Les Heures de mystère/21

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MAURICE LEBLANC.M. Leblanc belongs to that vigorous race of Norman writers from which Gustave Flaubert and Guy de Maupassant sprang. A disciple of the latter, M. Leblanc exhibits in his novels and stories a realisme which is curious in a for which is exact.

L’AMI DE LA LOGIQUE



… Je ne nierai pas que j’aie voulu voler, oui, je voulais voler, mais non pas tuer. D’ailleurs, est-il certain que je l’aie tué ? On l’a trouvé mort auprès de moi et j’avais le pistolet au poing… pourtant, je vous l’affirme, à proprement parler, ce n’est pas moi qui l’ai tué, ni personne, ni lui-même. Je sais bien que je suis fou, depuis, et que l’affirmation d’un fou ne pèse guère. C’est un tort. En vérité, personne au monde n’est plus lucide qu’un fou dans les moments où il n’est pas fou. Au collège, on m’appelait déjà l’ami de la logique.

Et puis tout cela s’est passé de façon si étrange ! Dès le début, en posant ma main sur le bouton de la porte, j’ai eu l’affreuse conviction que l’homme était en train de regarder le bouton correspondant de cette même porte. À huit pas de moi, je le devinais, assis dans un fauteuil, bien en face. Quel était-il, cet homme que je venais voler ? jeune ou vieux ? Et de quelle nature ? Et surtout que pensait-il en voyant tourner ce bouton ?

Car je tournais maintenant, et je me disais :

— De l’autre côté, cela tourne aussi, mais le point de clarté que sa lampe jette sur l’ivoire est immobile, et il doit être très perplexe.

Le sentiment de cette perplexité me remplit de pitié. Je poussai le battant. Il y avait de la lumière. Je m’attendais à un cri. Non. Cependant je ne doutais pas qu’il eût vu cette porte remuer.

Je continuais à la pousser d’un mouvement imperceptible. Et, de biais, je distinguais un peu du mur de la chambre. Et ce peu augmentait. Et soudain j’y remarquai, pendu, un poignard.

À cet instant, j’eus l’intention de m’enfuir, et cette intention se manifesta par un geste plus brusque, en avant. M’enfuir ! Est-ce que je pouvais m’enfuir ? Si je l’avais pu, j’aurais pu aussi bien ne pas venir.

Quand mon hésitation cessa, j’avais de quoi passer la tête, et ma tête se pencha. C’était fini. Jusque-là, l’homme avait le droit de s’imaginer que la porte s’ouvrait toute seule. Mais le coin de mon front, il le voyait !… et quel front ! Comme je suis entièrement chauve, je pensais :

— Il ne doit rien comprendre à cette chose luisante qui glisse ainsi qu’une carapace de tortue.

Comme ce fut long ! On croit que toutes les secondes sont égales. Ah ! je vous le dis, moi, il y en a eu là quelques-unes qui durèrent bien plus longtemps, bien plus. Je le savais d’ailleurs par la pendule, dont le bruit se ralentissait, indéfiniment, à mesure que j’avançais, moi.

Elle sonna. Mon sourcil devait passer. J’attendis la fin de la sonnerie. Je comptai treize coups, oui, treize, j’en suis sûr.

Je n’eus pas le temps de m’étonner, car, au treizième, nettement, mon œil entra, le gauche, et tout de suite il reçut le choc de ses deux yeux, à lui.

Il était là, à huit pas de moi, renversé dans un fauteuil, les bras sur les accoudoirs, immobile, et il me regardait. Et nous nous regardâmes.

Je devinai qu’il était assez jeune et très beau. Mais, en réalité, je ne vis que ses yeux. Ils m’effrayaient, moins parce qu’ils appartenaient à un être vivant capable de se défendre, que par leur frayeur même. Et je me demandais qui avait le plus peur, de ses yeux ou du mien. Je dis « du mien », car l’autre restait caché, et, en conséquence, devait être naturel, lui.

Cela finissait même par me constituer une infériorité dans la lutte. Et puis ma situation me semblait ridicule. J’ai toujours remarqué le côté comique des situations. N’avions-nous pas l’air de jouer au guignol ? J’eus envie de crier : « Coucou ».

Je résolus de m’en aller. Mais, soudain, j’avisai ses mains. Les malheureuses, elles tremblaient comme des petits oiseaux qui ont froid ! Et, l’examinant mieux, je m’aperçus que tout son corps tremblait de la sorte.

Alors le suaire de la peur tomba de mes épaules, et j’entrai.

Je fis sept pas, hardiment, et je m’arrêtai. Il ne bougea point. J’aurais pu le toucher. Malgré tout, mon cœur battait, comme une sonnette que j’aurais eue dans la poitrine. J’écoutai le sien. Ah ! l’infortuné, son pauvre cœur… Cela l’ébranlait, comme des coups de grosse cloche remuent les pierres des tours.

Comment craindre un pareil poltron ? Je devins absolument calme, un peu railleur même. Et vrai, c’est plutôt par moquerie, qu’avec intention sérieuse, que je tirai mon revolver.

De toutes ses forces le misérable voulut crier, s’agiter. Mais je ne redoutais rien. Il était visible qu’un étau de fer serrait sa gorge et que des liens enchaînaient chacun de ses membres. Ses mains, seules, continuaient à frissonner.

Et, comme je levais mon pistolet, lentement, toujours par malice, ses cheveux se dressèrent ainsi que des herbes. Je faillis éclater de rire. C’est donc un miracle possible ? Quelle drôlerie ! Cela me rappelait la chevelure d’un plongeur que j’avais vu, dans un café-concert, au fond d’un aquarium.

À la fin, j’eus pitié de lui. D’autant plus que ses yeux, quoique ne s’arrêtant pas de hurler d’épouvante, murmuraient peu à peu des choses très tristes. Les miens ne les avaient pas encore quittés. Et il me fallut faire, pour cela, un effort prodigieux. Dans la rupture, même, quelque chose se brisa. Quoi ? Oh ! mon dieu, mon dieu !

Je posai mon arme sur la cheminée. Un trousseau de clefs s’y trouvait. Le secrétaire était là, tout près. Je l’ouvris. Je ne regardais même pas derrière moi. À quoi bon m’inquiéter de ce mannequin ? Je fouillais. Je vidais les tiroirs.

Or, il se passa un phénomène étrange. Tout bruit cessa. Il y a toujours du bruit, même dans le silence. Il n’y en eut plus. J’examinai la pendule. Mystère inexplicable, le balancier marchait et il n’y avait aucun bruit. Et il n’y en avait nulle part autour de nous.

Je me tournai vers l’homme, presque pour l’interroger. Le silence venait de lui !

Le silence venait de lui. Cela sortait en grosses bouffées, comme de la fumée qui emplit une chambre. D’abord ses mains ne tremblaient plus. Je m’approchai. Et j’entendis aussi que son cœur ne battait plus, son cœur de grosse cloche.

Je m’inclinai sur ses yeux ouverts. Le vertige me prit. Dans les prunelles creuses, j’apercevais un abîme de silence. Une rosée de sueur me glaça. J’avais senti que c’était le silence de la mort.

Ma folie date de là. Je me le dis alors : « Voilà que je suis fou. » Il était mort, tout seul, de lui-même. Je n’osais bouger. Mes yeux se renouaient aux siens. Puis le bruit de l’espace recommença. Je perçus le tic-tac de la pendule. Et surtout mon cœur se mit à retentir. C’était la grosse cloche du mort qui sonnait dans ma poitrine, à toute volée.

J’avais peur, formidablement peur. Et je reconnus que c’était sa peur à lui. Oui, inoccupée maintenant, elle passait en moi, et elle se manifestait par les mêmes symptômes. Mes mains tremblaient comme des petits oiseaux. Mes cheveux se dressaient comme une chevelure de plongeur. Et, au fond de mon être, quelque chose fut sur le point de se détraquer.

Sur le point seulement, car mon extraordinaire lucidité que décuplait déjà la folie, m’avertit du péril. D’un violent effort je remis les choses en place. Je n’eus plus peur.

Maître de moi, je me dis :

— Après tout, il n’est point prouvé qu’il soit mort, un simple évanouissement, peut-être.

Je tâtai son pouls. Sous mon doigt quelque chose s’agita. Mais n’était-ce pas le mien, ce qui palpite à l’extrémité de chacun de nos doigts ? Je ne pus le savoir. Et une réelle espérance m’envahit. Il y avait sur la toilette un flacon de sels et de l’eau de Cologne. Je lui fis respirer les sels et lui bassinai les tempes. Sa guérison m’eût causé beaucoup de plaisir.

Je ne doutais plus qu’il fût en vie, quoique rien ne l’indiquât. Mais son bras tomba, et, je vous le dis, le mouvement n’était pas naturel. Puisqu’il vivait, pourquoi s’obstinait-il à rester comme mort ?

— Eh ! parbleu, pensai-je, il le fait, le mort, ainsi qu’une araignée qui se replie devant l’ennemi.

Non, vrai, cela m’offensa. Les meilleurs sentiments m’animaient, et ce monsieur se jouait de moi ! J’en eus de la colère. Je le secouai de toutes mes forces. Il ne bougea pas. Je l’empoignai à bras-le-corps, je l’appliquai contre mon ventre, et nous dansâmes à travers la pièce, comme deux marionnettes.

Une glace nous refléta. J’éclatai de rire. Au cirque, on voit de ces choses. Je le rejetai sur son fauteuil.

L’odieux cadavre ! On n’est pas bête à ce point ! Je le lui dis :

— Es-tu bête ! Je n’avais jamais eu l’intention de te tuer, et voilà que tu meurs et que je deviens ton assassin, stupidement, à mon insu, sans que ma volonté soit complice. Triple idiot !

Et de fait, j’enrageais. Être assassin quand on a tué, soit. Mais quand on n’a pas tué, ce n’est pas juste. Ma logique se révoltait. J’enchaînai des raisonnements pour savoir si, oui ou non, j’étais coupable de ce crime. Eh bien, non. Une fois de plus l’absurdité de la nature s’affirmait. L’homme sensé était victime de l’illogisme du hasard.

Cela ne devait pas être. Il fallait combattre l’injustice, il fallait remettre les choses à l’endroit, dans leur sens réel, selon la normale, selon la logique. Il le fallait. Il le fallait. Et c’est pourquoi j’ai agi, et si légitimement, en homme si intelligent.

Et ce fut avec de la joie, joie un peu ironique, mais délicieuse. Je pris le revolver et je visai le cadavre. Cadavre ? Au fond, un doute subsistait, et quel plus sûr moyen de l’éclaircir ! Je lui donnai le temps de ressusciter. Je dis même :

— Au bout de trois, je tire…

Et je comptai :

— Une… deux…

Il ne remuait pas. J’avais un plaisir de bon tireur en face d’une jolie cible, bien nette. Comme c’était amusant !

— … trois…

Un tout petit trou, au milieu du front, un filet de sang… Ah ! mon bon homme, cette fois, ça y était. Je continuai cependant, en dilettante. Et je disais :

— Une… deux… trois…

L’œil droit disparut, puis l’œil gauche, puis je lui fracassai le menton. La logique se vengeait... Quelle revanche !... Quel rôle sublime de redresseur de torts… J’étais admirable, campé droit, le pistolet au poing… Et lui, lui… un mélange infernal… lui, si beau… de la bouillie. Ah ! enfin, je l’avais bien tué, le mort… c’est moi qui l’avais tué !...

Maurice Leblanc.