L’Autre monde (Cyrano de Bergerac)/Biographie

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Texte établi par Frédéric Lachèvre, Garnier (p. ix-lv).


CYRANO DE BERGERAC


En publiant en 1858 les Œuvres de Cyrano de Bergerac en deux volumes : Histoire comique de la Lune et du Soleil et Œuvres comiques, galantes et littéraires, P. Lacroix ignorait à peu près tout de l’existence du personnage, même le lieu de sa naissance : il le croyait gascon… de Bergerac, alors qu’il était parisien. La préface de Le Bret à l’Histoire comique (des États et Empires de la Lune) lui avait fourni les seules indications sérieuses sur la vie de Cyrano. Depuis, surtout grâce à M. Jean Lemoine, d’autres documents importants ont été découverts et ont permis de le suivre pour ainsi dire de sa naissance à sa mort. Ils ne laissent à peu près rien subsister ni du panégyrique de Le Bret, ni de la notice de P. Lacroix, ni même de la biographie de P. Brun[1]. Celle que l’on trouvera plus loin n’est pas romancée. Toutes ses allégations sont appuyées sur des preuves matérielles. Si le lecteur désire s’en rendre compte, il n’aura qu’à consulter le tome I de notre édition des Œuvres libertines de Cyrano où il les trouvera en notes.

Nous avons enlevé à Lignières le bénéfice du fameux combat où Cyrano s’était conduit en héros, et supprimé deux autres épisodes qui ne sont que des légendes : le Combat de Cyrano avec le singe de Brioché et la défense qu’il aurait faite à Montfleury de paraître sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne.

Voici les raisons qui ont motivé cette manière de voir :

Lignières, né le 2 novembre 1626, ne peut être mis en cause, il avait quatorze ans au moment où Cyrano recevait un coup d’épée à la gorge qui mettait fin à sa carrière militaire et, suivant Le Bret à ses exploits de duelliste. D’ailleurs Le Bret ne cite aucun nom, Tallemant ignore tout, et il faut arriver à un article de Charles Nodier, dans le Bulletin du Bibliophile de 1838, pour y rencontrer le nom de Lignières, hypothèse ingénieuse, mais fantaisiste, du charmant écrivain.

Le combat de Cyrano avec le singe de Brioché est une spirituelle facétie de Dassoucy, destinée à couvrir de ridicule son ex-commensal et ami et cela dans l’intention de se venger des injures grossières que Cyrano lui avait prodiguées dans sa lettre contre Soucidas. C’était de bonne guerre. Cette plaquette a paru en 1704, vingt-sept ans après la mort de Dassoucy.

La défense faite par Cyrano à Montfleury est encore moins vraisemblable. Nous connaissons aujourd’hui le rôle effacé de Cyrano dans la société de son temps ; ce rôle ne permet pas de lui prêter une autorité assez grande pour obliger en pleine représentation un comédien, aussi réputé que Montfleury, de cesser son jeu sur une simple injonction. Les spectateurs se seraient révoltés. Montfleury avait certainement un Mécène. À cette époque Tallemant a parlé de Montfleury sans dire un mot de ce petit scandale. Si on remonte à sa source ; la deuxième édition des Ménagiana, 1694, il s’agissait de Mondory qui devenait dans l’édition de 1715, Montfleury, Mondory n’étant pas ventripotent !

Notre biographie de Cyrano ne présente donc que des fait avérés, leur interprétation peut seule varier et nous laissons ait lecteur le soin de se prononcer en connaissance de cause.


La famille de Cyrano de Bergerac


Le premier Cyrano que l’on connaisse en France, Savinien I, notable bourgeois de Paris, d’abord marchand de poisson de mer, puis en 1571 notaire et secrétaire du roi, était propriétaire d’une grande maison qu’il habitait rue des Prouvaires, près des Halles ; elle fut pendant près d’un siècle le patrimoine de la famille. En 1582, il acheta de Thomas de Forboys, moyennant 833 livres de rente, les fiefs de Mauvières et de Bergerac, dans la paroisse de Saint-Forget, de la seigneurie de Chevreuse.

Le fief de Mauvières, le plus important des deux, comportait un hôtel et s’étendait sur 75 arpents. Le château et le moulin de Mauvières existent encore sur la rive droite de l’Yvette, en face de Chevreuse.

Le fief de Bergerac ou plutôt de Sous-Forest — ce n’est plus qu’une ferme —, situé à côté de Mauvières, comprenait une maison et 46 arpents et demi dont 36 et demi de terre et 10 de bois.

Savinien I de Cyrano épousa Anne Le Maire ; il mourut en juillet 1590 laissant quatre enfants ; Abel I de Cyrano, avocat au Parlement de Paris, né en 1567, qui hérita des fiefs de Mauvières et de Bergerac.

Anne, femme de Jacques Scopart, écuyer, trésorier des aumônes, offrandes et dévotions du roi, dont il eut une fille mariée au sieur Desbois. Anne mourut le 20 novembre 1652.

Pierre I, également trésorier des offrandes, marié à Marie Le Camus. Il décéda avant 1636 laissant une fille.

Samuel, trésorier des offrandes, mort à Sannois le 14 septembre 1646. Il avait épousé Marie de Serque ville ou Sequeville dont il eut un fils. Pierre II, seigneur de Cassan, et deux filles.

La famille de Cyrano, éteinte au xviiie siècle, en dépit de ses armoiries : d’azur au chevron d’or accompagné au chef de deux dépouilles de lion de même liées de gueules, et en pointe, un lion la queue posée en sautoir aussi d’or armé et lampassé de gueules, au chef cousu du dernier, était-elle vraiment noble ?

La réponse est négative.

Abel II de Cyrano, sieur de Mauvières, frère de Cyrano de Bergerac, ayant été mis en demeure de justifier sa noblesse se désista spontanément de toute prétention à cet égard et fut condamné le 23 juillet 1668 à 330 livres d’amende. Trente-six ans plus tard, le 13 novembre 1704, Jérôme Dominique de Cyrano ayant persisté à usurper les titres de noble et d’écuyer fut condamné par défaut à 3.000 livres d’amende.


La vie de Cyrano de Bergerac (1619-1655).


I. Le mariage de son père :
enfance de Cyrano ; ses humanités.
Il s’engage dans l’armée royale (1619-1640).


Le 8 septembre 1612, Abel I de Cyrano, âgé de quarante-cinq ans ou environ épousait, dans l’église Saint-Eustache, Espérance Bellanger. Huit semaines auparavant il avait signé son contrat de mariage passé devant Le Camus et Le Voyer, notaires au Châtelet. Espérance Bellanger, unique héritière de ses parents décédés, apportait diverses rentes sur l’Hôtel de Ville et les gabelles ainsi que diverses parcelles de terres et de vignes sises aux paroisses de Bougival et La Celle de Saint-Cloud.

De ce mariage naquirent cinq garçons et une fille :


Denys, né le 13 mars 1614, mort après 1639. Il eut pour marraine sa grand’mère maternelle.

Antoine, baptisé le 11 février 1616, décédé fort jeune. Sa tante, Anne de Cyrano, femme de Jacques Scopart, fut sa marraine.

Honoré, baptisé le 3 juillet 1617, mourut en bas âge.

Savinien, c’est-à-dire Cyrano de Bergerac, baptisé le 6 mars 1619.

Abel II, écuyer, seigneur de Mauvières, né en 1625, mort en 1686, marié avec Marie Marcy ; il en eut trois enfants : deux filles et un fils.

Catherine, entrée en religion en 1641, devint prieure du couvent de Notre-Dame-de-la-Croix, près de Chevreuse.


Jusqu’à la mort de sa mère, survenue en 1616, Abel I de Cyrano avait continué de résider avec ses frères dans la vieille demeure familiale de la rue des Prouvaires. Cette maison ayant été à la suite d’un partage attribuée à son frère Samuel, il quitta la rue des Prouvaires dans les premiers mois de l’année 1618 pour aller habiter rue des Deux-Portes, aujourd’hui rue Dussoubs, paroisse Saint-Sauveur. Savinien — notre Cyrano — y naquit l’année suivante ; baptisé le 6 mars, il eut pour parrain Antoine Fanny, conseiller du roi et auditeur en sa chambre des comptes, et pour marraine, Marie Feydeau, femme de Louis Perrot, conseiller et secrétaire du Roi.

Abel I de Cyrano, désertant peu après la rue des Deux-Portes, transportait ses pénates rue des Vieux-Augustins et, en 1622, abandonnait Paris pour se retirer dans son château de Mauvières. Le petit Savinien — il n’avait que trois ans — resta à Mauvières jusqu’à ce qu’il fût arrivé à l’âge d’apprendre à lire ; son père le confia alors à un curé de campagne qui prenait des pensionnaires. Savinien a qualifié son premier maître d’ombre de Sidias, en souvenir du pédant rageur et entêté dont Théophile a tracé le portrait dans sa Première journée. Ce curé entendait être écouté et obéi. Il n’hésitait pas, le cas échéant, à corriger vertement l’écolier récalcitrant. Savinien, raisonneur et batailleur, se rebellait et ne tenait aucun compte ni dès leçons ni des corrections. Malgré sa vive amitié pour l’un de ses condisciples, Henry Le Bret (1), amitié qui ne devait finir qu’avec sa vie, Savinien se plaignait si souvent à son père que celui-ci d’un caractère faible, importuné de ses doléances, sans s’informer s’il serait mieux ailleurs, le retira brusquement des mains du curé.

Entre temps, la vivacité, la gaîté, l’espièglerie du jeune Savinien lui avaient gagné le cœur de sa marraine Marie Feydeau ; elle lui légua, en 1628, six cents livres. Cette somme destinée d’abord à la poursuite des études de Denys, son frère aîné, devait revenir à Savinien à la mort de ses parents.

Son père le fit entrer au collège de Beauvais, dans la rue Saint-Jean-de-Beauvais à Paris. Le principal depuis avril 1615, Jean Grangier, professeur de rhétorique au collège d’Harcourt, puis professeur d’éloquence latine au Collège de France, était non seulement un savant de premier ordre, mais excellent pédagogue et administrateur remarquable. Il avait relevé la prospérité un moment chancelante de ce collège en rétablissant la discipline tant soit peu compromise sous son prédécesseur. Son éloge était dans toutes les bouches ; on disait proverbialement : « Il n’y a qu’un Grangier pour dicter, un Bourbon (2) pour écrire et un Marcile (3) pour enseigner. » Sous la direction de Grangier l’impétueux Cyrano se vit bientôt maîtrisé. Il ne lui pardonna pas sa soumission, au moins apparenté, obtenue au prix de « quelques fouettées », et s’en est vengé en caricaturant son vieux maître dans Le Pédant joué (4). Notre Parisien termina ses humanités au moment où la fortuné paternelle fléchissait sensiblement. Ce n’est pas qu’Abel I de Cyrano fût sur le point d’être ruiné, loin de là : s’il avait réclamé dès 1630 une somme de 2.850 livrés, prêtée autrefois au maréchal d’Estrées, et contracté plusieurs emprunts, dont l’un à sa belle-sœur, Marie Le Camus, veuve de Pierre de Cyrano, si 4.000 livres avancées à Catherine Millet, tante de sa femme, étaient perdues, il se trouvait encore en posture d’acheter 36.000 livres une rente de 2.000 livres sur l’Hôtel de Ville de Paris. Enfin quelques mois après (juillet 1636) ayant vendu la terre et seigneurie de Mauvières et de Bergerac, à Antoine Balestrier, sieur de l’Arbalestrière, moyennant 17.200 livres, il rentrait de nouveau à Paris.

Notre Savinien libre de toute sujétion dut être assez mortifié de voir l’installation appelée à l’abriter ; en compagnie de ses parents, de son frère Abel II et de sa sœur Catherine. Ce n’était plus le château de Mauvières et le joli paysage de Chevreuse, mais un modeste logis, au bout de la grand’rue du faubourg Saint-Jacques près la Traverse, loué à M. de Saint-Jean, notaire au Châtelet, pour la somme annuelle de 600 livres. Ses réflexions moroses durèrent peu, son parti fut vite pris ; ce que la cage paternelle ne représentait plus, Cyrano se l’octroya de lui-même ; il se décida pour commencer à allonger son nom : Savinien de Cyrano étant un peu court aux yeux d’un jeune adolescent qui entendait frayer avec la jeunesse joyeuse et dorée de la capitale, il y ajouta celui de la terre de Bergerac, dont la vraie désignation était Sous-Forest. Le fief de Sous-Forest, comme celui de Mauvières, avait appartenu dans le milieu du xvie siècle à une famille de Bergerac fort ancienne par ses attaches et fort puissante par ses propriétés. L’adjonction n’était pas sans valeur, surtout en se réservant, suivant les circonstances, de varier la monotonie de son prénom et du « de » qui l’accompagnait : Alexandre de Cyrano Bergerac, de Bergerac tout court, de Bergerac Cyrano, de Cyrano Bergerac, Savinien de Cyrano en harmonie d’ailleurs avec la tête du personnage :

Ses yeux se perdaient sous ses sourcils, et son nez large par la tige et recourbé, copiait, dit Dassouçy, celui de ces babillards jaunes et verts qu’on apporte de l’Amérique (5).

Cette perfection — ou cette disgrâce de la nature, suivant les goûts — avait développé chez lui une susceptibilité maladive servie par un merveilleux courage. En face d’un père aigri et mécontent, Cyrano oublia promptement le chemin de la maison paternelle. Bientôt on le compta au nombre des goinfres et des bons buveurs des meilleurs cabarets, il se livra avec eux à des plaisanteries d’un goût douteux, suites ordinaires de libations prolongées outre mesure. En parlant comme Tallemant, disons qu’il fit « un peu le fou et qu’il brûla plus d’un auvent de savetier». Il contracta aussi la déplorable habitude du jeu. Ce genre d’existence ne pouvait indéfiniment continuer, d’autant qu’Abel I de Cyrano devenait tout à fait sourd aux demandes de fonds réitérées de son fils. L’impécuniosité décida notre jeune débauché à s’engager avec son ami Le Bret, en qualité de cadet et de volontaire, dans la compagnie des gardes commandée par M. de Carbon de Casteljaloux. Cyrano élargissait ainsi son champ d’action.

Abel I de Cyrano fut d’autant plus satisfait de la résolution prise par Savinien que Denys l’aîné était dans une disposition d’esprit toute différente de celle de son frère. D’un caractère sérieux et réfléchi, Denys se sentait depuis longtemps porté vers le sacerdoce. Décidé à s’y consacrer il demanda à son père de lui constituer une rente de 150 livres tournois, nécessaire aux termes des constitutions canoniques pour arriver à cette fin. Abel I de Cyrano y consentit le 2 mars 1639 (6). Le pauvre Denys ne jouit pas longtemps de cette rente ; il a dû mourir quelques mois après.

Ce n’est pas à la légère que Cyrano avait choisi la compagnie de M. de Carbon, il y était attiré par son nom de Bergerac, par son ami Le Bret et par la renommée particulière des officiers et des soldats qui la composaient. Elle se trouvait, en effet, presque entièrement formée de gentilshommes gascons qui se faisaient redouter partout à cause de leur promptitude à tirer l’épée pour les besoins de leurs contestations particulières. Cyrano ne suivit que trop cet exemple, et quoiqu’il n’eût jamais de querelle de son chef, il accepta en participation les querelles des autres et se posa en second ordinaire pour tous les duels qui avaient lieu, en quelque sorte, sous le drapeau de la compagnie. Les duels, qui semblaient à cette époque le plus prompt moyen de se faire connaître, le rendirent si fameux que ses compagnons d’armes le considéraient comme le démon de la bravoure. Le Bret en donnant ces détails ajoute « qu’il le vit, dans un corps de garde, travailler à une élégie avec aussi peu de distractions que s’il eût été dans un cabinet fort éloigné du bruit ».

La compagnie de M. de Casteljaloux fut dirigée sur la frontière de la Champagne menacée par une armée allemande. Elle se jeta dans la place de Mouzon pour la défendre contre les Croates et eut à souffrir d’un blocus rigoureux pendant lequel il fallut aller chercher des fourrages et des vivres en culbutant l’ennemi. Dans une de ces sorties, Cyrano reçut un coup de mousquet au travers du corps ; il n’était pas encore sur pied quand la garnison, que la famine eût forcée de se rendre, fut délivrée le 21 juin 1639 par l’arrivée des troupes du maréchal de Chatillon.

L’année suivante, la campagne s’ouvrit en Picardie et en Artois.

Cyrano rétabli, bien que soutirant encore de sa blessure, reprit du service dans l’armée du roi, commandée par trois maréchaux de France, qui assiégeait Arras. On donna plusieurs assauts à la place. Atteint d’un coup d’épée à la gorge, il n’eut pas la satisfaction d’assister à la reddition de la ville qui ouvrit ses portes le 9 août 1640.

Ces deux blessures, sans l’avoir rendu impotent, le décidèrent à sortir d’une carrière où la Providence lui témoignait trop d’indifférence.

Son passage à l’armée lui avait valu l’estime et surtout l’affection de ses chefs et des officiers de son régiment : celle du brave Cavois, tué à la bataille de Lens, du vaillant Hector de Brissailles, enseigne des gendarmes de S. A. R., de MM.  Le Bret (frère de Henry Le Bret), de Zeddé, Duret de Montchenin, de Bourgogne, de Saint-Gilles, tous du régiment de Conti, de MM.  de Chasteaufort, Royer de Prade, etc.

Le Bret nous a conservé le récit de la plus fameuse prouesse de Cyrano. Il accompagnait un de ses amis quand, en arrivant sur le fossé de la Porte de Nesle, il se trouva en face de cent hommes qui attendaient cet ami — ce n’est pas Lignières — pour l’insulter et le frapper : Cyrano eut l’audace de s’attaquer seul à ces spadassins, il en tua deux et en blessa deux autres.

La première partie — la partie héroïque — de la vie de Cyrano est terminée ; la seconde, celle où l’intellectualité dominera, va commencer »


II. — Cyrano au collège de Lisieux, fréquente chez Gassendi, son amitié pour Tristan L’Hermite, sa maladie, ses projets littéraires : Le Pédant joué, L’Autre Monde, etc. (1641-1646).


Les incommodités inséparables de deux grandes blessures où une cause morale, peut-être un amour déçu, influencent la mentalité du valeureux soldat. Désertant la Croix de Lorraine, Cyrano entend se livrer à des spéculations métaphysiques. Pour y préluder il prend pension au collège de Lisieux, à Paris. Était-ce pour y suivre des cours ? était-ce pour pouvoir y méditer à son aise ? était-ce tout simplement comme répétiteur ou surveillant ? Dieu seul le sait. L’illustre Gassendi, quittant sa chère Provence en mars 1641, descendait chez le cynique François Luillier, conseiller au Parlement de Metz, afin d’y compléter l’instruction du fils naturel de son vieil ami : « le jeune Claude-Emmanuel Luillier de La Chapelle », connu sous le nom de Chapelle (il sera légitimé seulement le 3 janvier 1642). Ce bel adolescent, admirablement doué, sortait à peine du collège de Beauvais. Comment Cyrano fit-il sa connaissance et celle de Gassendi ? Doit-on croire Nicéron affirmant que notre Parisien força la porte de Gassendi en intimidant par ses menaces le maître et les élèves : Chapelle, La Mothe Le Vayer fils, Molière, Bernier ? Le procédé serait un peu vif. Faut-il supposer que Cyrano rencontra Chapelle au cabaret ou à l’Hôtel de Bourgogne ou chez un ami commun, de là ses visites à Gassendi ? Nous l’ignorons.

M. Mesnard (7) est assez enclin à admettre que Cyrano de Bergerac et notre grand comique se seraient liés chez l’archiprêtre de Digne. À l’appui de cette hypothèse il a groupé certaines présomptions, la première seule vise Cyrano :


Molière aurait alors entendu Cyrano lire le Pédant joué ; deux scènes du Mariage forcé trahissent un auteur fort au courant des disputes philosophiques ; dans les Femmes savantes quelques traits, justes toujours, suffisent à caractériser les différentes sectes : platonisme, péripatétisme, Descartes et sa matière subtile, etc., enfin la traduction perdue de Lucrèce s’expliquerait difficilement sans les entretiens de Molière avec Gassendi.


Pour nous, à moins de ramener la composition du Pédant joué à l’époque du séjour de Cyrano au collège de Beauvais — et rien ne le prouve ni ne permet de le supposer — il n’a pas eu le loisir de se livrer à des travaux littéraires de longue haleine entre 1638 et 1642. L’écrivain qui sommeillait en lui ne s’était pas encore éveillé.

Tristan L’Hermite aurait-il été aussi un des auditeurs de Gassendi ? Oui, si on considère la nature des éloges dont Cyrano l’accable :


C’est une honte aux Grands de la France, de reconnaître en lui sans l’adorer les vertus dont il est le trône… Il est tout esprit, il est tout cœur et il a toutes les qualités dont jadis une servait à marquer un héros. Enfin je ne puis rien ajouter sinon que c’est le seul poète, le seul philosophe et le seul homme libre que la France ait…


Ce panégyrique, sous la plume de l’auteur de l' Autre Monde, découvre un Tristan que ses contemporains (et depuis les érudits qui se sont occupés de ce dramaturge) ont ignoré ; il ferait, en effet, de l’auteur applaudi de Mariane un inspirateur des utopies cyranesques ; mais la réalité est peut-être tout autre. N’est-ce pas plutôt à une table de jeu que se sont rencontrés Cyrano et Tristan, aussi friands l’un que l’autre de cartes et de dés ?

Cyrano en la docte société des apprentis philosophes renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres ; sa sœur Catherine l’encourage dans cette voie par son exemple. Elle fait profession au couvent de, Notre-Dame-de-la-Croix de la rue de Charonne, où elle était entrée dès 1637. Son père signe le 15 avril 1641 avec la Mère Marguerite de Jésus, prieure, un acte qui réglait définitivement le sort de son enfant.

Quelle mouche pique Cyrano ? Le 8 octobre 1641, six mois après avoir connu Gassendi, il s’adresse à un maître d’armes de la rue Saint-Jacques, Pierre Moussard, dit La Perche, à seule fin de reconquérir un peu de la maîtrise qu’il avait eue avant ses blessures, et ce, moyennant 240 livres, à raison de 10 livres par mois. Les leçons devaient durer ainsi deux années.

Ces velléités belliqueuses se tempèrent rapidement. Quinze jours se passent, le 23 octobre, il conclut aux mêmes conditions un autre marché, mais celui-là avec un maître à danser, David Dupron, demeurant également rue Saint-Jacques, et Cyrano habitait toujours au collège de Lisieux !

Les deux actes ci-dessus nous laissent perplexes sur la portée des leçons de Gassendi. En tout cas les travaux de l’esprit, si tant est qu’il s’y soit livré, marchaient de pair avec les exercices du corps.

Après la mort de sa mère, Cyrano est atteint d’une grave maladie (la syphilis) ; elle l’oblige à réclamer l’assistance d’un maître barbier chirurgien, Élie Pigou. Le malade demandait des soins particuliers, Élie Pigou loge son client, le nourrit, le traite, le panse, lui fournit les médicaments et s’engage à le guérir, le tout pour 400 livres (près de 2.000 francs en francs d’aujourd’hui) payables moitié dans trois mois et moitié trois mois après. Cette somme était représentée par une obligation consentie le ier avril 1645 en faveur d’Élie Pigou non par Savinien, mais par Alexandre de Bergerac ! Que signifie ce prénom d’Alexandre ? Entendait-il se créer un prétexte lui permettant de se dérober au versement de la somme promise ? Quoiqu’il en soit, Élie Pigou a dû se contenter pendant trois années de cette signature fantaisiste.

La misère, causée par sa passion du jeu, aggravée de la maladie, s’était abattue sur Cyrano. Le malheureux père, victime indirecte des débauches de ses deux fils, assistait impuissant à réagir à l’émiettement de sa fortune. Il est hors de doute que Savinien et Abel II puisaient si largement dans la caisse familiale que celle-ci s’était en partie vidée. Les 17.200 livres de la vente de Mauvières menaçaient de passer bientôt à l’état de souvenir. Abel I de Cyrano n’avait pu même s’acquitter des 3.000 livres de dot promises à sa fille Catherine, dame de chœur au couvent de Notre-Dame-de-la-Croix ; il était loin d’être au bout de son calvaire. Comment résister à un fils, incapable de supporter une observation, qui professait à l’égard de l’autorité paternelle une doctrine (8) lui laissant la faculté d’escompter, sans l’ombre d’un scrupule, sa part d’héritage ?

Se voyant dans l’impossibilité physique et matérielle, faute de ressources régulières, de continuer sa bonne existence épicurienne de jadis, Cyrano se replie sur soi-même : ce que sa bourse vide lui interdit, ce que son bras ne peut plus faire, son cerveau le fera. Il croit à la gloire et rêve dans le domaine littéraire d’égaler ou de surpasser ceux qui l’ont précédé : auteur comique et dramatique, il éclipsera Molière et Corneille ; épistolier, Balzac ; physicien, Mersenne ; enfin il léguera à la postérité son testament intellectuel. On le verra apôtre de la raison, adversaire de la guerre, étouffant les préjugés, renouvelant la morale, annonçant les conquêtes de la science. Son ouvrage, à la fois philosophique et scientifique, nouvelle utopie à la manière de Thomas Morus et de Campanella, sera conçu sur un plan moins rigide. Avant de le composer, Cyrano notera avec soin toutes les échappées originales émises sur l’avenir par ses contemporains ; pas un instant il ne se préoccupera de la possibilité de leur réalisation. Il entend anticiper dans la chimère sur les destinées de l’humanité.

Le cadre dans lequel il placera ses « imaginations » et celles de ses devanciers lui a été certainement suggéré par un passage du roman Francion (livre XI).


… Je veux faire ce qui n’est jamais entré dans la pensée d’un mortel. Vous savez que quelques sages ont tenu qu’il y avoit plusieurs mondes. Les uns en mettent dedans les planètes, les autres dans les étoiles fixes. Et moi, je crois qu’il y en a dans la Lune. Ces taches que l’on voit en sa face, quand elle est pleine, je crois pour moi que c’est la Terre et qu’il y a des cavernes, des villes, des forêts, des îles et d’autres choses qui ne peuvent pas éclater ; mais que les lieux qui sont resplendissants, c’est où est la mer qui, étant claire, reçoit la lumière du Soleil comme la glace d’un miroir. Hé ! que pensez-vous ? Il en est de même de cette Terre où nous sommes ; il faut croire qu’elle sert de Lune à cet autre Monde. Or ce qui parle des choses qui sont faites ici est trop vulgaire ; je veux décrire des choses qui soient arrivées dans la Lune : « je dépeindrai les villes qui y sont et les mœurs de leurs habitants… »


L’exécution de ces grands projets exigeait des loisirs. La littérature ne nourrissait guère ses fervents en 1640 sans l’appui d’un Mécène, et quel Mécène aurait accueilli ou recueilli Cyrano débilité par ses excès, ruiné par le jeu, vivant aux dépens de Dassoucy (9), sans le moindre volume de prose ou de vers à dédier à son protecteur et dont les démêlés qu’il avait avec son père n’étaient ignorés de personne.

Des loisirs il en a trop et est plutôt délaissé. Ses amis de la première heure lui restaient fidèles ; d’autres plus récents, comme le physicien Rohault, le prisaient fort ; mais la plupart étaient aussi impécunieux que lui. Les pochettes de Dassoucy, de Le Bret, de Tristan L’Hermite, de Royer de Prade sonnaient souvent le creux. Quel est celui d’entre eux qui l’engagea à écrire de préférence une comédie ? S’y décida-t-il spontanément ? On ne sait. Le sujet qu’il choisit lui fut inspiré par L’Enlèvement d’Hélène de Lope de Vega. Sa rancune endormie contre le principal du collège de Beauvais se réveille, il substitue au médecin de cette comédie Jean Grangier, et prend un malin plaisir à tracer le portrait aussi cruel qu’inexact du vieux savant mort depuis deux ans, aucune protestation n’étant plus à craindre. L’allusion au voyage en Pologne (acte II, scène 4) de Marie-Louise de Gonzague, duchesse de Mantoue, future femme de Ladislas, date le Pédant joué.

Entre temps, il envoie à Le Vayer de Boutigny un rondeau burlesque pour sa tragédie : Le Grand Selim ou le Couronnement tragique. Bien qu’anonyme, il porte sa griffe :

Pour te louer, moy fais vers drôlement
(Moy qui n’en fais, sinon par fondement),
Car autrement, moy ne puis reconnoistre
Tant d’amitié qu’à moy toy fais paroistre :
Ecoute donc, toy louer grandement,
Toy fais bien vers, toy moult as jugement
Toy ne fuis fille et bois aucunement,
Toy bon amy ; voudrois moy grand poète estre
__________Pour te louër.

Mais moy (Grand est !) point ne fais compliment,
Car moy ne peux ; ains diray seulement
Qu’il n’est plus vray qu’aprentif n’est pas maistre,
Puisque ton coup d’essay me fait connoistre,
Que moy n’ay pas assez d’entendement
__________Pour te louër.

Après le Pédant joué, Cyrano commence l’Autre Monde. Son état d’esprit (nous le connaissons grâce à Le Bret), se résume en une ligne : l’horreur de toute sujétion morale ou matérielle :


… Au reste, il ne bornait pas sa haine pour la sujétion à celle qu’exigent les Grands auprès desquels on s’attache, il l’étendait encore plus loin et même jusqu’aux choses qui lui semblaient contraindre les pensées et les opinions dans lesquelles il voulait être aussi libre que dans les plus indifférentes actions, et il traitait de ridicules certaines gens qui avec l’autorité d’un passage ou d’Aristote, ou de tel autre, prétendent aussi audacieusement que les disciples de Pythagore, avec leur Magister dixit, juger des questions importantes, quoique des épreuves sensibles et familières les démentent tous les jours…

Démocrite et Pyrrhon lui semblaient, après Socrate, les plus raisonnables de l’antiquité, encore n’était-ce qu’à cause que le premier avait mis la vérité dans un lieu si obscur qu’il était impossible de la voir, et que Pyrrhon avait été si généreux, qu’aucun des savants de son siècle n’avait pu mettre ses sentiments en servitude, et si modeste qu’il n’avait jamais voulu rien décider ; ajoutant à propos de ces Savants que beaucoup de nos modernes ne lui semblaient que les échos d’autres Savants et que beaucoup de gens passent pour très doctes qui auraient passé pour très ignorants si des Savants ne les avaient précédés…


Gardons-nous de prendre à la lettre ce plaidoyer de Le Bret. Cyrano n’attachait d’importance qu’à ses propres conceptions ou plutôt à celles qu’il tâchait de rajeunir en se les assimilant. Ainsi la Cité du Soleil (en latin), de Campanella, la traduction récente par Samuel Sorbière de l’Utopie, de Thomas Morus ; le roman : Histoire comique de Francion d’un Inconnu, (10), réimprimé quinze fois depuis 1622, le Recueil des pièces nouvelles de ce temps, de 1644, etc., etc., sans compter sa vieille fréquentation des Œuvres de Théophile de Viau et les leçons de physique de Gassendi, vont lui permettre de se montrer original : il stupéfiera ses contemporains par ses théories philosophiques et l’audace de ses conceptions scientifiques.

Entre temps et pour se délasser, Cyrano cultive le genre épistolaire : il compose des lettres descriptives, satiriques et amoureuses, exercices de rhétorique mûris dans le silence du cabinet ; c’est une occasion d’étaler son goût pour les pointes, d’épancher son fiel sur ses ennemis, sur ses amis, et d’attaquer le christianisme en ridiculisant les récits et les personnages de la Bible.

À propos d’un livre de M. de Gerzan : Le Triomphe des Dames, véritable panégyrique du sexe féminin, dont l’achevé d’imprimer est du 8 octobre 1646, Cyrano est supposé écrire à son auteur en mars 1647 :


Ô que notre Seigneur savoit bien ce que vous écririez un jour là-dessus quand il refusa d’être le fils d’un homme et qu’il voulut naître d’une femme. Sans doute il connoissoit la dignité de leur sexe puisque notre grand’mère ayant tué le genre humain dans une pomme, il jugea glorieux de mourir pour le caprice d’une femme et méprisa cependant de venger l’injure de sa mort à cause que c’étoit seulement des hommes qui l’avoient procurée…


Puis à côté de l’encens qu’il prodigue, contrairement à son habitude, il glisse une impertinence : M. de Gerzan « a commencé l’éloge des dames à un âge où il est incapable d’en recevoir ». Cette épître reste dans ses cartons jusqu’en 1654 où il la fait imprimer dans ses Œuvres diverses, en supprimant, bien entendu, le texte en italique. Quelques mois plus tard, dans une autre lettre aussi cruelle qu’odieuse, visant le célèbre Zacharie Jacob, dit Montfleury, il se moque de son obésité et lui reproche d’avoir tiré sa tragédie la Mort d’Asdrubal « de toutes les autres ». Cette accusation de plagiat, sous la plume de Cyrano, est sans portée (11) — Il était persuadé que du moment qu’on connaissait ses lettres on se les appropriait ; il a accusé de cette malpropreté ses amis Chapelle, La Mothe (Le Vayer fils ?) et Dassoucy. Les deux derniers n’ont rien su de cette imputation diffamatoire.


III. — La maladie du père de Cyrano, son testament, ses déclarations sur les vols commis dans sa maison, sa mort. L’Homme dans la Lune, de Godwin ; Le Jugement de Pâris, de Dassoucy, Cyrano et les Mazarinades. Liquidation de la succession de M. de Mauvières.


Cyrano apprend sans grand chagrin la maladie de son père qui s’affaiblissait lentement. Le 8 octobre 1647, Abel I de Cyrano, couché dans la première chambre sur le derrière de son logis, ayant vue sur la cour de la rue du Faubourg-Saint-Jacques, sain de corps et d’esprit dicte, devant deux notaires au Châtelet de Paris, maîtres Ricordeau et Quarré, ses dernières volontés.

Quelques semaines plus tard, le 16 novembre, il confirme par un bref codicille les clauses de son testament en augmentant de deux pistoles la somme à distribuer aux pauvres le jour de son enterrement, soit en tout 30 livres tournois.

Un second codicille du 30 décembre 1647 précise que la rente de 300 livres sa vie durant, léguée à sa servante Élisabeth Descourtieux, réduite en réalité à 150 livres sera maintenue à ce dernier chiffre. S’il plaisait au roi de rétablir la dite rente en son entier, soit seulement de l’augmenter, Élisabeth rétrocéderait le surplus des 150 livres aux héritiers du testateur. De plus, Abel I de Cyrano lui lègue tous les meubles de la chambre où il est couché et d’autres objets, et fait ensuite de graves déclarations au sujet des vols commis dans sa maison depuis quatre mois. Il termine par un legs à ses exécuteurs testamentaires : son beau-frère Scopart et Desbois, le gendre de Scopart.

Voici les « graves déclarations » en question :


(Le testateur) déclare en outre, pour aider à la vérité, que dès auparavant sa maladie de laquelle il est détenu au lit, qui sont de quatre mois et plus, et pendant icelle, lui a été pris et soustrait en sa maison ce qui ensuit :

Premièrement, un grand tapis de table de tapisserie au gros point, un autre moyen tapis de Turquie, un autre de buffet à bandes de drap de tapisserie rehaussé de soie servant à couvrir tout le buffet, la couverture d’une forme de tapisserie, une couverture de lit, une écuelle d’argent à oreille et une cuiller aussi d’argent, un oreiller de duvet, plusieurs volumes in-folio de droit canon, ordonnances et coutumes de France, les vies de Plutarque, avec quantité de linge, tableaux de portraits, vaisselle d’étain et autres choses dont il n’a pas la mémoire présentement ; pour quoi faire on a forcé les serrures des armoires et coffres où étaient les dites hardes et choses, et attendu qu’il sait par quelles personnes les dites choses ont été soustraites, les noms desquelles il ne veut être exprimés pour certaines considérations, il en décharge entièrement la dite Descourtieux et tous autres.


Les doléances d’Abel I de Cyrano portaient donc sur des larcins dont il avait été la victime. Tout en taisant le nom des voleurs, il prend le soin d’écarter par avance les soupçons qui auraient pu s’égarer sur ses serviteurs, limitant de la sorte le champ des recherches à ses deux fils : Savinien et Abel II. Sentant la mort venir le malheureux vieillard a peur, vivant encore, d’être dépouillé brutalement du peu qui lui reste, aussi supplie-t-il le sieur Desbois d’emporter son testament, un sac contenant 600 livres, la clé de son cabinet et la petite clé de l’armoire-cassette dans laquelle sont enfermés les contrats de rentes sur la Ville de Paris, son seul bien.

Leur père mort, les deux frères assistent le 20 janvier 1648 au service de son inhumation dans l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Leur solvabilité était si douteuse que le médecin Duchesne avait exigé le paiement de ses honoraires à chacune de ses visites.

Les exécuteurs testamentaires d’Abel I de Cyrano devaient se heurter, dès le premier jour, à de sérieuses difficultés. Nicolas Choppin, avocat au Parlement, fit apposer les scellés sur le « cabinet et autres endroits » de la maison du défunt, sous le prétexte que le sieur de Mauvières était son débiteur, au jour de son décès, de 50 livres de rentes qu’il tenait par transport de Me Camus, huissier, son beau-père. Les oppositions faites auxdits scellés ne furent levées qu’un mois et demi après, le 9 mars. De plus Abel II de Cyrano, âgé seulement de vingt-trois ans, étant mineur, le Bailli du Palais rendit, le 6 mars 1648, une sentence lui désignant pour curateur notre Savinien Cyrano de Bergerac. L’inventaire de la succession, commencé le 11 mars par-devant maîtres Cartier et Quarré, notaires au Châtelet, se termina le 15 en présence d’Élisabeth Descourtieux et de Louis Baudouin, sergent à verge, priseur et vendeur de meubles. Cet inventaire révéla la situation très modeste à laquelle, dans la maison du faubourg Saint-Jacques, avait été réduit M. de Mauvières : une salle, deux chambres, deux cabinets et une cuisine. Gilles Poissy, marchand fruitier, son sous-locataire, occupait depuis le 31 mars 1644, deux corps de logis, l’un sur le devant, l’autre sur le milieu pour la somme de 270 livres par an, et une demoiselle Denizot deux autres chambres.

Cyrano et Abel obligés de quitter l’appartement de leur père, le bail expirant le 15 mars 1648, se séparèrent ; ils étaient réduits, pour vivre aux avances à obtenir de MM. Desbois et Scopart.

Dans la seconde quinzaine de mars paraissait chez François Piot et chez Jean Guignard, libraires, une traduction de l’anglais :

L’Homme dans la Lune ou le voyage chimérique fait au Monde de la Lune, nouvellement découvert par Dominique Gonzalès, Adventurier Espagnol, autrement dit le Courrier volant. Mis en nostre langue par I. B. D. {Jean Baudoin} Paris. Chez François Piot… Et chez Jean Guignard… M. D. C. XLVIII. (1648). Avec privilège du Roy.


La ressemblance, quant au sujet de cet ouvrage et de L’Autre Monde auquel travaillait assidûment Cyrano, apparaissait évidente, bien que la conception, en fût différente. Les dissertations philosophiques et scientifiques des Séléniens de Cyrano n’encombraient pas le récit de Godwin mais cette ébauche posait le problème de la publication de l’œuvre maîtresse de Savinien. La vaillance sur le pré n’a rien à faire avec la détermination froide de l’apôtre ou du martyr, et il n’avait l’étoffe ni de l’un, ni de l’autre. Entre le manuscrit et l’imprimé un abîme restait à franchir. Le privilège sollicité serait-il obtenu ? Même accordé, des poursuites pouvaient être exercées contre l’auteur du chef de lèse-majesté divine, d’outrage à la religion et aux bonnes mœurs ; une protestation probable de la Faculté de Théologie serait capable d’amener ce résultat. L’Autre Monde était trop en avance sur la mentalité de ses contemporains et… aussi la justice trop attentive aux attaques contre l’autorité royale et l’orthodoxie. À la réflexion, Cyrano a dû accepter sans trop de regret cette concurrence imprévue d’autant qu’il utilisera Dominique Gonzalès, l’Espagnol arrivé avant lui dans la lune, et il empruntera à Godwin le langage des Séléniens en sons et en notes de musique.

Une petite brise d’anarchie, prélude de la tempête qui allait souffler sur la France, se faisait déjà sentir ; la Fronde commençait. Sans nager dans l’abondance, Cyrano, grâce à la complaisance de MM.  Desbois et Scopart, jouissait d’une tranquillité relative ; il reprit le contact, un moment interrompu par la mort de son père, avec quelques-uns de ses amis, particulièrement avec Dassoucy et Jean Royer de Prade. Dassoucy plaisait à Cyrano ; au courage près, leurs esprits sympathisaient. Tous deux aimaient le burlesque : le premier pour en tirer profit, le second parce que contempteur du passé, il voyait dans la charge outrée une arme destinée à le combattre insidieusement. Le poème Le Jugement de Pâris de Dassoucy, cette parodie des déesses de l’Olympe, amuse Cyrano, il la présente au public dans une épître impertinente :


Au sot Lecteur et non au Sage


Vulgaire, n’approche pas de cet ouvrage, cet avis au Lecteur est un chasse-coquin : je l’aurais écrit en quatre langues si je les avais sues pour te dire en quatre langues : Monstre sans tête et sans cœur, que tu es de toutes les choses du monde la plus abjecte, et que je serais même fâché de t’avoir chanté de trop bonnes injures, de peur de te donner du plaisir. Je sais bien que tu t’attends, par dépit, de donner la torture à cet ouvrage. Mais, si tu l’as payé au Libraire, on ne te permet pas seulement d’en médire, mais encore de t’en chauffer. Aussi bien quelque jugement que tu en fasses, il est impossible qu’on ne soit vengé de ton ignorance, puisque de le blâmer, tu seras estimé stupide, et stupide aussi de le louer, ne sachant pas pourquoi. Encore suis-je certain que tu en jugeras favorablement, de peur qu’on ne croie que cet Avis au sot Lecteur n’ait été fait pour toi ; et ce qui est cause que je te berne avec plus d’assurance, c’est qu’il n’est point en ta bassesse d’en empêcher le débit ; car, quand ce serait ton arrêt de mort, ou Nostradamus en syriaque, deux belles grandes images par où sa prudence a su débuter, triompheront si bien de ton économie, que tu ne seras plus maître de ta bourse. Cependant, ô vulgaire, j’estime si fort la clarté de ton beau génie que j’appréhende qu’après la lecture de cet ouvrage, tu ne saches pas encore de quoi l’auteur a parlé : saches donc que c’est d’une Pomme qui n’est ni de reinette, ni de capendu, mais d’un fruit qui a trop de solidité pour tes dents, bien qu’elles soient capables de tout mordre, que si par hasard il te choque, je demande au Ciel que ce soit si rudement que ta tête dure n’en soit pas à l’épreuve, l’Auteur ne m’en dédira pas ; car il est l’antipode du fat comme je souhaiterais si tous les ignorants n’en faisaient qu’un monstre d’être le seul Hercule, signé : de Bergerac.


Son exemple fut suivi par le libraire Toussainet Quinet, Le Bret, Scarron, le Chevalier de L’Hermite-Souliers, de Chevenne, l’avocat Du Pelletier, Chapelle (il signe encore, bien que légitimé depuis 1642, C.-E. de La Chapelle), La Mothe Le Vayer fils et Tristan L’Hermite. Ces trois derniers rimeurs, élèves de Gassendi, n’avaient retenu des leçons du maître que sa faiblesse pour la doctrine d’Epicure.

MM.  Desbois et Scopart, en état de présenter les comptes de la succession, font la sourde oreille aux demandes d’argent de Savinien et d’Abel. Ces derniers, mécontents, cessent tous rapports avec eux. Ayant besoin chacun d’un habit ils engagent, le 12 janvier 1649, chez un maître tailleur de la rue du Foin, l’anneau enrichi de diamants offert autrefois, à titre d’épingles, par Antoine Balestrier, l’acquéreur du domaine de Mauvières et de Bergerac, à leur mère Espérance Bellanger. Après une mise en demeure, les exécuteurs testamentaires, ne recevant aucune réponse, assignent les héritiers d’Abel I de Cyrano devant le Bailli du Palais. Celui-ci rend le 26 janvier 1649 une sentence qui oblige les deux frères « à ouyr les comptes des demandeurs ». Après divers incidents de procédure Savinien et Abel, assistés de leur Procureur Me Pierre François, en prennent connaissance les 12 et 15 février. Nous relevons dans ces comptes les détails suivants relatifs à l’existence des deux frères :


La modeste chambre louée par Cyrano lui avait coûté pour onze mois (mars 1648 à février 1049) 58 livres, soit 5 livr. par mois environ ; ses autres dépenses pendant la même période, révèlent une grande économie : Nourriture, 216 livr., chemises, cannessons, chaussures, bas de toile, 15 livr., blanchissage, racoutrage d’habits, 15 livr., bottes neuves et racoutrage de chaussures, 16 livr., 4 sols, 3 deniers, etc., etc. Enfin 200 livr. avaient été versées à Pierre Bignon, marchand bourgeois de Paris, pour lui permettre de remplir la caution, avec contrainte par corps, donnée par lui à Élie Pigou, le maître chirurgien barbier, notre vieille connaissance, sous la condition que ce dernier accorderait, moyennant cette somme, quittance de l’obligation de 400 livres souscrite le 1er  avril 1645, par Alexandre de Bergerac, soit en tout pour Savinien 616 livres, 15 sols, 4 deniers. De son côté Abel avait reçu 466 livres, 3 sols, 6 deniers, dont 40 livres pour bottes neuves et éperons et 4 livres pour un mois de leçons d’écriture chez Barbedor, maître écrivain à Paris.


Cyrano parcourt avec curiosité les petits pamphlets connus sous le nom de mazarinades ; ils répondaient à son tempérament batailleur et à la causticité de son esprit. Frapper rudement avec la plume ou avec l’épée n’était-ce pas toujours frapper ? Il prend Mazarin comme cible et lance, au début de février 1649, sous les initiales D. B. (de Bergerac), Le Ministre d’État flambé. Ce chaste malgré lui — suivant Le Bret — se complaît aux développements obscènes, sa verve égrillarde y est tout à fait à l’aise. Il commence en précisant : « C’est moi, Cyrano, l’auteur. »

D’où diable me vient cette humeur !
Mon âme n’est-elle point dupée ?
Moi qui ne suis qu’un escrimeur.
Suis-je bien devenu rimeur ?
Où ma verve est-elle occupée,
Et faut-il dans cette rumeur
Joindre ainsi la plume à l’épée ?…

Il diffame ensuite Mazarin avec un acharnement inouï :

Ha, ha, je vous tiens Mazarin.
Esprit malin de notre France,
Qui pour obséder son destin
Faites le soir et le matin
Main basse dessus sa pitance.
Au coup vous serez bien fin
Si vous évitez la potence…

Vos malices ont eu leur cours
Puisque par toute la nature,
Vous avez fait cent mauvais tours,
Vous avez finé tous les jours
Et Créateur et créature,
Et vous avez fait à rebours
Le gaillard péché de luxure.

C’est où vous êtes trop savant,
Cardinal à courte prière ;
Priape est chez vous à tout vent,
Vous tranchez des deux bien souvent
Comme un franc couteau de tripière,
Et ne laissez pas le devant
Sans escamoter le derrière…


À cette mazarinade outrageante succèdent deux pièces laudatives destinées à provoquer la générosité de Mme de Rohan et de Mme de Chatillon ; il les signe de ses initiales retournées B. D. au lieu de D. B., de façon à éviter qu’on ne les confonde avec ses pièces politiques.

La première : Lettre de consolation envoyée à la duchesse de Rohan sur la mort de feu le duc de Rohan son fils, surnommé Tancrède (12) est insignifiante. Dans la seconde : Lettre de consolation envoyée à Mme de Chatillon sur la mort de M. de Chatillon, tué au combat de Charenton, Cyrano n’a pu s’empêcher de faire des pointes et d’y placer quelques traits libertins.

A-t-il eu, comme il le dit, quelque part aux bonnes grâces de Mme de Chatillon. Nous n’avons aucune certitude à cet égard.

En moins de deux mois (février et mars), Cyrano descend encore quatre fois dans Parène pour combattre Mazarin.

Le Gazetier désintéressé d’un style énergique et excellent, débute par cette déclaration de principe en avance de cent cinquante ans sur son époque :


Ceux qui attaquent le cardinal Mazarin par sa naissance, et qui en veulent faire son premier crime, ou qui s’imaginent que sa condition lui défendoit d’approcher de si près des degrés du trône, ne doivent pas être mis au rang des sages ; et j’ose dire que le feu même qui les échauffe, les aveugle en cette rencontre. Notre condition est une ; il n’y a que la vertu qui nous distingue, et la noblesse ne peut pas avoir toujours été vieille. Outre que ceux qui n’ont point reçu de faveur de la nature, peuvent prétendre légitimement à celles de la fortune, il est certain que Dieu relève la bassesse, et qu’il abaisse la grandeur quand il lui plaît, comme dit Chilon, et comme l’Écriture nous l’enseigne, et que les rois qui en sont appelés les vivantes et plus parfaites images peuvent l’imiter sans faillir et faire quelque chose de rien, par une espèce de création qui ne doit pas tenir lieu de miracle… C’est en ceci que la volonté des rois peut être et leur excuse et leur foi, qu’ils sont en droit de tirer des hommes nés dans la fange et dans la poussière pour les porter aux plus hautes charges, et que leur choix est bien souvent une marque de leur jugement et de leur conduite… C’est assez pour fermer la bouche à ceux qui déclament contre le cardinal Mazarin pour être né dans une pauvreté honteuse, et qui le trouvent digne de malédiction parce qu’ils le trouvent aujourd’hui digne d’envie…


Mais ceci concédé à Mazarin par Cyrano, le premier ministre n’est que plus coupable d’être sodomite, seconde mouture du Ministre d’État flambé. Puis il reprend toute la vie publique du cardinal. Le jugeant avec une extrême sévérité, il l’appelle « Attila, le fléau de Dieu » l’accuse de se déclarer contre le Pape et d’avoir fait assassiner un des neveux de ce dernier, etc., etc… Pour oser émettre de telles précisions, il fallait être assuré de l’impunité.

La Sibylle moderne ou l’Oracle du temps, écrite dans la même note, se termine par un sonnet remarquable :


Effroyables auteurs de nos calamités,
Ennemis de la paix qu’on nous faisoit attendre,
Superbes criminels qu’on ne peut plus défendre
Des maux que nous souffrons, et que vous méritez.

Quels désordres nouveaux aviez-vous médités ?
Quel bien dans nos maisons vous restoit-il à prendre ?
Et voulez-vous enfin mettre l’État en cendre,
Après l’avoir saigné presque de tous côtés ?

Ne vous flattez plus tant, misérables impies,
Ne vous déguisez plus, dangereuses Harpies,
La Fortune pour vous n’aura plus rien de beau.

Le Justice après vous, jour et nuit occupée,
Pour vous mieux reconnoistre a rompu son bandeau,
Et pour vous mieux punir a repris son épée !


Le Conseiller fidèle marque un recul dans l’injure. Le ton s’élève et atteint l’éloquence dans les Remontrances des Trois États à la Reine régente pour la paix. Le Clergé, la Noblesse et le Peuple tiennent un langage digne de ces trois grands Ordres. Voici le début de la Remontrance du Peuple :


Madame, Quoique nous soyons les derniers en ordre, nous ne devons pourtant pas l’être en nature, puisque c’est en quelque sorte par notre moyen que les Rois subsistent et que leur grandeur, selon le Sage, ne peut être mieux représentée que par celle de leurs peuples. Il n’est pas autrement d’un état que d’un édifice où les appartemens les plus superbes ne sont pas toujours les plus nécessaires, où les plus bas étages entretiennent les plus hauts et dans lequel les pierres les moins remarquables servent de fondement et d’appui à tout le reste…


Pourquoi Cyrano se taît-il subitement ? Pourquoi abandonne-t-il la guerre contre Mazarin ? Les Princes et de Rohan et de Chatillon ne lui ont-ils pas marqué assez efficacement leur gratitude ? A-t-il jugé inutile de continuer à jouer le rôle de « gazetier désintéressé » ? Disons à sa décharge que ses anciennes et bonnes relations avec les officiers du régiment de Conti l’obligeaient à se ranger sous la bannière des Princes ; il lui était impossible d’agir autrement.

Les comptes définitifs de la succession de leur père sont approuvés le 2 mars 1649 par Savinien et Abel. Résumons lesdits comptes :


Les recettes s’étaient élevées à 3.955 livr. et les dépenses à 2.877 livr., laissant un excédent de 1.078 livr. à partager entre les deux frères, soit 539 livr. pour chacun, dont il y avait à déduire leurs dépenses particulières soldées par MM.  Desbois et Scopart, soit 733 livr. pour Savinien et 576 livr. pour Abel, sommes supérieures à celles qui leur revenaient. Heureusement il restait à effectuer une recette de 304 livr. environ, soit pour chacun 152 livr., ce qui réduisait la dette de Savinien à 41 livr. et laissait à Abel un léger reliquat de 115 livr.


Ce dernier se décida brusquement à convoler en justes noces. La perspective d’entrer en possession de l’héritage paternel l’engagea-t-elle à prendre femme ? Régularisait-il une liaison antérieure, ou reçut-il brusquement le coup de foudre ? Toutes questions auxquelles il serait difficile de répondre en connaissance de cause. Quoi qu’il en soit, Abel épousa dans l’Église Saint-Jacques-du-Haut-Pas, le 1er  juillet 1649, une jeune orpheline, Marie Marcy, fille d’un marchand mercier Simon Marcy, et de Perrette Dufour. Les témoins étaient de petites gens de roture : Simon Bellanger, marchand, parent de sa grand’mère Espérance Bellanger, et deux bourgeois de Paris : Nicolas Guyot et Gervais Le Verrier. Cyrano n’assistait pas à la cérémonie. Ses relations avec son frère devaient être assez froides.

Le 11 juillet 1649 eut lieu par les soins des notaires Cartier et Quarré le partage, si longtemps attendu par les intéressés, de l’héritage paternel. Le total des biens, divisé en deux lots, comprenait 24 articles s’élevant à 21.344 livres 2 sols. Le premier lot, échu à Cyrano, de 10.450 livres environ, comprenait, entre autres articles, moitié des 2.000 livres tournois de rentes constituées par la ville de Paris au sieur de Mauvières moyennant 36.000 livres sur les Aides, évaluées seulement 12.000 livres, soit 1.000 livres tournois de rente, montant à 6.000 livres ; le second lot, échu à Abel, était de même valeur. On remarquera l’énorme moins-value — 66 p. 100 — des 2.000 livres de rente achetées en 1636.


IV. — Son épitre dédicatoire pour un ouvrage de Bignon et Heince ; L’Autre Monde et Royer de Brade ; ses chansons pendant la Fronde : rupture entre Dassoucy et Cyrano ; sa haine contre Scarron ; Cyrano et Henri-Louis Loménie de Brienne ; il sollicité la protection du duc d’Arpajon ; Là Mort d’Agrippine et les Œuvres diverses ; rupture avec Le duc d’Arpajon ; mort de Cyrano.


À l’abri de tout souci matériel immédiat, Cyrano est d'humeur à reconnaître les services qu’on lui avait rendus. Le jeune graveur François Bignon — probablement le fils de Pierre Bignon, bourgeois et marchand, qui s’était porté caution de sa dette envers Élie Pigou — préparait de concert avec Zacharie Heince, autre peintre graveur (celui-là même à qui l'on doit les deux portraits authentiques de Cyrano) un grand in-folio devant contenir, selon le désir exprimé par Richelieu, la reproduction des effigies d’hommes illustres qui ornaient la galerie de son Palais-Cardinal. Émerveillé par cette série de vingt-cinq planches, accompagnées de notices biographiques de Vulson de la Colombière, Cyrano compose un madrigal adressé à Bignon :

Les enfants immortels du cuivre et du burin.
Ces hommes que la paix engendre dans la guerre,
(Si j’ose ainsi parler sans respect du tonnerre).
____Verront périr le genre humain !
____Car Dieu fit des hommes de terre ;
____Et tu fais des hommes d’airain.


et une épître dédicatoire des deux graveurs au chancelier Séguier dont ils terminaient le portrait. S’est-il livré sur leur demande à ce travail Ou eh a-t-il pris spontanément l’initiative ? Peu importe. Cet ouvrage devait paraître six mois plus tard (13), avec une dédicace différente toujours au nom de Séguier, mais sans le sixain de Cyrano et le huitain de Le Bret destinés aux feuillets préliminaires (14). Voici l’épître de Cyrano :


« Monseigneur, Quoique cette Dédicace nous soit glorieuse, puisqu’elle vous fait marcher à la tête des Hommes Illustres et vous choisit pour être l’arbitre des éloges qu’on doit à leur vertu, notre dessein n’est pas, toutefois, de vous les égaler en vous les comparant. Nous savons trop que leurs vertus sont des ruisseaux qui coulent depuis quatre siècles et s’assemblent en vous pour former une mer que la Nature en les produisant s’essaiait, et quoi qu’on la fasse toute puissante, qu’elle a sué à l’accouchement de votre grandeur. Mais nous voulons, en vous mettant au frontispice de notre Panthéon, que vous ayez à votre suite des personnes qui ont laissé derrière eux les plus augustes Princes de la Terre. Cette troupe de Héros françois que nous vous présentons est ravie qu’étant le Chef de la Justice de ce Royaume, vous ordonniez de ce qu’ils méritent. C’est pourquoi, Monseigneur, je vous conjure, puisque vous n’êtes pas dans le Temple, de choisir à la porte ceux qui seront dignes d’entrer. Nos Illustres ne pouvaient vous offrir d’emploi plus honorable, y ayant des Monarques parmi eux, que de vous établir le Juge des Rois. Voilà tout ce que peuvent des tableaux ; voilà tout ce que nous pouvons aussi après les acclamations générales de l’Europe ; mais encore que ce soit peu pour l’illustre Séguier, ce sera beaucoup pour nous, car s’il est vrai que cette galerie conserve le souvenir des grands hommes, nous aurons l’honneur de vous avoir gravé au Temple de Mémoire et de vous avoir traité à la façon des Demi-Dieux, à qui l’on dédiait des Images. Mais parce que votre nom méritait une immortalité plus solide, afin que vous fussiez en Bronze, nous vous avons buriné et nous avons mis, selon la coutume, aux pieds de votre statué, Monseigneur, vos très humbles… »


On hésiterait à la croire du brillant soldat qui avait décliné le patronage du maréchal de Gassion, et du maître écrivain de la Remontrance aux Trois États, de 1649, si le manuscrit de la Bibliothèque nationale ne la contenait pas.

Cyrano reprend goût à la littérature sérieuse, celle qui doit assurer sa renommée. Il est présenté à Michel de Marolles l’infatigable traducteur, à Adrien de La Morlière, à Gilles Filleau des Billettes, à Henri-Louis Loménie de Brienne, etc., et conquiert leur amitié. Toujours hanté du désir d’écrire une tragédie, il presse Royer de Prade qui en avait deux en portefeuille depuis 1643 : La Victime d’État et Annibal, de les publier. Cyrano marque non moins de confiance et de cordialité à son ami en lui communiquant le manuscrit de la première partie de l’Autre Monde : Le Voyage dans la Lune. La lecture qu’en fait Royer lui produit une mauvaise impression, il croit de son devoir d’en avertir Cyrano :


À l’auteur des États et Empires de la Lune
ou de l’Autre Monde


______Accepte ces six méchants vers
______Que ma main t’écrit de travers
______Tant en moi la frayeur abonde,
Et permets qu’aujourd’hui j’évite ton abord
______Car autant qu’une affreuse mort
__Je crains les Gens de l’Autre Monde.

Redoutant d’avoir été trop loin, Royer atténue son accès de franchise :

Un esprit qu’en son vol nul obstacle n’arrête,
Découvre un Autre Monde à nos ambitieux
Qui tous également respirent sa conquête,
Comme un noble chemin pour arriver aux Cieux.

Mais ce n’est point pour eux que la Palme s’apprête,
Si j’étois du Conseil des Destins et des Dieux,
Pour prix de ton audace on chargerait ta tête
Des couronnes des Bois qui captivent ces lieux.

Mais non, je m’en dédis, l’inconstante Fortune
Semble avoir trop d’empire en celui, de la Lune,
Son pouvoir n’y paroît que pour tout renverser.

Peut-être verrois-tu dans ces demeures mornes
Dès le premier instant ton État s’éclipser
Et du moins chaque mois en rétrécir les bornes ?

La sincérité de Jean Royer ou son absence de Paris pendant l’impression de ses tragédies explique pourquoi Cyrano n’a célébré ni la Victime d’État, ni Annibal. Bien que leur achevé d’imprimer porte la date de fin septembre 1649, elles étaient condamnées à rester une année encore dans les magasins de l’éditeur.

Jamais la situation n’avait paru plus favorable à Cyrano pour l’Autre Monde. L’anarchie battait son plein dans la capitale, la liberté d’insulter, de diffamer, était absolue, mais la médaille avait son revers : la clientèle ordinaire des libraires s’intéressant à la seule politique, ignorait les nouveautés littéraires. De bons esprits — ils étaient nombreux — estimaient qu’un jour ou l’autre, le calme revenu, l’autorité pourrait s’émouvoir des critiques dont la royauté et la religion avaient été l’objet. Une preuve du manque d’assurance de Cyrano sur l’innocuité de l’Autre Monde se déduit de la réserve qu’il semble s’être imposée vis-à-vis de Le Bret, Dassoucy, Chapelle et Tristan L’Hermite, à moins que ceux-ci, effrayés comme Royer de sa témérité, aient décliné l’honneur de célébrer l’œuvre capitale de leur ami !

Cette déconvenue agite sa bile. Les couplets féroces de Blot, du chevalier de Rivière, vilipendant la reine, réclamant la tête du cardinal, se moquant de la Bible, du pape, de toutes les religions se transmettaient de bouche en bouche, les imiter était un jeu pour Cyrano. Il ne s’est pas fait faute de fronder sous cette forme, mais où retrouver ses chansons satiriques ? Elles existent anonymes dans les manuscrits du temps, sans que rien permette de les identifier. Voici cependant un couplet signé Cyrano dans le manuscrit Potocki :

La troupe des bons catholiques
Va boire à ses chers hérétiques,
Sus compagnons, prenons du vin
Que nul plaisir ne nous échappe !
Vous direz : « Foutre de Calvin »,
Et je dirai : « Foutre du Pape ».

Grâce à son intimité avec Dassoucy, Cyrano avait connu l’un des premiers, l’Ovide en belle humeur. Ce poème burlesque voyait le jour le 20 février 1650 ayant dans ses feuillets préliminaires un sonnet du grand Corneille, un huitain assez osé du sieur « de Bergerac »,


Pour Monsieur Dassoucy
sur sa Métamorphose des Dieux

Plus puissant que jadis Orphée,
Qui de chez les peuples sans yeux
Ne put ramener que sa Fée,
Tu ramènes en Terre les Dieux,
Malgré cette défense expresse
D’en avoir plus d’un parmi nous ;
Mais de peur qu’on les reconnaisse
Tu les as déguisés en fous.

et d’autres petites pièces laudatives de leurs amis communs : Le Bret, Tristan et de Chavannes.

Jean Royer, définitivement fixé sur l’intention de Cyrano de différer l’impression de l’Autre Monde se décide à mettre sous la presse ses propres Œuvres poétiques, avec une préface signée S. B. D. (Savinien Bergerac Dyrcona) ; elles seront jointes à la Victime d’État et à Annibal pour former un juste volume.

Si la seconde pièce encomiastique des Œuvres poétiques du sieur de P. est de Rotrou on rencontre, mélangées aux poésies de Prade, un dixain de Ris-Mareuil, un quatrain d’Hector de Brissailles, l’ancien compagnon d’armes de Cyrano, un sixain d’Abel II de Cyrano qui signe de B. (Bergerac) Mauvières. Royer n’a pas oublié d’y recueillir son sonnet et son épigramme À l’Auteur des États et Empires de la Lune tout en changeant le titre de cette dernière et en la refaisant pour lui ôter le caractère d’un avis brutal :


À un pèlerin revenu de l’Autre Monde


J’eusse fait un plus long ouvrage
Sur ce grand et fameux voyage,
Dont ton livre nous fait rapport ;
Mais ma veine la plies féconde
Se glaceroit à ton abord,
Et déjà je me juge mort
À voir les gens de l’Autre monde.

Un peu plus loin se lit un sixain contre l’Ovide en belle humeur de Dassoucy :


À un mauvais poète burlesque


Tes amis et tes envieux,
Ouvrant ton livre glorieux
N’ouvrent la bouche que pour rire,
Et confessent également
Soucidas qu’on ne peut écrire
Des vers plus ridiculement.

Les amis de nos amis étant généralement nos amis, comment expliquer cette attaque de Royer, si ce n’est par l’hypothèse que Cyrano avait rompu avec l’Empereur du Burlesque au lendemain de la parution de l’Ovide en belle humeur.

Il faudrait chercher l’origine de l’animosité subite de Cyrano contre « Soucidas » dans l’affaire du Chapon : Dassoucy aurait soustrait malicieusement, un jour que Cyrano avait grand’faim, un chapon au sortir de la broche !

Un grief moins puéril, et même grave, justifierait-il les grossières injures dont notre Parisien accable celui qui l’avait généreusement hébergé à l’époque où, à peu près sans ressources, Cyrano anticipait sur l’héritage paternel ? Il traite Dassouçy de « gale aux fesses de la Nature, de bougre, qu’on doute en le voyant si sa mère n’a point accouché de lui par le cul, etc., etc. », il l’accuse de n’être pas l’auteur du Jugement de Pâris, alors que lui-même avait présenté ce poème, etc.

La cause de sa haine contre Scarron n’est guère plus fondée. Le Malade de la Reine aurait refusé, crime impardonnable, d’entendre « la lecture d’une page de ses œuvres sous le prétexte qu’elles puaient le portefeuille ».

Cyrano était vraiment d’une susceptibilité maladive.

Ses petites rentes diminuaient chaque année, des pertes de jeu en ayant progressivement aliéné le capital, aussi est-il réduit à demander des ressources à sa plume. Le moment était favorable, Mazarin sentait le besoin de se défendre des calomnies dont on l’accablait. Sa mémoire avait gardé le souvenir des pamphlets de D. B. du début de 1649, arrêtés si brusquement et sans motif connu. Fit-il appel à Cyrano, ou celui-ci lui offrit-il ses services ? Une chose est acquise : l’ancien frondeur devint Mazariniste. À quel prix ? On ne le saura jamais ; mais son factum Contre les Frondeurs (avril ou juin 1651) est un article commandé, c’est du meilleur Cyrano. Son indignation à l’endroit des ennemis du Cardinal le sert pour accabler Scarron, auteur supposé de la Mazarinade, dans des termes odieux ; ils déconsidèrent celui qui les ayant pensés a osé les écrire. Disgracié de la nature Cyrano avait mille raisons de se taire sur les tares physiques du malheureux Scarron, si on en croit Dassoucy


Bergeraç n’étoit ni de la Nature des Lapons, ni de celle des Géans. Sa tête paroissoit presque veuve de cheveux, on les eut comptés de dix pas. Ses yeux se perdoient sous ses sourcils… Ses jambes brouillées avec sa chair, figuroient des fuseaux. Son oesophage pagotoit un peu, son estomac étoit une copie de la bedaine ésopique. Il n’est pas vrai qu’il fût malpropre, mais il est vrai que ses souliers aimoient fort madame la boue, ils ne se quittoient presque jamais…


Ce que nous savons de la vie misérable de Cyrano, de 1645 à 1650 confirmerait assez ce dernier détail.

Maintenant comparons le croquis ci-dessus de Dassoucy à celui de Scarron crayonné par Cyrano :


Venez, écrivains burlesques, voir un Hôpital tout entier dans le corps de votre Apollon ; confessez, en regardant les écrouelles qui le mangent qu’il n’est pas seulement le Malade de la Reine, comme il se dit, mais encore le Malade du Roi. Il meurt chaque jour par quelque membre, et sa langue reste la dernière, afin que ses cris vous apprennent la douleur qu’il ressent. Vous le voyez ce n’est pas un conte à plaisir ; depuis que je vous parle il a peut-être perdu le nez ou le menton. Un tel spectacle ne vous excite-t-il pas à la pénitence ? Admirez, endurcis, les secrets jugemens du Très-Haut ; écoutez d’une oreille de contrition cette parlante momie. Elle se plaint qu’elle n’est pas assez d’une pour suffire à l’espace de toutes les peines qu’elle endure. Il n’est pas jusqu’aux bienheureux qui, en punition de son impiété et de son sacrilège, n’enseignent à la Nature de nouvelles infirmités pour l’accabler. Déjà, par leur ministère il est accablé du mal de saint Roch, de saint Fiacre, de saint Clou, de sainte Reine, et afin que nous comprissions par un seul mot tous les ennemis qu’il a dans le Ciel, le Ciel lui-même a ordonné qu’il seroit malade de Saint (l’épilepsie).

Scarron n’était pas méchant ; pour toute vengeance il se borna, dans sa comédie : Don Japhet d’Arménie à railler les variations que Cyrano faisait subir à son nom :

…… Don Zapata Pascal
Ou Pascal Zapata, car il n’importe guère
Que Pascal soit devant ou Pascal soit derrière.

Comment Cyrano fut-il amené à envoyer à Louis-Henri de Loménie de Brienne un sonnet sur Les Murs de Troye ou l’origine du Burlesque, de Charles et de Claude Perrault ?


À Monsieur H. D. L. sur les murs de Troye

Apollon ressentit des atteintes mortelles,
Et souffrit des douleurs pires que le trépas,
Lors qu’il vit saccager et piller aux soldats
Ce qu’il avoit bâti de ses mains immortelles.

Pour se venger des Grecs, perfides et rebelles,
Qui publioient sa honte en chantant leurs combats
Et qui mirent deux fois ses murailles à bas,
Il en vient de bâtir qui seront éternelles.

Maintenant qu’il a fait un ouvrage si beau
Qui rétablit sa gloire, et met l’autre au tombeau.
On ne peut exprimer son plaisir et sa joie :

Il voit que les mortels enchantés de ta voix
Ne daignent plus ouïr tous les Poètes Grégeois,
Ni tout ce qu’ils ont dit de la prise de Troye.

Brienne, qui avait reçu une copie de ce poème, a dû la lire à Cyrano comme étant son œuvre propre, ainsi qu’à Scarron, Gomberville, Ménage, Saint-Amant, G. Colletet, Benserade, etc., puisqu’ils ont imité le geste de Cyrano. L’édition de 1653, chez Louis Chamhoudry, faite, certes, à l’insu des intéressés, a en tête une épître dédicatoire « À la jatte de M. Scarron », de H. D. L. (Henri de Loménie) suivie d’une préface et de huit pièces signées d’initiales (celles des poètes ci-dessus) toutes également adressées à H. D. L. On est en droit de s’étonner que les thuriféraires de Brienne aient abrégé leurs noms, soupçonnaient-ils la supercherie ? Le silence de Charles et Claude Perrault serait incompréhensible si on ne rappelait que le père du jeune Loménie était Secrétaire d’état aux Affaires étrangères. L’année précédente, Claude Petit-Jehan semble avoir subi dans des conditions analogues le sans-gêne de Brienne. Bien que le privilège du Virgile Goguenard ou le douzième livre de l’Enéide travestie (Paris, Antoine de Sommaville, 1652) soit au nom de cet avocat, l’épître dédicatoire signée L. D. L. (Louis de Loménie) est catégorique : c’est lui Brienne qui en est l’auteur ! Ce jeune homme devait déjà souffrir d’un déséquilibre mental qui, en s’aggravant, le fit enfermer, dix-sept ans après, dans une maison de santé.

Le secours reçu de Mazarin étant épuisé, la nécessité de découvrir un Mécène s’imposait à Cyrano. Cette fois il avait de bons répondants, une comédie : Le Pédant joué, une tragédie : La Mort d’Agrippine, son Autre Monde, des Lettres satiriques et amoureuses, etc., etc. Dans ce bagage littéraire considérable, La Mort d’Agrippine et l’Autre Monde apparaissaient d’une présentation difficile pour celui qui les couvrirait de son patronage, à moins de s’adresser à un Mécène libertin et les grands seigneurs libertins avaient tout autre chose en tête que la préoccupation d’étaler leur générosité. Cyrano dut donc se rabattre sur un personnage vaniteux, riche et brave, sans plus. Il jeta avec raison son dévolu sur le duc d’Arpajon.

Louis, vicomte, puis duc d’Arpajon, marquis de Séverac, Montclar et autres lieux, grand soldat et honnête homme au sens de ce mot au XVIIIe siècle, d’une culture intellectuelle médiocre, se bornait à retenir les titres des ouvrages réputés qu’il n’avait pas lus, de façon à laisser quelques illusions aux écrivains. Tallemant le raille d’avoir voulu « cajoler Sarrazin »,


— Ah ! monsieur, lui dit-il que j’aime votre Printemps !

— Je ne l’ai point fait, dit Sarrazin : c’est une pièce de Montplaisir.

— Ah ! votre Temple de la Mort est admirable !

— C’est de Habert… »


Saint-Simon l’appelle un « bonhomme ».

Ce « bonhomme » avait fait la guerre en Turquie d’une manière si remarquable que l’Ordre de Malte lui conféra la distinction sans précédent de Chevalier grand-croix perpétuel et héréditaire.

Ayant été agréé par le duc d’Arpajon dans les premiers mois de 1653, Cyrano assiste en spectateur, très effacé d’ailleurs, aux fêtes que le duc donne dans son magnifique hôtel du Marais. Loret dans sa Muse historique parle de la réception du 7 février 1654 :


Jeudi, quantité de bouteilles
Contenant des boissons vermeilles,
Firent joyeusement glou glou
En l’Hôtel du duc d’Arpajou,
Qui d’une chère sans seconde
Traita quantité de beau monde.
Tout y fut assez jovial,
Car la comédie et le bal
Qui suivirent cette abondance
Divertirent fort l’assistance.

Se sentant dépaysé au milieu de ce luxe, presque exilé dans cette atmosphère d’ordre et de respect bien différente de celle de la modeste chambre qui avait vu l’éclosion de ses rêveries utopiques, ou de l’ambiance des cabarets et des salles de jeu où il avait sacrifié sa jeunesse, sa santé et l’héritage paternel, Cyrano se décide à dédier au noble duc, en novembre 1653, la Mort d’Aggrippine et ses Œuvres diverses. Louis d’Arpajon se garda d’y jeter un coup d’œil, autrement il eût été marri de s’être si lourdement trompé sur l’orthodoxie de son protégé, aussi fit-il grandement les choses.

La Mort d’Agrippine et les Œuvres diverses, grossies du Pédant joué, virent le jour sous la forme de deux beaux volumes in-quarto achevés d’imprimer à quelques jours d’intervalle (mai 1654). Le premier possédait un frontispice gravé dont la moitié supérieure était occupée par les armes d’Arpajon, et, dans le second, les mêmes armes formaient bandeau au-dessus de l’épître dédicatoire ; quelques exemplaires furent tirés sur grand papier. Un délicieux sonnet à Jacqueline d’Arpajon ouvrait les Œuvres diverses :

Le vol est trop hardi que mon cœur se propose
Il veut peindre un soleil par les Dieux animé,
Un visage qu’Amour de ses mains a formé
Où des fleurs du Printemps la jeunesse est éclose.

Une bouche où respire une haleine de rose
Entre deux arcs flambans d’un corail allumé,
Un balustre de dents en perles transformé.
Au devant d’un palais où la langue repose :

Un front où la pudeur tient son chaste séjour
Dont la table polie est le trône du jour ;
Un chef-d’œuvre où s’est peint l’Ouvrier admirable :

Superbe, tu prétends par dessus tes efforts !
L’éclat de ce visage est l’éclat adorable.
De son âme qui luit au travers de son corps.

Par contre, abstention complète dès amis de Cyrano : on chercherait vainement dans les feuillets préliminaires un distique, un quatrain élogieux de Le Bret, de Royer de Prade, de Tristan L’Hermite, etc.

La dédicace de la Mort d’Agrippine est rédigée dans le ton habituel des panégyriques outrés ; celle des Œuvres diverses ou plutôt des Lettres débute par un léger travestissement de la vérité : « Ce livre ne contient presque qu’un ramas confus des premiers caprices ou, pour mieux dire, des premières folies de ma jeunesse. J’avoue même que j’ai quelque honte à l’avouer dans un âge plus avancé. » En réalité la plupart des dites lettres s’échelonnaient de 1647 à 1650. Cyrano leur avait fait subir des corrections telles que, pour certaines, elles équivalaient à une refonte complète : la forme en avait été profondément modifiée, les passages irréligieux supprimés ou atténués, les titres changés, etc., etc. Les noms de Chapelle, de La Mothe Le Vayer fils, de Montfleury, disparaissaient ; M. Du Tage se métamorphosait en M. de V., etc.

Le sort avait un peu trop favorisé Cyrano. La Mort d’Agrippine, représentée à l’Hôtel de Bourgogne, provoquait un scandale ; elle eut à peine quelques représentations, si on en croit Tallemant, l’âvocat Gabriel Guéret et enfin les Ménagiana :


Les badauds à l’instant où Séjan, résolu à faire périr Tibère, qu’il regardait déjà comme sa victime, vint dire à la fin de la scène IV du IVe acte :

Frappons, voilà l’Hostie et l’occasion presse


ne manquèrent pas de s’écrier : Ah ! le méchant ! Ah ! l’athée ! Comme il parle du Saint-Sacrement.


On se garda d’incriminer Cyrano comme athée, on le traita simplement de fou ; ce qualificatif lui est appliqué par Tallemant, collecteur de toutes les médisances de l’époque. Ce scandale étant arrivé aux oreilles du duc d’Arpajon (à moins qu’il n’ait assisté à la première représentation) il se demanda s’il n’abritait pas une vipère dans son hospitalière demeure. Un accident banal, une poutre qui lui était tombée sur la tête quelques mois auparavant, forçait Cyrano à garder la chambre. Le duc lui fit sentir que sa présence déplaisait. Sa sœur Catherine de Cyrano, prieure du couvent des Filles de la Croix, la Mère Marguerite de Jésus, son ami Le Bret lui trouvèrent en juin 1654 un asile dans la maison de messire Tanneguy Régnault des Bois-Clairs, chevalier, conseiller du roi. Malgré les soins prodigués au malade pendant quatorze mois par son nouveau Mécène (celui à qui Le Bret devait dédier l’édition originale et… mutilée de l’Histoire comique des États et Empires de la Lune), l’état de Cyrano s’aggrava subitement. Se sentant mourir, il voulut être transporté dans la maison que son cousin Pierre de Cyrano, sieur de Cassan, possédait à Sannois et y expira le 28 juillet 1655.

Doit-on attribuer aux suites de son accident arrivé à l’hôtel d’Arpajon la mort de Cyrano ? C’est douteux. Les blessures de la tête sont généralement mortelles à bref délai ou sans gravité. L’affection qui l’a conduit au tombeau, a chance d’avoir été la dernière phase de la syphilis de 1645 ; elle se serait portée au cerveau.

Devant la mort Cyrano a eu l’attitude des libertins du xviie siècle, tant était encore forte l’empreinte religieuse de leur éducation, il a fini chrétiennement. Le témoignage de Le Bret, à qui il avait demandé de mettre au jour ses œuvres posthumes, est à cet égard décisif :


… Cette humeur si peu soucieuse de la fortune et si peu des gens du temps lui fit négliger plusieurs belles connoissances que la révérende Mère Marguerite, qui l’estimoit particulièrement, voulut lui procurer, comme s’il eût pressenti que ce qui fait le bonheur de cette vie, lui eût été inutile pour s’assurer celui de l’autre. Ce fut la seule pensée qui l’occupa sur la fin de ses jours d’autant plus sérieusement que Mme de Neuvillette, cette femme toute pieuse, toute charitable, toute à son prochain, parce qu’elle est toute à Dieu, et de qui il avoit l’honneur d’être parent du côté de la noble Famille des Bérangers, y contribua de sorte qu’enfin le libertinage dont les jeunes gens sont pour la plupart soupçonnés, lui parut un Monstre, pour lequel je puis témoigner qu’il eut depuis cela toute l’aversion qu’en doivent avoir ceux qui veulent vivre chrétiennement.

J’augurai ce grand changement quelque temps avant sa mort, de ce que lui ayant, un jour, reproché la mélancolie qu’il témoignoit dans les lieux où il avoit accoutumé de dire les meilleures et les plus plaisantes choses, il me répondit que c’étoit à cause que commençant à connoître le monde, il s’en désabusoit : et qu’enfin il se trouvoit dans un état où il prévoyoit que dans peu la fin de sa vie seroit la fin de ses disgrâces ; mais qu’en vérité son plus grand déplaisir étoit de ne l’avoir pas mieux employée.

Jam juvenem vides, me dit-il, instet cum serior œtas Mærentem stultos præteriisse dies. Et, en vérité, ajousta-t-il, je croy que Tibulle prophétisoit de moi, quand il parloit de la sorte ; car personne n’eut jamais tant de regret que j’en ai de tant de beaux jours passés si inutilement.


Nous en avons une autre preuve dans des actes qui excluent la discussion. Pourquoi l’Église aurait-elle masqué la vérité ? La notoriété de Cyrano n’était pas telle — il n’en avait alors aucune — qu’on se soit préoccupé par avance de sa fin chrétienne ou non ! S’il avait refusé le concours du prêtre, son cousin, Pierre de Cyrano m’aurait appelé un confesseur que quand le malade eût été privé de connaissance. Dans ce cas le curé de Sannois se serait évité la peine de préciser que son paroissien était passé de vie à trépas en « bon chrétien ».

Cyrano laissait un très petit héritage à son frère Abel II, sieur de Mauvières. Nous disons « un très petit héritage » parce qu’Abel, de ses propres deniers, et pour éviter des poursuites judiciaires, désintéressa, l’année même qui précéda la mort de Cyrano, plusieurs créanciers de son frère.

Complétons la notice biographique sur Cyrano de Bergerac par cet extrait d’un ouvrage de Dassoucy : Les Pensées de M. Dassoucy dans le Saint-Office de Rome, 1672, sur les faux et les vrais athées du xviie siècle. Il est curieux parce qu’il y est question de Cyrano :


Pour des faux athées, j’en peux discourir, parce que j’ai eu de longues habitudes avec eux, dont j’ai retiré d’autant plus d’utilité que j’ai eu plus de loisir d’observer leur vie, et d’envisager leur erreur. Ce sont des hommes fort débauchés et fort méchans, plongés dans toutes sortes d’ordures, et adonnés à toutes sortes de vices les plus abominables. Ce sont des Esprits adustes (15). des imaginations chaudes et fortes, mais vicieuses, esprits déliés, mais détraqués et tendant à la folie, gens de peu de capacité et raisonnant mal, non seulement de toutes les choses célestes, mais de toutes les affaires du monde…

On peut dire plutôt que ce sont des Démons, ennemis de Dieu et de sa gloire, que des hommes ignorans de son être et de son pouvoir. Ceux-ci sont tout au contraire des autres (les vrais Athées) car, au lieu que les autres ont perdu la connoissance de Dieu pour l’avoir voulu trop connaître, et le rechercher avec trop de curiosité, ceux-ci l’ont perdue en le fuyant de tout leur pouvoir, et en recherchant tous les moyens de le méconnoitre. Les autres ont perdu les yeux à force de les ouvrir à sa splendeur ; et ceux-ci à force de les fermer à sa lumière. Les autres ne blasphèment point contre lui, parce qu’ils auraient honte de s’en prendre à ce qui, dans leur imagination, ne passe que pour une chimère… Ils sont intrépides aux approches de la mort, parce qu’ils la regardent comme la fin des misères humaines, et qu’ils ne croient d’autre vie ; et ceux-ci, tout au contraire, à l’aspect de son visage effroyable, tremblent comme des Coquins, et mouillent tous leurs draps de sueur, pource qu’ils appréhendent une autre vie. Les autres font gloire de mourir comme ils ont vécu ; ceux-ci, tout au contraire, retournent à leur Maître, mettent bas les armes, lui font amende honorable, et s’abandonnent à la miséricorde de leur Juge ; mais il ne fait pas à tous la même grâce : car la pluspart ou tombent en délire, ou finissent par quelque mort extravagante. J’en ai connu, un qui se rompit le col dans une cave ; un autre qui se jeta par les fenêtres, et les deux autres que j’ai les plus fréquentés, et qui m’ont fait un honneur que je ne méritais pas, m’immortalisant dans leurs écrits, l’un est mort fol, et je prie Dieu que l’autre meure plus sage. Le premier (Cyrano) étoit un homme dont je puis bien parler, puisque je l’ai nourri longtemps ; il avoit l’imagination si forte, qu’il n’y a rien de si ridicule ni de si extravagant dont il ne se fit une très constante vérité ; et n’étoit pas content d’en être entièrement persuadé si les autres n’en étoient encore persuadés comme lui même. Il vouloit qu’on crût que chaque étoile étoit un Monde, et qu’outre ceux-là il y en avoit encore une infinité d’autres, et qu’il y avoit plusieurs Soleils ; et quoique je lui donnasse à manger, il m’auroit querellé, et ne se seroit pas soucié de rompre avec moi, si je ne lui eusse accordé qu’il y avoit un Monde dans la Lune. L’autre (Chapelle) étoit un esprit délié, et des plus galans de notre siècle. Il avoit sucé l’erreur avec le lait auprès d’un grand philosophe, athée parfait et accompli (Gassendi), mais qui en avoit fait un mauvais disciple. Celui-ci ne reconnaissoit rien au-dessus de la Nature, attribuoit tout au hasard, et avoit des pensées admirables, qu’il disoit être plus claires que le jour, mais il falloit alors que je fusse bien aimé de Dieu, puisqu’il m’a toujours fait la grâce de n’y rien comprendre. Il m’assuroit que le Monde etoit fait d’atomes, et pour le prouver, il m’apportoit des raisons si bourrues et si extravagantes, que si Épicure n’en avoit point de meilleures, il falloit que ce fut un esprit bien extravagant et bien bourru…


Notes

1. Henry Le Bret, né en 1617, était le fils de Nicolas, écuyer du duc de Guise, et de Marie Malaquin. Il s’adonna d’abord à la carrière militaire, puis la quitta pour devenir avocat au Parlement. Renonçant au monde, il reçut la prêtrise en 1656. Secrétaire de l’évêque de Montauban, Pierre de Bertier, il fut nommé en 1659, chanoine du chapitre cathédral et, en 1663, grand prévôt de la cathédrale. Il mourut à quatre-vingt-treize ans, le 9 août 1710.

2. Nicolas Bourbon, poète latin, professeur de rhétorique au collège des Grassins, puis au collège de Calvy et enfin au collège d’Harcourt. Après la mort de Henri IV, professeur royal en éloquence grecque ; mort à soixante-dix ans le 6 août 1644.

3. Théodore Marcile, philologue, né à Arnheim (Hollande) en 1548, mort à Paris en 1617. Il occupa la chaire d’éloquence latine au collège de France.

4. Acte I, scène VIII.

5. Nez de perroquet, extrait du Combat de Cyrano de Bergerac avec le singe de Brioché au bout du pont Neuf, 1704.

6. Étude de Me Quarré, notaire à Paris (Insinuations du Châtelet, Archives nationales, y 179, f. 136).

7. Notice sur Molière, t. X de l’édition de la Collection des Grands écrivains de la France.

8. Voir L’Autre Monde, p. 73 et suivantes.

9. « Le premier (faux athée) était un homme dont je puis bien parler puisque je l’ai nourri longtemps… » (Les Pensées de Me Dassoucy dans le Saint-Office de Rome.)

10. Attribué à tort à Charles Sorel qui n’en a été à l’origine que l’éditeur et qui, par la suite, l’a remanié ; voir « le roman Francion est-il de Ch. Sorel ? » (Pierre Louÿs et l’Histoire littéraire, par Frédéric Lachèvre, 1928, p. 26.)

11. La Mort d’Asdrubal est bien un plagiat, mais Cyrano l’a ignoré. Cette tragédie ne serait autre, d’après Weiss, que l’adaptation en vers d’une autre tragédie : Le duc de Carthage, Paris, 1642, de Jean Puget de La Serre. Voir la lettre Contre un gros homme (Montfleury), des Lettres satiriques, où il donne comme sources de La mort d’Asdrubal, l’Aminte, du Tasse, le Pastor Fido, de Guarini, le cavalier Marin, et cent autres !

12. Ce jeune homme avait succombé le 1er  février 1649 aux suites d’un coup de pistolet reçu la veille près de Vincennes dans une escarmouche avec les mazarinistes.

13. Les Portraits des Hommes illustres françois qui sont peints dans la gallerie du palais du Cardinal de Richelieu… Desseignez et gravez par les sieurs Heince et Bignon, peintres et graveurs ordinaires du Roy. Dédiez à Monseigneur Séguier… ensemble les abrogez historiques de leurs vies composez par M. Vlson (sic) de La Colombière… Paris, Henry Sara, Jean Paslé et Charles de Sercy, M. DCL (1650). Gr. in-folio de 34 ff. y compris le titre, frontispice gravé et 25 planches.

14. Ms 2459 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Le huitain de Le Bret a pour titre « Aux mêmes auteurs (Bignon et Heince) sur leurs portraits des héros françois » ; il y a, de plus, deux sonnets : le premier anonyme n’a que les deux premiers quatrains ; le second est signé N. Loudin, prieur commandataire et un quatrain anonyme.

15. Brûlés.

  1. Nous ne parlons pas de la dernière, celle de M. Louis Raymond Lefèvre qui a pris tout ce qu’elle renferme d’exact dans notre Vie de Cyrano, Tome I des Œuvres libertines.