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Le Crime de lord Arthur Savile (recueil)/Contes/L’Ami Dévoué

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L’Ami Dévoué
Traduction par Albert Savine.
Stock (Le Crime de lord Arthur Savilep. 98-123).
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Contes

L’AMI DÉVOUÉ



Un matin, le vieux rat d’eau mit sa tête hors de son trou. Il avait des yeux ronds très vifs et d’épaisses moustaches grises. Sa queue semblait un long morceau de gomme élastique noire.

Des petits canards nageaient dans le réservoir, semblables à une troupe de canaris jaunes et leur mère, toute blanche avec des jambes rouges, s’efforçait de leur enseigner à piquer leur tête dans l’eau.

— Vous ne pourrez jamais aller dans la bonne société si vous ne savez pas piquer votre tête, leur disait-elle.

Et, de nouveau, elle leur montrait comment il fallait s’y prendre. Mais les petits canards ne faisaient nulle attention à ses leçons. Ils étaient si jeunes qu’ils ne savaient pas quel avantage il y a à vivre dans la société.

— Quels désobéissants enfants ! s’écria le vieux rat d’eau. Ils mériteraient vraiment d’être noyés !

— Le Ciel m’en préserve ! répliqua la cane. Il faut un commencement à tout et des parents ne sauraient être trop patients.

— Ah ! je n’ai aucune idée des sentiments que peuvent éprouver des parents, dit le rat d’eau. Je ne suis pas un père de famille. En fait, je ne me suis jamais marié et je n’ai jamais songé à le faire. Sans doute l’amour est une bonne chose à sa manière, mais l’amitié vaut bien mieux. Certes, je ne sais rien au monde qui soit plus noble ou plus rare qu’une amitié dévouée.

— Et quelle est, je vous prie, votre idée des devoirs d’un ami dévoué ? demanda une linotte verte perchée sur un saule tordu et qui avait écouté la conversation.

— Oui, c’est justement ce que je voudrais savoir, fit la cane, et elle nagea vers l’extrémité du réservoir et piqua sa tête pour donner à ses enfants le bon exemple.

— Quelle question niaise ! cria le rat d’eau. J’entends que mon ami dévoué me soit dévoué, parbleu !

— Et que ferez-vous en retour ? dit le petit oiseau, s’agitant sur une ramille argentée et battant de ses petites ailes.

— Je ne vous comprends pas, répondit le rat d’eau.

— Laissez-moi vous conter une histoire à ce sujet, dit la linotte.

— L’histoire est-elle pour moi ? demanda le rat d’eau. Si oui, je l’écouterai volontiers, car j’aime les contes à la folie.

— Elle vous est applicable, répondit la linotte.

Elle s’envola et, s’abattant sur le bord du réservoir, elle conta l’histoire de l’Ami dévoué.

« Il y avait une fois, dit la linotte, un honnête garçon nommé Hans.

— Était-ce un homme vraiment distingué ? demanda le rat d’eau.

— Non, répondit la linotte. Je ne crois pas qu’il fût du tout distingué, sauf par son bon cœur et sa brune et plaisante figure ronde. Il vivait dans une pauvre maison de campagne et tous les jours il travaillait son jardin. Dans tout le terroir, il n’y avait pas de jardin aussi joli que le sien. Il y poussait des œillets de poète, des giroflées, des bourses à pasteur, des saxifrages. Il y poussait des roses de Damas, des roses jaunes, des crocus lilas et or, des violiers rouges et blancs. Selon les mois y fleurissaient à tour de rôle églantines et cardamines, marjolaines et basilics sauvages, primevères et iris d’Allemagne, asphodèles et œillets-girofles. Une fleur prenait la place d’une autre fleur. Aussi y avait il toujours de jolies choses à regarder et d’agréables odeurs à respirer.

Le petit Hans avait beaucoup d’amis, mais le plus dévoué de tous était le grand Hugh le meunier. Vraiment le riche meunier était si dévoué au petit Hans qu’il ne serait jamais allé à son jardin sans se pencher sur les plates bandes, sans y cueillir un gros bouquet ou une poignée de salades succulentes ou sans y remplir ses poches de prunes ou de cerises selon la saison.

— De vrais amis possèdent tout en commun, avait l’habitude de dire le meunier.

Et le petit Hans approuvait de la tête, souriait et se sentait tout fier d’avoir un ami qui pensait de si nobles choses.

Parfois, cependant, le voisinage trouvait étrange que le riche meunier ne donnât jamais rien en retour au petit Hans, quoiqu’il eût cent sacs de farine emmagasinés dans son moulin, six vaches laitières et un grand nombre de bêtes à laine ; mais Hans ne troubla jamais sa cervelle de semblables idées. Rien ne lui plaisait davantage que d’entendre les belles choses que le meunier avait coutume de dire sur la solidarité des vrais amis.

Donc, le petit Hans travaillait son jardin. Le printemps, l’été et l’automne, il était très heureux ; mais quand venait l’hiver et qu’il n’avait ni fruits ni fleurs à porter au marché, il souffrait beaucoup du froid et de la faim et souvent il se couchait sans avoir mangé autre chose que quelques poires sèches et quelques mauvaises noix. L’hiver aussi, il était extrêmement isolé, car le meunier ne venait jamais le voir dans cette saison.

— Il n’est pas bon que j’aille voir le petit Hans tant que dureront les neiges, disait souvent le meunier à sa femme. Quand les gens ont des ennuis, il faut les laisser seuls et ne pas les tourmenter de visites. Ce sont là du moins mes idées sur l’amitié et je suis certain qu’elles sont justes. Aussi j’attendrai le printemps et alors j’irai le voir : il pourra me donner un grand panier de primevères et cela le rendra heureux.

— Vous êtes certes plein de sollicitude pour les autres, répondait sa femme assise dans un confortable fauteuil près d’un beau feu de bois de pin. C’est un vrai régal que de vous entendre parler de l’amitié. Je suis sûre que le curé ne dirait pas d’aussi belles choses que vous là-dessus, quoiqu’il habite une maison à trois étages et qu’il porte un anneau d’or à son petit doigt.

— Mais ne pourrions-nous engager le petit Hans à venir ici ? interrogeait le jeune fils du fermier. Si le pauvre Hans a des ennuis, je lui donnerai la moitié de ma soupe et je lui montrerai mes lapins blancs.

— Quel niais vous êtes ! s’écria le meunier. Je ne sais vraiment pas à quoi il sert de vous envoyer à l’école. Vous semblez n’y rien apprendre. Parbleu ! si le petit Hans venait ici, s’il voyait notre bon feu, notre excellent souper et notre grosse barrique de vin rouge, il pourrait devenir envieux. Or l’envie est une bien terrible chose et qui gâterait les meilleurs caractères. Certes je ne souffrirai pas que le caractère d’Hans soit gâté. Je suis son meilleur ami et je veillerai toujours sur lui et aurai soin qu’il ne soit exposé à aucune tentation. En outre, si Hans venait ici, il pourrait me demander de lui donner un peu de farine à crédit, et cela je ne puis le faire. La farine est une chose et l’amitié en est une autre, et elles ne doivent pas être confondues. Ma foi ! ces mots s’orthographient différemment et signifient des choses toutes différentes. Chacun sait cela.

— Comme vous parlez bien, dit la femme du meunier en lui tendant un grand verre de bière chaude. Je me sens vraiment tout endormie. C’est tout à fait comme à l’église.

— Beaucoup agissent bien, répliqua le meunier, mais peu savent bien parler, ce qui prouve que parler est de beaucoup la chose la plus difficile et aussi la plus belle des deux.

Et il regarda sévèrement par dessus la table son jeune fils qui se sentit si honteux de lui-même qu’il baissa la tête, devint presque écarlate et se mit à pleurer dans son thé.

Il était si jeune que vous l’excuserez.

— C’est là la fin de l’histoire ? demanda le rat d’eau.

— Non pas, répliqua la linotte. C’est le commencement.

— Alors vous êtes tout à fait en arrière sur votre temps, reprit le rat d’eau. Tout bon conteur, aujourd’hui, débute par la fin, reprend au début et termine par le milieu. C’est la nouvelle méthode. J’ai entendu cela de la bouche d’un critique qui se promenait autour du réservoir avec un jeune homme. Il traitait la question en maître et je suis sûr qu’il devait avoir raison, car il avait des lunettes bleues et la tête chauve ; et, quand le jeune homme lui faisait quelque observation, il répondait toujours : « Peuh ! » Mais continuez, je vous prie, votre histoire. J’aime beaucoup le meunier. J’ai moi-même toute sorte de beaux sentiments : aussi y a-t-il une grande sympathie entre nous.

— Bien ! fit la linotte sautillant tantôt sur une patte et tantôt sur l’autre. Sitôt que l’hiver fut passé, dès que les primevères commencèrent à ouvrir leurs étoiles jaune pâle, le meunier dit à sa femme qu’il allait sortir et faire visite au petit Hans.

— Ah ! quel bon cœur vous avez ! lui cria sa femme. Vous pensez toujours aux autres. Songez à emporter le grand panier pour rapporter des fleurs.

Alors le meunier attacha ensemble les ailes du moulin avec une forte chaîne de fer et descendit la colline, le panier au bras.

— Bonjour, petit Hans, dit le meunier.

— Bonjour, fit Hans s’appuyant sur sa bêche et avec un sourire qui allait d’une oreille à l’autre.

— Et comment avez-vous passé l’hiver ? reprit le meunier.

— Bien, bien ! répliqua Hans, c’est gentil à vous de vous en informer. J’ai bien eu du mauvais temps à passer, mais maintenant le printemps est de retour et je suis presque heureux… Puis, mes fleurs vont bien donner.

— Nous avons souvent parlé de vous cet hiver, Hans, continua le meunier, et nous nous demandions ce que vous deveniez.

— C’est bien bon à vous, dit Hans… Je craignais presque que vous m’ayez oublié.

— Hans, je suis surpris de vous entendre parler de la sorte, fit le meunier. L’amitié n’oublie jamais. C’est ce qu’elle a d’admirable, mais je crains que vous ne compreniez pas la poésie de la vie… Comme vos primevères sont belles, entre parenthèses.

— Certes elles sont vraiment belles, fit Hans, et il est heureux pour moi que j’en aie beaucoup. Je vais les porter au marché et les vendre à la fille du bourgmestre et avec l’argent je rachèterai ma brouette.

— Vous rachèterez votre brouette ? Voulez-vous dire que vous l’avez vendue ? C’est un acte bien niais.

— Certes, oui, mais le fait est, répliqua Hans, que j’y étais obligé. Vous le savez, l’hiver est pour moi une très mauvaise saison et je n’avais vraiment pas le sou pour acheter du pain. Donc j’ai vendu d’abord les boutons d’or de mon habit des dimanches, puis j’ai vendu ma chaîne d’argent et ensuite ma grande flûte. Enfin j’ai vendu ma brouette. Mais maintenant je vais racheter tout cela.

— Hans, dit le meunier, je vous donnerai ma brouette. Elle n’est pas en très bon état. Un des côtés est parti et il y a quelque chose de tordu aux rayons de la roue, mais malgré cela je vous la donnerai. Je sais que c’est généreux de ma part et beaucoup de gens me trouveraient fou de m’en dessaisir, mais je ne suis pas comme le reste du monde. Je pense que la générosité est l’essence de l’amitié et, en outre, je me suis acheté une nouvelle brouette. Oui, vous pouvez être tranquille… Je vous donnerai ma brouette.

— Merci, c’est vraiment généreux de votre part, dit le petit Hans et sa plaisante figure ronde resplendit de plaisir. Je puis aisément la réparer, car j’ai une planche chez moi.

— Une planche ! s’écria le meunier. Parfait ! c’est justement ce qu’il me faut pour le toit de ma grange. Il y a un grand trou et mon blé sera tout humide si je ne le bouche pas. Comme vous avez dit cela à propos ! Il est vraiment à remarquer qu’une bonne action en engendre toujours une autre. Je vous ai donné ma brouette et maintenant vous allez me donner votre planche. Naturellement la brouette vaut beaucoup plus que la planche, mais l’amitié sincère ne remarque jamais ces choses-là. Veuillez me donner tout de suite la planche et je me mettrai aujourd’hui même à l’ouvrage pour réparer ma grange.

— Certainement ! répliqua le petit Hans.

Et il courut à son appentis et en sortit la planche.

— Ce n’est pas une très grande planche, dit le meunier en la regardant, et je crains que lorsque j’aurai réparé le toit de ma grange, il n’en reste pas assez pour que vous raccommodiez la brouette, mais ce n’est naturellement pas ma faute… Et maintenant, comme je vous ai donné ma brouette, je suis sûr que en retour vous voudrez me donner quelques fleurs… Voici le panier, vous aurez soin de le remplir presque entièrement.

— Presque entièrement ? dit le petit Hans presque chagrin, car le panier était de grandes dimensions et il se rendait compte que, s’il le remplissait, il n’aurait plus de fleurs à porter au marché. Or, il était très désireux de racheter ses boutons d’argent.

— Ma foi, répondit le meunier, comme je vous ai donné ma brouette, je ne pensais pas que ce fût trop de vous demander quelques fleurs. Je puis me tromper, mais je croyais que l’amitié, l’amitié vraie était affranchie d’égoïsme de quelque espèce que ce soit.

— Mon cher ami, mon meilleur ami, protesta le petit Hans, toutes les fleurs de mon jardin sont à votre disposition, car j’ai un bien plus vif désir de votre estime que de mes boutons d’argent.

Et il courut cueillir ces jolies primevères et en remplir le panier du meunier.

— Adieu, petit Hans ! dit le meunier en remontant la colline sa planche sur l’épaule et son grand panier au bras.

— Adieu ! dit le petit Hans.

Et il se mit à bêcher gaiement : il était si content d’avoir la brouette.

Le lendemain, il attachait un chèvre-feuille sur sa porte, quand il entendit la voix du meunier qui l’appelait de la route. Alors il sauta de son échelle, courut au bas du jardin et regarda par dessus la muraille.

C’était le meunier avec un grand sac de farine sur son épaule.

— Cher petit Hans, dit le meunier, voudriez-vous me porter ce sac de farine au marché ?

— Oh ! j’en suis fâché, dit Hans, mais je suis vraiment très occupé aujourd’hui. J’ai toutes mes plantes grimpantes à fixer, toutes mes fleurs à arroser, tous mes gazons à faucher à la roulette.

— Ma foi, répliqua le meunier, je pensais qu’en considération de ce que je vous ai donné ma brouette, il serait peu aimable de votre part de me refuser.

— Oh ! je ne refuse pas ! protesta le petit Hans. Pour tout au monde, je ne voudrais pas agir en ami à votre égard.

Et il alla chercher sa casquette et partit avec le gros sac sur son épaule.

C’était une très chaude journée et la route était atrocement poudreuse. Avant que Hans eût atteint la borne marquant le sixième mille, il était si fatigué qu’il dut s’asseoir et se reposer. Néanmoins il ne tarda pas à continuer courageusement son chemin et arriva enfin au marché.

Après une attente de quelques instants, il vendit le sac de farine à un bon prix et alors il s’en retourna d’un trait chez lui, car il craignait s’il s’attardait trop de rencontrer quelque voleur en route.

— Voilà certes une rude journée, se dit Hans en se mettant au lit, mais je suis content de n’avoir pas refusé, car le meunier est mon meilleur ami et, en outre, il va me donner sa brouette.

De très bon matin, le lendemain, le meunier vint chercher l’argent de son sac de farine, mais le petit Hans était si fatigué qu’il était encore au lit.

— Ma parole ! fit le meunier, vous êtes bien paresseux. Quand je pense que je viens de vous donner ma brouette, il me semble que vous pourriez travailler plus vaillamment.

La paresse est un grand vice et, certes, je ne voudrais pas qu’un de mes amis soit paresseux ou apathique. Ne jugez pas mon langage sans façon avec vous. Je ne songerais certes pas à parler de la sorte si je n’étais votre ami. Mais que servirait l’amitié si on ne pouvait dire nettement ce qu’on pense ? Tout le monde peut dire des choses aimables, s’efforcer de plaire et de flatter, mais un ami sincère dit des choses déplaisantes et n’hésite pas à faire de la peine. Tout au contraire, s’il est un ami vrai, il préfère cela, car il sait qu’ainsi il fait du bien.

— Je suis bien fâché, répondit le petit Hans en frottant ses yeux et en enlevant son bonnet de nuit, mais j’étais si fatigué que je croyais que je m’étais couché il y a peu de temps et j’écoutais chanter les oiseaux. Ne savez-vous pas que je travaille toujours mieux quand j’ai entendu chanter les oiseaux ?

— Bon ! tant mieux ! répliqua le meunier en donnant à Hans une claque dans le dos, car j’ai besoin que vous répariez le toit de ma grange.

Le petit Hans avait grand besoin d’aller travailler dans son jardin, car ses fleurs n’avaient pas été arrosées de deux jours, mais il ne voulut pas refuser au meunier, car c’était un bon ami pour lui.

— Pensez-vous qu’il ne serait pas amical de vous dire que j’ai à faire ? demanda-t-il d’une voix humble et timide.

— Ma foi, répliqua le meunier, je ne pensais pas que ce fût beaucoup vous demander, étant donné que je viens de vous faire cadeau de ma brouette, mais naturellement si vous refusez j’irai le faire moi-même.

— Oh ! nullement, s’écria le petit Hans en sautant de son lit.

Il s’habilla et se rendit dans la grange.

Il y travailla toute la journée jusqu’au coucher du soleil et au coucher du soleil le meunier vint voir où il en était.

Avez-vous bouché le trou du toit ? petit Hans, cria le meunier d’une voix gaie.

— C’est presque fini, répondit le petit Hans descendant de l’échelle.

— Ah ! dit le meunier, il n’y a pas de travail plus délicieux que celui que l’on peut faire pour autrui.

— C’est à coup sûr un privilège de vous entendre parler, répondit le petit Hans qui s’arrêta et essuya son front, un très grand privilège, mais je crains de n’avoir jamais d’aussi belles idées que vous.

— Oh ! elles vous viendront, fit le meunier, mais vous devriez prendre plus de peine. À présent vous n’avez que la pratique de l’amitié. Quelque jour vous aurez aussi la théorie.

— Le croyez-vous vraiment ? demanda le petit Hans.

— Je n’en doute pas, répondit le meunier. Mais maintenant que vous avez réparé le toit, vous feriez mieux de rentrer chez vous et de vous reposer ; car, demain, j’ai besoin que vous conduisiez mes moutons à la montagne.

Le pauvre petit Hans n’osa protester et, le lendemain, à l’aube, le meunier amena ses moutons près de sa petite ferme et Hans partit avec eux pour la montagne. Aller et revenir lui prirent toute la journée et quand il revint il était si fatigué qu’il s’endormit sur sa chaise et ne se réveilla qu’au jour.

— Quel temps délicieux j’aurai dans mon jardin ! se dit-il, et il allait se mettre à la besogne.

Mais, d’une manière ou d’autre, il n’eut pas le temps de jeter un coup d’œil à ses fleurs : son ami le meunier arrivait et l’envoyait faire de longues courses ou lui demandait de venir aider au moulin. Parfois le petit Hans était aux abois à la pensée que ses fleurs croiraient qu’il les avait oubliées, mais il se consolait en songeant que le meunier était son meilleur ami.

— En outre, avait-il coutume de dire, il va me donner sa brouette et c’est un acte de pure générosité.

Donc le petit Hans travaillait pour le meunier et le meunier disait beaucoup de belles choses sur l’amitié qu’Hans écrivait dans un livre de raison et qu’il relisait le soir, car il était lettré.

Or, il arriva qu’un soir le petit Hans était assis près de son feu quand on frappa un grand coup à la porte.

La nuit était très noire. Le vent soufflait et rugissait autour de la maison si terriblement que d’abord Hans pensa que c’était l’ouragan qui heurtait la porte. Mais un second coup résonna, puis un troisième plus rude que les autres.

— C’est quelque pauvre voyageur, se dit le petit Hans, et il courut à la porte.

Le meunier était sur le seuil, une lanterne d’une main et une grosse trique de l’autre.

— Cher petit Hans, cria le meunier, j’ai un grand chagrin. Mon gamin est tombé d’une échelle et s’est blessé. Je vais chercher le médecin. Mais il habite loin d’ici et la nuit est si mauvaise que j’ai pensé qu’il vaudrait mieux que vous alliez à ma place. Vous savez que je vous donne ma brouette. Ainsi il serait gentil à vous de faire en échange quelque chose pour moi.

— Certainement, s’écria le petit Hans. Je suis heureux que vous ayez songé à venir me chercher et je vais partir tout de suite. Mais vous devriez me prêter votre lanterne, car la nuit est si sombre que je crains de tomber dans quelque fossé.

— Je suis désolé, répondit le meunier, mais c’est ma nouvelle lanterne et ce serait une grande perte si quelque accident lui arrivait.

— Bon ! n’en parlons plus ! Je m’en passerai, fit le petit Hans.

Il endossa son grand manteau de fourrure et sa chaude casquette rouge, noua son cache-nez autour de sa gorge et partit.

Quelle terrible tempête il soufflait. La nuit était si noire que le petit Hans y voyait à peine et le vent si fort qu’il avait peine à marcher. Néanmoins il était très courageux et, après qu’il eût marché près de trois heures, il arriva chez le médecin et frappa à sa porte.

— Qui est là, cria le médecin en mettant sa tête à la fenêtre de sa chambre.

— Le petit Hans, docteur !

— Que désirez-vous, petit Hans ?

— Le fils du meunier est tombé d’une échelle et s’est blessé et il faut que vous veniez sur l’heure.

— Très bien ! répliqua le docteur.

Et il harnacha sur-le-champ son cheval, mit ses grandes bottes, prit sa lanterne et descendit l’escalier. Il partit dans la direction de la maison du meunier, le petit Hans allant à pied derrière lui.

Mais l’orage grossit. La pluie tomba à torrents et le petit Hans ne pouvait ni voir où il allait ni tenir pied au cheval. À la fin il perdit son chemin, erra sur la lande qui était un endroit dangereux plein de trous profonds et où le pauvre Hans se noya.

Le lendemain, des bergers trouvèrent son corps flottant sur une grande mare et le portèrent à sa petite ferme.

Tout le monde alla à l’enterrement du petit Hans, car il était très aimé, et le meunier figura en tête du deuil.

— J’étais son meilleur ami, dit le meunier ; il est de droit que j’aie la place d’honneur.

Il prit donc la tête du cortège en long manteau noir et, de temps en temps, il essuyait ses yeux avec un grand mouchoir de poche.

— Le petit Hans est à coup sûr une grande perte pour nous tous, dit le ferblantier, quand les funérailles furent terminées et que le deuil fut confortablement assis à l’auberge à boire du vin aux épices et à manger de bons gâteaux.

— C’est surtout une grande perte pour moi, répondit le meunier. Ma foi, j’étais assez bon pour me proposer de lui donner ma brouette et maintenant je ne sais qu’en faire. Elle me gêne à la maison et elle est en si mauvais état que si je la vendais je n’en tirerais rien. Certainement je ne donnerai désormais plus rien à personne. On pâtit toujours d’avoir été généreux.

— C’est très juste, fit le rat d’eau après une longue pause.

— Parfait ! C’est le mot de la fin, dit la linotte.

— Et que devint le meunier ? dit le rat d’eau.

— Oh ! je n’en sais vraiment rien, répliqua la linotte, et certes cela m’est égal.

— Il est évident que vous n’êtes pas d’une nature sympathique, dit le rat d’eau.

— Je crains que vous n’ayez pas vu la morale de l’histoire, répliqua la linotte.

— La quoi ? cria le rat d’eau.

— La morale.

— Voulez-vous dire que l’histoire a une morale.

— Certainement, affirma la linotte.

— Ma foi ! fit le rat d’eau d’un ton colère, vous auriez dû me le dire avant de commencer. Si vous l’eussiez fait, certainement je ne vous aurais pas écoutée. Certainement je vous aurais dit : « Peuh ! » comme le critique. Mais je puis le dire maintenant.

Et il cria son « Peuh ! » de toute sa voix, donna un coup de queue et rentra dans son trou.

— Et que dites-vous du rat d’eau ? demanda la cane qui arriva en patrouillant quelques minutes après. Il a beaucoup de qualités, mais pour ma part, j’ai les sentiments d’une mère et je ne puis voir un célibataire endurci sans que les larmes me viennent aux yeux.

— Je crains de l’avoir ennuyé, répondit la linotte. Le fait est que je lui ai conté une histoire qui a sa morale.

— Ah ! c’est toujours une chose très dangereuse, dit la cane.

Et je suis absolument de son avis.