L’Astre rouge (Lenotre)/1

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I.

J’ai cru longtemps, sur la foi des romanciers, qu’il suffisait de sortir de chez soi et de courir les routes pour trouver des aventures : ces mots mêmes, aventures de voyage, ont exercé, pendant nombre d’années, sur mon esprit, une fascination singulière, et, quand il m’advint pour la première fois de quitter Paris, le sac de touriste au dos et l’alpenstock à la main, je m’attendais, dès l’octroi franchi, à devenir tout aussitôt l’objet des péripéties les plus piquantes et des plus romanesques incidents.

J’ai bien vite été détrompé : l’Europe est aujourd’hui à ce point uniformisée, que partout, fût-ce à Stockholm ou à Madrid, à Belgrade ou à Pétersbourg, le touriste ne rencontre que les mêmes Anglais spleenétiques, les mêmes garçons d’hôtel polyglottes, les mêmes cicérones inintelligibles, et tout y est si bien machiné qu’on peut en faire le tour sans adresser la parole à d’autres gens qu’aux aubergistes ou aux commissionnaires. L’aventure de voyage est morte ; mais, comme, lorsqu’on a pris la peine d’aller loin, il est vexant de n’avoir rien à raconter, les touristes laissent généralement à leur imagination le soin de combler cette regrettable lacune ; un peu comme les chasseurs qui achètent aux halles le gibier pour garnir leur carnassière et ne point revenir bredouilles.

Un jour, j’ai bien pensé pourtant l’avoir rencontrée l’introuvable aventure que j’avais si longtemps et si inutilement cherchée : c’était, au cours de l’été dernier, à Lübeck. S’il est une ville d’aspect féodal, d’apparence pittoresque, de physionomie romantique, c’est bien cette vieille cité libre, ancienne capitale de la Hanse, jadis si puissante et si riche qu’on l’avait surnommée la Carthage du Nord.

Longtemps avant d’y arriver, on aperçoit, du train qui roule sur une voie ferrée en ligne droite à perte de vue, les hautes flèches de ses églises, debout comme de grands peupliers, à l’horizon d’une plaine plate et infinie comme la mer ; quand on arrive, la gare, — une gare silencieuse et presque déserte, — un petit square sans promeneurs semblent être mis là comme concession à l’esprit moderne ; mais, dès qu’on a franchi ces deux manifestations du progrès, on entre en plein moyen âge. Une robuste porte du quinzième siècle, le Holsteinthor, dresse en sentinelles avancées ses deux formidables tours percées d’étroites fenêtres cintrées, et tout de suite apparaît une admirable ligne de vieilles façades noircies, penchées, branlantes, dominées par des clochers d’églises coiffées de minces flèches que le vent de la mer a inclinées. Sur la rivière, étroite et tranquille, parmi les roseaux, séjournent les grands navires, hauts steamers de fer à double cheminée ou voiliers aux grands mâts croisés de vergues ; et toutes ces choses prennent là un aspect de prospérité calme que n’ont point ordinairement les ports maritimes avec leurs quais bruyants, leurs grues grinçantes, leur foule agitée et cosmopolite.

L’intérieur de la ville répond à cette pittoresque préface ; tout y rappelle sa prospérité passée ; hautes tours, maisons à pignons, portes fortifiées : un très vieil hôtel de ville, tout en clochetons et en rosaces, avec d’antiques perrons à balustres de pierre, occupe le centre de la cité. Sur la place qui le précède se dressent encore un ancien pilori et une fontaine où se voient sculptées les graves figures de Barberousse et d’Henri le Lion ; les rues sont d’ailleurs peu animées ; les habitants de cette Carthage déchue ont je ne sais quel air flâneur de négociants retirés des affaires, très dignes, très calmes, très occupés de leurs longues pipes ; les femmes sont alertes et jolies, et toutes ont les bras nus jusqu’à l’épaule, ce qui n’est pas sans charme ; bref la soirée que nous passâmes là, mon compagnon de voyage et moi, occupés à errer dans les rues sombres, à courir quelque peu les brasseries, à considérer les effets de lune sur les vieilles façades, nous parut fort agréable.

Lübeck, d’ailleurs, n’était qu’une étape ; nous avions l’intention de nous embarquer pour le Danemark sur le premier paquebot en partance, et, dès le lendemain de notre arrivée, nous étions sur le port à la recherche d’un capitaine qui voulût bien nous accepter comme passagers. Les occasions ne manquaient pas, bien que ce ne soit point la route directe du Danemark et que la majorité des voyageurs préfère gagner Copenhague par la voie de Kiel ou de Flensborg.

On nous indiqua un paquebot qui devait partir le jour suivant pour Christiania et faire escale à Copenhague : c’était un bâtiment à aubes d’environ deux cents tonneaux, de construction ancienne et assez lourd de forme ; quelques marins étaient occupés à rouler sur le pont d’énormes caisses et des fûts de toutes dimensions. Nous franchîmes la passerelle et nous nous dirigeâmes vers le rouf. Le capitaine qui s’y trouvait, occupé à quelques écritures, nous reçut fort aimablement ; mais comme il ne parlait que le suédois, la conversation fut forcément des plus écourtées. Nous nous entendîmes néanmoins parfaitement sur les conditions du passage et nous fîmes choix d’une assez vaste cabine d’arrière.

Tout en parcourant le pont du paquebot, nous avions remarqué un homme d’une trentaine d’années, qui, faisant les cent pas sur le quai d’embarquement, semblait suivre des yeux tous nos mouvements. C’était un long garçon aux cheveux blonds ou plutôt jaunes, au regard clair, au teint pâle : un véritable type de Scandinave. Il était vêtu fort simplement d’un complet de laine noire, et portait sur la tête cette sorte de toque chère aux habitants des pays du Nord. Il ne nous quittait pas du regard, indiscrétion fort pardonnable que nous ne manquions pas d’attribuer à notre tournure quelque peu exotique.

Cependant l’insistance qu’il mettait à guetter tous nos mouvements n’était pas sans nous surprendre, et notre étonnement redoubla quand, revenus à terre, nous le vîmes s’avancer vers nous et nous saluer d’une brusque inclinaison de tête. Nous lui rendîmes assez froidement sa politesse et nous nous disposions à passer outre quand il nous posa en excellent français cette question :

— Avez-vous l’intention, Messieurs, de vous embarquer pour la Norwège ?

Nous crûmes à quelqu’offre de service semblable à celles dont tout voyageur est l’objet dans une ville étrangère, et nous répondîmes brusquement que nous n’avions besoin de rien ; que, d’ailleurs, le but de notre voyage ne pouvait l’intéresser. Comme il paraissait vouloir insister, nous hâtâmes le pas, et, par le Becker-Grabe, nous rentrâmes en ville. J’avais déjà oublié cette rencontre, lorsque, au moment d’entrer dans la Breite-Strasse qui est l’artère principale de Lübeck, mon ami, se retournant, me dit :

— Il nous suit.

— Qui ?

— L’étranger qui nous a tout à l’heure abordés sur le port.

— C’est quelque pauvre honteux ; pressons le pas.

Et, tournant à droite, nous nous dirigeâmes vers la Schiffergeselschaft, l’ancienne maison syndicale des armateurs de la Hanse, aujourd’hui transformée en brasserie. La grande salle en est fort curieuse : de hautes et vieilles boiseries, sculptées d’écussons symboliques, la divisent en plusieurs compartiments, des modèles d’anciens navires, gréés de toutes pièces et voiles déployées, sont suspendus aux noires poutrelles du plafond ; des tableaux, des cuivres, des faïences en tapissent les murs ; toute la décoration est composée d’emblèmes maritimes, et le patron lui-même, avec sa cravate de barbe grise, ses joues rasées, sa casquette enfoncée sur les yeux, la main posée sur le robinet de la pompe à bière, semble un vieux loup de mer tenant la barre et dirigeant son navire à travers un archipel de récifs.

Nous n’étions pas installés là depuis une minute, que la porte s’ouvrit et que l’étranger entra.

— Encore lui ! grommela mon ami.

— C’est trop fort : ce n’est décidément pas un mendiant, c’est un gêneur…

— Ou un espion.

— Ou un désœuvré.

Cette dernière supposition paraissait la plus vraisemblable, car l’homme s’assit à quelque distance de nous, demanda de la bière et se mit à fumer. Quand nos regards se dirigeaient vers lui, il détournait la tête sans affectation ; mais dès que nous cessions de l’observer, nous sentions qu’il nous dévisageait d’une façon qui ne laissait pas que d’être gênante.

— Partons, fit mon ami, cet Argus m’ennuie.

— Partons, je le veux bien ; nous verrons s’il osera nous suivre.

La chose ne manqua point. Il se leva en même temps que nous, et nous nous trouvâmes ensemble dans la rue ; cela tournait à l’obsession ; je fis quelques pas vers lui et me disposais à lui demander la cause de son insistance, lorsque, portant la main à sa toque, il prit le premier la parole.

— Je vous demande pardon, Messieurs, de mon indiscrétion, dit-il, j’ai vu que vous étiez Français, et si ma demande vous a semblé tout à l’heure inopportune, veuillez n’en accuser que mon ignorance des usages de votre pays.

Ce petit discours était dit de si aimable façon que je sentis s’évanouir ma mauvaise humeur. Il s’en aperçut sans doute, et reprit tout aussitôt :

— Je suis Finlandais, j’étudie la philosophie, à Elsingfors, mais je me suis fixé pour la durée des vacances universitaires aux environs de Copenhague où j’ai entrepris quelques recherches historiques. C’est dans ce même but que je suis venu passer une semaine à Lübeck. Je me nomme André Vasilicht ; et maintenant que je me suis présenté moi-même, laissez-moi m’excuser de nouveau de vous avoir demandé quel était le but de votre voyage : j’ai l’intention de retourner en Danemark le plus tôt possible et j’avais intérêt à savoir à quelles conditions le capitaine du navire près duquel je vous ai accostés, vous acceptait à son bord.

— Oh ! Monsieur, nous n’avons point à en faire mystère, répondis-je, nous allons à Copenhague et nous avons retenu en effet une cabine à bord de l’Ellida qui prend la mer demain matin…

Vasilicht m’interrompit.

— Vous allez à Copenhague pour les fêtes ? me demanda-t-il.

— Quelles fêtes ?

— Comment, vous ignorez que S. M. le Czar, le roi de Grèce, le prince de Galles arriveront à Copenhague la semaine prochaine et que toute la famille de Christian IX sera ainsi réunie pour la saison d’été au château de Fredensborg.

— Vous m’en donnez la première nouvelle.

— Allons donc, ce n’est pas possible, repartit assez brusquement Vasilicht.

Ce garçon avait véritablement d’étranges allures : de son clair regard il me dévisagea comme pour s’assurer que je ne lui avais point menti : craignant que mon ignorance eût blessé son amour-propre national, je balbutiai quelques excuses banales sur ce que, ayant quitté la France depuis plus d’un mois, je n’avais, depuis cette époque, lu aucun journal, et que, d’ailleurs, les feuilles françaises ne devaient point être très renseignées sur les villégiatures de Christian IX. Je crois bien qu’il me répondit par un haussement d’épaules.

— Nous nous retrouverons sur le bateau, nous dit-il, je partirai avec vous.

Puis il nous tourna le dos et s’éloigna à grands pas dans la direction du port, nous laissant tous les deux assez interdits de la singularité de ses manières.

— Grattez le Russe, vous retrouverez le cosaque, fis-je pour me donner à moi-même une explication quelconque de sa bizarrerie.

— Grattez le cosaque, vous retrouverez l’ours, ajouta mon ami ; mais il faut reconnaître que nous n’avons pas eu besoin de gratter beaucoup celui-ci pour que l’ours apparaisse.

— Eh bien, ours ou cosaque, je ne suis point fâché de l’aventure, et cela m’étonnerait fort si ce Finlandais bourru n’était pas un compagnon de voyage intéressant et peu banal. On ne lui a point sans doute appris la politesse, telle que nous l’entendons en France ; mais il sait certainement sur les mœurs et l’histoire des pays scandinaves bien des choses que nous ignorons et dont le récit peut ajouter du charme à notre excursion.

— C’est prendre la chose du bon côté, répliqua mon ami ; quant à moi, ce Russe m’ennuie ; je le subirai s’il s’impose, mais je me promets bien de ne point lui faire de confidences.

Nous passâmes notre journée à visiter les églises et les rues de Lübeck, non sans faire, en manière de couleur locale, nombre de stations dans les brasseries : la bière me paraît être la base de la vie sociale à Lübeck. L’après-midi fut occupée à faire le tour de la ville, dont les anciennes murailles réduites aujourd’hui au rôle de simples parapets, sont baignées sur toute leur étendue de larges étangs d’eau courante, traversés par de longues jetées et dont les bords sont ombragés de jolies promenades.

Nous n’eûmes garde de manquer l’ascension du Chimborazo qu’on nous avait recommandée comme une des merveilles du pays. — Avez-vous remarqué que les contrées absolument plates ont toujours la prétention d’être montagneuses. C’est une façon de n’avoir rien à envier à personne. Dans le nord de la France où les champs de betteraves ont juste le relief d’une nappe cirée, le moindre vallonnement est décoré du nom de Petite Suisse, et, s’il se trouve, par hasard, une taupinière, on la baptise d’un nom pompeux, la Malassise ou le Pic Tordu. Les habitants de Lübeck n’ont point failli à cette tradition. Près de la gare se trouve, non point un monticule, non point même une butte, mais un tas de sable haut d’environ 20 pieds, pas davantage. On le cite dans le pays avec autant d’orgueil que les Savoisiens vantent le Mont-Blanc, et ce tas a reçu le nom de l’un des plus hauts pics des Andes, d’une montagne dont le sommet s’élève à six mille cinq cents mètres : on l’appelle le Chimborazo. On nous avait tant vanté le panorama qu’on y découvre, que nous en entreprîmes l’ascension : malheureusement, un wagon qui se trouvait garé, sur la voie, en bas, dans la plaine, nous cachait absolument l’horizon… et nous redescendîmes sans avoir rien vu.

Le soir à la Schiffergeselschaft, où nous entrâmes pour dîner, nous retrouvâmes Vasilicht. Il nous reçut comme de vieux amis, nous supplia de nous asseoir à sa table, s’entremit obligeamment dans nos relations avec les servantes ; il paraissait posséder aussi bien l’allemand que le français, et nous rendit un réel service en nous divulguant les mystères de la carte des plats. Il fut, du reste, plein de prévenances et d’affabilité. Nous dûmes en prendre notre parti, il était charmant. Le repas terminé, nous restâmes à fumer devant des brocs de bière fraîche, et, lui, tout en tirant de longues bouffées de sa grande pipe de porcelaine, il nous parlait de ses voyages et de ses travaux avec un laisser-aller plein de confiance et de camaraderie.

— Voyez-vous, disait-il, il y a vis-à-vis Copenhague une île qui exerce sur moi une attraction singulière. J’y reviens depuis quatre ans passer trois mois chaque été. Elle n’est point grande, ni riche, ni même fameuse, aujourd’hui du moins. On l’appelle l’île de Hveen. Elle n’a que deux villages, de belles prairies et de fertiles champs de seigle ; mais son charme est d’avoir été le séjour de Tycho-Brahé.

— Tycho-Brahé ?

— Oh ! mais vous ne savez donc rien.

— Hélas !

— Tycho-Brahé est peut-être le plus vaste génie que Dieu ait jamais créé. Figurez-vous, sous les brumes du Nord, un pontife de l’Orient, un prêtre de Chaldée, un mage. Il avait, au seizième siècle pour royaume cette île de Hveen que le roi de Danemark lui avait donnée ; il vivait là, les yeux fixés sur la voûte céleste, dressant la carte du ciel, causant avec les astres. Il était roi lui-même, roi d’un monde intellectuel, habitant un palais qu’on appelait Vranienburg, le château du ciel, situé sur une colline, qui se nommait Stiernberg, la montagne des étoiles. Les vaisseaux débarquaient à son île tantôt un philosophe, tantôt un alchimiste, tantôt un souverain, venus pour saluer l’homme extraordinaire qui connaissait le fond de toutes les sciences. Tycho-Brahé ! Vous me demandez ce que c’était que Tycho-Brahé ! Mais la science moderne est encore en retard sur sa science à lui.

— Oh ! oh !

— Eh ! sans doute, et par la raison bien simple qu’il avait demandé à la nature tous ses secrets, procédant de ce qu’il connaissait à ce qui était mystère, s’avançant dans l’inconnu sans laisser derrière lui un point inexploré. Dans l’état actuel de nos sciences, que de lacunes, que de trous, que de surprises ! On cherche des théories, on ébauche des systèmes ; si la nature a l’audace de démentir ces systèmes, c’est qu’elle se trompe. On parle fluide, magnétisme, hypnotisme, télépathie, et l’on ne sait même pas ce qu’est l’électricité. C’est le chaos. Comme ils agissaient autrement ces grands savants du seizième siècle, avec leur méthode inflexible, leur observation minutieuse et constante des phénomènes naturels… mais voilà ! ils étaient à la fois philosophes, historiens, géologues, chimistes, poètes, médecins, théologiens, astronomes, artistes. Ce qu’ils ne trouvaient pas dans une science, une autre science le leur révélait. Aujourd’hui on se spécialise, on fait petit, et l’inconnu reste grand.

Vasilicht avait parlé avec enthousiasme. Son pâle visage s’était éclairé, et de ses grands yeux clairs il semblait regarder l’au-delà mystérieux. C’était décidément un garçon étrange, une de ces natures complexes de Scandinave, telles que nous en dépeignent les romanciers russes : ses dehors calmes et froids cachaient mal une âme ardente et passionnée ; et de ce contraste se dégageait une impression indéfinissable qui n’était pas sans charme.

— Serait-il injuste, lui dis-je, d’ajouter à toutes les qualités dont vous venez de gratifier les savants du seizième siècle, celles de charlatans et de sorciers ? Il me semble bien que ce ne serait point là les calomnier. Ce château du ciel, cette montagne des étoiles dont vous nous parliez tout à l’heure, cela me semble assez complet comme réclame.

— Ne jugez donc pas Tycho-Brahé comme vous le feriez d’un savant de nos jours ; songez que son nom, aujourd’hui si oublié, était connu et vénéré de toute l’Europe. Cet homme, qui avait trouvé le secret de faire de l’or, qui pratiquait la transmutation des métaux…

— De l’or ? Tycho-Brahé faisait de l’or ?

— Sans doute ; c’est même de toute sa science le seul point qui soit en ce moment l’objet de mes recherches.

— Comment ! Vous cherchez la pierre philosophale ?

Vasilicht ne parut point surpris de notre étonnement ; il ralluma placidement sa pipe, en tira quelques fortes bouffées et reprit le plus tranquillement du monde :

— Je cherche à retrouver par suite de quelles expériences, de quelles déductions, Tycho-Brahé avait appris de la nature le moyen de changer en or les métaux vils. C’est tout simple.

— Et vous êtes sur la voie de cette découverte ?

— Je réunis des documents ; c’est dans ce but que je me suis établi à l’île de Hveen, et si je l’ai quittée pour quelques jours, c’est afin de venir consulter à la bibliothèque de Lübeck quelques écrits du temps qui peuvent m’être utiles.

— Vous pensez réussir ?

— Si j’échoue, un autre profitera de ce que j’aurai fait. Je pense que tout homme, si humble soit-il, a une mission à remplir, et qu’il est une force mise au sein de l’humanité. Nul n’a le droit de refuser son effort à la cause commune ; mais personne ne doit non plus avoir l’égoïste désir de réussir, dans le sens que vous donnez à ce mot. L’individu travaille, la collectivité profitera.

— Ça c’est du socialisme.

À ce mot, Vasilicht fronça les sourcils et devint subitement très grave. Il semblait se tenir sur ses gardes et guetter le tour qu’allait prendre la conversation ; mais cela ne dura que l’espace de quelques secondes, car tout aussitôt je l’interrogeai :

— Pourrons-nous en votre compagnie visiter cette île fameuse… ? Oh ! rassurez-vous je n’ai nulle envie de surprendre le secret de Tycho-Brahé.

— Mais sans doute vous la verrez, et je serai avec plaisir votre cicerone.

— Et nous irons ensemble aux fêtes de Copenhague : Vous nous ferez les honneurs de votre pays d’adoption ; vous nous conduirez à Fredensborg, nous verrons le Czar. Quel homme est-ce ? L’avez-vous vu déjà, Vasilicht, peut-on l’approcher facilement ?

Vasilicht resta muet : il me dévisageait fixement, tout entier à quelque pensée mystérieuse qui assombrissait ses traits. Il resta quelques instants songeur, et, tout à coup se levant, jeta une pièce de monnaie sur la table, gagna la porte et sortit.

Une heure après nous avions regagné notre hôtel. Couché dans un de ces petits lits allemands dont les draps sont grands comme des serviettes, je cherchais le sommeil qui ne venait pas. Je songeais à Vasilicht, à Tycho-Brahé, aux alchimistes, à la pierre philosophale, quand tout à coup la voix de mon ami couché dans la pièce voisine vint me tirer de ma rêverie.

— Dors-tu ?

— Hélas non.

— Dis-moi, ce Vasilicht est-il un malfaiteur ou un fou ?

— C’est un fou à n’en pas douter, répondis-je ; mais heureusement ce n’est pas un fou dangereux.

— En es-tu certain ? grommela-t-il.

Et ces mots suffirent à me tenir éveillé une partie de la nuit.


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