L’Ami des hommes, ou Traité de la population/I/05

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CHAPITRE V.

Inconvéniens qui font languir l’Agriculture


La prospérité est aux Etats ce que la maturité aux fruits de la terre ; elle en annonce, elle en nécessite presque la putréfaction. Nous avons dit que l’inquiétude est inhérente à notre substance, & fait partie de la nature humaine : le propre de l’inquiétude est de chercher toujours le mieux, et la recherche du mieux nous pousse au-delà du bien. Plus on court après le premier, plus on s’éloigne du second, la même action des ressorts physiques, qui a changé la verdeur en maturité, pousse celle-ci jusqu’à la pourriture.

En conséquence, le premier état de l’homme, qui est l’Agriculture, étant pour lui le point du bien, il est tout simple que son inquiétude l’en arrache. Plus il s’en éloigne, plus il croit approcher du mieux, & plus en effet il dépasse le bien, ce qui est pis encore que de n’y pouvoir pas atteindre. Considérons maintenant, à l’appui de ces généralités, en combien de façons la prospérité de l’Etat a fait parmi nous décheoir l’Agriculture.

Plus une société s’étend, plus elle est tranquille au-dedans, plus elle est vivifiée par différentes sortes d’industries, & plus aussi le jeu de la fortune y a de liberté. Dès-lors les grandes fortunes deviennent des colosses, & les gros héritages absorbent les petits. Plus une société s’étend, plus l’Agriculture risque d’y être énervée. Quelle différence cependant de la fertilité d’un petit domaine qui fournit à la subsistance d’une famille laborieuse, à celle de ces vastes campagnes livrées à des fermiers passagers, ou à des agens paresseux ou intéressés, chargés de contribuer au luxe de leurs maîtres plongés dans la présomptueuse ignorance des villes. Laudato ingentia rura, disoit Virgile, exiguum colito.

Le territoire d’un canton ne sçauroit être trop divisé : c’est cette répartition, cette différence du tien au mien, principe de tous les maux, disoient autrefois les Poètes, qui fait toute la vivification d’un État.

Je me promenois un jour sur une terrasse rustique ; deux voyageurs passoient au bas dans le chemin : Je parie, dit l’un, regardant un enclos qui étoit au-dessous, que ce bien appartient au Seigneur. Oui, Monsieur, se hâta de dire un paysan, qui peut-être de sa vie n’avoit trouvé occasion d’enseigner que cela. (Nous aimons tous à endoctriner, & peut-être en suis-je moi-même en ce moment un exemple assez ridicule.) Je m’en étois bien douté reprit le voyageur, à le voir couvert de ronces & d’épines. Je fus un peu honteux ; car j’étois ce Seigneur-là : mais je me corrigeai en subdivisant mon enclos à plusieurs paysans qui y devinrent laborieux, déracinèrent les épines, y ont bien fait leurs affaires & doublé mon fonds.

Les gros brochets dépeuplent les étangs ; les grands propriétaires étouffent les petits. Qu’une terre dans une province éloignée tombe par héritage dans une grosse maison : toute une famille de gens de condition y vivoit honnêtement, élevoit ses enfants, les poussoit au service, entretenoit maisons & jardins, & consommoit le revenu dans le pays ; au-lieu de cela, c’est une goutte d’eau dans la rivière : à peine l’Agent a-t-il de quoi s’entretenir : les chouettes s’emparent du donjon, les colimaçons du jardin ; on coupe les bois, & le nouveau Seigneur n’en est pas plus riche.

Quand dans un grand État il arrive que par quelque exception fondée sur la stérilité naturelle du sol, ou sur l’éloignement du séjour des grands propriétaires, les terres se trouvent réparties en différents petits héritages, chaque ménage tire du sien des ressources qui le font vivre de ce qui ne seroit pas même fumier dans un grand : les fruits réels payent les charges de l’État ; l’industrie & l’économie font vivre le propriétaire cultivateur qui croit devoir sa subsistance à son champ, & qui l’en estime davantage. Mais au contraire, plus des petits héritages engloutis, pour ainsi dire, dans les grands perdent de cette fertilité que leur donnoit la présence & l’attention continuelle du maître, plus la subvention due à l’État devient à charge au propriétaire déjà dévoré par tous les sous-ordres du luxe & de la paresse ; plus en conféquence, la valeur des terres baisse dans l’estime publique & particulière. Or, s’il est vrai que plus nous prisons une chose, plus nous y donnons de soins ; s’il l’est encore, que la terre ne peut valoir que par nos soins & notre travail : qu’on juge quel vice c’est dans un État, que la diminution de la valeur des terres dans l’estime publique. Qu’on réduise au produit de cette spéculation simple, & dont la démonstration est sous les yeux de tous le monde, l’estime que méritent les soins d’un Gouvernement qui au-lieu de tendre par tous moyens doux à la subdivision des fortunes & héritages, autoriseroit & appuyeroit au contraire les réunions de convenance, & pousseroit l’imprudence jusqu’à forcer celles qui sont sous sa main. Un Bénéficier, un Dignitaire demande & motive par les raisons les plus spécieuses la réunion à sa place de plusieurs autres Abbayes ou Bénéfices qui sont à sa bienséance ; il fait en cela sa charge, peut-être fait-il aussi le bien de son Eglise ; mais il ne fait assurément pas celui de l’État : on démolit d’antiques monumens, dont l’entretien auroit été à charge au nouveau propriétaire : on retire dans les villes des Desservans qui faisoient vivre la campagne, ou pour mieux dire, on les fait rentrer dans la terre ; car leur dépouille n’accroît point le nombre, mais seulement les commodités de ceux qui les engloutissent : l’État y perd des sujets, la campagne des habitans aisés, si nécessaires à l’entretien du pauvre, & la terre l’œil du maître.

Il n’est rien de si fou que la raison humaine ne puisse regarder comme sagesse. Un temps viendra peut-être où l’on verra des bureaux dont les fonctions pourroient être exprimées par ce titre : Tribunal de la dévastation. Tribunal de la dévastation. L’objet en serait de détruire des maisons ruinées, & d’en réunir les revenus à d’autres plus dignes d’être conservées. S’il nous est permis de pousser plus loin la prévoyance, nous pourrions presque prédire les moyens habiles & sûrs dont on s’y serviroit pour former le tableau des proscriptions. On écriroit d’abord dans les Provinces que le dessein du Gouvernement est d’aider les maisons obérées, et par cette ruse aussi utile que noble, on obtiendroit un état des revenus & des dettes de chaque maison, état fidèle sans doute comme le moyen qui l’auroit procuré. Sur cela la fatale liste seroit dressée précisément dans la direction contraire à l’objet de tout bon Gouvernement, qui est d’appuyer le foible contre le fort, au-lieu qu’ici les maisons protégées seroient aidées de tout le poids de l’autorité à envahir les biens des maisons voisines. Mais si Jamais nos neveux voyent établir le funeste abus d’une politique destruftive, voici à peu-près les raisons dont ils pourroient combattre cet étrange systême. Vous soutenez, disoient-ils à ses auteurs, que tant de maisons religieuses multiplient inutilement le célibat, qu’elles sont à charge à l’État à qui elles demandent sans cesse des secours, que ruinées par les révolutions passées, la misere y introduit le relâchement, & qu’elles scandalifent, au-lieu d’édifier ; que la plûpart soumises à des Supérieurs incapables de se conduire eux-mêmes affectent une indépendance des Supérieurs Ecclésiastiques, qui est de mauvais exemple ; qu’elles vivent enfin misérablement & dans la paresse. Reprenons chacune de ces objections. A l’égard du célibat, vous ne supprimez encore que des maisons de filles, & je vois dans l’État six fois plus de filles nubiles que d’hommes qui veuillent se marier. Elles sont à charge à l’État ? qu’il supprime entièrement ses secours ; les maisons qui ne peuvent s’en passer tomberont d’elles-mêmes, ou chercheront d’autres ressources dans leur travail, dans l’ordre & l’économie de l’intérieur. Dans toutes les autres classes de citoyens, le Gouvernement s’embarrasse-t-il d’éxaminer si plus & gens embrassent une profession qu’elle n’en peut nourrir ? La réforme se fait d’elle-même, & le nombre s’en proportionne bientôt tout naturellement aux moyens de subsistance. Quant au relâchement, c’est à la police Ecclésiastique & Civile à y pourvoir : il est plus aisé de les soumettre aux Supérieurs les plus dignes, que de les détruire ; & pour ce qui est de la paresse monastique, je la crois au moins aussi établie dans les maisons riches, que dans les pauvres. Si cela est ainsi, c’est un vice qui tient au relâchement auquel nous avons pourvu ci-dessus. Voilà vos raisons combattues, daignez maintenant écouter les nôtres. Ces maisons, que vous supprimez, servoient de retraite pauvre, il est vrai, mais à de pauvres filles élevées pauvrement, & conséquemment tout à cet égard se trouvoit de niveau & à sa place ; au-lieu qu’elles n’ont pas de quoi se faire admettre, dans celles que vous conservez. Elles élevoient les filles du bourg & du voisinage, dont elles se chargeoient pour de très-petites pensions & c’est quelque chose que l’éducation, même telle quelle, pour qui n’est pas en état d’en recevoir chez soi, ni de s’en procurer dans les grosses maisons. Ces maisons pauvres entretenoient des bâtimens que vous ne sçauriez réunir a celles qui les dévorent, & qui devenus inutiles dans des lieux déjà mal habités, ne font qu’accroître les ruines. D’entre leurs revenus mêmes les plus solides, la plupart viennent à rien entre les mains de possesseurs plus éloignés & moins attentifs, ce sont de petites rentes qui souvent ne valent pas les frais de collecte : des enclos très-rapportans en ce qu’ils fournissoient à leur subsistance, devenus friches par la chute de la maifon &c. les petites libéralités des parens & leur industrie faisoient le reste : de ces maisons, les unes élevoient des vers à soie, d’autres faisoient das ouvrages à la main, des liqueurs, des toiles, &c. Tous ces menus détails sont des riens ; mais n’aurez-vous d’attention à ces riens que pour les détruire ? Oh ! réformateurs à coups de coignée, vous êtes les plus mal-habiles des jardiniers.

Cette digression qui m’a mené loin, paroîtra déplacée d’abord, & prématurée ensuite ; mais j’en crois le fond de quelqu’importance, & peut-être l’aurois-je oublié ailleurs. Revenons.

Les grandes fortunes sont cependant, comme je l’ai dit, une fuite naturelle de la prospérité d’un État ; l’accroissement des besoins du fisc & des facilités qu’il a d’étendre ses rameaux sur tout le territoire, en est pareillement un effet nécessaire, d’où s’enfuit que, par un enchaînement simple, le discrédit des terres naît, si l’on n’y prend garde, de la prospérité même d’un État. Il est des pays où l’industrie du fisc a, pour ainsi dire, fasciné les yeux du cultivateur au point qu’il se regarde encore comme propriétaire absolu, tandis qu’il n’est pàs même fermier à titre honnête. Ce doit seêtre le nec plus ultrà de l’organisation des finances : une entreprise, une opération de plus peut tout-à coup défiller les yeux, ou du moins jetter par ses effets dans l’accablement.

Le Mogol est propriétaire des terres dans son Empire immense semé de déserts, & le peu de sujets qui lui redent, eu égard à la Population des pays vivifiés, vit au jour le jour, & enterre l’or qu’il a pû ramasser, sans se soucier de rien édifier ni planter.

Du discrédit des terres dont je trairerai plus au long ci-dessous, naît naturellement le dégoût de la profession d’Agriculteur. L’économie de campagne, sorte de travail également attrayant & actif, n’offre ni à l’ambition l’espoir d’une fortune rapide dont on voit tant d’exemples dans un grand État, ni aux passions l’appas trompeur des voluptés, les distractions promises à la politesse & aux arts. L’urbanité une fois établie primera toujours parmi les hommes ; le citadin se met au moins à son aise avec l’agriculteur, celui-ci sera au moins embarrassé devant le citadin ; l’homme cependant aime à primer. Ainsi donc, la cupidité, la paresse & l’orgueil sont d’accord pour faire mépriser la profession d’agriculteur dans un grand État.

Une fois, en voyageant bien loin, je me trouvai par hazard dans un Royaume où, sans le sçavoir, l’on alloit à peu près ce train-là. J’y vis un homme considérable qui cherchoit en même temps un Secrétaire pour lui & un Econome pour faire aller une terre voisine de la ville où il habitoit, & où vouloit entretenir un gros ménage d’Agriculture pour en tirer ses provisions. Pour le premier de ces deux emplois, il se presenta une infinité de jeunes gens bien mis, bien élevés, ayant fait leurs études, & avec des connoissances sur l’histoire &c. la plus bëlle main du monde, sçachant faire des lettres sur un mot, enfin tout ce qu’il falloit, & cela à choisir pour 500 livres. Quant à l’économe, il ne lui vint que des crasseux, des ignorans, & des fripons : un seul me parut entendu, homme de bon sens & capable ; mais il demandoit 1500 livres d’appointemens. Peuple de Caméléons, leur dis-je, vous prétendez donc un jour vivre de l’air ?

D’autre part, l’administration d’un grand État incline naturellement vers des vices de constitution qui inquiètent sans cesse le laboureur, & le gênent jusques dans le choix de son travail & le débit de ses fruits. Nous traiterons ailleurs cette matière au long.

Voyage chez les Hottentots. Je conversois un jour avec un homme qui disoit avoir été comdamné en Afrique a chercher une route pour traverser cet immense continent. Il passa quelque temps parmi les peuples barbares de cette contrée, & s’étant sauvé depuis il prétendoit avoir trouvé des traces qu’il y avoit eu autrefois quelques sortes de notions chez ces peuples qui ont à peine aujourd’hui figure d’hommes : il assuroit qu’ils avoient jadis connu l’Agriculture & le travail, mais que Bientôt on la leur fit oublier par deux arrangemens politiques dignes de l’entendement actuel de ces peuples malheureux. L’un étoit qu’aussitôt qu’un propriétaire faisoit quelque nouvel établissement sur son fonds, qu’il y bâtissoit, plantoit &c. les Receveurs de l’État grossissoient la cotte proportionnelle de cet homme, comme étant plus en état de la supporter qu’un autre. Le second arrangement étoit que sous prétexte de conserver les denrées dans l’État en cas de famine, il étoit défendu non-seulement d’en faire sortir de chez eux, mais même d’en faire passer d’une Province à l’autre sans des permissions nécessairement sujettes à toutes sortes de monopoles, de façon que quand les grains étoient communs, les insectes si voraces en Afrique les mangeoient dans les greniers, & quand ils étoient rares, le profit étoit pour les monopoleurs, & la disette pour tout le monde. Cela découragea le peuple qui redevint Hottentor. O cerveaux brûlés, m’écriai-je, que nous sommes heureux de vivre dans des climats où l’on ait le sens commun, & où l’on sçache s’en servir !

Le plus ultrà, la devise de l’homme. Nous l’avons dit, le plus ultrà, est la devise de l’homme : ses desirs le déplacent au physique, ainsi qu’au moral. Le villageois habireroit un bourg, s’il pouvoit perdre son champ de vuë ; le bourgeois n’aspire qu’à s’établir à la ville, & l’homme de ville envie le sort de l’habitant de la capitale. Ce desir universel tend cependant, comme je l’ai dit ailleurs, à faire perdre à l’État la forme de pyramide pour prendre celle de cône renversé. La prospérité d’un Etat aide encore à cette fâcheuse propension.

L’étymologie du mot nous apprend qu’une Capitale est aussi nécessaire à un État, que la tête l’est au corps ; mais si la tête grossit trop & que tout le sang y porte, le corps devient apoplectique & tout périt.

Chaque propriétaire de terres doit une portion de son produit au Souverain ou à l’État. L’industrie de chaque homme lui doit encore plus ou moins selon les loix ou usages fiscaux d’un pays, par les droits établis sur les consommations, sur les exportations, sur les matières premières, sur les ouvrages, &c. Toutes ces sommes immenses relativement à tout autre revenu dans l’État, sont en partie confommées dans la Capitale. Les grands Officiers de la Couronne ou de l’État, les Officiers des Tribunaux supérieurs & autres employés dans le nombre infini de Charges que demande l’organisation supérieure, y resident nécessairement, & consequemmenc y consomment non-seulement le produit destiné à leurs appointemens & profits y mais encore celui de leurs propres fonds, ajoutez encore le produit qui subvient aux frais de l’éducation des enfans &c. tout cela fait un bloc prodigieux, & qu’il est bien difficile de tenir dans la proportion necessaire à l’harmonie, relativement à la force constitutive des autres lieux qui devroient former des échelons proportionnés pour arriver à la Capitale.

Que fera-ce donc, si en abandonnant les Provinces à une sorte de dépendance directe, & ne regardant leurs habitans que comme des régnicoles du second ordre, pour ainsi dire, si en n’y laissant aucuns moyens de considération & aucune carrière à l’ambition, l’on attire encore tout ce qui a quelques talens à cette Capitale ? Si, par une continuation d’aveuglement, on ouvroit la porte aux évocations des Tribunaux des Provinces à la Capitale : si l’on y prodiguoit les récompenses aux moindres services, soit d’utilité, soit d’agrément ; si l’on permettoit enfin que par une infinité de petites séductions de détail, l’inférieur en Province eut toujours le droit de tenir tête à son Supérieur, pourvu qu’il eût quelque connoissance en sous-ordre dans les Employés au détail du Gouvernement : si le moindre Bourgeois ou Officier pouvoit parler au loin d’écrire en Cour &c, dès-lors, par un bout ou par l’autre, tout tendroit à cette capitale qui étoufferoit du sang arrêté dans les autres parties.

Si d’autre part, sous prétexte de veiller à leur perfection, on y attiroit les manufactures, au-lieu de les répandre dans les lieux où la vivification, nécessaire par-tout, n’a aucune des ressources ci-dessus : si l’on y établissoit les maisons communes de charité & de retraite, au-lieu de les envoyer aux lieux où le produit est plus abondant, & la consommation moins assurée, l’accroissement de cette Capitale seroit sans bornes, & cet accroissement devroit être pris pour une preuve d’abondance dans l’Etat, à peu-près comme d’énormes loupes le sont de la santé du corps.

La prospérité d’un État établit dans son sein une infinité de rameaux d’industrie & de natures de biens, qui tous paroissent au premier coup d’œil plus commodes & plus disponibles que ne l’est la possession des terres, appas trompeurs qui séduisent & détournent l’humanité en général. L’homme toujours prompt à se redresser, ne semble pouvoir être courbé vers la terre que par la nécessité.

Les propriétaires des terres qui supportent d’abord les plus grandes & les plus onéreuses des charges publiques, & qui sont moins en état de s’y soustraire que personne ; qui du second bond ressentent le contre-coup nécessaire de toutes celles qui sont établies sur les consommations, sur les débouchés, entrées &c. ont encore une infinité de fléaux & d’embarras, que n’ont point les rentiers & possesseurs de toute autre sorte de biens fictifs & de revenus réels. Les intempéries du climat & les incertitudes des saisons qui souvent au dernier jour détruisent toutes leurs espérances, sont d’abord un poids toujours plus incliné du côté de la crainte que de celui de l’espérance. Cet article, dira-t-on, regarde plus les entrepreneurs de leurs revenus nommés fermiers, que les propriétaires. Mais outre que je considere ici le propriétaire dans son état primitif, il est toujours vrai de dire que le fermier proportionne sa rente aux risques de son entreprise, & conséquemment que ces risques sont toujours à la charge du propriéraire. J’en dis autant des mortalités de bestiaux, fléau qui diminue le fonds de moitié & souvent du tout, si le propriétaire n’a des fonds en réserve pour remonter les étables. Ajoutez à cela l’assujetissement, les procès & autres embarras. Tout concourt dans l’État politique, tel qu’il est aujourd’hui constitué chez les nations policées, à rendre le sort du propriétaire des terres plus malheureux, proportion gardée, que celui de tous les autres membres de l’État.

Il est en conséquence très-commun d’entendre dire que tout homme, quelque riche qu’il soit, ne sçauroit jouir d’une certaine aisance, si tout son bien est en fonds de terres. La chose n’est que trop vraie, attendu la folie & la vanité les propriétaires, qui dépensent toujours plus qu’ils n’ont. Il est même très-certain que, tandis qu’un rentier qui montera exactement sa dépense sur ses revenus, se soûtiendra long-temps sur le même pied, sans être obligé d’altérer ses fonds, son voisin dont le revenu est en fonds de terres, ne fera pas dix ans sans manger un tiers de son fonds, s’il a fait le même calcul ; attendu que les cas fortuits, les réparations &c. enlèvent souvent un quart & quelquefois la moitié de ses revenus, & que la dépense allant toujours, nécessairement la boule de neige grossit.

Mais ce n’en est pas moins un mal que cette opinion se soit établie. Elle n’a au fond que l’apparence, qu’on peut détruire par mille raisons tout autrement réelles.

Raisons de préférer les biens en fonds de terre.1°. Il est dans la nature de l’homme de travailler solidement, & de chercher à se perpétuer dans ses propres ouvrages. Plus l’on remonte aux premières institutions de l’humanité, plus l’on en trouve des preuves, & ce principe ne peut être disputé. La frivolité de la nation d’une part, l’abondance de l’or, grand corrupteur de la nature de l’autre, semblent nous avoir entièrement inclinés vers l’intérêt personnel & momentané, qu’on appelle jouissance. On place son bien à fonds perdu, on bâtit, on se meuble, on vit enfin uniquement pour soi ; mais cet on que j’admets ici & qu’un petit nombre d’individus habitans de cette folle Capitale regarde comme général est cependant très-rétréci. Les Provinces entiéres, & à Paris même tout ce qu’il y a de gens de travail, de bourgeois, d’homme d’une profession grave, de Noblesse attachée à son nom & à sa famille, tous les honnêtes gens enfin, loin de suivre cette méthode monstrueuse d’éteindre son patrimoine en même temps que le dernier flambeau de ses funérailles, ne la tolèrent que dans les gens qui n’ayant point d’enfans ni de suite & disposant d’un bien qu’ils ont acquis, se procurent une aisance qu’ils supposent nécessaire, & dont ils n’ont de compte à rendre à personne. Mon dessein n’est pas ici de blâmer, mais je dis que chacun aime à placer solidement sa fortune, & l’on convient qu’il n’y a pas de possession plus solide que les terres une fois bien liquidées. Rien n’emporte le fonds en totalité, & au pis aller, dans des temps de calamité elles offrent un asyle & une subsistance assurée, qui peuvent manquer au possesseur de toute autre sorte de biens.

2°. Elles donnent toujours une sorte de lustre & de rang, indépendamment de la prééminence et jurisdiction des fiefs sur leurs habitans : invention qui, quoique Gothique, n’en est pas moins admirable, par mille raisons qui ne sont pas de mon sujet actuel. Le propriétaire des fonds a naturellement une jurisdiction de dépendance sur les cultivateurs, une considération & un rapport naturel dans le pays, au lieu que le possesseur de contrats n’est connu que du Procureur qui veille à la conservation de son hypothèque, & l’homme dont le bien est en maisons, n’a de relation pour cela qu’avec son Entrepreneur Maçon, & le Notaire qui passe les baux.

3°. Le prix des terres & leur valeur doit naturellement recevoir une augmentation proportionnelle à celle du prix des denrées. Tel homme acheta, il y a cent ans, une terre cent mille livres ; si ses enfans la possèdent aujourd’hui, elle vaut presque le double, toutes autres choses étant égales, & le revenu en a monté presque dans la proportion. Si au contraire cet homme eût fait un contrat à six pour cent, sorte d’intérêt alors usité, son contrat, supposé qu’il subsiste encore, chose presqu’inouie, a d’abord certainement diminué au taux du Prince d’un sîxiéme de revenu, & par conséquent de fonds. Il y a grande apparence qu’il diminuera dans peu d’un cinquième encore, en supposant qu’il ait échapé à la révolution du systême qui a mis à trois, deux, & quelquefois un pour cent, tous les contrats qui ont été conservés ; mais en admettant qu’il eût échapé à toutes ces révolutions, chofe impossible, six mille livres de rente, il y a cent ans, valoient mieux que douze aujourd’hui, tant à cause du haussement du marc d’argent, que relativement à celui du prix de toutes les denrées & marchandises. La moitié de la fortune de cet homme s’est donc fondue par le laps de temps.

4°. Chacun compte sur son industrie. Il est certain que les terres offrent un vaste champ d’amélioration ; on jouit de ce qu’on espere presqu’autant que de ce qu’on possede ; & dans le fait, l’homme le moins entendu n’a qu’à se prêter aux vuës des colons & habitans de la campagne, mettre les profits de son économie sur son fonds, il en doublera & triplera le produit bien plus rapidement, que ne pourroit faire le plus avare possesseur de contrats en employant les revenus à en faire d’autres.

5°. Il y a toujours des profits & des revenans-bons dans les terres, & jamais dans les autres biens ; des ventes de bois, des mutations de fiefs &c sont des ressources inconnues ailleurs, & qui sont souvent de la plus grande utilité.

6°. Enfin, un contrat, ou tout autre emplacement, s’il est bon, est fujet au remboursement, dans le temps où le remplacement est le plus difiicile ; & à la banqueroute, s’il est mauvais, sans qu’on puisse jamais exiger son fonds, quand on en auroit besoin. On ne sçauroit lier les mains d’un héritier dissipateur sur des effets de cette espece ; on ne peut les perpétuer dans sa famille. En un mot, toutes les raisons solides sont pour la propriété des terres, & l’on ne finiroit pas si on vouloir les énumérer en détail.

Cependant sans s’arrêter à l’opinion publique, article sur lequel tout le monde est sujet à se méprendre, le fait parle et nous indique le vrai dans ce point-ci. Que le Clergé, que les Pays d’États, que les Princes & les Particuliers même cherchent des emprunts, la foule y est, & c’est à qui prendra date pour être reçu à apporter son argent. On sçait pourtant que les placemens les plus solides en France deviennent chaque jour moins sûrs, en proportion de ce que la somme des engagemens s’accroît. D’autre part, les plus belles terres sont dans les Affiches, & cela à choisir en tout genre, pays & coûtume, & l’on ne vend rien ou difficilement. Ce n’est plus aujourd’hui le temps de dire que les gens à argent n’osent faire des placemens d’éclat : chacun ose & jouit maintenant à sa guise du fruit de ses travaux & de son bonheur, mais le fait est qu’on ne veut point des terres. Examinons en passant les causes de cet engourdissement si fatal à l’Etat.

Raisons qui nous font dédaigner les terres. La première sans contredit & la plus réelle est le prodigieux gonflement de la Capitale ; tout l’argent y vient par les raisons déduites ci-dessus. L’homme suit le métal, comme le poisson suit le courant de l’eau, et tout vient à Paris. Les délices & les préjugés de la Capitale tendent tous à établir la mollesse et l’éloignement du travail pour qui peut s’en passer. Les terres demandent des soins & quelque résidence du moins passagére ; on ne veut point de cela : les campagnards sont si rebutans ; quelle société ! (car à force de parler société nous deviendrons tout-à-fait insociables) les parcs de nos pères sont si raboteux : point d’arbres en boule, ni treillage en bois dans les dehors : moins encore d’entre-sols, d’appartemens, de bains & de lieux à l’Angloise dans les maisons. Que faire sans tout cela ? Il s’agit donc de ce qu’une terre rend franc & quitte à Paris. L’ancien possesseur mettoit tout à profit, connoissoit son monde, organisoit sa besogne ; le riche qui lui succede attend qu’on le vienne chercher, qu’on ait payé son portier & ses valets pour avoir audience de Monseigneur, & obtenir la ferme à bas prix. Ce ne sera point un économe & honnête laboureur qui se donnera ces mouvemens-là ; la Ville l’effraie, & l’insolence des sous-ordres le rebute : voilà donc un intriguant & souvent un fripon devenu fermier, & chargé en outre de la confiance du Maître ; il fait la portion de l’intendant, il envoie des pâtés au maître-d’hôtel, & des fromages au suisse ; tout chante ses louanges dans la maison. De son côté il sçait où reprendre tous ces frais, il vexe les habitans, excite des refus & des procédures qui produisent des non-valeurs, article le plus rapportant de son compte. D’autre part, comme on s’en fie à lui, & qu’on n’y vient jamais, il arrive malheurs sur malheurs, cas fortuits, réparations, & le Maître ne trouve au bout de l’an que du papier en recette & dépense. Voilà pour les terres éloignées.

Celles qui sont à portée ont l’honneur de voir le Patron ; il arrive, l’avenue est trop étroite & de côté, il faut en marquer une autre, deux contre-allées ; trente toises de largeur & autant que la vuë peut s’étendre ; le terrein d’une bonne métairie devient avenuë, & le produit zéro. Le parc, les charmilles, le quinconge, le labyrinthe, les arbres en boule, autre zéro : trois cents arpens en ce genre ne sont pas trop, le potager étoit trop étroit, il faut des ados, des murs de partage, une pompe pour amener des eaux, des serres chaudes, une orangerie. Les terrasses sablées, les élagueurs, tondeurs, l’entretien de ces potagers dont il arrive quelques primeurs à la ville, le soin d’entretenir & ratisser toutes les allées du parc, de maintenir les pompes, &c. si tout cela ne coûte que 10 000 livres, ce n’est pas trop. Dans la maison les meubles, les vernis &c. demandent un Concierge. Si ce pauvre homme, sa famille & les frais d’entretien ne coûtent que cent pistoles, c’est bon marché. La terre valoit 15 000 liv. de rente, elle revient à 400 000 livres avec les frais, on y en a dépensé 60 pour la rendre digne du Maître ; le terrein mis en décoration a diminué la ferme de 4000 liv. il en coûte onze d’entretien, reste à rien pour Monseigneur. Mais son voisin dans la place Vendôme, & lui-même quelquefois compte ; cette terre, dit-il, me tient lieu de 15 000 liv. de rente & ne me rend rien, d’ou lui & ses semblables concluent, ce sont de mauvais biens que les terres.

Une autre raison du discrédit des terres est le manque de confiance & de bonne-foi ; on s’en plaint, je crois, dans le commerce & par-tout ; mais cela n’est pas de mon sujet. Il est de fait que jamais ii n’y eut moins de confiance, parce que jamais il n’y eut plus d’or & plus d’avidité pour l’or chez les grands & les petits. Jamais aussi il n’y eut entre les propriétaires des terres & les cultivateurs moins de ces rapports d’intérêts & d’honnêteté, qui forment l’union & établissent la confiance.

On a beau dire, l’homme est un insecte de telle nature qu’on ne sçauroit tant le presser qu’il ne se retourne pour piquer le talon qui l’écrase ; mais il est pareillement sensible aux bienfaits, & il n’est férocité & malice humaine que la vertu & la bienfaisance n’apprivoisent.

Les gens de plume & d’écritoire qui ont, à force de projets, d’ordonnances & de réglemens, changé la constitution subalterne de l’État, & qui eux-mêmes enveloppés des foibles débris de leur édifice, ont aussi promptement que la haute Noblesse, Deception sur l’ancien état de la Monarchie. fait place à tous les potirons que la faveur, l’intrigue, la rapine & l’industrie élevent de toutes parts, ont établi un préjugé contre l’ancienne constitution de la Monarchie ; & cette opinion, de malice chez eux, l’est devenue d’ignorance dans tout le reste de la nation, & même parmi ceux qui y ont le plus perdu. Le peuple, disent-ils, avoit autrefois mille tyrans au-lieu d’un Maître. Si l’on entend par cet autrefois les temps du Roi Robert & de quelques-uns de ses successeurs, la chose ne peut être disputée, l’anarchie étoit générale, ainsi que la férocité ; mais ces temps de convulsion pour le corps politique ne sont point ceux que nos docteurs ont en vuë ; il nous en reste trop peu de traces, & les malheurs d’un tel renversement de toute société sont trop reconnus pour qu’il soit nécessaire de les citer. Les siécles écoulés depuis S. Louis jusqu’à nos guerres de religion sont plus débrouillés ; & s’il étoit question de disputer sur la force intérieure de notre constitution d’alors, je défierois les Jurisconsultes les plus habiles en Droit public de m’y démontrer les maux de la tyrannie, dont les effets sont toujours parlans. Qui de nous se chargeroit aujourd’hui de faire dire à un Auteur Anglois ce que dit Mathieu Paris en parlant de saint Louis : Le Seigneur Roi des François, qui est le Roi des Rois de la terre, tant en vertu de son onction céleste que par la supériorité de sa milice… Eût-on respecté de la sorte le Souverain d’un peuple livré aux brigandages de l’anarchie ?

Le dénombrement fait sous Charles IX portoit dix[1] neuf millions d’habitans, & celui fait sous Louis XIV n’en donne que dix-sept. Nous n’avions cependant ni le Roussillon, ni le Bearn & la partie de la Navarre qui nous demeure, ni la Bresse, le Bagei, ni la Franche Comté, l’Alsace & les trois Evêchés, la Principauté de Sedan ; la Somme étoit notre frontière du côté de la Picardie. Le Royaume enfin étoit d’un grand cinquième moins étendu. L’on me dira que le dénombrement de Charles IX étoit fautif ; mais je répons que nous ne nous y prenons pas aujourd’hui de façon à en faire de plus exacts. Or, ou toutes les régles sont fausses, ou jamais un peuple tyrannisé ne sera nombreux.

Avant de finir l’article de l’anarchie des siécles passés, je prierai ceux qui regardent mon opinion comme un paradoxe, de rechercher dans les Auteurs instruits et contemporains de ces temps prétendus malheureux, l’opinion qu’on avoit alors de la constitution de la Monarchie Françoise, & de l’ordre qui regnoit au dedans. On en trouvera des traces dans plusieurs ouvrages. Je me contenterai de placer ici quelques endroits que j’ai notés autrefois en lisant les réflexions de Machiavel sur la premiére Décade de Tite-Live. On n’accuse pas cet Auteur d’être mal instruit, & si son cœur eût été aussi droit que son esprit étoit éclairé, sa réputation ne seroit pas étrangement mêlée. Tel qu’il est, son plan de politique n’est assurément pas de maintenir l’anarchie ; & s’il est en quelques endroits pour le gouvernement violent, c’est au Prince & à la République qu’il le conseille, et toutes ses vuës tendent à établir non-seulement la soumission, mais l’obéissance passive parmi les sujets. Ecoutons-le parler cependant sur la France dans le quinzième siécle. Je n’ai pas tout noté dans le temps, & je n’ai pas aujourd’hui celui de relire.

Chapitre 16. Discours sur la première Décade. « C’est ainsi que subsiste le Royaume de France, auquel on ne vit en repos & en sureté que par le moyen des Loix qui y sont, lesquelles les Rois sont tenus de garder, & qu’ils gardent saintement.»

Dans le Chap. 19, « De-là je conclus qu’un Prince commun ou foible se peut bien porter après un excellent ; mais deux ou trois semblables l’un après l’autre sans difficulté ruineroient tout, si ce n’étoit comme en France, où l’ordre & la police ancienne soûtiennent le faix de la Monarchie.»

Dans le Chap. 58, « Ce Royaume-là (la France) est trop bien réglé & gouverné ; même mieux, à mon avis, qu’autre qui soit dans l’univers.»

Dans le Chap. 10 du troisiéme Livre, « Les Royaumes aussi ont pareillement besoin de se renouveller & de ramener leurs Loix à leurs principes, & on voit le grand bien que cela rapporte au Royaume de France, qui est le Royaume qui vit sous les Loix & les Ordonnances plus que pas un autre, desquelles les Parlemens sont les gardiens & les protecteurs, spécialement celui de Paris ; lesquelles sont renouvellées par lui toutes les fois qu’il fait une exécution contre un Prince du Royaume, & qui condamne le Roi en ses Arrêts.»

Dans le 41e Chapitre, « Ce que les François imitent en paroles & en actions, quand il est question de la Majesté de leurs Rois & de la puissance & autorité de leur Royaume & il n’y a rien qu’ils supportent avec moins de patience que de leur faire voir que tel ou tel moyen ne tourne pas à l’honneur du Roi, disant que leur Roi n’encourt aucune honte ni aucun déshonneur, quelque conseil qu’il suive, soit dans la bonne ou mauvaise fortune, & perte ou gain. Il n’importe, tout cela est ordonné par le Roi.»

Je laisse à considérer d’après ces citations si notre gouvernement de ce temps-là étoit regardé comme la réunion d’une infinité de petits tyrans. Il est encore à remarquer que le commerce auquel les Florentins étoient très-adonnés faisant en France tout celui de notre Royaume, les mettoit à portée de bien connoître nos mœurs & usages ; que Machiavel vivoit dans le temps de nos premières expéditions dans sa patrie, qu’elle étoit alors République, forme de gouvernement qui tourne tous les esprits du côté de ces sortes de recherches, & que Machiavel a toujours passé pour un des plus habiles hommes de son temps en ce genre.

Quoi qu’il en soit de mon opinion relativement à ce qu’on voudroit appeller le bon ordre & police, & qui, selon moi, ressemble assez à celle qu’on fait observer dans le Serrail, il est au moins certain que les Seigneurs d’autrefois demeurans dans leurs terres, ceux qui vexoient leurs habitans, les vexoient en personne & non par procureur, ce qui certainement vaut mieux ; qu’ils consommoient sur les lieux le fruit de leurs prétendues extorsions, & ne souffroient pas que d’autres qu’eux les vexassent. Ceux au contraire d’un esprit solide & d’un caractère bienfaisant, ayant moins d’occasions de besoins superflus & plus d’objers de commisération devant les yeux, soûtenoient, protégeoient, encouraeoient les habitans de la campagne. Les pauvres, les malades étoient secourus du Château & les orphelins y trouvoient leur subsistance, & devenoient domestiques. Il y avoit, en un mot, un rapport direct du Seigneur à son sujet, & par conséquent plus de liens & moins de lézion de part & d’autre, sans celle du tiers.

Passant dans un canton de traverse en Querci, je m’arrêtai dans un assez gros lieu, où couloit un ruisseau considérable ou petite rivière que je remarquai toute pleine d’écrevisses. Je demandai à l’aubergiste combien de gardes avoit le Seigneur pour que la pêche fût ainsi conservée. Ah ! Monsieur, me dit le bon homme, ceci appartient a M. le Marquis D. B. ce sont les meilleurs Seigneurs du monde que nous avons depuis deux cents ans, & qui viennent souvent dans le pays. Il n’y a pas un de nous qui, loin de lui rien prendre, ne fut le premier, en pareil cas, à dénoncer son voisin. Un homme de qualité d’une Province peu éloignée de celle là, donna pendant la disette de l’année 1747 le pain & le couvert dans ses granges à mille pauvres durant six mois. Allez mes enfans, leur dit-il à la S. Jean, allez tacher d’en gagner : Je vais en ramasser pour l’année prochaine, si la disette dure. Certainement cet homme, quoique d’un mérite & d’une probité distinguée, est un Seigneur Châtelain dans la force du mot : quelque bienfaisant qu’il puisse être, il n’eût jamais poussé jusques-là les effets de la commisération, s’il eût habité à Paris.

Ne fût-ce enfin, comme je l’ai dit, qu’en faisant travailler de pauvres gens, les Seigneurs dans leurs terres faisoient des biens infinis. On sçait à quel point étoit l’habitude, & pour ainsi dire, la manie des présens continuels que les habitans faisoient à leurs Seigneurs. J’ai vu de mon temps cette habitude cesser presque par-tout, & à bon droit car tout bienfait doit être respectif ici-bas, & si la balance peut l’emporter, le surpoids doit être naturellement du côté le plus fort. Les Seigneurs ne leur sont plus bons à rien ; il est tout simple qu’ils en soient oubliés comme ils les oublient : & qu’on ne dise pas que c’étoit un reste de l’ancienne servitude ou l’on se tromperoit fort, ou l’on parleroit de bien mauvaise foi. Dans les lieux où cela se pratique encore, ces bonnes gens & les plus pauvres, seroient très-mortifiés si l’on refusoit leurs présens, & plus encore, si par une étrenne proportionnée ou plus forte on prétendoit les indemniser ; je l’ai vu cent fois.

Les vestiges de la tyrannie de nos pères prouvent au moins que les paysans connoissoient leur Seigneur, & en étoient connus. Or, quoi qu’on dise de la malice des hommes, c’est un axiome reçu & démontré par l’expérience, que ceux qui nous connoissent & ont quelqu’habitude avec nous, nous traitent moins mal que ceux pour qui nous sommes entièrement étrangers. Le sentiment & la réalité de ce principe est un des grands motifs du dulcis amor patriæ. Il s’ensuit de-là que personne ne connoissant plus le Seigneur dans ses terres, tout le monde le pille, & c’est bien fait.

Une autre raison encore qui n’est qu’une branche de celle-ci, c’est la mutation presque continuelle des fiefs, & leur translation sur la tête d’hommes nouveaux.

Du petit au grand, de même qu’un État n’est jamais si ferme dans sa constitution que quand la succession y est perpétuée dans une même maison, il en est ainsi de ses membres. Les considérations politiques ne sont pas de mon sujet actuel, je rampe & laboure la terre, mais je ne puis m’empêcher de dire, en passant, que le respect de la vieille souche, toutes autres choses étant égales, entretient la subordination & l’ordre parmi les habitans de la campagne. J’ai vu quelques exemples que je pourrois citer, de Communautés qui se sont rachetées de leur Seigneur qui vouloit les vendre, pour se rendre à lui. J’en ai vu mille désolées du seul bruit de ce changement, & plus encore, qui demeuroient tranquilles & ne disputoient rien à leur ancien Seigneur, qui se sont jettées dans des procès infinis avec le nouveau. A plus forte raison, quand ce nouveau Seigneur est le petit-fils de Jacques un Tel, sur-nommé Lafontaine : il a beau dire que M. son père s’appelloit Mon-seigneur dans les Requêtes, les paysans ont l’oreille maligne & la mémoire bonne, & toujours répètent que leur Seigneur ne vaut pas plus qu’eux, & que s’il est plus riche, c’est qu’il a mieux sçû faire sa main ; au surplus qu’il n’a qu’à diner deux fois.

De cette semence de mécontentement & de mépris naît bientôt la fraude & la rapine qu’ils se croient permifes, & l’on ne sçauroit croire combien cela nuit à la jouissance tranquille, & conséquemment au prix des terres, qui jettent nos Parisiens, les seuls riches du Royaume aujourd’hui, dans la nécessité de plaider au loin, ou de devenir clients à Paris, chose insupportable à un homme d’or accoutumé à la clientelle d’autrui.

Il faut que les peuples soient pauvres, axiome de gibet. Je n’examinerai pas si la surcharge des terres, & la façon d’y percevoir les impots, n’est pas une autre cause de leur discrédit. J’ai déja dit que je ne politiquois pas ; & il y a à tout cela tant de pour & de contre, que je serois fort embarrassé. Je ne prétends pas cependant par ce pour & contre faire entendre que je connive en non particulier à l’axiome des idiots, ou des gens de sac & de orde qui prétendent qu’il faut que le paysan soit misérable pour qu’il travaille, sans quoi il devient paresseux & insolent. Outre l’indigne inhumanité d’un tel propos, que je suis obligé d’avouer à ma honte avoir ouï tenir plus souvent à la campagne qu’à la ville, propos auquel il n’y a rien à répondre que le mot de ce Romain à son fils qui lui offrit de prendre une ville en perdant trois cents hommes : Voudrois-tu être un de ces trois cents ? outre l’inhumanité, dis-je, il est de toute fausseté. La misere n’entraîne que le découragement, nous l’avons dit, & le découragement la paresse. A cela ils répondent, qu’il faut un milieu ; & où est-il ce milieu, misérables aveugles ? Sera-ce vous, qui vous chargérez de le trouver ? Je vous répons, moi, qu’il y a long-temps qu’il est passé. Ils ajoutent que quand les paysans sont bien, ils ne veulent plus travailler. Je me rappelle qu’ayant un jour disputé sur cette révoltante allégation sur laquelle je me défendois, comme ayant parcouru la Suisse & l’ayant trouvée cultivée autant & aussi-bien qu’elle le peut être, on me cita le Comtat d’Avignon qui n’étoit qu’à cinq lieues de-là. J’y entrai le même jour ; je fus surpris d’y voir un jardin par-tout ; & m’étant informé de la force & vivacité des travailleurs, j’appris que dans les cantons de Provence, voisins de ce pays-là, on payoit un manœuvre du Comtat 30 sols par jour, contre 15 un de ceux du pays. C’est ainsi qu’on soûtient les principes les plus erronnés, & qu’on les autorise par des exemples controuvés, qui sont d’autant moins disputés qu’il seroit plus aisé d’en vérifier la fausseté.

Mais en supposant que l’aisance empêchât les paysans de travailler, ce n’est jamais de travailler leur propre bien. Les bourgeois de village & de petite ville, gens qu’on appelle vivans de leur bien, race occupée à médire & à mal faire, & dont je conseillerois de purger la société jusqu’à ce qu’ils s’appliquassent tous à quelque honnête profession, s’il n’étoit contre mes principes de conseiller la violence en quoi que ce puisse être, voulant faire travailler leur bien, tenir les paysans dans la sujétion, & ne leur payer leurs journées que sur les prix anciens, sans considérer que les objets de consommation ayant haussé, il faut que le salaire du mercenaire hausse, ces gens-là, dis-je, se plaignent que le paysan aisé ne veut plus travailler. Je répons à cela, 1°. que le mal n’est pas grand ; 2°. que je leur offre une prochaine consolation : en effet, le paysan riche éleve nombre d’enfans, au-lieu que ceux du pauvre desséchent & rentrent dans la terre. Ces enfans partagent & épuisent l’aisance du père, le forcent au travail, bientôt l’y secondent, & faute de fonds, deviennent mercenaires. Le Suisse est aisé, comme je l’ai dit, cependant il refuse si peu le travail, qu’il se dévoue volontairement au plus dur de tous, qui est d’aller vendre son sang & sa liberté dans une terre étrangère.

Une dernière raison, mais infiniment moins problématique que toutes les autres, du discrédit des terres en France, c’est le haut prix de l’intérêt de l’argent. La paresse, sœur du luxe comme je le démontrerai, quoi qu’on en dise, par pièces probantes en bonne & due forme, & tous les deux, enfans de l’habitation des villes, la paresse, dis-je, fait que tous ses partisans préfèrent un intérêt fixe qu’ils envoient recevoir par un barbet à l’échéance, à tout le soin & maniment que demandent les terres, & renoncent, en faveur de leur tranquillité, aux avantages du temps, de l’industrie & de la solidité. Plus cet intérêt est haut, moins ces avantages sont sensibles. Si je voulois faire un livre de ce que j’ignore, je sçaurois bien où prendre cent raisons & autant de calculs, pour prouver que cet intérêt est trop fort chez nous ; & me mettant ensuite mon propre ouvrage dans la tête, je deviendrois docteur in utroque jure ; mais ici il n’est encore question que de ce que je sçais, & sans croire m’écarter, j’établirai le principe que toute forme qui tend à faire vivre une portion des citoyens sans action, ni jurisdiction, est nuisible & qu’on ne sçauroit trop s’attacher à déraciner le discrédit des terres & à le transporter sur des effet fictifs.

La prospérité d’un État nuit encore à l’Agriculture en établissant un ordre de mœurs, un genre de magnificence & de décoration qui en dégoûte & la repousse au loin.

Disperdition de terres, en parcs, jardins, &c. Les Chinois, dit-on, persuadé que de l’emploi des terres dépendent, comme on n’en peut douter, les moyens de subsistance qu’on en retire, que l’étenduë des moyens de subsistance est l’exacte mesure de la Population, & que la Population est l’unique richesse réelle d’un État, regardent comme un crime l’emploi des terres en maisons & jardins de plaisance, comme si l’on fraudoit par-là les hommes de leur nourriture.

Ce genre de crime est, ]e croîs, un peu trop étendu en France. Les parcs, il est vrai, peuvent avoir leur utilité, en ce qu’ils renferment des prés & des bois qui sont devenus très-nécessaires mais indépendamment de ce que cette nécessité est relative à la trop grande & inutile consommation de bois que le luxe a introduite, & qui, au moyen des inductions démontrées dans ce Chapitre, est un très-grand mal, on les perce d’ailleurs tellement que les parcs & les forêts ne sont presque que des chemins bordés de lisiéres de bois.

Sans m’arrêter sur de semblables détails qu’il suffit de désigner, je noterai seulement les avenuës, sorte de décoration qui enleve des Provinces entières au Royaume, Il est singulier que le moindre particulier, singe des Princes & des Souverains, prétende avoir à sa maison de campagne des avenuës doubles & triples qui dévastent & mettent en friche une partie de son domaine, & quelquefois le tout. Indépendamment même des avenues à chaque percée, il faut que la perspective soit continuée par des allées à perte de vuë. Celles-ci en rejoignent d’autres dans la campagne, & le point de jonction est marqué par des esplanades en rond, dont l’étenduë fourniroit à la subsistance d’un hameau : de-là partent quatre ou huit allées, selon l’etenduë du terrein, avec leurs contre-allées &c. & je vois d’un coup d’œil cent mille livres de rente réduites à rien, & perdues pour tout le monde. En vain m’opposeroit-on qu’on laboure celles de ces allées qui ne servent pas de chemin. Peine perdue, le grain ne vient jamais bien sous les arbres, l’herbe y est aigre. Encore si l’on faisoit le sacrifice de la récolte à des arbres fruitiers, ou autres qui servent directement ou indirectement à la nourriture de l’homme ? je dirois toujours que c’est réduire un écu à dix sols : mais c’est le tilleul, c’est l’ormeau stérile, qui couvrent & ruinent nos campagnes, arbres très-utiles pour le charonage, dit-on, & c’est ce dont je me plains.

Il y a quatre fois plus de voitures en France qu’il n’en faudroit ; & si d’une part, le nombre en étoit borné au nécessaire & à l’utile, & que de l’autre, nos grands chemins fussent bordés d’ormeaux dans tout le Royaume, comme ils le sont aux environs de Paris, le charonage ne manqueroit jamais en France ; car d’ailleurs, on a bien les ormeaux dans les campagnes ; les paysans en font des feuillards pour les bestiaux, & cet arbre opiniâtre revient de chacune de ses racines. Mais voir de toutes parts dans la campagne, à vingt lieues à la ronde autour de Paris, les ormeaux répandre leur ombre sur toutes ces campagnes si propres à la fertilité par l’excès des engrais & fumiers dont on est embarrassé à Paris, tandis qu’ils sont si rares ailleurs, les voir, dis-je, multiplier à l’infini dans tous les sens que je détaillois tout-à-l’heure, cela fait saigner le cœur d’un citoyen éclairé.

C’est, dit-on, ce qui fait la magnificence des environs de Paris. Je pourrois répondre que je ne calcule pas la magnificence, mais la prospérité & la population : cependant je doute encore de cette allégation. Sans doute qu’il seroit ridicule de demander à la Capitale d’un Royaume opulent les dehors de Salente, ou de Lacédémone ; Il faut des Palais pour les Grands, & du faste pour les Princes ; mais j’arrive à Fontainebleau : je traverse deux lieues d’un pays aride & incapable absolument de rien produire, je le trouve couvert d’une belle forêt qui m’accompagne aussi loin en sortant : loin de trouver ici des traces de dévastation, je vois que le séjour du Souverain y fait vivre les habitans d’une ville considérable, & féconde dix lieues de pays inhabitable : je benis la Providence & son préposé ici-bas ; j’en sors je vois de toutes parts des campagnes fertiles, accablées du poids d’habitations immenses, seules, isolées, & qui de leurs racines arides dessechent une province entière ; & mon postillon qui m’en nomme les Maîtres, sur cent ne me désigne pas trois noms de ma connoissance. Ce coup d’œil frappant au loin, devient triste & froid à mesure qu’on approche ; les plus agréables me représentent les champs Elisées où quelques ombres se promènent en silence, & boivent des eaux du fleuve Lethé. Je me rappelle alors le coup d’œil de la chaussée de Loire, celui des bords de la Garonne, de Villeneuve d’Avignon, la Viste à Marseille, les côtes d’Alsace & autres pays véritablement vivans, les environs d’Orléans, de Lyon, de Marseille, &c. Cet amas de maisons particulières qui ne sont presque féparées que par leur vigne & leur verger, ce peuple agissant pendant le jour, dansant au clair de la lune, tandis que le bruit de la bêche de quelque vigilant qui, revenant de journée travaille son propre bien, interrompt la mesure de leurs musettes & de leurs tambours. Je conclus alors que là fut la prospérité, ici le luxe, fort indigne fils & son implacable ennemi.

J’en appelle aux seuls environs de Paris. Par-tout où l’habitation des riches a laissé quelque place à l’agriculture, elle y est poussée au plus haut degré d’industrie & de perfection. Qu’on parcoure ces cantons privilégiés, je ne dis pas les villages de Montreuil & de Bagnolet seulement, mais partout à quatre lieues à la ronde, & qu’on me dise ensuite si l’œil n’est pas plus satisfait, si l’ame n’est pas plus émue à l’aspect de ces coteaux qu’à la vuë du plus beau parc. A la rangée de vigne succede celle d’arbres fruitiers ; les groseillers occupent l’entre-deux ; les pois & les artichaux naissent au pied des arbres, & les fossés d’asperges entourent le champ. On parle partout de la vallée de Montmorenci, ce n’est que cela.

Mais il n’est pas question ici du plaisir simplement de la population. Il est certain qu’autant de terrein inculte, autant de sujets enlevés, sans ressource à l’Etat. Or, l’excès dont nous venons de parler dévaste la valeur d’une Province entière du meilleur terrein. Le remède, dira-t-on ? Le voici. Chérissez, aimez l’Agriculture, bientôt les riches vous imiteront ; singes d’abord, ils s’y connoîtront ensuite ; chacun cessera d’être rentier de son domaine, & en deviendra propriétaire. Pourquoi les riches sont-ils ennuyés de leurs magnifiques châteaux, qu’il leur faudroit presque autant de maifons que de chemises ? c’est que l’art y a tout fait, & la nature rien. Je ne les blâme pas de s’y ennuyer, eux qui y font la demeure, puisque, si j’y vais par curiosité, dès que j’ai tout parcouru il me tarde d’en sortîr. Quelques-uns s’y attachent, ce sont ceux qui créent ; mais cette terrasse, cette piéce d’eau entreprise & conduite à grands frais est à peine achevée, qu’elle leur devient aussi étrangère que celle que fit leur grand-père, s’ils en ont. Il faut entreprendre quelqu’autre embellissement. D’échelons en échelons cependant la maison, le parc, tout devient immense & ruineux d’entretien. Alors, tandis que l’étranger, tandis que le bourgeois curieux admire cet amas de beautés & de dépenses, & croit, environ pendant dix-sept minutes, qu’il seroit au comble du bonheur de posséder cela, le Maître accablé d’habitude & d’ennui ne peut plus s’y souffir, & cherche à décorer quelque guinguéte dont il jouit en imagination, & qu’il dédaignera en réalité.

Qu’on ne dise pas que c’est l’inconstance humaine ; cette inconstance est un bien en soi, comme toute autre qualité de notre ame. Elle ne devient un mal qu’à mesure qu’on s’éloigne de la nature. Cet homme curieux de plantes étrangères revient toujours avec un nouveau plaisir à son jardin ; mais cet attrait particulier à quelques hommes est presqu’universel pour ce qui concerne l’agriculture en général. Comme les moissons & les fruits se renouvellent sans cesse, le travail de nos pères, en ce genre, ne fait que faciliter le nôtre. Indépendamment du goût attaché par la nature aux occupations & aux détails champêtres, le profit auquel tout le monde est sensible, éveille encore l’industrie, & attire l’affection. L’avenue principale exceptée, toutes les autres tomberont, les maisons de fermiers & de paysans couvriront les campagnes. L’ombre jadis empoisonnée de ce château deviendra salutaire alors ; car en général nous sommes tous charitables & compatissans. Les riches ne sont durs que parce que l’ordre corrompu des mœurs les tient éloignés de l’indigence ; ils la banniront de leurs encours, ne fût-ce que pour n’être pas affligés. Chassez de dessous l’humble toit les maladies & la faim, ce sera le territoire & la patrie de la joie simple & bruyante. De propre en proche elle gagnera les basses-cours du château, & pénétreroit jusqu’au salon, sans la double antichambre gardée par la paresse.

Je le répète, chérissez, aimez l’Agriculture ; vous bannirez tous les maux de l’Etat, supposé qu’il y en ait, oppresseurs, intriguants, fripons, faineans, politiques à retours, faiseurs de traités sur la population, que sçaîs-je ? Ou si ces gens-là sont dans la plénitude d’un Etat florissant, comme des puces & des punaises dans l’ordre de la création, du moins y seront-ils si confondus & si offusqués par un peuple agissant, & occupé de choses tout autrement solides, que l’oisiveté devenant honteuse, ils perdront toute considération, & en conséquence sentiront amortir leur mobile principal, je veux dire l’orgueil. Mais il me semble que ces allées me ménent vraiment bien loin ; revenons. Sî j’avois promis d’éviter les écarts, je manquerois souvent de parole.

Multiplicité & trop grande largeur de chemins. Le même inconvénient de perte inutile de terrein que nous venons de remarquer en allées &c. se trouve encore dans une force d’ouvrage plus utile en son objet, mais aussi abusif au moins par la forme, le projet & l’exécution, je veux dire, les chemins. A ce mot, je vais m’attirer anathême, car c’est de tous les arrangemens de police intérieure, celui ou notre siècle a le plus donné d’attention. Mon intention, je le répète, n’èst point de blâmer ; mais en tout, on peut dire le mieux.

Je sçais qu’on a fait de notre temps, en ce genre, des ouvrages admirables, tels que la montée de Juvisi, celle de Bouron, celle de Tarare & bien d’autres. Mon dessein n’est pas non plus d’objecter qu’on a négligé de donner à ces sortes d’ouvrages faits pour l’éternité, la solidité qu’y donnoient les Romains ; que la plûpart de nos chemins sont détruits avant d’être achevés ; que la corvée qui seule a servi à la construction de presque tous les chemins éloignés de la Capitale, n’est propre qu’a ruiner la campagne, & à faire des routes qu’une médiocre colonie de taupes peut détruire en un an de temps. Tout cela n’entre pas dans mon objet actuel, ce n’est que leur largeur & leur multiplicité que j’envisage.

Ces célèbres voies Romaines qui ont résisté, par la solidité de leur construction, à tant de siècles & de ravages ; qui ont plus illustré cet Empire prodigieux que tous les autres miracles de sa fortune, de sa valeur & de sa politique, ces voies militaires, dis-je, dont les principales alloient du centre du monde à sa circonférence n’avoient, les plus considérables, que soixante pieds de largeur, & les autres que vingt, & quelquefois huit. On n’en comptoit en tout que 47 dans toute l’Italie. Venons à nous maintenant, & considérons l’inutile largeur de nos grands chemins.

Je sens qu’il convient que quelques-unes des principales avenues de la Capitale unissent la décoration à l’utilité ; que le même avantage peut être attribué aux avenues des grandes villes de Province, & même à quelques routes principales : mais aujourd’hui chaque administrateur particulier multiplie à l’infini dans son ressort ces sortes de travaux. La moindre communication entre chaque petite ville est tracée sur le plan, ou peu s’en faut, de la grande allée de Vincennes au Thrône. Le chemin est marqué dans ce sens-là, la dévastation ordonnée & exécutée par les corvoyeurs, & comme les fonds manquent pour tant d’ouvrages à la fois & les ponts, les ensablemens dans les lieux marécageux, & autres ouvrages indispensables demeurent à faire. Ces remuemens de terre, loin d’attirer les voitures, les éloignent ; & comme le chemin est inutile, vû le peu de communication qu’il y a entre les villes champêtres dans ces cantons reculés, le petit nombre de pèlerins, marchands de bale, messagers à pied & gens de cette espece qui sont accoûtumés de frayer cette route, se contente d’un des fossés latéraux pour son passage, tandis que le prétendu chemin se couvre de ronces.

Ce que je dis là, je l’ai vu en plusieurs endroits. Mais je veux que ces chemins de traverse soient mis en tout état de perfection, & aussi solides que ceux des Romains ; toujours serois-je en droit de dire qu’il faut que la route soit proportionnée à la fourmilliére, & qu’il est inutile de condamner à la stérilité un terrain immense dans son étendue, dont la cinquième partie suffiroit à l’objet d’utilité qu’on eut en vuë. Remarquons encore que ce que je suppose ici de leur perfection, sera toujours d’autant plus dans les espaces imaginaires & que l’objet d’entretien sera plus considérable ; car enfin, l’Etat ne peut suffire à tout ; & de même que, toute proportion de solidité étant égale, un palais coûte plus d’entretien qu’une maison médiocre & ainsi des chemins. Je suis persuadé que cette marote des grands chemins d’une largeur immense multipliés à l’infini coûte encore deux provinces à l’Etat.

Autre inconvénient notable en ce genre, c’est la rage des alignemens. Il est certain que c’est un ornement considérable, & qui doit èat recherché avec soin en supposant l’égale qualité du terrein. Je dis plus, dans les routes principales & aux lieux où cela abrège de beaucoup, les édifices & autres embarras de détail n’y doivent pas être épargnés, sauf le dédommagement du tiers, comme en usent les pays d’Etats pour leurs chemins. Car malheur à ces Administrateurs cruels & dédaigneux qui, sous le prétexte que tout doit céder à l’utilité publique, écrasent tout ce qui se trouve devant eux. La colère du Ciel ne fait magazin que des pleurs du pauvre opprimé, & je renvoie toujours ces hommes de sang & de limon à ces mots déjà cités : Voudrois-tu être un de ceux-ci ? Mais cet inconvénient est aisé à faire entrer dans les frais d’un objet principal.

Cependant il est un point que je voudrois qu’on respectât dans les plus grandes routes, c’est la différence des terreins. Ce terrein sec ou sabloneux, presque de nulle valeur, devient d*un produit réel quand vous y faîtes passer le chemin, puisqu’en assurant une communication & un débouché à vos bonnes terres, il vous épargne la dépense qu’eussent demandé celles-ci, pour en rendre le sol capable de servir de base à un chemin. Au-lieu de cela, votre alignement traverse les prairies, les bonnes terres, jardins & chenneviéres d’un village. Vous perdez non-seulement la portion si rapportante du territoire de ce village, mais encore tout le reste médiocre & mauvais : le bon faisoit valoir l’autre ; le paysan ruiné n’a plus la force de soûtenir son ménage, & abandonne le tout. Or calculez toujours ces sortes de pertes à l’infini, seule mesure actuelle de vos grands chemins.

Evitons d’ailleurs, comme la peste y tout ce qui porte au découragement, car c’en est une en effet. Les gens de la campagne sont tous aux portes de l’abbatement ; un rien les accable ; & n’est-ce rien que de se voir enlever la meilleure piéce de son bien, même avec dédommagement ? En un mot chérissez, aimez l’Agriculture, bientôt elle vous dira que le terrein lui est précieux.

Mais ceci nous conduit au Chapitre suivant qui doit traiter de la nécessité & des moyens d’encourager l’Agriculture. Il s’en faut bien que je n’aie épuisé celui-ci, ni même que je l’aie traité par ordre dans toute son étenduë. J’ai désigné quelques points principaux, j’en ai trop étendu d’autres, selon que ma plume a couru. La suite des différens objets traités dans cet Ouvrage en présentera plusieurs autres ; car tout se tient dans la machine politique, ainsi que dans la masse physique.



  1. Voyez Bocalin.