Le Parnasse contemporain/1866/L’Attelage

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Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]I. 1866 (p. 221-223).




L’ATTELAGE




Sur la route creusée aux flancs de la colline,
Sur la route qui va d’Orthosie à Milet,
Traîné par deux bœufs blancs dont le garrot s’incline
Et s’élève en cadence, un chariot roulait
Pesamment. — Et lanière aux reins, aux flancs la pique,
Les bœufs gravissaient, lents et courbés, la hauteur,
Mêlant au bruit du char leur haleine rhythmique,
Et leurs longs meuglements aux cris du conducteur.
C’était un fier jeune homme au corps souple et robuste,
Ses muscles saillaient durs sur ses bras nus et blancs ;
Et le soleil dorait les lignes de son buste,
Et ses cheveux égaux sur son cou ruisselants.
Il menait l’attelage et dirigeait les roues.
Son frère à ses côtés courait, beau comme un dieu,
Ayant aux yeux la flamme et la jeunesse aux joues,
Il piquait les grands bœufs tardifs de son épieu.
Derrière eux reposait sur un trépied d’érable,
Une femme encor belle, et comme Démèter
Féconde, ayant des fils qui la font vénérable.
Son œil luisait, limpide et bleu, comme l’éther.
Tels qu’un marbre taillé par Phidias d’Athènes,
Elle admirait ses fils aux bras hérakléens. —

Déjà des sphinx de nuit bruissaient les antennes,
Et l’Ombre envahissait les cieux céruléens.
C’était le Crépuscule et longue était la route.
On entendait au loin les hurlements des loups.
Plus lentement les bœufs avançaient. Goutte à goutte,
Leur sang, sous l’aiguillon, rougissait les cailloux.
La Nuit, oiseau sinistre à la vaste envergure,
De ses ailes couvrait plaine et bois ; et toujours
Retentissaient lointains, le fatidique augure
Des hiboux, et les sourds mugissements des ours.
Les villes s’effondraient dans la brune. — Orthosie
N’était plus qu’un brouillard, Milet qu’une vapeur.
La Mère, sous un froid clair de lune d’Asie,
Souriait à ses fils. — Les grands bœufs avaient peur…
Peur de la nuit, du vent, des formes inconnues. —
Leurs cous pesants pendaient. Les grands bœufs étaient las,
Et s’affaissant soudain sur leurs croupes charnues,
Inertes, les grands bœufs ne se levèrent pas.
Un meuglement aux cieux poussé, farouche et rauque ;
Les reins arqués cédant sous les jarrets discords ;
Du sang dans les naseaux, et dans l’œil terne et glauque
Un éclair… ce fut tout : les grands bœufs étaient morts. —
La Nuit ! Toujours la Nuit ! Toujours la Solitude !
Les vautours sur la proie, affamés et joyeux
Fondent ; le froissement de leur plumage rude
Se mêle au grincement d’un char aux lourds moyeux… —
Le chariot roulait. — Et les chasseurs nocturnes
De leurs ongles aigus dépeçaient les grands bœufs :
Cependant que passaient deux formes taciturnes
Par les âpres sentiers et les vallons bourbeux,
Tirant le chariot massif aux ais d’érable.
Seléné blanchissait les fils pieux et forts,
Attelés et traînant leur mère vénérable !
La bienveillante Hèra protégeait leurs efforts.

Aussi bientôt, courbés sous son sacré portique,
Ils offraient le parfum de l’encens, la douceur
Du miel, et la blancheur de la laine rustique,
O favorable Hèra, de Zeus épouse et sœur !
Tu juras par les eaux du Styx inviolable
D’écouter la prière et d’exaucer les vœux
De la Mère, et plissant sa lèvre secourable,
Ton sourire odorant disait à Zeus : « Je veux ! » —
Et lentement montait vers les hauteurs sereines,
Du fond du temple obscur le souhait maternel :
« Donne à mes fils, ô Zeus, aux bontés souveraines,
Le plus grand bien que puisse espérer un mortel ! »
Et les deux fils dormaient. — Quand l’aube blanchissante
Eut dissipé la nuit, sur leurs fronts radieux,
La Mort avait posé sa lèvre obéissante :
Cléobis et Biton étaient aimés des dieux.