire, et c’est le parti que je prends. Il y a des choses qu’il faut laisser parler toutes seules[11]. »

Une susceptibilité bien naturelle aurait dû porter un homme doué d’un tact aussi délicat que le duc de Nivernais à se dégager au plus tôt, avec une juste fierté, d’une situation qui prêtait à rire. Mais eût-il éprouvé ce désir aussi vivement qu’on devrait le croire, il ne lui aurait pas été permis d’y donner une satisfaction immédiate. Il fallait bien prendre le temps nécessaire pour connaître l’impression qu’on aurait ressentie à Versailles en apprenant le changement de front à peine soupçonné avant son départ. De plus, si le but réel de sa mission avait été de s’assurer du rôle que Frédéric comptait jouer dans la crise présente (point sur lequel il n’y avait plus rien à apprendre), le but apparent était de faire revivre les clauses d’un ancien traité un peu oublié et dont l’échéance était prochaine ; et Frédéric, loin de s’y refuser, offrait au contraire, on l’a vu, de renouveler le texte même du traité en lui donnant pour l’avenir une forme plus étendue. C’était la preuve assurément qu’il n’attachait pas grande importance à des engagemens généraux, dont, à l’occasion, il savait toujours ne tenir que le compte qui lui convenait ; mais il n’en fallait pas moins demander de nouvelles instructions appropriées à la nouveauté des circonstances. Puis Frédéric offrait toujours de se porter médiateur dans le conflit américain ; proposition qui n’avait, il est vrai, jamais eu aucune chance d’être acceptée par l’ardeur belliqueuse de l’Angleterre et à laquelle il n’était pas probable que la France fût maintenant d’humeur à se prêter ; sur ce point encore pourtant une réponse devait être attendue. Enfin, si le séjour de Berlin était gênant, le départ aurait eu aussi ses inconvéniens. Un retour précipité, en constatant la rapidité de l’échec, l’aurait rendu plus éclatant : c’était convenir qu’on avait été dupe et qu’on était joué. Nivernais ne désespérait pas de trouver quelque moyen d’atténuer, soit pour sa cour, soit pour lui-même, l’amertume du déplaisir et de ne pas revenir absolument les mains vides. Il prenait donc le parti de tarder jusqu’à la venue des ordres qu’il sollicitait, sauf à s’en tirer en attendant (suivant son expression) le mieux qu’il pourrait, c’est-à-dire avec la bonne grâce qu’il savait mettre en toute chose.


II

Comme on peut bien le supposer, ce ne furent pas les dépêches de Nivernais qui apportèrent à Paris la nouvelle de l’acte qui privait la France de son meilleur et en réalité de son seul allié. Dès le lendemain de la signature de la convention, les gazettes de Londres prenaient les devans, et cette manière d’être informé par la voie publique n’était pas, de tous les procédés dont d’anciens amis pouvaient avoir à se plaindre, le moins désobligeant. — « On peut juger, écrivait Knyphausen le 26 janvier, de la surprise et de la consternation qui rognent ici ; » et ce diplomate était d’autant mieux en mesure de bien dépeindre ; ce trouble général, qu’il n’était pas lui-même dans un état d’esprit beaucoup plus calme. Averti plusieurs jours auparavant du coup qui se préparait, effrayé de l’explosion de colère qu’il prévoyait et dont il devait être le premier à recevoir la décharge, il avait vainement supplié son maître de surseoir à l’exécution. Il lui demandait s’il ne pourrait pas substituer à sa transaction particulière avec l’Angleterre une offre faite aux deux puissances belligérantes d’assurer de concert, et par une stipulation commune, la neutralité du territoire germanique. Mais cette proposition, dans le fond assez sensée, n’étant pas arrivée à temps pour être accueillie, il fallut bien qu’il se décidât à aller affronter le premier assaut. Il fut heureux pour lui d’avoir affaire à un ministre tel que Rouillé, qui, n’étant pas sûr de lui-même, ne savait jamais prendre un langage conforme à la dignité de sa situation. Devant un acte dont la loyauté était pour le moins très douteuse, il y avait deux attitudes à adopter : une indifférence hautaine ou une juste irritation. Rouillé, craignant de pousser tout de suite à une extrémité irréparable, crut plus à propos de prendre le ton de l’affection blessée. Affectant de s’abstenir de tout jugement sur le fond de la convention jusqu’au moment où il en connaîtrai ! les termes, — « ne voulant pas, dit Knyphausen, soupçonner Votre Majesté d’avoir pris des engagemens contraires à la religion des traités qui la liaient à Sa Majesté Très Chrétienne, la croyant trop sage pour être entrée dans une ligue qui pût seulement être implicitement contraire aux intérêts de la France, il me laissait à considérer combien il avait été douloureux pour Sa Majesté Très Chrétienne d’apprendre la conclusion d’un pareil traité dans le même instant qu’elle avait choisi pour offrir à Votre Majesté les gages les plus précieux de son amitié et pour lui renouveler par une ambassade solennelle les sentimens de la confiance la plus tendre et la plus véritable ; que Votre Majesté, à qui cette démarche avait été annoncée il y a plusieurs mois, aurait au moins pu épargner cette mortification à la gloire du roi et empêcher qu’un citoyen illustre, qui s’était particulièrement signalé par son attachement pour elle, ne servît en cette occasion de trophée aux ennemis de la France. » — Puis, toujours en ayant soin de suspendre son appréciation jusqu’à ce qu’on lui eût donné une connaissance plus exacte, l’incapable ministre se livra pourtant ce jour-là et dans quelques entretiens qui suivirent à une discussion anticipée qui n’était que la reproduction très affaiblie des argumens présentés par Nivernais avec plus d’art et de force[12].

Le ton larmoyant n’était pas propre à faire effet sur un esprit et un caractère qui ne se piquaient d’aucun genre de sensibilité. Une repartie piquante de Nivernais avait pu être à craindre : les adjurations plaintives de Rouillé ne pouvaient que faire sourire. Aussi quand on rencontre à cette même date, dans la suite des lettres royales, une note ainsi conçue : Réponse opposée par maître Rouillé à la justification de la conduite de maître Frédéric, on croit lire l’expression moqueuse peinte sur le visage de celui qui tenait la plume. Et c’est en effet, en reprenant l’allure provocante qui lui était naturelle que Frédéric chargea Knyphausen de relever les observations de Rouillé. Les argumens qu’il lui donna à développer ne diffèrent pas dans le fond de ceux qu’il avait présentés lui-même dans ses entretiens avec Nivernais et n’étaient pas beaucoup plus convaincans. Mais on leur donnant une forme non plus défensive, mais agressive, et en changeant l’intonation, il en altérait absolument le caractère. Les motifs de sentiment et de susceptibilité étaient surtout traités avec une hauteur dédaigneuse. Il était étrange, en vérité, quand on avait supporté avec une humeur si endurante les insolences de l’Angleterre, qu’on se montrât, avec lui, si prompt à se formaliser ; et avait-il dû sacrifier tous ses intérêts parce qu’il avait plu à la France de lui envoyer un duc et pair qui s’était fait attendre ? « Voilà, disait-il à Knyphausen, les considérations que je vous suppédite et que vous ferez valoir s’ils se cabrent et font les revêches. » A la vérité il l’avertit en même temps que la manière dont il s’y prendra pour faire goûter ces vérités aux ministres de France servira de pierre de touche pour reconnaître s’il possède lui-même effectivement toutes les qualités requises d’un ministre habile dans les affaires, et que c’est le cas de déployer toute l’adresse et tout le savoir dont il est capable. « Si vous réussissez en ceci, ajoute-t-il, vous vous insinuerez parfaitement dans mes bonnes grâces[13]. »

La tâche imposée dans ces conditions n’était pas, on en conviendra, facile à remplir, car tout le monde ne tenait pas le langage officiel dont Frédéric se raillait si justement. C’était, au contraire, à Versailles et dans les cercles de Paris où on causait d’affaires politiques, un déchaînement général : ceux qui s’étaient toujours méfiés du roi de Prusse s’applaudissaient d’avoir bien prédit ; ceux qui le défendaient la veille n’avaient que plus d’humeur de paraître avoir été pris pour dupes. On se riait de ceux qui (comme le marquis d’Argenson par exemple) ajoutaient encore foi aux assurances amicales de Frédéric et tâchaient de donner une favorable interprétation aux effets de la convention. On disait cou raniment que, n’y eût-il rien d’hostile contre la France dans le texte lui-même, il y avait, à coup sûr, des articles secrets qui ne seraient pas communiqués. Rouillé lui-même (les tempéramens faibles sont mobiles et aisément irritables) n’était pas le moins ému, d’autant plus qu’à peine avait-il vu sortir le Prussien de son cabinet par une porte, que par l’autre entrait l’Autrichien Stahremberg.

Celui-là arrivait aussi joyeux, aussi triomphant de la nouvelle de la convention prussienne que les ministres en étaient consternés. La défection de Frédéric survenait en effet juste à point pour faire faire à la négociation secrète suivie concurremment avec celle de Nivernais, le pas décisif attendu, je l’ai dit, par Kaunitz, mais qui ne pouvait guère être retardé plus longtemps. Quelques jours de plus et l’Autriche aurait dû se résigner à accepter l’alliance française dans les termes anodins proposés par Bernis, qui répondaient si mal aux visées réelles de Marie-Thérèse. On était à bout de lenteurs et de prétextes pour ajourner la conclusion. Un point en particulier qui avait fait la principale difficulté entre les deux cours venait, de guerre lasse, d’être accordé par le négociateur autrichien. Le plan rédigé par Bernis, tel qu’il l’expose dans ses Mémoires et s’en fait assez justement honneur, consistait à faire d’abord un traité engageant les deux puissances à se garantir réciproquement toutes Leurs possessions, auquel ensuite chacune d’elles inviterait ses alliés à adhérer. On arriverait à former ainsi, sous le patronage de la France et de l’Autriche unies, une ligue pour le maintien de la paix générale et du statu quo européen. C’était un projet qui ne manquait pas de grandeur et dont personne n’aurait eu à se plaindre, la Prusse moins que tout autre, puisqu’elle eût été libre de s’y faire comprendre avec ses conquêtes récentes ; extension à laquelle, après s’être beaucoup récriée, l’Autriche avait fini par consentir. Mais où l’accord avait été plus malaisé à établir, c’était sur la question de savoir si le même appel serait adressé à l’Angleterre. Au nom de la France on s’y opposait absolument, au moins tant que durerait le conflit américain, par ce motif qu’on ne pouvait faire entrer dans une union pacifique deux puissances en guerre l’une contre l’autre. L’argument n’était pas sans valeur ; il n’en était pas moins pourtant très dur pour l’Autriche de signifier son congé à une ancienne alliée, tandis que la France continuerait à ménager et à garder tous les siens. On comprend qu’il eût fallu à Kaunitz, pour se résigner lui-même à une telle inégalité, une confiance obstinée dans les avantages futurs de l’alliance française, et, pour la faire accepter à la conférence de Vienne, toutes les ressources de son habileté. Il y avait réussi cependant, ’et un courrier parti de Vienne le 27 janvier apportait à Stahremberg l’autorisation d’adhérer à cette condition vraiment léonine, avec la seule réserve de protester d’avance contre tout ce qui pourrait menacer l’intégrité du territoire germanique[14].

Disons aussi, pour ne rien omettre, qu’à cet envoi était joint un billet de Kaunitz lui-même pour rappeler à Mme de Pompadour que certaine dame la plus aimable du monde lui avait promis son portrait trois ans auparavant et qu’il l’attendait encore.

Kaunitz avait-il été averti à cette date, du 27 janvier, de ce qui se passait à Londres dix jours auparavant, le 16 du même mois ? Il est assez naturel de le croire, le ministre autrichien dans cette capitale étant très en éveil sur tous les rapports de la légation prussienne et de la secrétairerie d’État britannique, et ayant à son service une police de renseignemens très bien faite ; et il n’avait, d’ailleurs, pour être au courant de tout, qu’à prêter l’oreille aux bruits des couloirs parlementaires et aux indiscrétions de la presse. Je m’abstiens pourtant d’une supposition dont M. d’Arneth n’a dû trouver aucun indice, puisqu’il n’a pas cru devoir la faire. Mais toujours est-il que le chancelier d’Etat aurait su dans quel état sa dépêche allait trouver la cour de France, que l’événement n’aurait pas mieux tourné à son gré.

Quand le courrier arriva, en effet, tout était en rumeur à Versailles, et Stahremberg, avec beaucoup de décision et de coup d’œil, comprit que, la face des choses étant changée, il n’avait aucun compte à tenir de l’instruction qu’il recevait. Mettant résolument sa dépêche dans sa poche, il alla chercher tout droit Rouillé, qu’il était sûr de trouver (c’était mardi, jour de l’audience diplomatique), et il eut la bonne fortune de le rencontrer en compagnie de Séchelles, le contrôleur général, confident comme lui de la négociation secrète.

Il leur déclara très nettement qu’après ce qu’il venait d’apprendre, il n’avait plus ni à exécuter les ordres qu’il avait pu recevoir, ni, si on s’en tenait au plan en discussion, à en attendre ou en demander de nouveaux. Sa cour ne pourrait manquer de considérer la convention anglo-prussienne comme principalement dirigée contre elle. C’était l’ambition insatiable du roi de Prusse, qui, ne comptant plus pouvoir se satisfaire avec l’aide de la France, recourait à l’appui de l’Angleterre. Devant une telle provocation, dont le caractère ne pouvait être mis en doute, il devenait impossible d’offrir à la Prusse la reconnaissance et la garantie du fruit de ses attentats passés et de donner ainsi soi-même un encouragement à ses tentatives futures. Ce serait une duperie à laquelle sa souveraine ne consentirait plus. Il restait à la France à voir, si elle était assez satisfaite des égards qu’on lui témoignait pour étendre sa protection sur un allié qui la traitait de la sorte. Que si telle n’était pas son humeur, la seule chose à faire était d’en revenir au premier projet présenté par l’impératrice, le seul qui la mît en garde contre les dangers qui la menaçaient, et comme ce plan n’avait été écarté par la France que parce qu’elle ne voulait pas ajouter foi aux mauvais desseins du roi de Prusse, il ne devait plus soulever les mêmes objections maintenant que toute illusion à cet égard était dissipée.

Cette franche déclaration produisit sur les deux ministres (Stahremberg le constate avec plaisir) une très vive impression. Il est probable que ce qui les troublait surtout, c’était ce marché à la main si hardiment mis, et qui faisait craindre, si on voulait passer outre sans en tenir compte, une rupture immédiate du projet d’alliance auquel Louis XV prenait un intérêt visible et chaque jour croissant. Comment seraient-ils reçus par le roi, s’ils avaient à lui annoncer que tout allait être fini aussi bien avec l’Autriche qu’avec la Prusse, et qu’il fallait se brouiller de nouveau avec Marie-Thérèse, parce que Frédéric, en le lâchant sans le prévenir, mettait le comble à ses outrages ? Faut-il croire aussi que sous l’empire de l’impatience que cet embarras leur causait, ils étaient disposés à entrer eux-mêmes dans la pensée que Stahremberg leur suggérait et à voir dans cette convention de malheur, source de tant d’ennuis, le premier jalon posé par l’ambition prussienne dans une voie nouvelle de convoitises et de conquêtes ? Stahremberg s’en flatte, et assure dans sa dépêche, qu’il avait, depuis l’ouverture de la négociation, si bien travaillé leur esprit dans ce sens, leur avait si bien l’ail, peur de l’humeur turbulente et tracassière du roi de Prusse, qu’il s’était mis en mesure de profiter du premier faux pas que ce prince pourrait faire et de la première prise qu’il pourrait donner contre lui.

Quoi qu’il en soit, et quel que fût le motif de leur émotion, elle était telle que, tout en continuant à tenir sur la convention si sévèrement interprétée un langage officiel, — en affirmant qu’il fallait attendre de la connaître pour la juger, — on insistant même sur les protestations amicales que le roi de Prusse prodiguait à Nivernais, ils laissèrent pourtant voir qu’ils avaient eux-mêmes peu de confiance dans ces réserves. Et, en fin de compte, ils ne repoussèrent nullement la pensée de revenir (si les craintes qu’on leur exprimait étaient justifiées) au premier projet autrichien, dont, à la vérité, n’ayant pas bien connu la nature, ils n’appréciaient peut-être pas suffisamment le caractère agressif. Quelques paroles dans ce sens échappées peut-être inconsidérément causèrent à Stahremberg trop de satisfaction pour qu’il ne fut pas pressé de les relever.

Mais il aurait voulu les voir confirmées par Bernis, dont le crédit et le jugement avaient plus de poids à ses yeux que l’opinion de ses médiocres collègues. Il l’attendait à dîner le lendemain, et aborda tout de suite le sujet avec lui, en commençant par lui montrer les dernières instructions qu’il avait reçues et qu’il n’avait pas fait voir à Rouillé, parce qu’évidemment elles ne convenaient plus à la situation. Mais il le priait de les mettre sous les yeux du roi, pour le faire juge du degré où l’impératrice avait poussé la condescendance pour ses désirs, puisqu’elle allait jusqu’à faire à l’Angleterre une grave injure qui ne lui serait pas pardonnée. C’était au roi à voir maintenant si le premier projet qui lui avait été soumis et qui contenait tant d’avantages pour sa couronne, n’était pas véritablement conçu dans l’intérêt des deux puissances, également menacées par une ambition aujourd’hui mise à découvert, et si, éclairé par l’expérience, il n’était pas temps d’y revenir.

Bernis, tout en se montrant touché de la confiance, resta plus réservé, plus boutonné que ses collègues. Un regret personnel le retenait : il ne renonçait pas sans un véritable chagrin à la combinaison qu’il avait proposée et qui allait échouer ainsi au port. Peut-être aussi voyait-il plus clairement que d’autres le pas qui suivrait celui qu’on lui demandait de faire, et reculait-il encore devant la pensée d’une campagne offensive à engager contre la Prusse. — « Prenons garde, dit-il, d’aller trop vite : il ne faut faire qu’une besogne dont aucun de nous n’ait à se repentir ; un ouvrage plâtré ne durerait pas : il faut éviter de faire un trou à la lune. » On ne put le faire sortir de là, et huit jours se passèrent dans cette incertitude. Mais à l’audience du mardi suivant, Rouillé fit savoir à Stahremberg que, comme apparemment sa cour voudrait revenir à son premier plan, il eût à demander, dans le plus bref délai, des instructions pour obtenir sur ce point un complément de détails indispensable. Il ajouta qu’il ne fallait pas perdre un moment, parce que le secret de la négociation commençait à s’ébruiter et qu’on ne pourrait peut-être pas le garder longtemps.

C’était accepter le nouveau terrain de la discussion ; et telle avait été, en effet, la décision prise dans un petit conseil que le roi présidait. Bernis raconte qu’il avait été seul à la combattre. Le motif de son opposition était qu’à ses yeux la résolution n’était pas tout à fait sérieuse, personne ne voulant au fond s’associer jusqu’au bout aux ressentimens de l’impératrice, et tout le monde cherchant seulement à gagner du temps pour éviter une rupture immédiate. — « Ma voix ne fut pas la plus forte, dit-il, parce qu’elle était unique, et que d’ailleurs je me trouvais en opposition avec le cœur paternel du roi, qui cherchait depuis longtemps les moyens d’assurer le sort incertain de sa fille et de son gendre. » — Le plan primitif de Marie-Thérèse était, en effet, le seul qui pût promettre à l’infant et à sa femme un établissement dans les Pays-Bas. Mais faut-il qualifier sévèrement le désir assez naturel chez un souverain de France de placer la frontière septentrionale de ses États dans des mains amies et dépendantes ? Bernis ne nous dit pas d’ailleurs quel autre plan il aurait proposé de suivre, du moment où le sien n’était plus de mise, et rien ne prouve qu’il ait été jusqu’à conseiller à Louis XV de congédier tout le monde et de rester seul entre la Prusse qui l’abandonnait et l’Autriche qu’il aurait éloignée, en face de l’Angleterre en armes[15] ?

Rouillé avait du reste raison de dire qu’il fallait se hâter si on voulait garder encore à la négociation elle-même une apparence de secret. A défaut d’autres indices, deux longues conversations de Stahremberg dans le cabinet de Rouillé, suivies du départ précipité de son courrier, auraient suffi pour avertir tous les observateurs, et ils étaient nombreux, surtout depuis que la connaissance de la défection prussienne mettait tous les curieux aux aguets pour savoir quelle réponse le ministère français allait y faire. De plus, la division pratiquée dans le conseil entre les dépositaires de la confidence et ceux qui en étaient exclus était loin de profiter au mystère : ceux à qui on ne disait rien, devinant facilement qu’on leur cachait quelque chose, étaient à leur aise pour faire des suppositions et ne se croyaient pas obligés de les taire. Cet espionnage réciproque, que Bernis dépeint, faisait aux uns comme aux autres une situation ridicule et intolérable. Bref, le bruit d’un rapprochement entre la France et l’Autriche devint comme répandu dans l’air qu’on respirait à Versailles.

L’opinion ainsi accréditée ne tarda pas à être confirmée par l’attitude que prirent Marie-Thérèse et son ministre en apprenant l’alliance de la Prusse et de l’Angleterre, et qui fut tout de suite beaucoup plus dégagée et beaucoup plus nettement hostile que celle du ministère français. Depuis les dernières communications échangées entre Londres et Vienne, et dont le caractère avait été, on l’a vu, d’une aigreur extrême, c’est-à-dire depuis six mois déjà écoulés, les rapports entre les deux cours étaient restés froids et tendus. Ce ne fut donc qu’avec un embarras visible que l’envoyé anglais Keith vint communiquer à Kaunitz le texte de la convention dont il n’avait pu donner aucun avis auparavant, puisque à lui-même on ne lui en avait pas soufflé mot. Kaunitz reçut le document, remercia de la connaissance qui lui était donnée, sans ajouter aucune observation. Puis, deux jours après : « L’impératrice, lui fit-il savoir, me charge de vous dire qu’elle s’attendait à cette communication et qu’elle espère que le roi d’Angleterre tirera de cette convention tout l’avantage qu’il s’est promis en la concluant. » On sut en même temps qu’après en avoir pris lecture, l’impératrice avait dit assez haut pour être entendue : « Il y a longtemps que je sais que l’Angleterre me boude : j’en ai pris mon parti. » Elle avait insisté surtout, avec une vivacité affectée, sur l’article de la convention qui, excluant les Pays-Bas de la neutralité, la désignait, disait-elle, aux attaques de la France. Mais ce qui fut plus significatif, c’est ce qui eut lieu, quelques jours après, dans une petite réunion tenue chez Kaunitz lui-même, et où se trouvait entre autres assistans le ministre de Prusse, Klingraeffen : — « J’ai été témoin oculaire, écrivait cet envoyé, il y a quatre jours, lorsque le comte Kaunitz s’empara du vicomte d’Aubeterre (l’ambassadeur de France) le soir à la petite assemblée, et le mit dans un coin (ce qu’il n’avait jamais fait ci-devant) où ils s’assirent. Le premier lui parla à l’oreille pendant plus d’une demi-heure, avec un air comme s’il voulait l’endoctriner et le persuader, tandis que le dernier ne fit qu’écouter avec attention, comme un homme qui ne sait trop que répondre, et il se trouva dans le cas (sic), ne pouvant savoir l’intention de sa cour. Après cet entretien fini, je me retirai, étant assez tard, mais je sais qu’après cela ils ont repris la conversation dans le même coin, au-delà d’une demi-heure. Le sieur Keith en a été informé par une personne de ses amis qui en a été témoin oculaire[16]. »

Klingraeffen devait être assez bon physionomiste, car il avait parfaitement jugé, d’après l’expression peinte sur les visages, ce qui se passait dans l’entretien à la fois confidentiel et public, que Kaunitz avait tenu à avoir avec l’ambassadeur de France. Le moins surpris de cette marque de confiance n’était pas l’ambassadeur lui-même, qui ne devait savoir absolument qu’y répondre, n’ayant jamais été accoutumé à en recevoir de pareilles, et ayant été tenu strictement en dehors de ce qui se traitait à Paris entre Stahremberg et Bernis. Il en était encore à ses anciennes instructions, qui lui avaient recoin mandé la réserve avec la cour de Vienne et la confiance avec le ministre prussien. La convention de Londres l’avait confondu ; la nature de la conversation de Kaunitz achevait de le surprendre, et c’était avec ce sentiment de naïf étonnement qu’il en rendait compte : — « M. de Kaunitz, écrivait-il à Houille, m’a témoigné qu’il n’y avait pas à s’y tromper : que l’impératrice était l’objet de ce traité ; que l’Angleterre n’était venue à bout de détacher le roi de Prusse de la France qu’en lui faisant envisager un agrandissement considérable, et que cet agrandissement ne pouvait se faire qu’aux dépens de la maison d’Autriche ; que l’Angleterre voulait avoir une maison prépondérante en Allemagne pour nous l’opposer, qu’il lui était égal quelle qu’elle fût, pourvu qu’il y en eût une ; que si l’impératrice avait voulu se prêter aux vues de l’Angleterre, qui lui avait fait offrir toutes sortes d’avantages, le traité ne se serait pas fait. Je lui ai répondu que ces réflexions me paraissaient justes, que j’avais toujours cru qu’il était trop prudent pour conseiller à l’impératrice de se laisser aller aux vues de l’Angleterre, au risque de tout ce qui pourrait lui arriver du côté de la Prusse ; que j’étais persuadé que, si mon maître, de son côté, avait voulu se prêter aux desseins ambitieux du roi de Prusse, ce prince n’aurait pas songé à se lier avec l’Angleterre ; qu’au reste cet événement était si imprévu que ma cour n’avait pu me donner aucune instruction à ce sujet ; que j’allais dépêcher un courrier pour lui apprendre cette nouvelle, bien que je ne doutasse pas qu’elle la sût déjà d’ailleurs. Le moment me paraîtrait favorable, ajoutait l’ambassadeur, si le roi jugeait à propos de faire quelque chose avec cette cour-ci ; époque bien singulière que je ne croyais pas si prochaine. »

Pour un homme pris au dépourvu, ce n’était pas trop mal sortir d’embarras, et il ne se tira pas moins bien de la première rencontre qu’il eut ensuite avec le ministre prussien lui-même : « Samedi soir, étant chez M. de Kaunitz et y ayant beaucoup de monde, M. de Klingraeffen, auquel je n’avais pas encore parlé depuis la nouvelle du traité de son maître, m’a tiré dans une embrasure de fenêtre et a cherché à me justifier ce traité ; mais je n’ai pas cru qu’il convenait à la dignité du roi que, dans une circonstance semblable, M. de Kaunitz et tout ce qui était là ayant les yeux ouverts sur moi, on me vît dans un entretien suivi avec le ministre de Prusse. J’ai donc coupé court à tous ses propos, et j’ai répondu d’un air très indifférent que j’ignorais de quelle façon ma cour penserait sur ce traité ; qu’il me paraissait bien difficile d’être à la fois l’allié de la France et celui de l’Angleterre ; qu’au reste nous ne manquerions jamais d’alliés. J’ai remarqué que ces dernières paroles l’avaient consterné[17]. » Klingraeffen fut, en effet, tellement consterné par ce langage de d’Aubeterre qu’il se fit peu de jours après, auprès du ministre anglais Keith, l’écho des bruits les plus alarmans. L’alliance des deux cours française et autrichienne était faite, et on allait immédiatement passer à l’exécution. La France ferait entrer deux armées en Allemagne, dont l’une mettrait la main sur le duché de Clèves (possession du roi de Prusse), tandis que l’armée autrichienne entrerait en Silésie[18].

Recevant ainsi des avertissemens et comme des sons de cloches d’alarme, à la fois, de Vienne et de Paris, Frédéric ne pouvait manquer d’en être très sérieusement préoccupé. On a beaucoup dit, en son nom, et lui-même, dans l’Histoire de mon temps, laisse entendre (s’il n’affirme pas expressément) que c’est parce qu’il avait été informé de ce qui se tramait contre lui entre Louis XV et Marie-Thérèse qu’il avait voulu prendre les devans ; que son traité avec l’Angleterre n’était qu’une mesure préventive de défense légitime. Rien n’est moins fondé, puisque ce sont, au contraire, les pourparlers engagés avec la cour de Hanovre par l’intermédiaire du duc de Brunswick qui ont motivé les premières démarches de Marie-Thérèse auprès de Louis XV, et qu’il est encore fort à croire que, sans la convention signée à Londres, celle qui était débattue à Versailles n’aurait pas abouti. Mais de plus, quand il fit lui-même l’acte dont on a vu que Stahremberg tira si habilement parti, il était très loin de soupçonner ce qui se passait à Versailles dans les coulisses : tout au plus pensait-il qu’il pouvait y avoir un arrangement, ou, comme il disait, un chipotage, au moyen duquel la neutralité de l’Autriche dans le conflit américain serait payée par la promesse de la France de renoncer à l’invasion des Pays-Bas. Lorsque enfin, une fois la convention connue, tout fut à craindre de la part de la France, qui se croyait grièvement offensée ; — lorsque son ministre Knyphausen, qui s’était longtemps refusé à croire au rapprochement de deux cours si longtemps ennemies, sortit de son incrédulité et lui envoya des détails précis, sinon sur les conditions, au moins sur les principales circonstances de la négociation clandestine, — il persista (était-ce fausse confiance et bravade ? ) à ne paraître pas y attacher de véritable importance. Il ne pouvait croire, disait-il, que la France oubliât à ce point les traditions de sa politique, ses intérêts et ses vieilles haines. Que pouvait-elle promettre à l’Autriche ? Peut-être le mariage d’une princesse avec l’archiduc, devenu roi des Romains ? Mais que pouvait-elle en recevoir ? D’une coalition véritable et surtout d’une entreprise sérieuse tramée contre lui-même il n’admettait pas la pensée. Ce qui se passait en France était un moment de rage, un éclat de colère qui se calmerait, et on finirait par le laisser en paix, lui comme les autres, comme l’Espagne, comme la Hollande, dans une neutralité qui ne blessait personne : car personne n’avait envie de suivre l’Angleterre et la France dans leur guerre de merluches.

A ceux qui lui témoignaient quelque inquiétude il répondait en souriant de leurs alarmes. A d’Arget, par exemple, qui, voyageant en France, l’avertit du soulèvement que sa conduite cause autour de lui : « Je suis surpris, écrit-il, qu’un homme comme vous, accoutumé aux affaires, ait pris pour vrais des discours et des raisonnemens de peuple. Soyez tranquille, ma convention ne troublera en rien la bonne harmonie avec laquelle j’ai vécu jusqu’ici avec la France, et vous pouvez faire en toute sûreté des vœux pour ma prospérité, sans trahir les intérêts de votre patrie. » Et à son frère, le prince de Prusse, qui s’effraye aussi : « Je ne nie pas que je sois encore dans un embarras dont peut-être je ne me tirerai qu’avec beaucoup de ménagemens, et en maniant délicatement les matières ; mais la preuve que j’ai bien agi, c’est qu’on ne saurait être plus capot à Vienne. Et comptez-vous pour rien d’avoir, d’un coup de plume, enrayé la reine de Hongrie, humilié la Saxe, et désespéré le chancelier Bestucheff[19] ? » En réalité, sous cette apparente indifférence, il n’aurait pas été fâché de tirer au clair ce qui se méditait, et l’un des moyens qui lui parut le plus sûr pour s’en informer sans trop laisser voir d’inquiétude, ce fut de tâcher de faire parler Mme de Pompadour, qui devait tout savoir. Vaine et bavarde, comme il supposait que devaient être toutes les femmes, elle laisserait peut-être échapper un secret, ne fût-ce que pour montrer qu’il n’y avait rien de caché pour elle. Il recommanda donc très expressément à Knyphausen d’aller la voir sous prétexte de la remercier des complimens qu’elle lui avait fait porter par le duc de Nivernais. Cette démarche la mettrait peut-être en humeur de s’employer elle-même à calmer l’irritation générale, ou tout au moins, en conduisant adroitement la conversation, on pourrait tirer d’elle ce qui se préparait en fait de revanche : « Allez sans affectation chez elle pour lui dire des obligeances de ma part au sujet desquelles je vous laisse l’entière liberté de les tourner de la façon qu’il convient et qu’elles sauront porter coup : je nie persuade que, pourvu que vous vous preniez bien là-dessus, cela aplanira beaucoup d’aigreur qui tient peut-être au cœur des ministres et calmera les impressions vives qu’ils ont prises à mon sujet… Tâchez de la flatter pour voir si peut-être elle se lâchera et dira par emportement ce que les ministres cachent par sagesse[20]. »

Par malheur, Mme de Pompadour était, à cette heure-là même, très difficile à aborder. C’était le moment où elle venait d’être désignée comme dame du palais de la reine, et, pour faire accepter le scandale de cette nomination, elle avait entrepris de transformer, par des actes de piété et de pénitence ostensibles, ses relations avec le roi en une liaison épurée de confiance et d’amitié. C’était également une manière d’affermir sa situation en la régularisant, et de se mettre à l’abri des accès de dévotion dont le souvenir du sort de Mme de Châteauroux lui faisait toujours craindre le retour. De malicieux témoins allaient jusqu’à prétendre qu’elle se préparait pour prendre, le cas échéant, la place de Mme de Maintenon. Un confesseur facile, le père jésuite de Sacy, s’était prêté à cet accommodement et lui avait même fait écrire à M. d’Etiolés, son mari, une lettre touchante de repentir. On sait quel fut le dénouement de la comédie : le mari, bien avisé, refusa de recevoir la lettre, et le directeur fut désavoué par ses supérieurs. Tout rentra ainsi dans l’ordre ou dans le désordre accoutumé. Il n’y eut que la Compagnie de Jésus qui dut quelques années plus tard, quand un orage s’éleva contre elle, payer cher son défaut de complaisance, se justifiant ainsi, aux yeux de la postérité chrétienne, de tous les reproches dont le relâchement prétendu de ses doctrines morales avait été l’objet. Mais, en attendant, la marquise, prenant au sérieux son rôle de pénitente, passait une partie de son temps en exercices religieux, ce qui l’obligeait à restreindre le nombre de ses visiteurs et la longueur de ses audiences. Knyphausen frappa plusieurs fois à sa porte, qui lui fut toujours refusée, et, désespérant d’être admis, il engagea son maître à écrire lui-même une lettre qu’il serait chargé de porter : Frédéric ne se refusait pas absolument à cet acte de déférence, pourvu qu’il fût assuré que son avance serait bien accueillie. Finalement, à une nouvelle instance, la marquise se décida à répondre qu’elle ne pouvait recevoir les ambassadeurs en particulier, qu’elle avait chargé le maréchal de Belle-Isle de se faire l’interprète de ses respects pour Sa Majesté prussienne, et qu’elle priait Knyphausen lui-même de se servir de cet intermédiaire s’il avait quelque communication à lui faire. En même temps elle exprimait ses véritables sentimens dans un billet adressé au duc de Nivernais pour lui annoncer le départ de leur ami commun, le maréchal de Richelieu, chargé d’une expédition maritime dans la Méditerranée : « Il n’y a que les partis bons et formes, lui disait-elle, qui soient convenables à un aussi grand roi que le nôtre. Vous pouvez en informer Sa Majesté prussienne, ainsi que du peu d’intérêt que je prends à la banque anglaise, quoi que lui en ait dit son enragé de Chambrier. Ce n’est en vérité pas ma faute s’il a fait souvent de mauvaises digestions[21]. »

Mais Nivernais n’était plus en humeur de faire entendre à Sa Majesté prussienne aucune vérité désagréable, car, soit qu’il se fût laissé réellement séduire, soit que, malgré toutes les ressources de son esprit, il n’eût pas trouvé d’autre manière de déguiser l’embarras croissant de sa situation, il en était arrivé à ne plus jurer que par les mérites, les vertus et même la bonne foi du grand Frédéric. Ne recevant aucune réponse de sa cour sur les instructions qu’il avait demandées au sujet de l’alliance définitive que le roi de Prusse proposait de renouveler, — averti par le bruit public, et probablement aussi par des correspondances privées qui ne lui manquaient pas, de ce qui se tramait à Versailles dans un autre sens tout opposé, — il n’y avait, ce semble, pour lui qu’une seule conduite à suivre : c’était de se tenir sur une froide réserve, de faire sans bruit, mais assez ouvertement, ses préparatifs de départ, puis de s’expliquer avec son ministre par la voie la plus prompte et la plus directe sur la fâcheuse figure que lui faisait faire la prolongation du silence et du mystère. Sa grande situation à la cour, l’amitié de Mme de Pompadour, lui permettaient une franche déclaration de ce genre. Il semble que la prudence et plus encore la dignité la lui commandaient.

Il n’en jugea point ainsi, je ne sais, en vérité, par quelle aberration d’esprit. Les instructions qu’on ne lui donnait pas, il y suppléa lui-même, et crut devoir rédiger, puis expédier à sa cour un projet de traité qu’on ne lui demandait pas. Ce n’était que l’ancien traité de 1741, légèrement modifié, mais toujours avec un caractère vaguement et exclusivement défensif, n’offrant à la France aucun concours pour la guerre présente, mais seulement une garantie éventuelle contre le cas très peu probable où son territoire européen serait attaqué. C’est ce que Bernis, dans ses Mémoires, appelle avec raison, il faut en convenir, une véritable dérision. Il était dérisoire, en effet, au lendemain du jour où la Prusse venait d’apporter à notre ennemie un concours actif et immédiatement utile, de réclamer d’elle une garantie contre un genre d’agression que rien ne faisait craindre et des dangers qui ne pouvaient naître que dans un avenir éloigné et indéfini. Moins sérieux encore que la proposition elle-même étaient les motifs présentés par Nivernais pour la justifier. Il se bornait à dire que la Prusse, on paraissant se retourner du côté de la France, annulerait l’effet moral causé par le pas qu’elle avait fait vers l’Angleterre, et qu’on garderait ainsi une porte ouverte pour opérer un jour un retour à l’ancien système. Il allait même assez naïvement jusqu’à convenir que peu importait que cette démarche rétrograde fût faite de bonne ou mauvaise foi par Frédéric, pourvu que l’apparence fût sauvée et l’impression produite[22].

Mais il était un autre genre d’effet moral auquel il était singulier qu’un ambassadeur de France n’eût pas songé : c’était celui du spectacle que donnerait le petit-fils de Louis XIV recherchant et serrant affectueusement la main qui venait de le frapper, et plaçant lui-même le petit-fils du margrave de Brandebourg dans une situation supérieure aux deux plus grandes puissances d’Europe, comme leur protecteur commun et l’arbitre chargé de leur tracer la limite où il leur était permis de se mouvoir. Qu’un tel rôle fût flatteur pour l’amour-propre de Frédéric, on le conçoit sans peine ; mais il était moins naturel de l’imposer à la dignité du roi de France. Aussi, avant même que le projet ébauché par Nivernais fût arrivé à Paris, toute idée d’un renouvellement d’alliance avec la Prusse était repoussée dans le conseil à l’unanimité, moins la voix du maréchal de Belle-Isle, resté seul fidèle aux souvenirs de ses beaux jours, et, sans son intervention, un ordre de retour aurait été immédiatement envoyé à Nivernais. C’est Knyphausen qui rapporte cette délibération : comment Nivernais pouvait-il l’ignorer ? Il aurait dû savoir aussi que de tous les avis, le plus net, le plus impatient dans le sens d’un refus absolu, était celui du roi lui-même. On ne peut pas dire que le sentiment royal qui survivait chez Louis XV à tant de faiblesses l’ait mal inspiré dans cette occasion[23].

Comment un gentilhomme comme Nivernais fut moins délicat on fait d’honneur qu’un prêtre comme Bernis, un vieil intendant comme Rouillé et les financiers Séchelles et Machault, c’est ce qu’on s’expliquerait difficilement si on ne savait qu’il revenait de Potsdam, où il avait été convié à passer plusieurs jours. C’était un honneur insigne réservé en général aux princes et qui n’avait été conféré qu’au maréchal de Saxe, et il venait d’être comblé de caresses, de complimens et de flatteries auxquels une tête plus solide que la sienne aurait eu peine à résister. Frédéric n’avait rien négligé pour faire sa conquête, non qu’il attachât beaucoup de prix à signer avec lui une convention dont il aurait sans doute été flatté, — qui surtout ne l’aurait pas gêné, — mais qui au fond, maintenant que ses intérêts les plus importans étaient assurés, ne le touchait que médiocrement. Ce n’était pas là son but principal ; mais la sévérité du jugement porté en France sur son dernier acte l’importunait, et il cherchait quelque moyen de la désarmer. Du mécontentement de ceux qui détenaient le pouvoir il prenait assez aisément son parti. Mais il était un autre genre d’opinion dont il était le premier, presque le seul des hommes d’Etat d’Europe, à deviner l’importance et dont il tenait essentiellement à garder les suffrages : c’était l’opinion des lettrés, des écrivains, de ceux qu’on appelait déjà les philosophes, et qui, par l’éclat de leur talent, par leur mouvement d’idées, par la direction qu’ils imprimaient à l’esprit public, commençaient à exercer plus d’action que les dépositaires débiles de l’autorité royale. C’était parmi eux qu’il avait de longue date déjà cherché, acquis, soudoyé des amis et des serviteurs. Il ne faut pas que cette clientèle lui échappe, ou qu’une susceptibilité patriotique la lui dispute, car elle a la parole à la main, et c’est elle qui, si on l’attaque à la cour, doit plaider et gagner sa cause devant le pays. C’est là un genre de service que Voltaire, dans plus d’une circonstance critique, s’est déjà prêté à lui rendre. Si cet ami de sa jeunesse était là, ce serait bien simple et bientôt fait. Avec un pamphlet et une épigramme, Voltaire aurait déjà mis les rieurs de son côté. Et le public français, composé de spectateurs désœuvrés qui assistent à la politique comme à la comédie, est aisément de l’avis de ceux qui le font rire. Par malheur, la vieille amitié du poète et du roi vient de se rompre, par suite d’une incompatibilité que la vie commune a fait éclater entre l’humeur agitée de l’un et la taquinerie despotique de l’autre. Choyé, encensé d’abord à Berlin, Voltaire en est parti hier en disgrâce et presque en fuite. Il n’y a plus rien à lui demander ni à compter sur lui. Mais voici un beau seigneur, membre de l’Académie française, qui se pique de lettres et même de poésie : si ses compositions littéraires sont faibles, l’éclat de son rang couvre la défaillance de son talent ; il a su se faire une cour de beaux esprits flattés de le compter parmi les leurs et auxquels il témoigne autant d’égards qu’il reçoit d’eux de déférences. C’est un défenseur tout trouvé. Que, partant de Potsdam, il retourne en France ébloui du génie de son hôte, chantant ses louanges, présentant les faits comme on les lui a fait voir, il n’en faut pas davantage : Paris sera bientôt converti, et Paris c’est la France ; Paris c’est surtout déjà plus qu’il n’en faut pour tenir tête à Versailles.

Aussi rien n’égale l’art souverain avec lequel, tenant Nivernais sous sa main, Frédéric s’appliqua à le charmer, en mêlant habilement à des discussions politiques où il lâchait de le convaincre, tout en se laissant contredire et en le faisant briller, des fêtes où il avait soin de le faire paraître aussi à son avantage. « Nous avons ici, écrivait-il à son frère le prince de Prusse, le duc de Nivernais : il y a eu, comme vous pouvez l’imaginer, beaucoup de politique sur le tapis, ce qui n’est guère amusant à la longue… Pour varier la matière, nous avons eu deux intermèdes qui au moins nous font rire. »

Rien n’était mieux entendu que ce mélange pour le charme qu’il voulait exercer : car l’aisance à passer sans effort des plaisirs aux affaires était précisément le mérite où Nivernais avait la réputation d’exceller, et dont plus tard un malicieux secrétaire qui l’avait observé de près (le fameux chevalier d’Eon) lui faisait compliment dans ce portrait qui ne lui aurait pas déplu : « C’est le plus enjoué et le plus aimable des ministres d’Europe ; il a passé dans toutes les places et ambassades qu’il a eues comme Anacréon couronné de roses, chantant le plaisir même au milieu des plus pénibles travaux. » Rien de mieux fait pour éblouir une société germanique que cette grâce avec laquelle Nivernais savait passer sans peine du plaisant au sévère, tenant toujours les reparties prêtes sur tous les sujets, sachant donner la réplique à Frédéric même dans cette langue poétique qu’ils se plaisaient à manier l’un et l’autre, et faisant éclore à propos du moindre incident un impromptu ou un madrigal. Avec cet agrément que rien n’altérait, Nivernais ravit réellement tout le monde et ne put manquer de s’en apercevoir : on est aisément content des autres quand on l’est de soi-même[24].

Un des moyens encore que Frédéric employa pour gagner Nivernais, ce fut de lui témoigner en plusieurs occasions une apparence de parfaite confiance. Ainsi, le hasard fit que ce fût précisément pendant la courte durée de ce séjour qu’arriva à Potsdam la cassette qui contenait l’instrument original de la convention anglaise, celui qui portait la signature des plénipotentiaires et qui devait être revêtu des ratifications royales. Avant d’y toucher, Frédéric manda Nivernais dans son cabinet afin de l’ouvrir en sa présence, et lui tendit la pièce, sans prendre le temps d’y avoir jeté les yeux lui-même, pour qu’il pût se convaincre qu’il n’y trouverait aucun article secret dont (comme on l’avait prétendu) il n’eût pas donné communication à la France, et dont elle pourrait s’alarmer : « Je me regarderais, disait-il, comme le plus infâme et le dernier des hommes si vous y trouviez un mot de plus que ce dont je vous ai donné connaissance[25]. »

Enfin, soit pour lui montrer qu’il n’était aucun sujet, quelque délicate qu’en fût la nature, qu’il ne fût à l’aise de traiter avec lui, soit pour le sonder et le faire parlera son tour, il ne craignit pas d’aborder lui-même le bruit répandu des négociations en cours entre Versailles et Vienne, mais il s’y prit d’une manière si étrange qu’il vaut mieux laisser Nivernais en rendre compte lui-même : « Le roi de Prusse, écrit-il, m’a proposé une idée qu’il a nommée singulière, en me disant qu’il croyait que nous pourrions on tirer un grand parti dans la circonstance présente. Ce serait, m’a-t-il dit en propres termes, que vous voulussiez amadouer la cour de Vienne en la leurrant de l’élection du roi des Romains et que nous lassions avec elle un traité qui ne manquerait pas de choquer vivement la cour d’Angleterre et l’éloignerait de celle de Vienne ; qu’alors il profilerait de cette aigreur pour engager l’Angleterre à retirer la Russie de l’alliance de la cour de Vienne, et que, une fois la triple alliance dissoute, ce serait le plus grand bien qui pourrait arriver à notre système. Vous sentez bien, Monsieur, que j’ai apprécié ce roman politique pour ce qu’il vaut, et j’ai compris sans peine que cela voulait dire qu’il soupçonne que nous traitons avec la cour de Vienne. » Nivernais n’avait pas tort de ne pas prendre cette ouverture si singulièrement faite au sérieux, car quelques jours après, le roi étant revenu sur le même sujet, mais cette fois avec une humeur mal déguisée, quand il voulut lui rappeler que c’était lui-même qui avait regardé comme possible un arrangement de la France avec la cour d’Autriche et en avait même tracé le plan : « Oui, ce serait bien, dit-il vivement en détournant la conversation, mais à une condition : c’est que ce fût fait de concert entre nous[26]. »

Le résultat de ces conversations et de ces confidences, prises, interrompues et reprises avec tant d’art, fut que, quand Nivernais revint à Berlin, il était dans un véritable état d’enchantement. Le ministre Podewils, en particulier, qu’il dut entretenir de ce qui s’était passé dans ses entretiens avec le roi, ne constatait pas sans surprise combien son langage était différent de celui qu’on tenait à Versailles. — « J’ai cru entrevoir, écrivait-il à Frédéric, quoique dans des discours très enveloppés du duc de Nivernais, qu’il y a (suivant lui) trop d’humeur dans les entretiens du Sr Rouillé avec le baron de Knyphausen, dont il a cru peut-être avoir été dupe dans cette affaire ; et il m’avoua, quoique dans la plus grande confidence, qu’il lui semblait que M. de Rouillé n’était pas à son aise vis-à-vis du baron de Knyphausen… Enfin il m’a promis de faire un rapport fidèle à sa cour et le meilleur usage du monde de la confiance sans borne qu’on lui avait marquée ; qu’il en attendrait la réponse en continuant d’agir en ministre bien intentionné et véritable, fidèle et zélé serviteur de Votre Majesté, dont il m’a paru plus content que jamais… » — Une seconde conversation laissa à Podewils la même impression. Comme il s’était plaint que la mauvaise humeur durait toujours à la cour de France, et que Knyphausen eu recevait les éclats : — « M. de Nivernais convint de tout, dit-il, et me fit entendre que la plaie était trop fraîche pour ne pas saigner encore de temps en temps, qu’il n’y avait certainement pas de sa faute. Je l’ai trouvé, comme à son ordinaire, fort raisonnable et fort doux[27]. »

A la vérité, les Français témoins de cet état d’esprit étaient loin de s’en montrer aussi satisfaits que le ministre prussien et ne se gênaient pas pour dire entre eux ce qu’ils en pensaient. La Touche, chez qui la disgrâce et une situation faussée éveillaient naturellement l’esprit critique, faisait confidence de ses sentimens au comte de Broglie qui, de Dresde, suivait la situation avec inquiétude. — « Ces distinctions et ces cajoleries qui inquiètent quelques-uns de mes collègues dans cette cour, disait-il, font sur moi une impression bien différente et je crains que cette coquetterie du roi de Prusse ne soit qu’une séduction. Tenez ceci, s’il vous plaît, pour vous seul. » — Et le comte de Broglie, ainsi averti, écrivait à Nivernais lui-même : — « Prenez garde ! Ceux qui connaissent le mieux le roi de Prusse, ne regardent pas comme de bon augure les politesses distinguées qu’il a pour vous, et pensent qu’il ne faut jamais moins compter sur ce prince que quand il caresse, ou pour mieux dire quand il affecte de caresser[28]. »

En France même, enfin, on commença bientôt à s’étonner qu’il se plût à prolonger un séjour qui aurait dû lui être pénible : le ministre s’impatientait qu’il ne comprît pas ou ne voulût pas comprendre que le silence gardé sur le projet d’alliance dont il avait envoyé le texte était un refus tacite de s’y associer. On aurait voulu qu’il trouvât un prétexte honnête pour se retirer sans bruit et sans briser les vitres avec Frédéric. Sa santé, dont il se plaignait constamment et qui devait souffrir de l’hiver du Nord’ en fournissait un tout naturel. On lui écrivit donc que, puisque le climat l’incommodait, le roi lui permettait d’abréger, à son gré, son ambassade. En remerciant de cette marque d’attention : — « J’en userai, répondit-il, mais je n’en abuserai pas. » Il fallut bien alors se résoudre à parler clairement, et le 13 mars il reçut de Rouillé ce billet dont la politesse déguisait mal un fond de sécheresse et de mécontentement : — « J’aurais cru, Monsieur, que vous auriez compris par les lettres particulières que j’ai eu l’honneur de vous écrire que le roi ne croit pas devoir se presser de renouveler son traité avec le roi de Prusse. Il faut donc vous confier ce secret, afin que vous preniez vos arrangemens pour votre retour de façon, cependant, que la cour où vous êtes n’en prenne aucun ombrage. Nous avons, Monsieur, depuis près de deux ans, proposé de renouveler ce traité : le roi de Prusse a fait la sourde oreille jusqu’au temps où il a fait la convention avec le roi d’Angleterre. Actuellement il le désire, et Sa Majesté ne croit pas devoir se presser et se déterminer dans les circonstances présentes. Ce que j’ai l’honneur de vous marquer sera pour vous seul : je vous prie de brûler cette lettre et d’en oublier le contenu. (De ma main ; billet lu et approuvé par Sa Majesté[29].) » Il semblait bien cette fois qu’il n’y eût plus qu’à se mettre en route ; mais Nivernais, qui sentait qu’un froid accueil l’attendait en France, n’était pas pressé de s’arracher à l’atmosphère de flatteries dont il était entouré. La lettre officielle qui accompagnait le billet de Rouillé lui faisait savoir que, pour ne pas donner à son départ un caractère trop accusé de rupture, on lui envoyait un successeur, qui serait en même temps celui du ministre ordinaire, La Touche, reconnu insuffisant pour son poste ; et le choix n’était pas fait pour déplaire à Frédéric, puisque c’était le marquis de Valori, déjà accrédité auprès de lui pendant plus de dix ans et avec qui il avait vécu dans des relations, quelquefois orageuses, mais toujours amicales. Le moyen était plus ou moins heureusement imaginé pour répondre à des politesses tardives sans trop en paraître dupe.

L’arrivée de Valori ne pouvant avoir lieu avant quelques semaines, Nivernais crut devoir l’attendre pour le présenter, bien qu’une vieille connaissance n’eût pas besoin d’introducteur, et il y gagna d’assister assez gauchement en tiers à une scène de comédie, le roi sautant au cou du nouveau ministre de Franco, comme s’il n’eût eu rien de plus cher au monde. « Excusez, monsieur le duc, dit-il en se retournant vers Nivernais, ce sont deux bons et anciens amis qui avaient désespéré de se revoir[30]. » Puis il ajouta : « Je lui dirai, comme à vous, que j’ai pu avoir des torts de forme, mais que je reste dévoué au roi. »

Mais enfin il fallait partir, et rien n’égala la tendresse des adieux. « Je dois, lui écrivait Frédéric, ménager votre modestie ; mais rien ne m’empochera de penser ni de dire ce que je pense. Vous pouvez être sûr que votre souvenir ne périra pas dans ce pays tant que je l’habiterai. La nature m’a donné une âme sensible et un cœur reconnaissant, et il ne faut que cela pour conserver une impression éternelle du séjour que vous avez fait ici. Soyez persuadé que vous conserverez dans ce pays-ci des amis qui ne le céderont point aux sentimens et aux parens que vous avez en France. J’espère que vous me compterez de ce nombre et que vous ajouterez foi à l’amitié et à, l’estime que je vous ai vouées[31]. » Et en conversation il s’exprimait plus chaudement encore : « Je suis bien malheureux, disait-il, que M. de Nivernais ne soit pas né à Berlin, je vous assure bien que je ne l’enverrais à. aucune ambassade et qu’il ne sortirait pas de chez moi. Je dirai de lui ce qu’on disait à Home de la mort de Marcellus : « Les Dieux n’ont fait que le montrer à la terre. » Ce n’était pas la peine de faire sa connaissance pour le perdre pour toujours. » Enfin il écrivait à Knyphausen qu’il ne pouvait rien faire de mieux, une fois Nivernais de retour, que de prendre et de suivre ses conseils.

Il eût été difficile de répondre sans quelque émotion à de pareilles déclarations. Il y avait pourtant un excès qu’un homme de goût aurait, il semble, pu éviter. Etait-il nécessaire de dire : « A peine arrivé à Versailles, à défaut du bonheur de faire sa cour à Votre Majesté, je jouirai du bonheur d’être témoin de la sensibilité extrême du roi mon maître pour les marques de votre amitié et de l’augmenter encore s’il est possible ? » et était-on forcé d’ajouter : « Il n’y a point d’expression dans la langue pour rendre les sentimens que Votre Majesté m’inspire et dont mon cœur est vraiment pénétré. Je ne forme pas le souhait d’être d’une autre patrie que la mienne, je serais indigne d’elle ; mais j’avoue que la distance qui la sépare des États de Votre Majesté ne me permettra pas d’y être heureux désormais. Je la supplie de compter sur la sincérité des sentimens, qui est gravée dans mon cœur et qui durera autant que moi[32]. »

On sait comment Voltaire a raconté dans ses Mémoires la mission dont on vient de lire le récit exact. « Le roi de France, voulant retenir le marquis de Brandebourg dans son alliance, lui avait envoyé le duc de Nivernais, homme d’esprit et qui faisait de très jolis vers. L’ambassade d’un duc et pair et d’un poète semblait devoir flatter le goût de Frédéric : il se moqua du roi de France et signa son traité avec l’Angleterre le jour même que l’ambassadeur arriva à Berlin, joua très joliment le duc et pair, et fit une épigramme contre le poète. »

D’épigramme il n’y en eut point, et il n’en fut jamais question. Mais la raillerie a plus d’une forme. Et est-il bien sûr qu’en comblant Nivernais de tendresses, comme en lisant sa prose ou ses vers, Frédéric n’ait jamais souri ? Voltaire, grand connaisseur en fait de malice, ne s’y était pas trompé.


Duc DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue des 15 août, 1er septembre et 1er octobre
  2. Frédéric au duc de Brunswick, 13 octobre 1755. — Pol. Corr., t. XI, p. 334 à 337.
  3. Pol. Corr. Frédéric à Knyphausen, 1er et 15 novembre 1755, t. IX, p. 360, 372. Au duc de Brunswick, 24 novembre, 5 décembre 1755, p. 397, 413.
  4. Martens, Traités conclus par la Russie avec l’Angleterre, p. 182-185. — Beer, p. 352-358.
  5. Pol. Corr., t. XI, p. 427, 452, 453. — Ranke, Ursprung des siebenjährigen Krieges, p. 486.
  6. La Touche à Rouillé, 27 décembre 1755, 6 janvier 1756 (Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères). — Pol. Corr., t. XII, p. 49.
    La note de Frédéric est datée du 24 janvier, jour où il la communique à son ministre Podewils ; mais elle a dû évidemment être rédigée plusieurs jours avant.
  7. Nivernais à Rouillé, 17 janvier 1735 (Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères). — Pol. Corr., t. XII, p. 43.
  8. C’est, ici la seule allusion que Frédéric ait faite à un secours qu’il aurait pu donner à la France, si elle avait attaqué le Hanovre, au moment où il en donnait le conseil. On voit qu’elle est très vague et ne ressemble nullement à la proposition d’action commune qui, suivant Bernis et les historiens qui l’ont suivi, aurait été faite par la Prusse et repoussée par la France.
  9. Nivernais à Rouillé, 22, 25, 28 janvier 1756 (Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères). — J’ai résumé ici les argumens présentés par Frédéric pour sa justification, tels qu’ils se trouvent dans trois dépêches de Nivernais, rendant compte de plusieurs entretiens, et trop longues pour être intégralement insérées. Mais le fond est rigoureusement exact et les paroles le plus souvent textuellement citées. On ne peut supposer ici aucune invention de Nivernais, qui était disposé, non à prendre en mauvaise part ce qui venait de Frédéric, mais à l’indulgence, à l’approbation, voire même à l’admiration pour lui.
  10. Nivernais à Rouillé, 3 février 1756. — Les dernières phrases sont tirées d’une lettre non datée, citée par M. Lucien Perey, Un petit-neveu de Mazarin, p. 367. — Comme elle ne se trouve pas aux Affaires étrangères, elle doit être tirée des archives d’Havrincourt, dont cet écrivain a ou communication.
  11. Le duc de Nivernais au comte de Broglie, 20 février 1756 (Supplément à la Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères).
  12. Knyphausen à Frédéric. 21, 23, 26, 30 janvier. — Pol. Cor., t. XII, p. 70, 71. 93.
  13. Pol. Corr., t. XII, p. 72, 73, 85, 93-98, 114.
  14. Bernis, Mémoires, t. I, p. 243. — D’Arneth, t. IV, p. 407-414. 500. — Kaunitz à Stahremberg, 21 janvier 1756 (Archives de Vienne).
  15. Stahremberg à Kaunitz, 5 et 7 février 1756 (Archives de Vienne. — Bernis Mémoires, p. 261).
  16. Klingraeffen, ministre à Vienne, à Frédéric, 11 février 1756. — Pol. Corr., t. XII, p. 127.
  17. D’Aubeterre à Rouillé, 4 février 1756 (Correspondance de Vienne : ministère des Affaires étrangères. Cf. Pol. Corr., t. XII, p. 179).
  18. Keith à lord Holderness, 4, 11 février 1756 (Record office).
  19. Pol. Corr., t. XI, p. 352-377, 389 ; t. XII, p. 100, 101, 107, 111, 122, 12, 127, 130, 130, 149, 171, etc. — Knyphausen à Frédéric, 7 novembre, 1er décembre 1755 ; 13 février, 1 et 8 mars 1756 (Ministère des Affaires étrangères). — Frédéric à d’Arget, 16 février 1756 (Correspondance générale).
  20. Pol. Corr., t. XII, p. 73, 99.
  21. Pol. Corr., t. XII, p. 140, 160, 164, 170. 189. — Mme de Pompadour au duc de Nivernais, 28 février 1756. — Lucien Perey, Le petit-neveu de Mazarin, p. 354.
  22. Lucien Perey, p. 347.
  23. Pol. Corr., t. XII, p. 119.
  24. Pol. Corr., t. XII, p. 132. — Frédéric au prince de Prusse, 22 février 1756. — J’ai cité le portrait de Nivernais par le chevalier d’Éon dans le Secret du Roi, t. II, p. 106.
  25. Pol. Corr., t. XII. p. 162. — Frédéric à Knyphausen, 2 mars 1756.
  26. Nivernais à Rouillé, 27 février 1756 (Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères).
  27. Pol. Corr., t. XII, p. 145, 159.
  28. La Touche au comte de Broglie. — Le comte de Broglie à Nivernais (Correspondance supplémentaire de Prusse : ministère des Affaires étrangères).
  29. Lucien Perey, p. 302. — Stahremberg à Kaunitz, 4 mars 1756 (Archives de Vienne). C’est Stahremberg qui raconte l’impatience causée au ministère par la durée du séjour de Nivernais à Berlin, et les efforts faits pour le lui faire comprendre. Il en tenait le détail de Rouillé lui-même. — M. Lucien Perey cite bien une lettre de ce ministre, approuvant complètement la conduite de Nivernais, mais cette lettre, dont on ne donne pas la date, a trait évidemment aux dépêches de Nivernais rapportant ses premiers entretiens avec Frédéric, dans lesquels il avait effectivement d’abord bien maintenu son terrain.
  30. Valori, Mémoires, t. I, p. 202.
  31. Lucien Perey, p. 392.
  32. Nivernais à Frédéric, 19 mars 1756 (Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères).