L’Autre monde (Cyrano de Bergerac)/L’Autre monde/I.2. Les États et Empires de la Lune

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Texte établi par Frédéric Lachèvre, Garnier (p. 62-121).

Cependant la définition de ce que j’étois partagea la ville en deux factions. Le parti qui soutenoit en ma faveur grossissoit de jour en jour, et enfin en dépit de l’anathème et de l’excommunication des Prophètes qui tâchoient par là d’épouvanter le peuple, ceux qui tenoient pour moi demandèrent une assemblée des États, pour résoudre cet accroc de religion. On fut longtemps à s’accorder sur le choix de ceux qui opineroient ; mais les arbitres pacifièrent l’animosité par le nombre des intéressés qu’ils égalèrent, et qui ordonnèrent qu’on me porteroit dans l’assemblée comme on fit ; mais j’y fus traité autant sévèrement qu’on se le peut imaginer. Les Examinateurs m’interrogèrent entre autres choses de Philosophie : je leur exposai tout à la bonne foi ce que jadis mon Régent m’en avoit appris, mais ils ne mirent guère à me le réfuter par beaucoup de raisons convaincantes à la vérité. Quand je me vis tout à fait convaincu, j’alléguai pour dernier refuge les principes d’Aristote qui ne me servirent pas davantage que les sophismes ; car en deux mots ils m’en découvrirent la fausseté. « Cet Aristote, me dirent-ils, dont vous vantez si fort la science, accommodoit sans doute les principes à sa Philosophie, au lieu d’accommoder sa Philosophie aux principes, et encore devoit-il les prouver au moins plus raisonnables que ceux des autres Sectes, ce qu’il n’a pu faire. C’est pourquoi le bon seigneur ne trouvera pas mauvais si nous lui baisons les mains. » Enfin comme ils virent que je ne clabaubois autre chose, sinon qu’ils n’étoient pas plus savans qu’Aristote, et qu’on m’avoit défendu de discuter contre ceux qui nioient les principes, ils conclurent tous d’une commune voix, que je n’étois pas un homme, mais possible quelque espèce d’autruche, vu que je portois comme elle la tête droite, que je marchois sur deux pieds, et qu’enfin, hormis un peu de duvet, je lui étois tout semblable ; si bien qu’on ordonna à l’Oiseleur de me reporter en cage. J’y passois mon temps avec assez de plaisir, car à cause de leur langue que je possédois correctement, toute la Cour se divertissoit à me faire jaser. Les filles de la Reine entre autres fouroient toujours quelque bribe dans mon panier ; et la plus gentille de toutes ayant conçu quelque amitié pour moi, elle étoit si transportée de joie, lorsqu’étant en secret, je lui découvrois les mystères de notre religion et principalement quand je lui parlois de nos cloches et de nos reliques, qu’elle me protestoit les larmes aux yeux que si jamais je me trouvois en état de revoler en notre monde, elle me suivroit de bon cœur.

Un jour de grand matin, m’étant éveillé en sursaut, je la vis qui tambourinoit contre les bâtons de ma cage : « Réjouissez-vous, me dit-elle, hier dans le Conseil on conclut la guerre contre le Roi . J’espère parmi l’embarras des préparatifs, cependant que notre Monarque et ses sujets seront éloignés, faire naître l’occasion de vous sauver. — Comment, la guerre ? l’interrompis-je. Arrive-t-il des querelles entre les Princes de ce monde ici comme entre ceux du nôtre ? Hé ! je vous prie, parlez-moi de leur façon de combattre.

— Quand les arbitres, reprit-elle, élus au gré des deux parties, ont désigné le temps accordé pour l’armement, celui de la marche, le nombre des combattans, le jour et le lieu de la bataille, et tout cela avec tant d’égalité, qu’il n’y a pas dans une armée un seul homme plus que dans l’autre, les soldats estropiés d’un côté sont tous enrôlés dans une compagnie, et lorsqu’on en vient aux mains, les Maréchaux de Camp ont soin de les exposer aux estropiés ; de l’autre côté, les géans ont en tête les colosses ; les escrimeurs, les adroits ; les vaillans, les courageux ; les débiles, les foibles ; les indisposés, les malades ; les robustes, les forts ; et si quelqu’un entreprenoit de frapper un autre que son ennemi désigné, à moins qu’il pût justifier que c’étoit par méprise, il est condamné de couard. Après la bataille donnée on compte les blessés, les morts, les prisonniers ; car pour les fuyards il ne s’en trouve point ; si les pertes se trouvent égales de part et d’autre, ils tirent à la courte paille à qui se proclamera victorieux.

« Mais encore qu’un royaume eût défait son ennemi de bonne guerre, ce n’est presque rien avancé, car il y a d’autres armées peu nombreuses de savans et d’hommes d’esprit, des disputes desquelles dépend entièrement le triomphe ou la servitude des États (87).

« Un savant est opposé à un autre savant, un esprité à un autre esprité, et un judicieux à un autre judicieux. Au reste le triomphe que remporte un État en cette façon est compté pour trois victoires à force ouverte. Après la proclamation de la victoire on rompt l’assemblée, et le peuple vainqueur choisit pour être son Roi, ou celui des ennemis, ou le sien. »

« Je ne pus m’empêcher de rire de cette façon scrupuleuse de donner des batailles ; et j’alléguois pour exemple d’une bien plus forte politique les coutumes de notre Europe, où le Monarque n’avoit garde d’omettre aucun de ses avantages pour vaincre ; et voici comme elle me parla :

« Apprenez-moi, me dit-elle, si vos Princes ne prétextent pas leurs armemens du droit de force ? — Si fait, lui répliquai-je, et de la justice de leur cause. — Pourquoi donc, continua-t-elle, ne choisissent-ils des arbitres non suspects pour être accordés ? Et s’il se trouve qu’ils aient autant de droit l’un que l’autre, qu’ils demeurent comme ils étoient, ou qu’ils jouent en un coup de piquet la Ville ou la Province dont ils sont en dispute ? Et cependant qu’ils font casser la tête à plus de quatre millions d’hommes qui valent mieux qu’eux, ils sont dans leur cabinet à goguenarder sur les circonstances du massacre de ces badauds, mais je me trompe de blâmer ainsi la vaillance de vos braves sujets ; ils font bien de mourir pour leur patrie ; l’affaire est importante car il s’agit d’être le vassal d’un Roi qui porte une fraise ou de celui qui porte un rabat.

— Mais vous, lui repartis-je, pourquoi toutes ces circonstances en votre façon de combattre ? Ne suffit-il pas que les armées soient en pareil nombre d’hommes ? — Vous n’avez guère de jugement, me répondit-elle. Croiriez-vous, par votre foi, ayant vaincu sur le pré votre ennemi seul à seul, l’avoir vaincu de bonne guerre, si vous étiez maillé (88), et lui non ; s’il n’avoit qu’un poignard, et vous une estocade (89) ; enfin s’il étoit manchot, et que vous eussiez deux bras ? Cependant avec toute l’égalité que vous recommandez tant à vos gladiateurs, ils ne se battent jamais pareils ; car l’un sera de grande, l’autre de petite taille ; l’un sera adroit, l’autre n’aura jamais manié d’épée ; l’un sera robuste, l’autre foible ; et quand même ces disproportions seroient égales, qu’ils seroient aussi adroits et aussi forts l’un que l’autre, encore ne seroient-ils pas pareils, car l’un des deux aura peut-être plus de courage que l’autre ; et sous l’ombre que cet emporté ne considérera pas le péril, qu’il sera bilieux, qu’il aura plus de sang, qu’il avoit le cœur plus serré, avec toutes ces qualités qui font le courage, comme si ce n’étoit pas aussi bien qu’une épée, une arme que son ennemi n’a point, il s’ingère de se ruer éperdument sur lui, de l’effrayer, et d’ôter la vie à ce pauvre homme qui prévoit le danger, dont la chaleur est étouffée dans la pituite, et duquel le cœur est trop vaste pour unir les esprits nécessaires à dissiper cette glace qu’on appelle « poltronnerie ». Ainsi vous louez cet homme d’avoir tué son ennemi avec avantage, et le louant de hardiesse, vous le louez d’un péché contre nature, puisque sa hardiesse tend à sa destruction. Et à propos de cela, je vous dirai qu’il y a quelques années qu’on fit une remontrance au Conseil de guerre, pour apporter un règlement plus circonspect et plus consciencieux dans les combats. Et le Philosophe qui donnoit l’avis parla ainsi :

« Vous vous imaginez, Messieurs, avoir bien égalé les avantages de deux ennemis, quand vous les avez choisis tous deux grands, tous deux adroits, tous deux pleins de courage ; mais ce n’est pas encore assez, puisqu’il faut qu’enfin le vainqueur surmonte par adresse, par force, et par fortune. Si ça été par adresse, il a frappé sans doute son adversaire par un endroit où il ne l’attendoit pas, ou plus vite qu’il n’étoit vraisemblable ; ou feignant de l’attraper d’un côté, il l’a assailli de l’autre. Cependant tout cela c’est affiner, c’est tromper, c’est trahir, et la tromperie et la trahison ne doivent pas faire l’estime d’un véritable généreux (90). S’il a triomphé par force, estimerez-vous son ennemi vaincu, puisqu’il a été violenté ? Non, sans doute, non plus que vous ne direz pas qu’un homme ait perdu la victoire, encore qu’il soit accablé de la chute d’une montagne, parce qu’il n’a pas été en puissance de la gagner. Tout de même celui-là n’a point été surmonté, à cause qu’il ne s’est point trouvé dans ce moment disposé à pouvoir résister aux violences de son adversaire. Si ça été par hasard qu’il a terrassé son ennemi, c’est la Fortune et non pas lui qu’on doit couronner : il n’y a rien contribué ; et enfin le vaincu n’est non plus blâmable que le joueur de dés, qui sur dix-sept points en voit faire dix-huit. »

On lui confessa qu’il avoit raison ; mais qu’il étoit impossible, selon les apparences humaines, d’y mettre ordre, et qu’il valoit mieux subir un petit inconvénient, que de s’abandonner à cent autres de plus grande importance. »

Elle ne m’entretint pas cette fois davantage, parce qu’elle craignoit d’être trouvée toute seule avec moi si matin. Ce n’est pas qu’en ce Pays l’impudicité soit un crime ; au contraire, hors les coupables convaincus, tout homme a pouvoir sur toute femme (91), et une femme tout de même pourroit appeler un homme en Justice qui l’auroit refusée. Mais elle ne m’osoit pas fréquenter publiquement à ce qu’elle me dit, à cause que les Prêtres avoient prêché au dernier sacrifice que c’étoient les femmes principalement qui publioient que j’étois homme, afin découvrir sous ce prétexte le désir exécrable qui les brûloit de se mêler aux bêtes, et de commettre avec moi sans vergogne des péchés contre nature. Cela fut cause que je demeurai longtemps sans la voir, ni pas une du sexe.

Cependant il falloit bien que quelqu’un eût réchauffé les querelles de la définition de mon être, car comme je ne songeois plus qu’à mourir en ma cage, on me vint quérir encore une fois pour me donner audience. Je fus donc interrogé, en présence d’un grand nombre de Courtisans sur quelques points de Physique, et mes réponses, à ce que je crois, ne satisfirent aucunement, car celui qui présidoit m’exposa fort au long ses opinions sur la structure du Monde ; elles me semblèrent ingénieuses ; et sans qu’il passa jusqu’à son origine qu’il soutenoit éternelle, j’eusse trouvé sa Philosophie beaucoup plus raisonnable que la nôtre. Mais sitôt que je l’entendis soutenir une rêverie si contraire à ce que la Foi nous apprend, je lui demandai ce qu’il pourroit répondre à l’autorité de Moïse et que ce grand Patriarche avoit dit expressément que Dieu l’avoit créé en six jours. Cet ignorant ne fit que rire au lieu de me répondre ; ce qui m’obligea de lui dire que puisqu’ils en venoient là, je commençois à croire que leur Monde n’étoit qu’une Lune. « Mais, me dirent-ils tous, vous y voyez de la terre, des rivières, des mers, que seroit-ce donc tout cela ? — N’importe ! repartis-je, Aristote assure que ce n’est que la Lune ; et si vous aviez dit le contraire dans les Classes où j’ai fait mes études, on vous auroit siffles. » Il se fit sur cela un grand éclat de rire. Il ne faut pas demander si ce fut de leur ignorance ; mais cependant on me conduisit dans ma cage.

Les Prêtres cependant, plus emportés que les premiers, avertis que j’avois osé dire que la Lune d’où je venois étoit un Monde, et que leur Monde n’étoit qu’une Lune, crurent que cela leur fournissoit un prétexte assez juste pour me faire condamner à l’eau : c’est la façon d’exterminer les athées. Pour cet effet ils furent en corps faire leur plainte au Roi qui leur promit justice, et ordonna que je serois remis sur la sellette (92).

Me voilà donc décagé pour la troisième fois ; et lors le plus ancien prit la parole, et plaida contre moi. Je ne me souviens pas de sa harangue, à cause que j’étois trop épouvanté pour recevoir les espèces de sa voix sans désordre, et parce aussi qu’il s’étoit servi pour déclamer d’un instrument dont le bruit m’étourdissoit : c’étoit une trompette qu’il avoit tout exprès choisie, afin que la violence de ce son martial échauffât leurs esprits à ma mort, et afin d’empêcher par cette émotion que le raisonnement ne pût faire son office, comme il arrive dans nos armées, où le tintamarre des trompettes et des tambours empêche le soldat de réfléchir sur l’importance de sa vie. Quand il eut dit, je me levai pour défendre ma cause, mais j’en fus délivré par une aventure qui vous va surprendre. Comme j’avois la bouche ouverte, un homme qui avoit eu grande difficulté à traverser la foule, vint choir aux pieds du Roi, et se traîna longtemps sur le dos en sa présence. Cette façon de faire ne me surprit pas, car je savois que c’étoit la posture où ils se mettoient quand ils vouloient discourir en public. Je rengainai seulement ma harangue, et voici celle que nous eûmes de lui :

« Justes, écoutez-moi ! vous ne sauriez condamner cet Homme, ce Singe, ou ce Perroquet, pour avoir dit que la Lune est un Monde d’où il venoit ; car s’il est homme, quand même il ne seroit pas venu de la Lune, puisque tout homme est libre, ne lui est-il pas libre aussi de s’imaginer ce qu’il voudra ? Quoi ! pouvez-vous le contraindre à n’avoir pas vos visions ? Vous le forcerez bien à dire que la Lune n’est pas un Monde, mais il ne le croira pas pourtant ; car pour croire quelque chose, il faut qu’il se présente à son imagination certaines possibilités plus grandes au oui qu’au non ; à moins que vous ne lui fournissiez ce vraisemblable, ou qu’il ne vienne de soi-même s’offrir à son esprit, il vous dira bien qu’il croit, mais il ne le croira pas pour cela.

« J’ai maintenant à vous prouver qu’il ne doit pas être condamné, si vous le posez dans la catégorie des bêtes. Car supposé qu’il soit animal sans raison, en auriez-vous vous-mêmes de l’accuser d’avoir péché contre elle ? Il a dit que la Lune étoit un monde ; or les bêtes n’agissent que par instinct de Nature ; donc c’est la Nature qui le dit, et non pas lui. De croire que cette savante Nature qui a fait le Monde et la Lune ne sache ce que c’est elle-même, et que vous autres qui n’avez de connoissance que ce que vous en tenez d’elle, le sachiez plus certainement, cela seroit bien ridicule. Mais quand même la passion vous feroit renoncer à vos principes, et que vous supposeriez que la Nature ne guidât pas les bêtes, rougissez à tout le moins des inquiétudes que vous causent les caprices d’une bête. En vérité, Messieurs, si vous rencontriez un homme d’âge mûr qui veillât à la police d’une fourmilière, pour tantôt donner un soufflet à la fourmi qui auroit fait choir sa compagne, tantôt en emprisonner une qui auroit dérobé à sa voisine un grain de blé, tantôt mettre en justice une autre qui auroit abandonné ses œufs, ne l’estimeriez-vous pas insensé de vaquer à des choses trop au-dessous de lui, et de prétendre assujettir à la raison des animaux qui n’en ont pas l’usage ? Comment donc, vénérables Pontifes, appellerez-vous l’intérêt que vous prenez aux caprices de ce petit animal ? Justes, j’ai dit. »

Dès qu’il eut achevé, une sorte de musique d’applaudissements fit retentir toute la salle ; et après que toutes les opinions eurent été débattues un gros quart d’heure, le Roi prononça :

« Que dorénavant je serois censé homme, comme tel mis en liberté, et que la punition d’être noyé seroit modifiée en une amende honteuse (car il n’en est point en ce pays-là « d’honorable ») ; dans laquelle amende je me dédirois publiquement d’avoir soutenu que la Lune étoit un Monde, à cause du scandale que la nouveauté de cette opinion auroit pu apporter dans l’âme des foibles. »

Cet Arrêt prononcé on m’enlève hors du Palais, on m’habille par ignominie, fort magnifiquement, on me porte sur la tribune d’un magnifique Chariot ; et traîné que je fus par quatre Princes qu’on avoit attachés au joug, voici ce qu’ils m’obligèrent de prononcer aux carrefours de la Ville :

« Peuple, je vous déclare que cette Lune-ci n’est pas une Lune, mais un Monde ; et que ce Monde là-bas n’est pas un Monde, mais une Lune. Tel est ce que les Prêtres trouve bon que vous croyiez. »

Après que j’eus crié la même chose aux cinq grandes places de la Cité, j’aperçus mon Avocat qui me tendoit la main pour m’aider à descendre. Je fus bien étonné de reconnoître, quand je l’eus envisagé, que c’étoit mon Démon. Nous fûmes une heure à nous embrasser : « Et venez-vous-en chez moi, me dit-il, car de retourner en Cour après une amende honteuse, vous n’y seriez pas vu de bon œil. Au reste il faut que je vous dise que vous seriez encore parmi les Singes aussi bien que l’Espagnol votre compagnon, si je n’eusse publié dans les compagnies la vigueur et la force de votre esprit, et brigué contre les Prophètes, en votre faveur, la protection des Grands. » La fin de mes remercîmens nous vit entrer chez lui ; il m’entretint jusqu’au repas des ressorts qu’il avoit fait jouer pour contraindre les Prêtres, malgré tous les plus spécieux scrupules dont ils avoient embabouiné la conscience du Peuple, à se déporter d’une poursuite si injuste. Mais comme on nous eut avertis qu’on avoit servi, il me dit qu’il avoit pour me tenir compagnie ce soir-là, prié deux Professeurs d’Académie de cette Ville de venir manger avec nous. « Je les ferai tomber, ajouta-t-il, sur la Philosophie qu’ils enseignent en ce Monde-ci, et par même moyen vous verrez le fils de mon hôte. C’est un jeune homme autant plein d’esprit que j’en aie jamais rencontré ; ce seroit un second Socrate s’il pouvoit régler ses lumières et ne point étouffer dans le vice les grâces dont Dieu continuellement le visite, et ne plus affecter le libertinage comme il fait par une chimérique ostentation et une affectation de s’acquérir la réputation d’homme d’esprit. Je me suis logé céans pour épier les occasions de l’instruire. » Il se tut comme pour me laisser à mon tour la liberté de discourir ; puis il fit signe qu’on me dévêtit des honteux ornemens dont j’étois encore tout brillant.

Les deux Professeurs que nous attendions entrèrent presque aussitôt, et nous allâmes nous mettre à table où elle étoit dressée, et où nous trouvâmes le jeune garçon dont il m’avoit parlé qui mangeoit déjà. Ils lui firent grande saluade (93), et le traitèrent d’un respect aussi profond que d’esclave à seigneur ; j’en demandai la cause à mon Démon, qui me répondit que c’étoit à cause de son âge, parce qu’en ce Monde-là les vieux rendoient toute sorte de respect et de déférence aux jeunes ; bien plus que les pères obéissoient à leurs enfans aussitôt que par l’avis du Sénat des Philosophes, ils avoient atteint l’âge de raison. « Vous vous étonnez, continua-t-il, d’une coutume si contraire à celle de votre pays ? mais elle ne répugne point à la droite raison ; car en conscience, dites-moi, quand un homme jeune et chaud est en force d’imaginer, de juger et d’exécuter, n’est-il pas plus capable de gouverner une famille qu’un infirme sexagénaire, pauvre hébété, dont la neige de soixante hivers a glacé l’imagination et qui ne se conduit que par ce que vous appelez expérience des heureux succès, qui ne sont cependant que de simples effets du hasard contre toutes les règles de l’économie de la prudence humaine. Pour du jugement il en a aussi peu, quoique le vulgaire de votre Monde en fasse un apanage de la vieillesse ; mais pour se désabuser il faut qu’il sache que ce qu’on appelle « prudence » en un vieillard n’est autre chose qu’une appréhension panique, une peur enragée de rien entreprendre qui l’obsède. Ainsi quand il n’a pas risqué un danger où un jeune homme s’est perdu, ce n’est pas qu’il en préjugeât la catastrophe, mais il n’avoit pas assez de feu pour allumer ces nobles élans qui nous font oser ; au lieu que l’audace en ce jeune homme étoit comme un gage de la réussite de son dessein, parce que cette ardeur qui fait la promptitude et la facilité d’une exécution étoit celle qui le poussoit à l’entreprendre. Pour ce qui est d’exécuter, je ferois tort à votre esprit de m’efforcer à le convaincre de preuves. Vous savez que la jeunesse seule est propre à l’action ; et si vous n’en étiez pas tout à fait persuadé, dites-moi, je vous prie, quand vous respectez un homme courageux, n’est-ce pas à cause qu’il vous peut venger de vos ennemis, ou de vos oppresseurs ? et est-ce par autre considération que par pure habitude que vous le considérez, lorsqu’un bataillon de septante Janviers a gelé son sang, et tué de froid tous les nobles enthousiasmes dont les jeunes personnes sont échauffées pour la justice (94) ? Lorsque vous déférez au plus fort, n’est-ce pas afin qu’il vous soit obligé d’une victoire que vous ne lui sauriez disputer ? Pourquoi donc vous soumettre à lui, quand la paresse a fondu ses muscles, débilité ses artères, évaporé ses esprits, et sucé la moelle de ses os ? Si vous adoriez une femme, n’étoit-ce pas à cause de sa beauté ? Pourquoi donc continuer vos génuflexions après que la vieillesse en a fait un fantôme à menacer les vivants de la mort ? Enfin lorsque vous aimiez un homme spirituel, c’étoit à cause que par la vivacité de son génie il pénétroit une affaire mêlée et la débrouilloit, qu’il défrayoit par son bien dire l’assemblée du plus haut carat, qu’il digéroit les sciences d’une seule pensée ; et cependant vous lui continuez vos honneurs, quand ses organes usés rendent sa tête imbécile, pesante et importune aux compagnies, et lorsqu’il ressemble plutôt à la figure d’un Dieu Foyer qu’à un homme de raison. Concluez donc parla, mon fils, qu’il vaut mieux que les jeunes gens soient pourvus du gouvernement des familles que les vieillards. D’autant plus même que selon vos maximes, Hercule, Achille, Épaminondas, Alexandre et César, qui sont presque tous morts au deçà de quarante ans, n’auroient mérité aucuns honneurs, parce qu’à votre compte ils auroient été trop jeunes, bien que leur seule jeunesse fût seule la cause de leurs belles actions, qu’un âge plus avancé eût rendues sans effet, parce qu’il eût manqué de l’ardeur et de la promptitude qui leur ont donné ces grands succès. Mais, direz-vous, toutes les lois de notre Monde font retentir avec soin ce respect qu’on doit aux vieillards ? Il est vrai, mais aussi tous ceux qui ont introduit des lois ont été des vieillards qui craignoient que les jeunes ne les dépossédassent justement de l’autorité qu’ils avoient extorquée et ont fait comme les législateurs aux fausses religions un mystère de ce qu’ils n’ont pu prouver.

« Oüi, me direz-vous, ce vieillard est mon père et le Ciel me promet une longue vie si je l’honore. Si votre père, ô mon fils, ne vous ordonne rien de contraire aux inspirations du Très-Haut, je vous l’avoue ; autrement, marchez sur le ventre du père qui vous engendra, trépignez sur le sein de la mère qui vous conçut, car de vous imaginer que ce lâche respect que des parens vicieux ont arraché à votre foiblesse soit tellement agréable au Ciel qu’il eu allonge pour cela vos fusées, je n'y vois guère d’apparence. Quoi ! Ce coup de chapeau dont vous chatouillez et nourrissez la superbe de votre père crève-t-il un abcès que vous avez dans le côté, répare-t-il votre humide radical, fait-il la cure d’une estocade à travers votre estomac, vous casse-t-il une pierre dans la vessie ? Si cela est, les médecins ont grand tort : au lieu de potions infernales dont ils empestent la vie des hommes, qu'ils n’ordonnent pour la petite vérole trois révérences à jeun, quatre « grand merci » après-dîné, et douze « bonsoir mon père et mère » avant que de s’endormir. Vous me répliquerez que sans lui vous ne seriez pas, il est vrai, mais aussi lui-même sans votre grand-père n’auroit jamais été, ni votre grand-père sans votre bisaïeul, ni sans vous, votre père n’auroit pas de petit-fils. Lors que la Nature le mit au jour, c’étoit à condition qu’elle lui prêtoit ; ainsi quand il vous engendra, il ne vous donna rien, il s’acquitta ! Encore je voudrois bien savoir si vos parens songeoient à vous quand ils vous firent ? Hélas, point du tout ! et toutefois vous croyez leur être obligé d’un présent qu’ils vous ont fait sans y penser. Comment parce que votre père fut si paillard qu’il ne pût résister aux beaux yeux de je ne sais quelle créature, qu’il en fît le marché pour assouvir sa passion et que de leur patrouillis vous fûtes le maçonnage, vous révérerez ce voluptueux comme un des sept Sages de Grèce ; quoi, parce que cet autre, avare, acheta les riches biens de sa femme par la façon d’un enfant, cet enfant ne lui doit parler qu’à genoux ; ainsi votre père fit bien d’être ribaud et cet autre d’être chiche, car autrement ni vous ni lui n’auriez jamais été ; mais je voudrois bien savoir si quand il eût été certain que son pistolet eût pris un rat, s’il n’eût point tiré le coup ? Juste Dieu ! qu’on en fait accroire au Peuple de votre Monde.

« Vous ne tenez de votre Architecte mortel que votre corps seulement ; votre âme vient des Cieux ; il n’a tenu qu’au hasard que votre père n’ait été votre fils, comme vous êtes le sien. Savez-vous même s’il ne vous a point empêché d’hériter d’un diadème ? Votre esprit peut-être étoit parti du Ciel à dessein d’animer le Roi des Romains au ventre de l’impératrice ; en chemin, par hasard, il rencontra votre embryon, et peut-être que pour abréger sa course, il s’y logea. Non, non, Dieu ne vous eût point rayé du calcul qu’il avoit fait des hommes, quand votre père fût mort petit garçon. Mais qui sait si vous ne seriez point aujourd’hui l’ouvrage de quelque vaillant Capitaine, qui vous auroit associé à sa gloire comme à ses biens. Ainsi peut-être vous n’êtes non plus redevable à votre père de la vie qu’il vous a donnée, que vous le seriez au Pirate qui vous auroit mis à la chaîne, parce qu’il vous nourriroit. Et je veux même qu’il vous eût engendré Prince, qu’il vous eût engendré Roi ; un présent perd son mérite, lorsqu’il est fait sans le choix de celui qui le reçoit. On donna la mort à César, on la donna à Cassius ; cependant Cassius en est obligé à l’Esclave dont il l’impétra (95), et non pas César à des meurtriers, parce qu’ils le forcèrent de la prendre. Votre père consulta-t-il votre volonté, lorsqu’il embrassa votre mère ? vous demanda-t-il si vous trouviez bon de voir ce siècle-là, ou d’en attendre un autre ? si vous vous contenteriez d’être fils d’un sot, ou si vous auriez l’ambition de sortir d’un brave homme ? Hélas ! vous que l’affaire concernoit tout seul, vous étiez le seul dont on ne prenoit point l’avis ! Peut-être, qu’alors, si vous eussiez été enfermé autre part que dans la matrice des idées de la Nature, et que votre naissance eût été à votre option, vous auriez dit à la Parque : « Ma chère Demoiselle, prends le fuseau d’un autre ; il y a fort longtemps que je suis dans le rien, et j’aime encore mieux demeurer cent ans à n’être pas, que d’être aujourd’hui pour m’en repentir demain ! » Cependant il vous fallut passer par là ; vous eûtes beau piailler pour retourner à la longue et noire maison dont on vous arrachoit, on faisoit semblant de croire que vous demandiez à téter.

« Voilà, ô mon fils ! les raisons à peu près qui sont cause du respect que les pères portent à leurs enfans ; je sais bien que j’ai penché du côté des enfans plus que la justice ne le demande, et que j’ai en leur faveur un peu parlé contre ma conscience. Mais voulant corriger cet orgueil dont certains pères bravent la faiblesse de leurs petits, j’ai été obligé de faire comme ceux qui pour redresser un arbre tortu le tirent de l’autre côté, afin qu’il redevienne également droit entre les deux contorsions. Ainsi j’ai fait restituer aux pères la tyrannique déférence qu’ils avoient usurpée, leur en ôtant beaucoup qui leur appartenoit, afin qu’une autre fois ils se contentassent du leur. Je sais bien encore que j’ai choqué, par cette apologie, tous les vieillards ; mais qu’ils se souviennent qu’ils ont été enfans avant que d’être pères, et qu’il est impossible que je n’aie parlé fort à leur avantage, puisqu’ils n’ont pas été trouvés sous une pomme de chou. Mais enfin quoi qu’il en puisse arriver, quand mes ennemis se mettroient en bataille contre mes amis, je n’aurai que du bon, car j’ai servi tous les hommes, et je n’en ai desservi que la moitié. »

À ces mots il se tut, et le fils de notre hôte prit ainsi la parole : « Permettez-moi, lui dit-il, puisque je suis informé par votre soin, de l’Origine, de l’Histoire, des Coutumes, et de la Philosophie du Monde de ce petit homme, que j’ajoute quelque chose à ce que vous avez dit, et que je prouve que les enfans ne sont point obligés à leurs pères de leur génération, parce que leurs pères étoient obligés en conscience de les engendrer.

« La Philosophie de leur Monde la plus étroite confesse qu’il est plus avantageux de mourir, à cause que pour mourir il faut avoir vécu, que de n’être point. Or puisqu’en ne donnant pas l’être à ce rien, je le mets en un état pire que la mort, je suis plus coupable de ne le pas produire que de le tuer. Tu croirois cependant, ô mon petit homme, avoir fait un parricide indigne de pardon, si tu avois égorgé ton fils ; il seroit énorme à la vérité, mais il est bien plus exécrable de ne pas donner l’être à qui le peut recevoir ; car cet enfant, à qui tu ôtes la lumière pour toujours, eût eu la satisfaction d’en jouir quelque temps. Encore nous savons qu’il n’en est privé que pour quelques siècles ; mais ces pauvres quarante petits riens, dont tu pouvois faire quarante bons soldats à ton Roi, tu les empêches malicieusement de venir au jour, et les laisses corrompre dans tes reins, au hasard d’une apoplexie qui t’étouffera. Qu’on ne m’objecte point les beaux panégyriques de la virginité, cet honneur n’est qu’une fumée, car enfin tous ces respects dont le vulgaire, l’idolâtre ne sont rien, même entre vous autres, que de conseil, mais de ne pas tuer, mais de ne pas faire son fils, en ne le faisant point, plus malheureux qu’un mort : c’est de commandement ; pourquoi je m’étonne fort, vu que la continence au monde d’où vous venez est tenue si préférable à la propagation charnelle, pourquoi Dieu ne vous a pas fait naître à la rosée du mois de mai comme les champignons, ou, tout ait moins, comme les crocodiles du limon gras de la Terre échauffé par le Soleil. Cependant il n’envoie point chez vous d’eunuques que par accident, il n’arrache point les génitoires à vos moines, à vos prêtres, ni à vos cardinaux. Vous me direz ; que la Nature les leur a données ; oui, mais il est le Maître de la Nature ; et s’il avoit reconnu que ce morceau fût nuisible à leur salut, il auroit commandé de le couper, aussi bien que le prépuce aux Juifs dans l’ancienne loi. Mais ce sont des visions trop ridicules. Par votre foi : y a-t-il quelque place sur votre corps plus sacrée ou plus maudite l’une que l’autre ? Pourquoi commettai-je un péché quand je me touche par la pièce du milieu et non pas quand je touche mon oreille ou mon talon ? Est-ce à cause qu’il y a du chatouillement ? Je ne dois donc pas me purger au bassin, car cela ne se fait point sans quelque sorte de volupté ; ni les dévots ne doivent pas non plus s’élever à la contemplation de Dieu, car ils y goûtent un grand plaisir d’imagination. En vérité, je m’étonne, vu combien la religion de votre pays est contre nature et jalouse de tous les contentemens des hommes, que vos prêtres n’ont fait un crime de se gratter, à cause de l’agréable douleur qu’on y sent ; avec tout cela, j’ai remarqué que la prévoyante Nature a fait pencher tous les grands personnages, et vaillans et spirituels, aux délicatesses de l’Amour, témoin Samson, David, Hercule, César, Annibal, Charlemagne, étoit-ce afin qu’ils se moissonnassent l’organe de ce plaisir d’un coup de serpe ? Hélas, elle alla jusque sous un cuvier [à] débaucher Diogène maigre, laid, et poüilleux, et le contraindre de composer du vent dont il souffloit les carottes (96) des soupirs à Lays. Sans doute elle en usa de la sorte pour l’appréhension qu’elle eût que les honnêtes gens ne manquassent au Monde. Concluons de là que votre père étoit obligé en conscience de vous lâcher à la lumière, et quand il penseroit vous avoir beaucoup obligé de vous faire en se chatouillant, il ne vous a donné au fond que ce qu’un taureau banal donne aux vaches tous les jours dix fois pour se réjouir.

— Vous avez tort, interrompit alors mon Démon, de vouloir régenter la sagesse de Dieu. Il est vrai qu’il nous a défendu l’excès de ce plaisir, mais que savez-vous s’il ne l’a point ainsi voulu afin que les difficultés que nous trouverions à combattre cette passion notes fît mériter la gloire qu’il nous prépare ? Mais que savez-vous si ce n’a point été pour aiguiser l’appétit par la défense ? Mais que savez-vous s’il ne prévoyoit point qu’abandonnant la jeunesse aux impétuosités de la chair, le coït trop fréquent énerveroit leur semence et marqueroit la fin du Monde aux arrière-neveux du premier homme ? Mais que savez-vous s’il ne voulut point empêcher que la fertilité de la terre ne manquai aux besoins de tant d’affamés ? Enfin que savez-vous s’il ne l’a point voulu faire contre toute apparence de raison afin de récompenser justement ceux qui, contre toute apparence de raison, se seront fiés en sa parole ? »

Cette réponse ne satisfit pas à ce que je crois le petit hôte, car il en hocha trois ou quatre fois la tête ; mais notre commun Précepteur se tut parce que le repas étoit en impatience de s’envoler.

Nous nous étendîmes donc sur des matelas fort mollets, couverts de grands tapis ; et un jeune serviteur ayant pris le plus vieil de nos Philosophes, le conduisit dans une petite salle séparée, d’où mon Démon lui cria de nous venir retrouver, sitôt qu’il auroit mangé.

Cette fantaisie de manger à part me donna la curiosité d’en demander la cause : « Il ne goûte point, me dit-il, d’odeur de viande, ni même des herbes, si elles ne sont mortes d’elles-mêmes, à cause qu’il les pense capables de douleur. — Je ne m’ébahis pas tant, répliquai-je, qu’il s’abstienne de la chair et de toutes choses qui ont eu vie sensitive ; car en notre Monde les Pythagoriciens, et même quelques saints anachorètes, ont usé de ce régime ; mais de n’oser par exemple couper un chou de peur de le blesser, cela me semble tout à fait ridicule. — Et moi, répondit mon Démon, je trouve beaucoup d’apparence en son opinion.

« Car dites-moi, ce chou dont vous parlez n’est-il pas autant créature de Dieu que vous ? N’avez-vous également tous deux pour père et mère Dieu et sa privation ? Dieu n’a-t-il pas eu, de toute éternité, son intellect occupé de sa naissance aussi bien que de la vôtre ? encore, semble-t-il, qu’il ait pourvu plus nécessairement à celle du végétant que du raisonnable, puisqu’il a remis la génération d’un homme aux caprices de son père, qui peut selon son plaisir l’engendrer ou ne l’engendrer pas : rigueur dont dépendant il n’a pas voulu traiter avec le chou ; car au lieu de remettre à la discrétion du père de germer le fils, comme s’il eût appréhendé davantage que la race du chou pérît que celle des hommes, il les contraint, bon gré, mal gré, de se donner l’être les uns aux autres, et non pas ainsi que les hommes, qui ne les engendrent que selon leurs caprices, et qui en leur vie n’en peuvent engendrer au plus qu’une vingtaine, au lieu que les choux en peuvent produire quatre cent mille par tête. De dire que Dieu a pourtant plus aimé l’homme que le chou, c’est que nous nous chatouillons pour nous faire rire : étant incapable de passion, il ne sauroit ni haïr ni aimer personne ; et, s’il étoit susceptible d’amour, il auroit plutôt des tendresses pour ce chou que vous tenez, qui ne sauroit l’offenser, que pour cet homme dont il a déjà devant les yeux les injures qu’il lui doit faire et qui voudroit le détruire s’il le pouvoit. Ajoutez à cela que l’homme ne sauroit naître sans crime, étant une partie du premier criminel (97) ; mais nous savons fort bien que le premier chou n’offensa pas son Créateur au Paradis terrestre. Si on dit que nous sommes faits à l’image du Souverain Être, et non pas le chou ? Quand il seroit vrai, nous avons en souillant notre âme par où nous lui ressemblons effacé cette ressemblance, puisqu’il n’y a rien de plus contraire à Dieu que le péché. Si donc notre âme n’est plus son portrait, nous ne lui ressemblons pas plus par les pieds, par les mains, par la bouche, par le front et par les oreilles, que le chou par ses feuilles, par ses fleurs, par sa tige, par son trognon, et par sa tête. Ne croyez-vous pas en vérité si cette pauvre plante pouvoit parler quand on la coupe, qu’elle ne dit : « Homme, mon cher frère, que t’ai-je fait qui mérite la mort ? Je ne croîs que dans les jardins, et l’on ne me trouve jamais en lieu sauvage où je vivrois en sûreté ; je dédaigne d’être l’ouvrage d’autres mains que les tiennes, mais à peine suis-je semé dans ton jardin, que pour te témoigner ma complaisance, je m’épanouis, je te tends les bras, je t’offre mes enfans en graine, et pour récompense de ma courtoisie, tu me fais trancher la tête ! » Voilà le discours que tiendroit ce chou s’il pouvoit s’exprimer. Hé quoi ! à cause qu’il ne sauroit se plaindre, est-ce à dire que nous pouvons justement lui faire tout le mal qu’il ne sauroit empêcher ? Si je trouve un misérable lié, puis-je sans crime le tuer, à cause qu’il ne peut se défendre ? Au contraire sa foiblesse aggraveroit ma cruauté ; car combien que cette misérable créature soit pauvre et dénuée de tous nos avantages, elle ne mérite pas la mort. Quoi ! de tous les biens de l’être, elle n’a que celui de végéter, et nous le lui arrachons. Le péché de massacrer un homme n’est pas si grand, parce qu’un jour il revivra, que de couper un chou et lui ôter la vie, à lui qui n’en a point d’autre à espérer. Vous anéantissez l’Âme d’un chou en le faisant mourir : mais en tuant un homme vous ne faites que changer son domicile ; et je dis bien plus : Puisque Dieu, le Père commun de toutes choses, chérit également ses ouvrages, n’est-il pas raisonnable qu’il ait partagé ses bienfaits également entre nous et les plantes, qu’il est très-juste de les considérer également comme nous. Il est vrai que nous naquîmes les premiers ; mais dans la famille de Dieu, il n’y a point de droit d’aînesse : si donc les choux n’eurent point de part avec nous du fief de l’immortalité, ils furent sans doute avantagés de quelque autre qui par sa grandeur récompensât sa brièveté : c’est peut-être un intellect universel, une connoissance parfaite de toutes les choses dans leurs causes ; et c’est aussi peut-être pour cela que ce sage Moteur ne leur a point taillé d’organes semblables aux nôtres, qui n’ont, pour tout effet, qu’un simple raisonnement foible et souvent trompeur, mais d’autres plus ingénieusement travaillés, plus forts, et plus nombreux, qui servent à l’opération de leurs spéculatifs entretiens. Vous me demanderez peut-être ce qu’ils nous ont jamais communiqué de ces grandes pensées ? Mais, dites-moi, que vous ont jamais enseigné les Anges non plus qu’eux ? Comme il n’y a point de proportion, de rapport ni d’harmonie entre les facultés imbéciles de l’homme et celles de ces divines créatures, ces choux intellectuels auroient beau s’efforcer de nous faire comprendre la cause occulte de tous les événements merveilleux, il nous manque des sens capables de recevoir ces hautes espèces.

« Moïse, le plus grand de tous les Philosophes, et qui puisoit la connoissance de la Nature dans la source de la Nature même, signifioit cette vérité, lorsqu’il parloit de l’Arbre de Science, et il vouloit sans doute nous enseigner sous cette énigme que les plantes possèdent privativement à nous la Philosophie parfaite. Souvenez-vous donc, ô de tous les animaux le plus superbe ! qu’encore qu’un chou que vous coupez ne dise mot, il n’en pense pas moins. Mais le pauvre végétant n’a pas des organes propres à hurler comme vous ; il n’en a pas pour frétiller ni pour pleurer ; il en a toutefois par lesquels il se plaint du tort que vous lui faites, et par lesquels il attire sur vous la vengeance du Ciel. Que si enfin vous insistez à me demander comment je sais que les choux ont ces belles pensées, je vous demande comment vous savez qu’ils ne les ont point, et que tel d’entre eux à votre imitation ne dise pas le soir en s’enfermant : « Je suis, monsieur le Chou Frisé, votre très-humble serviteur, Chou Cabus. »

Il en étoit là de son discours, quand ce jeune garçon qui avoit emmené notre Philosophe le ramena. « Hé ! quoi, déjà dîné ? » lui cria mon Démon. Il répondit que oui, à l’issue (98) près, d’autant que le Physionome lui avoit permis de tâter de la nôtre. Le jeune hôte n’attendit pas que je lui demandasse l’explication de ce mystère : « Je vois bien, dit-il, que cette façon de vivre vous étonne. Sachez donc, quoiqu’en votre Monde on gouverne la santé plus négligemment, que le régime de celui-ci n’est pas à mépriser.

« Dans toutes les maisons il y a un Physionome, entretenu du public, qui est à peu près ce qu’on appelleroit chez vous un médecin (99), hormis qu’il n’y gouverne que les sains, et qu’il ne juge des diverses façons dont il nous faut traiter que par la proportion, figure et symétrie de nos membres, par les linéamens du visage, le coloris de la chair, la délicatesse du cuir, l’agilité de la masse, le son de la voix, la teinture, la force et la dureté du poil. N’avez-vous pas tantôt pris garde à un homme de taille assez courte qui vous a considéré ? C’étoit le Physionome de céans. Assurez-vous que selon qu’il a reconnu votre complexion, il a diversifié l’exhalaison de votre dîner. Regardez combien le matelas où l’on vous a fait coucher est éloigné de nos lits ; sans doute qu’il vous a jugé d’un tempérament bien éloigné du nôtre, puisqu’il a craint que l’odeur qui s’évapore de ces petits robinets sous notre nez ne s’épandît jusqu’à vous, ou que la vôtre ne fumât jusques à nous. Vous le verrez ce soir qui choisira les fleurs pour votre lit avec la même circonspection. » Pendant tout ce discours je faisois signe à mon hôte qu’il tâchât d’obliger les Philosophes à tomber sur quelque chapitre de la science qu’ils professoient ; il m’étoit trop ami pour n’en pas faire naître aussitôt l’occasion ; c’est pourquoi je ne vous dirai point ni les discours ni les prières qui firent l’ambassade de ce traité, aussi bien la nuance du ridicule au sérieux fut trop imperceptible pour pouvoir être imitée. Tant y a, lecteur, que le dernier venu de ces Docteurs, après plusieurs autres choses, continua ainsi :

« Il me reste à prouver qu’il y a des Mondes infinis dans un Monde infini. Représentez-vous donc l’univers comme un grand animal ; que les étoiles qui sont des Mondes sont dans ce grand animal comme d’autres grands animaux qui servent réciproquement de mondes à d’autres peuples, tels que nous, nos chevaux, etc., et que nous, à notre tour, sommes aussi des Mondes à l’égard de certains animaux encore plus petits sans comparaison que nous, comme sont certains vers, des poux, des cirons ; que ceux-ci sont la Terre d’autres plus imperceptibles ; qu’ainsi de même que nous paroissons chacun en particulier un grand Monde à ce petit peuple, peut-être que notre chair, notre sang, nos esprits, ne sont autre chose qu’une tissure de petits animaux qui s’entretiennent, nous prêtent mouvement par le leur, et se laissant aveuglement conduire à notre volonté qui leur sert de cocher, nous conduisent nous-mêmes, et produisent tous ensemble cette action que nous appelons la Vie (100). Car dites-moi, je vous prie, est-il malaisé à croire qu’un pou prenne votre corps pour un Monde, et que quand quelqu’un d’eux voyage depuis l’une de vos oreilles jusqu’à l’autre, ses compagnons disent qu’il a voyagé aux deux bouts de la Terre, ou qu’il a couru de l’un à l’autre Pôle ? Oui, sans doute, ce petit peuple prend votre poil pour les forêts de son pays, les pores pleins de pituite pour des fontaines, les bubes pour des lacs et des étangs, les apostumes pour des mers, les défluxions pour des déluges ; et quand vous vous peignez en devant et en arrière, ils prennent cette agitation pour le flux et le reflux de l’Océan. La démangeaison ne prouve-t-elle pas mon dire ? Le ciron qui la produit, est-ce autre chose qu’un de ces petits animaux qui s’est dépris de la société civile pour s’établir tyran de son pays ? Si vous me demandez d’où vient qu’ils sont plus grands que ces autres imperceptibles, je vous demande pourquoi les éléphans sont plus grands que nous, et les Hibernois[1] que les Espagnols ? Quant à cette ampoule et cette croûte dont vous ignorez la cause, il faut qu’elles arrivent, ou par la corruption des charognes de leurs ennemis que ces petits géans ont massacrés, ou que la peste produite par la nécessité des alimens dont les séditieux se sont gorgés, ait laissé pourrir dans la campagne des monceaux de cadavres, ou que ce tyran après avoir tout autour de soi chassé ses compagnons qui de leurs corps bouchoient les pores du nôtre, ait donné passage à la pituite, laquelle étant extravasée hors la sphère de la circulation de notre sang, s’est corrompue. On me demandera peut-être pourquoi un ciron en produit tant d’autres ? Ce n’est pas chose malaisée à concevoir ; car de même qu’une révolte en produit une autre, ainsi ces petits peuples poussés du mauvais exemple de leurs compagnons séditieux, aspirent chacun au commandement, allumant partout la guerre, le massacre et la faim. Mais me direz-vous, certaines personnes sont bien moins sujettes à la démangeaison que d’autres. Cependant chacun est rempli également de ces petits animaux, puisque ce sont eux, dites-vous, qui font la vie. Il est vrai ; aussi remarquons-nous que les flegmatiques sont moins en proie à la gratelle que les bilieux, à cause que le peuple sympathisant au climat qu’il habite est plus lent en un corps froid, qu’un autre échauffé par la température de sa région, qui pétille, se remue, et ne sauroit demeurer en une place. Ainsi le bilieux est bien plus délicat que le flegmatique parce qu’étant animé en bien plus de parties, et l’âme étant l’action de ces petites bêtes, il est capable de sentir en tous les endroits où ce bétail se remue ; là où le phlegmatique n’étant pas assez chaud pour faire agir qu’en peu d’endroits cette remuante populace, il n’est sensible qu’en peu d’endroits. Et pour prouver encore cette cironalité universelle, vous n’avez qu’à considérer quand vous êtes blessé comment le sang accourt à la plaie. Vos docteurs disent qu’il est guidé par la prévoyante Nature qui veut secourir les parties débilitées : mais voilà de belles chimères, donc outre l’Âme et l’Esprit il y auroit encore en nous une troisième substance intellectuelle qui auroit ses fonctions et ses organes à part. C’est pourquoi je trouve bien plus probable de dire que ces petits animaux se sentant attaqués envoient chez leurs voisins demander du secours, et qu’étant arrivés de tous côtés, et le pays se trouvant incapable de tant de gens, ils meurent ou de faim, ou étouffent dans la presse. Cette mortalité arrive quand l’apostume est mûre ; car pour témoigner qu’alors ces animaux sont étouffés, c’est que la chair pourrie devient insensible ; que si bien souvent la saignée qu’on ordonne pour divertir (101) la fluxion, profite, c’est à cause que s’en étant perdu beaucoup par l’ouverture que ces petits animaux tâchoient de boucher, ils refusent d’assister leurs alliés, n’ayant que médiocrement la puissance de se défendre chacun chez soi (102). »

Il acheva ainsi, quand le second Philosophe s’aperçut que nos yeux assemblés sur les siens l’exhortoient de parler à son tour :

« Hommes, dit-il, vous voyant curieux d’apprendre à ce petit animal, notre semblable, quelque chose de la science que nous professons, je dicte maintenant un Traité que je serois bien aise de lui produire, à cause des lumières qu’il donne à l’intelligence de notre Physique, c’est l’explication de l’origine éternelle du Monde. Mais comme je suis empressé de faire travailler à mes soufflets, car demain sans remise la Ville part, vous pardonnerez au temps, avec promesse toutefois qu’aussitôt qu’elle sera arrivée où elle doit aller, je vous satisferai. »

À ces mots le fils de l’Hôte appela son père pour savoir quelle heure il étoit ; mais ayant répondu qu’il étoit huit heures sonnées, il lui demanda tout en colère pourquoi il ne les avoit pas avertis à sept comme il le lui avoit commandé, qu’il savoit bien que les maisons partoient le lendemain, et que les murailles de la ville l’étoient déjà. « Mon fils, répliqua le bonhomme, on a publié depuis que vous êtes à table une défense expresse de partir avant après-demain. — N’importe, repartit le jeune homme, vous devez obéir aveuglement, ne point pénétrer dans mes ordres, et vous souvenir seulement de ce que je vous ai commandé. Vite, allez quérir votre effigie. » Lorsqu’elle fut apportée, il la saisit par le bras, et la fouetta un gros quart d’heure. « Or sus ! vaurien, continua-t-il, en punition de votre désobéissance, je veux que vous serviez aujourd’hui de risée à tout le monde, et pour cet effet je vous commande de ne marcher que sur deux pieds le reste de la journée. »

Le pauvre vieillard sortit fort éploré et son fils continua : Messieurs, je vous prie d’excuser les friponneries de cet emporté ; j’en espérois faire quelque chose de bon, mais il a abusé de mon amitié. Pour moi, je pense que ce coquin-là me fera mourir ; en vérité, il m’a déjà mis plus de dix fois sur le point de lui donner ma malédiction. »

J’avois bien de la peine, quoique je me mordisse les lèvres, à m’empêcher de rire de ce Monde renversé, et cela fut cause que pour rompre cette burlesque pédagogie qui m’auroit sans doute fait éclater, je le suppliai de me dire ce qu’il entendoit par ce voyage de la Ville, dont tantôt il avoit parlé, et si les maisons et les murailles cheminoient (103). Il me répondit : « Entre nos Villes, cher étranger, il y en a de mobiles et de sédentaires ; les mobiles, comme par exemple celle où nous sommes maintenant, sont faites comme je vais vous dire. L’architecte construit chaque Palais, ainsi que vous voyez, d’un bois fort léger ; il pratique dessous quatre roues ; dans l’épaisseur de l’un des murs, il place dix gros soufflets dont les tuyaux passent d’une ligne horizontale à travers le dernier étage de l’un à l’autre pignon, en sorte que quand on veut traîner les Villes autre part (car on les change d’air à toutes les saisons), chacun déplie sur l’un des côtés de son logis quantité de larges voiles au-devant des soufflets ; puis ayant bandé un ressort pour les faire jouer, leurs maisons en moins de huit jours, avec les bouffées continuelles que vomissent ces monstres à vent, sont emportées si on veut à plus de cent lieues. Quant à celles que nous appelons sédentaires, les logis en sont presque semblables à vos tours, hormis qu’ils sont de bois, et qu’ils sont percés au centre d’une grosse et forte vis, qui règne de la cave jusques au toit, pour les pouvoir hausser et baisser à discrétion. Or la terre est creusée aussi profond que l’édifice est élevé, et le tout est construit de cette sorte, afin qu’aussitôt que les gelées commencent à morfondre le Ciel, ils puissent descendre leurs maisons en terre, où ils se tiennent à l’abri des intempéries de l’air. Mais sitôt que les douces haleines du printemps viennent à le radoucir, ils remontent au jour par le moyen de leur grosse vis dont je vous ai parlé. Je le priai, puisqu’il avoit déjà eu tant de bonté pour moi, et que la Ville ne partoit que le lendemain, de me dire quelque chose de cette origine éternelle du Monde, dont il m’avoit parlé quelque temps auparavant : « Et je vous promets, lui dis-je, qu’en récompense sitôt que je serai de retour dans la Lune, dont mon gouverneur (je lui montrai mon Démon) vous témoignera que je suis venu, j’y sèmerai votre gloire, en y racontant les belles choses que vous m’aurez dites. Je vois bien que vous riez de cette promesse, parce que vous ne croyez pas que la Lune dont je vous parle soit un Monde, et que j’en sois un habitant ; mais je vous puis assurer aussi que les peuples de ce Monde-là qui ne prennent celui-ci que pour une Lune, se moqueront de moi, quand je dirai que votre Lune est un Monde, et qu’il y a des campagnes avec des habitans ». Il ne me répondit que par un souris, et parla ainsi :

« Puisque nous sommes contraints quand nous voulons recourir à l’origine de ce grand Tout, d’encourir trois ou quatre absurdités, il est bien raisonnable de prendre le chemin qui nous fait le moins broncher. Je dis donc que le premier obstacle qui nous arrête, c’est l’éternité du Monde ; et l’esprit des hommes n’étant pas assez fort pour la concevoir, et ne pouvant non plus s’imaginer que ce grand univers, si beau, si bien réglé, pût s’être fait soi-même, ils ont eu recours à la création ; mais semblable à celui qui s’enfonceroit dans la rivière de peur d’être mouillé de la pluie, ils se sauvent, des bras d’un nain, à la miséricorde d’un géant ; encore ne s’en sauvent-ils pas ; car cette éternité, qu’ils ôtent au Monde pour ne l’avoir pu comprendre, ils la donnent à Dieu, comme s’il avoit besoin de ce présent, et comme s’il étoit plus aisé de l’imaginer dans l’un que dans l’autre (104). Cette absurdité donc, ou ce géant duquel j’ai parlé est la Création, car dites-moi, en vérité, a-t-on jamais conçu comment de rien il se peut faire quelque chose ? Hélas, entre rien et un atome seulement, il y a des proportions tellement infinies, que la cervelle la plus aiguë n’y sauroit pénétrer ; il faudra pour échapper à ce labyrinthe inexplicable, que vous admettiez une matière éternelle avec Dieu, et alors il ne sera plus besoin d’admettre un Dieu, puisque le Monde auroit pu être sans lui (105). Mais me direz-vous, quand je vous accorderois la matière éternelle, comment ce chaos s’est-il arrangé de soi-même ? Ha ! je vous le vais expliquer (106).

« Il faut, ô mon petit animal ! après avoir séparé mentalement chaque petit corps visible en une infinité de petits corps invisibles, s’imaginer que l’Univers infini n’est composé d’autre chose que de ces atomes infinis, très-solides, très-incorruptibles et très-simples, dont les uns sont cubiques, les autres parallélogrammes, d’autres angulaires, d’autres ronds, d’autres pointus, d’autres pyramidaux, d’autres hexagones, d’autres ovales, qui tous agissent diversement chacun selon sa figure. Et qu’ainsi ne soit, posez une boule d’ivoire ronde sur un lieu fort uni : à la moindre impression que vous lui donnerez, elle sera un demi-quart d’heure sans s’arrêter. Or j’ajoute que si elle étoit aussi parfaitement ronde que le sont quelques-uns de ces atomes dont je parle, et la surface où elle seroit posée parfaitement unie, elle ne s’arrêteroit jamais. Si donc l’art est capable d’incliner un corps au mouvement perpétuel, pourquoi ne croirons-nous pas que la Nature le puisse faire ? Il en est de même des autres figures, desquelles l’une comme carrée demande le repos perpétuel, d’autres un mouvement de côté, d’autres un demi-mouvement comme de trépidation ; et la ronde dont l’être est de se remuer, venant à se joindre à la pyramidale, fait peut-être ce que nous appelons « feu », parce que non seulement le feu s’agite saùs se reposer, mais perce et pénètre facilement. Le feu a outre cela des effets différens selon l’ouverture et la qualité des angles, où la figure ronde se joint, comme par exemple le feu du poivre est autre chose que le feu du sucre, le feu du sucre que celui de la cannelle, celui de la cannelle que celui du clou de girofle, et celui-ci que le feu du fagot. Or le feu, qui est le constructeur et destructeur des parties et du Tout de l’Univers (107), a poussé et ramassé dans un chêne la quantité des figures nécessaires à composer ce chêne. Mais me direz-vous, comment le hasard peut-il avoir ramassé en un lieu toutes les choses nécessaires à produire ce chêne ? Je vous réponds que ce n’est pas merveille que la matière ainsi disposée ait formé un chêne, mais que la merveille eût été plus grande, si, la matière ainsi disposée, le chêne n’eût pas été produit ; un peu moins de certaines figures, c’eût été un orme, un peuplier, un saule ; un peu moins de certaines figures, c’eût été la plante sensitive, une huître à l’écaille, un ver, une mouche, une grenouille, un moineau, un singe, un homme. Quand, ayant jeté trois dés sur une table, il arrive rafle de deux ou bien de trois, quatre et cinq, ou bien deux six et un, direz-vous : « Ô le grand miracle ! À chaque dé il « est arrivé le même point (108), tant d’autres points pouvant arriver ! Ô le grand miracle ! il est arrivé trois points qui se suivent. Ô le grand miracle ! il est arrivé justement deux six, et le dessous de l’autre six ! » Je suis assuré qu’étant homme d’esprit, vous ne ferez jamais ces exclamations ; car puisqu’il n’y a sur les dés qu’une certaine quantité de nombres, il est impossible qu’il n’en arrive quelqu’un. Et, après cela, vous vous étonnez comment cette matière, brouillée pêle-mêle au gré du hasard, peut avoir constitué un homme, vu qu’il y avoit tant de choses nécessaires à la construction de son être. Vous ne savez donc pas qu’un million de fois cette matière, s’acheminant au dessein d’un homme, s’est arrêtée à former tantôt une pierre, tantôt du plomb, tantôt du corail, tantôt une fleur, tantôt une comète, et tout cela à cause du plus ou du moins de certaines figures qu’il falloit, ou qu’il ne falloit pas, à désigner (109) un homme (110) ? Si bien que ce n’est pas merveille qu’entre une infinité de matières qui changent et se remuent incessamment, elles aient rencontré à faire le peu d’animaux, de végétaux, de minéraux que nous voyons ; non plus que ce n’est pas merveille qu’en cent coups de dés il arrive une rafle ; aussi bien est-il impossible que de ce remuement il ne se fasse quelque chose, et cette chose sera toujours admirée d’un étourdi qui ne saura pas combien peu s’en est fallu qu’elle n’ait pas été faite. Quand la grande rivière de fait moudre un moulin, conduit les ressorts d’une horloge (111), et que le petit ruisseau de ne fait que couler et se dérober quelquefois, vous ne direz pas que cette rivière a bien de l’esprit, parce que vous savez qu’elle a rencontré les choses disposées à faire tous ces beaux chefs-d’œuvre ; car si son moulin ne se fût pas trouvé dans son cours, elle n’auroit pas pulvérisé le froment ; si elle n’eût point rencontré l’horloge, elle n’auroit pas marqué les heures ; et si le petit ruisseau dont j’ai parlé avoit eu la même rencontre, il auroit fait les mêmes miracles. Il en va tout ainsi de ce feu qui se meut de soi-même, car ayant trouvé les organes propres à l’agitation nécessaire pour raisonner, il a raisonné ; quand il en a trouvé de propres seulement à sentir, il a senti ; quand il en a trouvé de propres à végéter, il a végété : et qu’ainsi ne soit, qu’on crève les yeux de cet homme que le feu de cette âme fait voir, il cessera de voir de même que notre grande horloge cessera de marquer les heures, si l’on en brise le mouvement.

« Enfin ces premiers et indivisibles atomes font un cercle sur qui roulent sans difficulté les difficultés les plus embarrassantes de la Physique ; il n’est pas jusques à l’opération des sens que personne n’a pu encore bien concevoir, que je n’explique fort aisément par les petits corps (112). Commençons par la vue ; elle mérite, comme la plus incompréhensible, notre premier début.

« Elle se fait donc, à ce que je m’imagine, quand les tuniques de l’œil, dont les pertuis (113) sont semblables à peux du verre, transmettent cette poussière de feu, qu’on appelle rayons visuels et qu’elle est arrêtée par quelque matière opaquée qui la fait rejaillir chez soi ; car alors rencontrant en chemin l’image de l’objet qui l’a repoussée, et cette image n’étant qu’un nombre infini de petits corps qui s’exhalent continuellement, en égale superficie du sujet regardé, elle la pousse jusques à notre œil (114). Vous ne manquerez pas de m’objecter que le verre est un corps opaque, et fort serré, et que cependant au lieu de rechasser ces autres petits corps, il s’en laisse pénétrer. Mais je vous réponds que ces pores du verre sont taillés de même figure que ces atomes de feu qui le traversent, et que comme un crible à froment n’est pas propre à cribler l’avoine, ni un crible à avoine à cribler du froment, ainsi une boîte de sapin, quoique mince, et qu’elle laisse pénétrer les sons, n’est pas pénétrable à la vue ; et une pièce de cristal, quoique transparente, qui se laisse percer à la vue, n’est pas pénétrable au toucher. » Je ne pus là m’empêcher de l’interrompre. « Un grand Poète et Philosophe de notre Monde (115) lui dis-je, a parlé après Épicure, et lui, après Démocrite, de ces petits corps presque comme vous ; c’est pourquoi vous ne me surprenez point par ce discours ; et je vous prie en le continuant, de me dire comment par ces principes vous expliqueriez la façon de vous peindre dans un miroir ? — Il est fort aisé, me répliqua-t-il ; car figurez-vous que ces feux de votre œil ayant traversé la glace, et rencontrant derrière un corps non diaphane qui les rejette, ils repassent par où ils étoient venus ; et trouvant ces petits corps cheminant en superficies égales sur le miroir, ils les rappellent à nos yeux ; et notre imagination plus chaude que les autres facultés de notre âme en attire le plus subtil, dont elle fait chez soi un portrait en raccourci (116)

« L’opération de l’ouïe n’est pas plus malaisée à concevoir, et pour être plus succinct, considérons-la seulement dans l’harmonie d’un luth touché par les mains d’un maître de l’art. Vous me demanderez comme il se peut faire que j’aperçoive si loin de moi une chose que je ne vois point ? Est-ce qu’il sort de mes oreilles une éponge qui boit cette musique pour me la rapporter ? ou ce joueur engendre-t-il dans ma tête un autre petit joueur avec un petit luth, qui ait ordre de me chanter comme un écho les mêmes airs ? Non ; mais ce miracle procède de ce que la corde tirée venant à frapper des petits corps dont l’air est composé, elle le chasse dans mon cerveau, le perçant doucement avec ces petits riens corporels ; et selon que la corde est bandée, le son est haut, à cause qu’elle pousse les atomes plus vigoureusement ; et l’organe ainsi pénétré, en fournit à la fantaisie de quoi faire son tableau (117) ; si trop peu, il arrive que notre mémoire n’ayant pas encore achevé son image, nous sommes contraints de lui répéter le même son, afin que des matériaux que lui fournissent, par exemple, les mesures d’une sarabande, elle en prenne assez pour achever le portrait de cette sarabande. Mais cette opération n’a rien de si merveilleux que les autres, par lesquelles à l’aide du même organe nous sommes émus tantôt à la joie, tantôt à la colère. Et cela se fait lorsque dans ce mouvement ces petits corps en rencontrent d’autres en nous remués de même façon, ou que leur propre figure rend susceptibles du même ébranlement ; car alors les nouveaux venus excitent leurs hôtes à se remuer comme eux ; et de cette façon lorsqu’un air violent rencontre le feu de notre sang, il le fait incliner au même branle, et il l’anime à se pousser dehors : c’est ce que nous appelons « ardeur de courage ». Si le son est plus doux, et qu’il n’ait la force de soulever qu’une moindre flamme plus ébranlée, en la promenant le long des nerfs, des membranes et des pertuis de notre chair, elle excite ce chatouillement qu’on appelle « joie ». Il en arrive ainsi de l’ébullition des autres passions, selon que ces petits corps sont jetés plus ou moins violemment sur nous, selon le mouvement qu’ils reçoivent par le rencontre d’autres branles, et selon qu’ils trouvent à remuer chez nous ; c’est quant à l’ouïe,

« La démonstration du toucher n’est pas maintenant plus difficile, en concevant que de toute matière palpable il se fait une émission perpétuelle de petits corps (118), et qu’à mesure que nous la touchons, il s’en évapore davantage, parce que nous les épreignons du sujet même, comme l’eau d’une éponge quand nous la pressons. Les durs viennent faire à l’organe le rapport de leur solidité ; les souples de leur mollesse ; les raboteux, etc. Et qu’ainsi ne soit, nous ne sommes plus si fins à discerner par l’attouchement avec des mains usées de travail, à cause de l’épaisseur du cal, qui pour n’être ni poreux, ni animé, ne transmet que fort malaisément ces fumées de la matière. Quelqu’un désirera d’apprendre où l’organe de toucher tient son siège ? Pour moi je pense qu’il est répandu dans toutes les superficies de la masse, vu qu’il sent dans toutes ses parties. Je m’imagine toutefois que plus nous tâtons par un membre proche de la tête, et plus vite nous distinguons ; ce qui se peut expérimenter quand les yeux clos nous patinons (119) quelque chose, car nous la devinons plus facilement ; et si au contraire nous la tâtions du pied, nous aurions plus de peine à la connoître. Cela provient de ce que notre peau étant partout criblée de petits trous, nos nerfs dont la matière n’est pas plus serrée, perdent en chemin beaucoup de ces petits atomes par les menus pertuis de leur contexture, avant que d’être arrivés jusques au cerveau, qui est le terme de leur voyage. Il me reste à parler de l’odorat et du goût.

« Dites-moi, lorsque je goûte un fruit, n’est-ce pas à cause de la chaleur de ma bouche qu’il fond ? Avouez-moi donc que y ayant dans une poire des sels, et que la dissolution les partageant en petits corps d’autre figure que ceux qui composent la saveur d’une pomme, il faut qu’ils percent notre palais d’une manière bien différente : tout ainsi que l’escarre enfoncé par le fer d’une pique qui me traverse, n’est pas semblable à ce que me fait souffrir en sursaut la balle d’un pistolet, et de même que la balle de ce pistolet m’imprime une autre douleur que celle d’un carreau (120) d’acier.

« De l’odorat je n’ai rien à dire, puisque les Philosophes mêmes confessent qu’il se fait par une émission continuelle de petits corps.

« Je m’en vais sur ce principe vous expliquer la création, l’harmonie et l’influence des globes célestes avec l’immuable variété des météores. »

Il alloit continuer ; mais le vieil Hôte entra là-dessus, qui fît songer notre Philosophe à la retraite. Il apportoit des cristaux pleins de vers luisans pour éclairer la salle ; mais comme ces petits feux-insectes (121) perdent beaucoup de leur éclat quand ils ne sont pas nouvellement amassés, ceux-ci, vieux de dix jours, n’éclairoient presque point. Mon Démon n’attendit pas que la compagnie en fût incommodée ; il monta dans son cabinet, et en redescendit aussitôt avec deux boules de feu si brillantes, que chacun s’étonna comme il ne se brûloit point les doigts. « Ces flambeaux incombustibles, dit-il, nous serviront mieux que vos pelotons de vers. Ce sont des rayons du Soleil que j’ai purgés de leur chaleur (122), autrement les qualités corrosives de son feu auroient blessé votre vue en l’éblouissant, j’en ai fixé la lumière, et l’ai renfermée dans ces boules transparentes que je tiens. Cela ne vous doit pas fournir un grand sujet d’admiration, car il ne m’est pas plus difficile à moi qui suis né dans le Soleil, de condenser ses rayons qui sont la poussière de ce Monde-là, qu’à vous d’amasser de la poussière ou des atomes qui sont de la terre pulvérisée de celui-ci. Là-dessus notre Hôte envoya un Valet conduire les Philosophes, parce qu’il étoit nuit, avec une douzaine de globes à vers pendus à ses quatre pieds. Pour nous autres (savoir : mon Précepteur et moi), nous nous couchâmes par l’ordre du Physionome. Il me mit cette fois-là dans une chambre de violettes et de lis, m’envoya chatouiller à l’ordinaire, et le lendemain sur les neuf heures je vis entrer mon Démon, qui me dit qu’il venoit du Palais où , l’une des Demoiselles de la Reine, l’avoit prié de l’aller trouver, et qu’elle s’étoit enquise de moi, témoignant qu’elle persistoit toujours dans le dessein de me tenir parole, c’est-à-dire que de bon cœur elle me suivroit, si je la voulois mener avec moi dans l’autre Monde. « Ce qui m’a fort édifié, continua-t-il, c’est quand j’ai reconnu que le motif principal de son voyage étoit de se faire Chrétienne. Ainsi je lui ai promis d’aider son dessein de toutes mes forces, et d’inventer pour cet effet une machine capable de tenir trois ou quatre personnes, dans laquelle vous y pourrez monter ensemble dès aujourd’hui. Je vais m’appliquer sérieusement à l’exécution de cette entreprise : c’est pourquoi afin de vous divertir cependant que je ne serai point avec vous, voici un Livre que je vous laisse. Je l’apportai jadis de mon pays natal ; il est intitulé : les États et Empires du Soleil, avec une Addition de l’Histoire de l’Étincelle. Je vous donne encore celui-ci que j’estime beaucoup davantage ; c’est le Grand Œuvre des Philosophes, qu’un des plus forts esprits du Soleil a composé (123). Il prouve là-dedans que toutes choses sont vraies, et déclare la façon d’unir physiquement les vérités de chaque contradictoire, comme par exemple que le blanc est noir et que le noir est blanc ; qu’on peut être et n’être pas en même temps ; qu’il peut y avoir une montagne sans vallée ; que le néant est quelque chose, et que toutes les choses qui sont ne sont point-Mais remarquez qu’il prouve tous ces inouïs paradoxes, sans aucune raison captieuse ou sophistique. Quand vous serez ennuyé de lire, vous pourrez vous promener, ou vous entretenir avec le fils de notre Hôte : son esprit a beaucoup de charmes ; ce qui me déplaît en lui, c’est qu’il est impie. S’il lui arrive de vous scandaliser, ou de faire par quelque raisonnement chanceler votre foi, ne manquez pas aussitôt de me le venir proposer, je vous en résoudrai les difficultés. Un autre vous ordonneroit de rompre compagnie lorsqu’il voudroit philosopher sur ces matières, mais comme il est extrêmement vain, je suis assuré qu’il prendroit cette fuite pour une défaite, et il se figureroit que notre croyance seroit sans raison, si vous refusiez d’entendre les siennes. Songez à librement vivre. » Il me quitta en achevant ce mot car c’est l’adieu, dont en ce pays-là, on prend congé de quelqu’un, comme le « bonjour » ou le « Monsieur votre Serviteur » s’exprime par ce compliment : « Aime-moi, Sage, puisque je t’aime » . Mais il fut à peine sorti, que je mis à considérer attentivement mes Livres, et leurs boîtes, c’est-à-dire leurs couvertures, qui me sembloient admirables pour leurs richesses ; l’une étoit taillée d’un seul diamant, sans comparaison plus brillant que les nôtres ; la seconde ne paraissoit qu’une monstrueuse perle fendue en deux. Mon Démon avoit traduit ces Livres en langage de ce monde-là ; mais parce que je n’en ai point de leur imprimerie, je m’en vais expliquer la façon de ces deux volumes.

À l’ouverture de la boîte, je trouvai dedans un je ne sais quoi de métal presque semblable à nos horloges, plein de je ne sais quelques petits ressorts et de machines imperceptibles. C’est un Livre à la vérité, mais c’est un Livre miraculeux qui n’a ni feuillets ni caractères ; enfin c’est un Livre où pour apprendre les yeux sont inutiles ; on n’a besoin que des oreilles. Quand quelqu’un donc souhaite lire, il bande avec grande quantité de toutes sortes de petits nerfs cette machine, puis il tourne l’aiguille sur le chapitre qu’il désire écouter, et au même temps il en sort comme de la bouche d’un homme, ou d’un instrument de musique, tous les sons distincts et différens qui servent, entre les grands lunaires, à l’expression du langage (124).

Lorsque j’ai depuis réfléchi sur cette miraculeuse invention défaire des Livres, je ne m’étonne plus de voir que les jeunes hommes de ce pays-là possédoient plus de connoissance à seize et dix-huit ans que les barbes grises du nôtre ; car sachant lire aussitôt que parler, ils ne sont jamais sans lecture ; à la chambre, à la promenade, en ville, en voyage, ils peuvent avoir dans la poche, ou pendus à la ceinture, une trentaine de ces Livres dont ils n’ont qu’à bander un ressort pour en ouïr un chapitre seulement, ou bien plusieurs, s’ils sont en humeur d’écouter tout un Livre : ainsi vous avez éternellement autour de vous tous les grands Hommes et morts et vivans qui vous entretiennent de vive voix. Ce présent m’occupa plus d’une heure ; enfin me les estans attachés en forme de pendans d’oreille, je sortis pour me promener, mais je ne fus pas plutôt au bout de la rue que je rencontrai une troupe assez nombreuse de personnes tristes.

Quatre d’entre eux portoient sur leurs épaules une espèce de cercueil enveloppé de noir. Je m’informai d’un regardant ce que vouloit dire ce convoi semblable aux pompes funèbres de mon Pays ; il me répondit que ce méchant et nommé du peuple par une chiquenaude sur le genou droit, qui avoit été convaincu d’envie et d’ingratitude (125), étoit décédé le jour précédent, et que le Parlement l’avoit condamné il y avoit plus de vingt ans à mourir de mort naturelle et dans son lit, et puis d’être enterré après sa mort. Je me pris à rire de cette réponse ; et lui m’interrogeant pourquoi : « Vous m’étonnez, dis-je, de dire que ce qui est une marque de bénédiction dans notre Monde, comme la longue vie, une mort paisible, une sépulture honorable, serve en celui-ci d’une punition exemplaire. — Quoi ! vous prenez la sépulture pour une marque de bénédiction ! me repartit cet homme. Et par votre foi, pouvez-vous concevoir quelque chose de plus épouvantable qu’un cadavre marchant sous les vers dont il regorge, à la merci des crapauds qui lui mâchent les joues ; enfin la peste revêtue du corps d’un homme (126) ? Bon Dieu ! la seule imagination d’avoir, quoique mort, le visage embarrassé d’un drap, et sur la bouche une pique (127) de terre me donne de la peine à respirer ! Ce misérable que vous voyez porter, outre l’infamie d’être jeté dans une fosse, a été condamné d’être assisté dans son convoi de cent cinquante de ses amis, et commandement à eux, en punition d’avoir aimé un envieux et un ingrat, de paroître à ses funérailles avec un visage triste ; et sans que les Juges en ont eu pitié, imputant en partie ses crimes à son peu d’esprit, ils auroient ordonné d’y pleurer (128). Hormis les criminels, on brûle ici tout le monde (129) : aussi est-ce une coutume très décente et très raisonnable, car nous croyons que le feu ayant séparé le pur d’avec l’impur, la chaleur rassemble par sympathie cette chaleur naturelle qui faisoit l’âme, et lui donne la force de s’élever toujours, et montant jusques à quelque astre, la terre de certains peuples plus immatériels que nous et plus intellectuels, parce que leur tempérament doit répondre et participer à la pureté du globe qu’ils habitent, et que cette flamme radicale, s’étant encore rectifiée par la subtilité des éléments de ce Monde-là, elle vient à composer un des bourgeois de ce pays enflammé.

« Ce n’est pas encore notre façon d’inhumer la plus belle. Quand un de nos Philosophes vient à un âge où il sent ramollir son esprit, et la glace de ses ans engourdir les mouvemens de son âme, il assemble ses amis par un banquet somptueux ; puis ayant exposé les motifs qui le font résoudre à prendre congé de la Nature, et le peu d’espérance qu’il y a d’ajouter quelque chose à ses belles actions, on lui fait ou grâce, c’est-à-dire on lui ordonne la mort, ou on lui fait un sévère commandement de vivre. Quand donc à pluralité de voix on lui a mis son souffle entre les mains (130), il avertit ses plus chers et du jour et du lieu : ceux-ci se purgent et s’abstiennent de manger pendant vingt-quatre heures ; puis arrivés qu’ils sont au logis du Sage, et sacrifié qu’ils ont au Soleil, ils entrent dans la chambre où le généreux les attend sur un lit de parade. Chacun le veut embrasser ; et quand c’est au rang de celui qu’il aime le mieux, après l’avoir baisé tendrement, il l’appuie sur son estomac, et joignant sa bouche sur sa bouche, de la main droite il se baigne un poignard dans le cœur. L’amant ne détache point ses lèvres de celles de son amant qu’il ne le sente expirer ; et lors il retire le fer de son sein, et fermant de sa bouche la plaie, il avale son sang, qu’il suce jusqu’à ce qu’un second lui succède, puis un troisième, un quatrième, et enfin toute la compagnie ; et quatre ou cinq heures après on introduit à chacun une fille de seize ou dix-sept ans et, pendant trois ou quatre jours qu’ils sont à goûter les plaisirs de l’amour, ils ne sont nourris que de la chair du mort qu’on leur fait manger toute crue, afin que si de cent embrassemens il peut naître quelque chose, ils soient assurés que c’est leur ami qui revit. »

J’interrompis ce discours, en disant à celui qui me le faisoit, que ces façons de faire avoient beaucoup de ressemblance avec celles de quelque peuple de notre Monde ; et continuai ma promenade, qui fut si longue que, quand je revins, il y avoit deux heures que le dîner étoit prêt. On me demanda pourquoi j’étois arrivé si tard : « Ce n’a pas été ma faute, répondis-je au cuisinier qui s’en plaignoit ; j’ai demandé plusieurs fois parmi les rues quelle heure il étoit, mais on ne m’a répondu qu’en ouvrant la bouche, serrant les dents, et tournant le visage de travers.

— Quoi ! s’écria toute la compagnie, vous ne savez pas que par là ils vous montroient l’heure ? — Par ma foi, repartis-je, ils avoient beau exposer leur grand nez au Soleil, avant que je l’apprisse. — C’est une commodité, me dirent-ils, qui leur sert à se passer d’horloge ; car de leurs dents ils font un cadran si juste, qu’alors qu’ils veulent instruire quelqu’un de l’heure, ils ouvrent les lèvres ; et l’ombre de ce nez qui vient tomber dessus leurs dents, marque comme un cadran celle dont le curieux est en peine (131). Maintenant, afin que vous sachiez pourquoi en ce pays tout le monde a le nez grand, apprenez qu’aussitôt que la femme est accouchée, la matrone porte l’enfant au Prieur du Séminaire ; et justement au bout de l’an les experts étant assemblés, si son nez est trouvé plus court qu’à une certaine mesure que tient le Syndic, il est censé camus, et mis entre les mains des gens qui le châtrent. Vous me demanderez la cause de cette barbarie, et comme il se peut faire que nous chez qui la virginité est un crime, établissions des continences par force ? Mais sachez que nous le faisons après avoir observé depuis trente siècles qu’un grand nez est le signe d’un homme spirituel, courtois, affable, généreux, libéral, et que le petit est un signe du contraire. C’est pourquoi des Camus on bâtit les Eunuques, parce que la République aime mieux ne point avoir d’enfans, que d’en avoir qui leur fussent semblables. » Il parloit encore, lorsque je vis entrer un homme tout nu. Je m’assis aussitôt, et me couvris pour lui faire honneur, car ce sont les marques du plus grand respect qu’on puisse en ce pays-là témoigner à quelqu’un. « Le Royaume, dit-il, souhaite qu’avant de retourner en votre Monde, vous en avertissiez les magistrats, à cause qu’un Mathématicien vient tout à l’heure de promettre au Conseil, que pourvu qu’étant de retour chez vous, vous vouliez construire une certaine machine qu’il vous enseignera, il attirera votre globe et le joindra à celui-ci. » À quoi je promis de ne pas manquer. « Hé ! je vous prie (dis-je à mon Hôte, quand l’autre fut parti), de me dire pourquoi cet envoyé portoit à la ceinture des parties honteuses de bronze ? » Ce que j’avois vu plusieurs fois pendant que j’étois en cage, sans l’avoir osé demander, parce que j’étois toujours environné de Filles de la Reine, que je craignois d’offenser si j’eusse en leur présence attiré l’entretien d’une matière si grasse. De sorte qu’il me répondit : « Les femelles ici, non plus que les mâles, ne sont pas assez ingrates pour rougir à la vue de celui qui les a forgées ; et les vierges n’ont pas honte d’aimer sur nous en mémoire de leur mère Nature, la seule chose qui porte son nom. Sachez donc que l’écharpe dont cet homme est honoré, et où pend pour médaille la figure d’un membre viril, est le symbole du gentilhomme, et la marque qui distingue le noble d’avec le roturier. » Ce paradoxe me sembla si extravagant, que je ne pus m’empêcher de rire.

« Cette coutume me semble bien extraordinaire, repartis-je, car en notre Monde la marque de noblesse est de porter une épée ». Mais l’Hôte sans s’émouvoir : « Ô mon petit homme ! s’écria-t-il, quoi ! les grands de votre Monde sont enragés de faire parade d’un instrument qui désigne un bourreau et qui n’est forgé que pour nous détruire, enfin l’ennemi juré de tout ce qui vit ; et de cacher, au contraire, un membre sans qui nous serions au rang de ce qui n’est pas, le Prométhée de chaque animal, et le réparateur infatigable des foiblesses de la Nature ! Malheureuse contrée, où les marques de génération sont ignominieuses, et où celles d’anéantissement sont honorables ! Cependant vous appelez ce membre-là des parties honteuses (132), comme s’il y avoit quelque chose de plus glorieux que de donner la vie, et rien de plus infâme que de l’ôter ! » Pendant tout ce discours nous ne laissions pas de dîner ; et sitôt que nous fûmes levés, nous allâmes au jardin prendre l’air.

Les occurrences et la beauté du lieu nous entretinrent quelque temps ; mais comme la plus noble envie dont je fusse alors chatouillé, c’étoit de convertir à notre religion une Âme si fort élevée au-dessus du vulgaire, je l’exhortai mille fois de ne pas embourber de matière ce beau génie dont le Ciel l’avoit pourvu, qu’il tirât de la presse des animaux cet esprit capable de la vision de Dieu ; enfin qu’il avisât sérieusement à voir unir quelque jour son immortalité au plaisir plutôt qu’à la peine.

« Quoi ! me répliqua-t-il en s’éclatant de rire, vous estimez votre Âme immortelle privativement à celle des bêtes ? Sans mentir, mon grand Ami, votre orgueil est bien insolent ! Et d’où argumentez-vous, je vous prie, cette immortalité au préjudice de celle des bêtes ! Seroit-ce à cause que nous sommes doués de raisonnement et non pas elles ? En premier lieu, je vous le nie, et je vous prouverai quand il vous plaira, qu’elles raisonnent comme nous. Mais encore qu’il fût vrai que la raison nous eût été distribuée en apanage et quelle fût un privilège réservé seulement à notre espèce, est-ce à dire pour cela qu’il faille que Dieu enrichisse l’homme de l’immortalité, parce qu’il lui a déjà prodigué la raison ? Je dois donc, à ce compte-là, donner aujourd’hui à ce pauvre une pistole parce que je lui donnai hier un écu ? Vous voyez bien vous-même la fausseté de cette conséquence, et qu’au contraire, si je suis juste, plutôt que de donner une pistole à celui-ci je dois donner un écu à l’autre, puisqu’il n’a rien touché de moi. Il faut conclure de là, ô mon cher compagnon, que Dieu, plus juste encore mille fois que nous, n’aura pas tout versé aux uns pour ne rien laisser aux autres. D’alléguer l’exemple des aînés de votre Monde, qui emportent dans leur partage quasi tous les biens de la maison, c’est une foiblesse des pères qui, voulant perpétuer leur nom, ont appréhendé qu’il ne se perdît ou ne s’égarât dans la pauvreté (133). Mais Dieu, qui n’est pas capable d’erreur, n’a eu garde d’en commettre une si grande, et puis, n’y ayant dans l’Éternité de Dieu ni avant, ni après, les cadets chez lui ne sont pas plus jeunes que les aînés. »

Je ne le cèle point que ce raisonnement m’ébranla.

« Vous me permettrez, lui dis-je, de briser sur cette matière, parce que je ne me sens pas assez fort pour vous répondre, je m’en vais quérir la solution de cette difficulté chez notre commun Précepteur. »

Je montai aussitôt, sans attendre qu’il me répliquât, en la chambre de cet habile Démon, et, tous préambules à part, je lui proposai ce qu’on venoit de m’objecter touchant l’immortalité de nos Âmes, et voici ce qu’il me répondit :

« Mon fils, ce jeune étourdi passionné de vous persuader qu’il n’est pas vraisemblable que l’Âme de l’homme soit immortelle parce que Dieu seroit injuste, Lui qui se dit Père commun de tous les êtres, d’en avoir avantagé une espèce et d’avoir abandonné généralement toutes les autres au néant ou à l’infortune ; ces raisons, à la vérité, brillent un peu de loin. Et quoi que je pusse lui demander comme il sait que ce qui est juste à nous, soit aussi juste à Dieu ? comme il sait que Dieu se mesure à notre aulne ? comme il sait que nos loix et nos coutumes, qui n’ont été instituées que pour remédier à nos désordres, servent aussi pour tailler les morceaux de la toute-puissance de Dieu ? je passerai toutes ces choses, avec tout ce qu’ont si divinement répondu sur cette matière les Pères de votre Église, et je vous découvrirai un mystère qui n’a point encore été révélé.

« Vous savez, ô mon fils, que de la terre quand il se fait un arbre, d’un arbre un pourceau, d’un pourceau un homme, ne pouvons-nous donc pas croire, puisque tous les êtres en la Nature tendent au plus parfait, qu’ils aspirent à devenir hommes (134), cette essence étant l’achèvement du plus beau mixte, et le mieux imaginé qui soit au Monde, parce que c’est le seul qui fasse le lien de la vie brutale avec l’angélique. Que ces métamorphoses arrivent, c’est ce qu’on ne peut nier sans être pédant, puisque nous voyons qu’un prunier par la chaleur de son germe, comme par une bouche, suce et digère le gazon qui l’environne ; qu’un pourceau dévore ce fruit et le fait devenir une partie de soi-même ; et qu’un homme mangeant le pourceau, réchauffe cette chair morte, la joint à soi, et fait revivre cet animal sous une plus noble espèce (135). Ainsi ce grand Pontife que vous voyez la mitre sur la tête étoit peut-être il y a soixante ans, une touffe d’herbe dans mon jardin. Dieu donc, étant le Père commun de toutes ses créatures, quand il les aimeroit toutes également, n’est-il pas bien croyable qu’après que, par cette métempsycose plus raisonnée que la Pythagorique, tout ce qui sent, tout ce qui végète enfin, après que toute la matière aura passé par l’homme, alors ce grand jour du Jugement arrivera où font aboutir les Prophètes, les secrets de leur Philosophie. Je descendis très satisfait au jardin et je commençois à réciter à mon compagnon ce que notre maître m’avoit appris, quand le Physionome arriva pour nous conduire à la réfection et au dortoir.

Le lendemain dès que je fus éveillé je m’en allai faire lever mon Antagoniste. « C’est un aussi grand miracle (lui dis-je en l’abordant) de trouver un fort esprit comme le vôtre enseveli dans le sommeil, que de voir du feu sans action. » Il souffrit de ce mauvais compliment. « Mais (s’écria-t-il avec une colère passionnée d’amour) ne déferez-vous jamais votre bouche aussi bien que votre raison de ces termes fabuleux de miracles ? Sachez que ces noms-là diffament le nom de Philosophe, et que comme le Sage ne voit rien au monde qu’il ne conçoive et qu’il ne juge pouvoir être conçu, il doit abhorrer toutes ces expressions de miracles, de prodiges et d’événements contre Nature qu’ont inventés les stupides pour excuser les foiblesses de leur entendement : »

Je crus alors être obligé en conscience de prendre la parole pour le détromper. « Encore, lui répliquai-je, que vous ne croyiez pas aux miracles, il ne laisse pas de s’en faire, et beaucoup. J’en ai vu de mes yeux. J’ai connu plus de vingt malades guéris miraculeusement. — Vous le dites, interrompit-il, que ces gens-là ont été guéris par miracle, mais vous ne savez pas que la force de l’imagination (136) est capable de guérir toutes les maladies que vous attribuez au surnaturel, à cause d’un certain baume naturel répandu dans nos corps contenant toutes les qualités contraires à toutes celles de chaque mal qui nous attaque : ce qui se fait quand notre imagination avertie par la douleur, va chercher en ce lieu le remède spécifique qu’elle apporte au venin. C’est là d’où vient qu’un habile médecin de notre Monde conseille au malade de prendre plutôt un médecin ignorant qu’on estimera pourtant fort habile, qu’un fort habile qu’on estimera ignorant, parce qu’il se figure que notre imagination travaillant à notre santé, pourvu qu’elle soit aidée de remèdes, est capable de nous guérir ; mais que les plus puissans étoient trop foibles, quand l’imagination ne les appliquoit pas. Vous étonnez-vous que les premiers hommes de votre Monde vivoient tant de siècles sans avoir aucune connoissance de la médecine ? non, et qu’est-ce à votre avis qui en pouvoit être la cause, sinon leur nature encore dans sa force et ce baume universel qui n’est pas encore dissipé par les drogues dont vos Médecins vous consument ? n’ayant lors pour rentrer en convalescence qu’à le souhaiter fortement, et s’imaginer d’être guéris ? Aussi leur fantaisie vigoureuse, se plongeant dans cette huile vitale, en attiroit l’élixir, et appliquant l’actif au passif, ils se trouvoient presque dans un clin d’œil aussi sains qu’auparavant : ce qui malgré la dépravation de la Nature ne laisse pas de se faire encore aujourd’hui, quoiqu’un peu rarement à la vérité ; mais le populaire l’attribue à miracle. Pour moi je n’en crois rien du tout, et je me fonde sur ce qu’il est plus facile que tous ces docteurs se trompent, que cela n’est facile à faire ; car je leur demande : Le fiévreux, qui vient d’être guéri, a souhaité bien fort pendant sa maladie, comme il est vraisemblable, d’être guéri, et même il a fait des vœux pour cela ; de sorte qu’il falloit nécessairement qu’il mourût, ou qu’il demeurât dans son mal, ou qu’il guérît ; s’il fut mort, on eut dit que Dieu l’a voulu récompenser de ses peines ; on le fera peut être malicieusement équivoquer en disant que, selon la prière du malade, il l’a guéri de tous ses maux ; s’il fut demeuré dans son infirmité, on auroit dit qu’il n’avoit pas la foi ; mais parce qu’il est guéri, c’est un miracle tout visible. N’est-il pas bien plus vraisemblable que sa fantaisie excitée par les violens désirs de la santé, a fait son opération ? Car je veux qu’il soit réchappé. Pourquoi crier miracle, puisque nous voyons beaucoup de personnes qui s’étoient vouées périr misérablement avec leurs vœux ?

— Mais à tout le moins, lui repartis-je, si ce que vous dites de ce baume est véritable, c’est une marque de la raisonnabilité de notre âme, puisque sans se servir des instrumens de notre raison, sans s’appuyer du concours de notre volonté, elle fait elle-même comme si, étant hors de nous, elle appliquoit l’actif au passif. Or si étant séparée de nous elle est raisonnable, il faut nécessairement qu’elle soit spirituelle ; et si vous la confessez spirituelle, je conclus qu’elle est immortelle, puisque la mort n’arrive dans l’animal que par le changement des formes dont la matière seule est capable. » Ce jeune homme alors s’étant mis en son séant sur son lit, et m’ayant fait asseoir, discourut à peu près de cette sorte : « Pour l’âme des bêtes qui est corporelle, je ne m’étonne pas qu’elle meure, vu qu’elle n’est possible qu’une harmonie des quatre qualités, une force de sang, une proportion d’organes bien concertés ; mais je m’étonne bien fort que la nôtre, intellectuelle, incorporelle et immortelle, soit contrainte de sortir de chez nous par la même cause qui fait périr celle d’un bœuf. A-t-elle fait pacte avec notre corps que, quand il auroit un coup d’épée dans le cœur, une balle de plomb dans la cervelle, une mousquetade à travers le corps, d’abandonner aussitôt sa maison trouée ? Encore manqueroit-elle souvent à son contrat, car quelques-uns meurent d’une blessure dont les autres réchappent ; il faudroit que chaque Âme eut fait un marché particulier avec son corps. Sans mentir, elle qui a tant d’esprit, à ce qu’on nous fait accroire, est bien enragée de sortir d’un logis quand elle voit qu’au partir de là on lui va marquer son appartement en Enfer. Et si cette âme étoit spirituelle, et par soi-même si raisonnable, comme ils disent qu’elle fût aussi capable d’intelligence quand elle est séparée de notre masse, que quand elle en est revêtue, pourquoi les aveugles-nés, avec tous les beaux avantages de cette âme intellectuelle, ne sauroient-ils s’imaginer ce que c’est que de voir ? Pourquoi les sourds n’entendent-ils point ? Est-ce à cause qu’ils ne sont pas encore privés par le trépas de tous leurs sens ? Quoi ! je ne pourrai donc me servir de ma main droite, à cause que j’en ai une gauche ? Ils allèguent, pour prouver qu’elle ne sauroit agir sans les sens, encore qu’elle soit spirituelle, l’exemple d’un Peintre qui ne sauroit faire un tableau s’il n’a des pinceaux. Oui, mais ce n’est pas à dire que le Peintre qui ne peut travailler sans pinceau, quand, avec ses pinceaux, il aura encore perdu ses couleurs, ses crayons, ses toiles, et ses coquilles, qu’alors il le pourra mieux faire. Bien au contraire ! Plus d’obstacles s’opposeront à son labeur, plus il lui sera impossible de peindre. Cependant ils veulent que cette âme qui ne peut agir qu’imparfaitement, à cause de la perte d’un de ses outils dans le cours de la vie, puisse alors travailler avec perfection, quand après notre mort elle les aura tous perdus. S’ils me viennent rechanter qu’elle n’a pas besoin de ces instrumens pour faire ses fonctions, je leur rechanterai qu’il faut fouetter les Quinze-Vingts, qui font semblant de ne voir goutte (137). » — Mais, lui dis-je, si notre Âme mouroit, comme je vois bien que vous voulez conclure, la résurrection que nous attendons ne seroit donc qu’une chimère, car il faudroit que Dieu la recréât, et cela ne seroit pas résurrection. » Il m’interrompit par un hochement de tête : « Hé ! par votre foi ! s’écria-t-il, qui vous a bercé de ce Peau-d’Âne ? Quoi ! vous ? Quoi ! moi ? Quoi ! ma servante ressusciter ? — Ce n’est point, lui répondis-je, un conte fait à plaisir ; c’est une vérité indubitable que je vous prouverai. — Et moi, dit-il, je vous prouverai le contraire :

« Pour commencer donc, je suppose que vous mangiez un mahométan ; vous le convertissez, par conséquent, en votre substance ! N’est-il pas vrai, ce mahométan, digéré, se change partie en chair, partie en sang, partie en sperme ? Vous embrasserez votre femme et de la semence, tirée tout entière du cadavre mahométan, vous jetez en moule un beau petit chrétien. Je demande : le mahométan aura-t-il son corps ? Si la terre lui rend, le petit chrétien ri aura pas le sien, puisqu’il n’est tout entier qu’une partie de celui du mahométan. Si vous me dites que le petit chrétien aura le sien, Dieu dérobera donc au mahométan ce que le petit chrétien n’a reçu que de celui du mahométan. Ainsi il faut absolument que l’un ou l’autre manque de corps ! Vous me répondrez peut-être que Dieu reproduira de la matière pour suppléer à celui qui n’en aura pas assez ? Oui, mais une autre difficulté nous arrête, c’est que le mahométan damné ressuscitant, et Dieu lui fournissant un corps tout neuf à cause du sien que le chrétien lui a Volé, comme le corps tout seul, comme l’Âme toute seule, ne fait pas l’homme, mais l’un et l’autre joints en un seul sujet, et comme le Corps et l’Ame sont parties aussi intégrantes de l’homme l’une que l’autre, si Dieu pétrit à ce mahométan un autre corps que le sien, ce n’est plus le même individu. Ainsi Dieu damne un autre homme que celui qui a mérité l’Enfer ; ainsi ce corps a paillardé, ce corps a criminellement abusé de tous ses sens, et Dieu, pour châtier ce corps, en jette un autre feu, lequel est vierge, lequel est pur, et qui ri a jamais prêté ses organes à l’opération du moindre crime. Et ce qui seroit encore bien ridicule, c’est que ce corps auroit mérité l’Enfer et le Paradis tout ensemble, car, en tant que mahométan, il doit être damné ; en tant que chrétien, il doit être sauvé ; de sorte que Dieu ne le sauroit mettre en Paradis qu’il ne soit injuste, récompensant de la gloire la damnation qu’il avoit méritée comme mahométan, et ne le peut jeter en Enfer qu’il ne soit injuste aussi, récompensant de la mort éternelle la béatitude qu’il avoit méritée comme chrétien. Il faut donc, s’il veut être équitable, qu’il damne et sauve éternellement cet homme-là. »

Alors je pris la parole : « Je n’ai rien à répondre, lui repartis-je, à vos argumens sophistiques contre la résurrection, tant y a que Dieu l’a dit, Dieu qui ne peut mentir. — N’allez pas si vite, me répliqua-t-il, vous en êtes déjà à « Dieu l’a dit » ; il faut prouver auparavant qu’il y ait un Dieu, car pour moi je vous le nie tout à plat.

— Je ne m’amuserai point, lui dis-je, à vous réciter les démonstrations évidentes dont les Philosophes se sont servis pour l’établir : il faudroit redire tout ce qu’ont jamais écrit les hommes raisonnables. Je vous demande seulement quel inconvénient vous encourez de le croire, je suis bien assuré que vous ne m’en sauriez prétexter aucun. Puis que donc il est impossible d’en tirer que de l’utilité, que ne vous le persuadez-vous ? Car s’il y a un Dieu, outre qu’en ne le croyant pas, vous vous serez méconté, vous aurez désobéi au précepte qui commande d’en croire ; et s’il n’y en a point, vous rien serez pas mieux que nous !

— Si fait, me répondit-il, j’en serai mieux que vous, car s’il n’y en a point, vous et moi serons à deux de jeu ; mais, au contraire, s’il y en a, je n’aurai pas pu avoir offensé une chose que je croyois n’être point, puisque, pour pécher, il faut ou le savoir ou le vouloir. Ne voyez-vous pas qu’un homme, même tant soit peu sage, ne se piqueroit pas qu’un crocheteur l’eût injurié, si le crocheteur auroit pensé ne le pas faire, s’il l’avoit pris pour un autre ou si c’étoit le vin qui l’eût fait parler ? À plus forte raison Dieu, tout inébranlable, s’emportera-t-il contre nous pour ne l’avoir pas connu, puisque c’est Lui-même qui nous a refusé les moyens de le connoître. Mais, par votre foi, mon petit animal, si la créance de Dieu nous étoit si nécessaire, enfin si elle nous importoit de l’éternité, Dieu lui-même ne nous en auroit-il pas infus à tous des lumières aussi claires que le Soleil qui ne se cache à personne ? Car de feindre qu’il ait voulu (jouer) entre les hommes à cligne-musette, faire comme les enfans : « Toutou, le voilà », c’est-à-dire : tantôt se masquer, tantôt se démasquer, se déguiser à quelques-uns pour se manifester aux autres, c’est se forger un Dieu ou sot ou malicieux, vu que si ça été par la force de mon génie que je l’ai connu, c’est lui qui mérite et non pas moi, d’autant qu’il pouvoit me donner une Âme ou des organes imbéciles qui me l’auroient fait méconnoître. Et si, au contraire, il m’eût donné un esprit incapable de le comprendre, ce n’auroit pas été ma faute, mais la sienne, puisqu’il pouvoit m’en donner un si vif que je l’eusse compris. »

Il vouloit continuer dans de si impertinens raisonnemens ; mais je lui fermai la bouche, en le priant de les cesser, comme il fit, de peur de querelle ; car il connoissoit que je commençois à m’échauffer. Il s’en alla ensuite, et me laissa dans l’admiration des gens de ce Monde-là, dans lesquels, jusqu’au simple peuple, il se trouve naturellement tant d’esprit, au lieu que ceux du nôtre en ont si peu, et qui leur coûte si cher. Enfin l’amour de mon pays me détachant petit à petit de l’affection, et même de la pensée que j’avois eue de demeurer en celui-là, je ne songeai plus qu’à mon départ : mais j’y vis tant d’impossibilité, que j’en devins tout chagrin. Mon Démon s’en aperçut ; et m’ayant demandé à quoi il tenoit que je ne parusse pas le même que toujours, je lui dis franchement le sujet de ma mélancolie ; mais il me fit de si belles promesses pour mon retour, que je m’en reposai sur lui entièrement. J’en donnai avis au Conseil qui m’envoya quérir, et qui me fit prêter serment que je raconterois dans notre Monde les choses que j’avois vues en celui-là. Ensuite on me fit expédier des passe-ports, et mon Démon s’étant muni des choses nécessaires pour un si grand voyage, me demanda en quel endroit de mon pays je voulois descendre. Je lui dis que la plupart des riches enfans de Paris se proposant un voyage à Rome une fois en la vie, ne s’imaginant pas après cela qu’il y eût rien de beau ni à faire ni à voir, je le priois de trouver bon que je les imitasse. « Mais, ajoutai-je, dans quelle machine ferons-nous ce voyage, et quel ordre pensez-vous que me veuille donner le Mathématicien qui me parla l’autre jour de joindre ce globe-ci au nôtre ? — Quant au Mathématicien, me dit-il, ne vous y arrêtez point, car c’est un homme qui promet beaucoup, et qui ne tient rien. Et quant à la machine qui vous reportera, ce sera la même qui vous voitura à la Cour. — Comment ? dis-je, l’air deviendra pour soutenir vos pas aussi solide que la terre ? C’est ce que je ne crois point. — Et c’est une chose étrange, reprit-il, que ce que vous croyez et ne croyez pas ! Hé ! pourquoi les Sorciers de votre Monde, qui marchent en l’air, et conduisent des armées (138) de grêles, de neiges, de pluies, et d’autres tels météores, d’une province en une autre, auroient-ils plus de pouvoir que nous ? Soyez, soyez, je vous prie, plus crédule en ma faveur. — Il est vrai, lui dis-je, que j’ai reçu de vous tant de bons offices, de même que Socrate et les autres pour qui vous avez tant eu d’amitié, que je me dois fier à vous, comme je fais, en m’y abandonnant de tout mon cœur. » Je n’eus pas plutôt achevé cette parole, qu’il s’enleva comme un tourbillon et me tenant entre ses bras, il me fit passer, sans incommodité, tout ce grand espace que nos Astronomes mettent entre nous et la Lune, en un jour et demi ; ce qui me fit connoître le mensonge de ceux qui disent qu’une meule de moulin seroit trois cent soixante et tant d’années à tomber du Ciel, puisque je fus si peu de temps à tomber du globe de la Lune en celui-ci. Enfin au commencement de la seconde journée, je m’aperçus que j’approchois de notre Monde. Déjà je distinguois l’Europe d’avec l’Afrique, et ces deux d’avec l’Asie, lorsque je sentis le soufre que je vis sortir d’une fort haute montagne : cela m’incommodoit, de sorte que je m’évanouis. Je ne puis pas dire ce qui m’arriva ensuite ; mais je me trouvai ayant repris mes sens dans des bruyères sur la pente d’une colline, au milieu de quelques pâtres qui parloient italien. Je ne savois ce qu’étoit devenu mon Démon, et je demandai à ces pâtres s’ils ne l’avoient point vu. À ce mot ils firent le signe de la Croix, et me regardèrent comme si j’en eusse été un moi-même. Mais leur disant que j’étois Chrétien, et que je les priois par charité de me conduire en quelque lieu où je pusse me reposer, ils me menèrent dans un village à un mille de là, où je fus à peine arrivé, que tous les chiens du lieu depuis les bichons jusqu’aux dogues, se vinrent jeter sur moi, et m’eussent dévoré si je n’eusse trouvé une maison où je me sauvai. Mais cela ne les empêcha pas de continuer leur sabbat, en sorte que le maître du logis m’en regardoit de mauvais œil ; et je crois que dans le scrupule où le peuple augure de ces sortes d’accidents, cet homme étoit capable de m’abandonner en proie à ces animaux, si je ne me fusse avisé que ce qui les acharnoit ainsi après moi, étoit le monde d’où je venois, à cause qu’ayant accoutumé d’aboyer à la Lune (139), ils sentoient que j’en venois, et que j’en avois l’odeur, comme ceux qui conservent une espèce de relan ou air marin, quelque temps après être descendus de sur la mer. Pour me purger de ce mauvais air, je m’exposai sur une terrasse, durant trois ou quatre heures au Soleil : après quoi je descendis, et les chiens qui ne sentoient plus l’influence qui m’avoit fait leur ennemi, ne m’aboyèrent plus, et s’en retournèrent chacun chez soi. Le lendemain je partis pour Rome, où je vis les restes des triomphes de quelques Grands Hommes, de même que ceux des siècles : j’en admirai les belles ruines, et les belles réparations qu’y ont faites les Modernes. Enfin après y être demeuré quinze jours en la compagnie de M. de Cyrano (140), mon Cousin, qui me prêta de l’argent pour mon retour, j’allai à Civita-Vecchia, et me mis sur une galère qui m’amena jusqu’à Marseille.

Pendant tout ce voyage, je n’eus l’esprit tendu qu’aux merveilles de celui que je venois de faire. J’en commençai les mémoires dès ce temps-là ; et quand j’ai été de retour, je les mis autant en ordre que la maladie qui me retient au lit me l’a pu permettre. Mais, prévoyant qu’elle sera la fin de mes études et de mes travaux, pour tenir parole au Conseil de ce Monde-là, j’ai prié M. Le Bret, mon plus cher et mon plus inviolable ami, de les donner au Public, avec l’Histoire de la République du Soleil, celle de l’Étincelle, et quelques autres Ouvrages de même façon, si ceux qui nous les ont dérobés les lui rendent, comme je les en conjure de tout de mon cœur.



Dans le Manuscrit de la Bibliothèque nationale, la fin de l’utopie cyranesque est toute différente de celle de l’édition originale de 1657 :

Après, p. 115… « un si vif que je l’eusse comprise : « Ces opinions diaboliques et ridicules me firent naître un frémissement par tout le corps ; je commençai alors de contempler cet homme avec un peu plus d’attention et je fus bien ébahi de remarquer sur son visage je ne sais quoi d’effroyable que je n’avois pas encore aperçu : ses yeux étaient petits et enfoncés, le teint basané, la bouche grande, le menton velu, les ongles noirs, « O Dieu ! me songeois-je aussitôt, ce misérable est réprouvé dès cette vie et possible même que c’est l’Antechrist dont il se parle tant dans notre Monde. »

Je ne voulus pas pourtant lui découvrir ma pensée à cause de l’estime que je faisois de son esprit, et véritablement les favorables aspects dont Nature avoit regardé son berceau m’avoient fait concevoir quelque amitié pour lui. Je ne pus toutefois si bien me contenir que je n’éclatasse avec des imprécations qui le menaçoient d’une mauvaise fin. Mais lui, renviant sur ma colère : « Oui, s’écria-t-il, par la Mort…… » Je ne sais pas ce qu’il me préméditoit de dire, car, sur cette entrefaite, on frappa à la porte de notre chambre et je vois entrer un grand homme noir tout velu. Il s’approcha de nous et saisissant le blasphémateur à force de corps, il l’enleva par la cheminée.

La pitié que j’eus du sort de ce malheureux m’obligea de l’embrasser pour l’arracher des griffes de l’Éthiopien, mais il fut si robuste qu’il nous enleva tous deux, de sorte qu’en un moment nous voilà dans la nuë. Ce riétoit plus l’amour dit prochain qui m’obligeoit à le serrer étroitement, mais l’appréhension de tomber. Après avoir été je ne sais combien de jours à percer le Ciel, sans savoir ce que je deviendrois, je reconnus que j’approchois de notre Monde. Déjà je distinguois l’Asie de l’Europe et l’Europe de l’Afrique, déjà même mes yeux, par mon abaissement, ne pouvoient sè courber au delà de l’Italie, quand le cœur me dit que ce Diable sans doute emportoit mon hôte aux Enfers, en corps et en Âme, et que c’étoit pour cela qu’il le passoit par notre terre, à cause que l’Enfer est dans son centre. J’oubliai toutefois cette réflexion et tout ce qui m’étoit arrivé depuis que le Diable étoit notre voiture, à la frayeur que me donna la vue d’une montagne en feu que je touchai quasi. L’objet de brûlant spectacle me fit crier « Jésus Maria ». J’avois à peine achevé la dernière lettre que je me trouvais étendu sur des bruyères au coupeau d’une petite colline, et deux ou trois pasteurs autour de moi qui récitoient des litanies et me parlaient italien. « Ô ! m’écriais-je alors, Dieu soit loué ! J’ai donc enfin trouvé des chrétiens au Monde de la Lune. Hé ! dites-moi, mes amis, en quelle province de votre Monde suis-je maintenant ? — En Italie, me répondirent-ils.

Comment, interrompis-je, y a-t-il une Italie aussi au Monde de la Lune ? J’avois encore si peu réfléchi sur cet accident que je ne m’étois pas encore aperçu qui’ils me parloient italien et que je leur répondois de même.

Quand doncques je fus tout à fait désabusé et que rien ne m’empêcha plus de connoître que j’étois de retour en ce Monde, je me laissai conduire où ces paysans voulurent me mener. Mais je n’étois pas encore arrivé aux portes de que tous les chiens de la ville se vinrent précipiter sur moi, et sans que la peur me jeta dans une maison où je mis barre entre nous, j’étois infailliblement englouti.

Un quart d’heure après comme je me reposais dans ce logis, voici qu’on entend à l’entour un sabbat de tous les chiens, je crois, du Royaume ; on y voyait depuis le dogue jusqu’au bichon, hurlant de plus épouvantable furie que s’ils eussent fait l’anniversaire de leur premier Adam.

Cette aventure ne causa pas peu d’admiration à toutes les personnes qui la virent ; mais aussitôt que j’eus éveillé mes rêveries sur cette circonstance, je m’imaginai tout à l’heure que ces animaux étoient acharnés contre moi à cause du monde d’où je venois ; car, disois-je en moi-mesme, comme ils ont accoutumé d’aboyer à la Lune pour la douleur qu’elle leur fait de si loin, sans doute il se sont voulu jeter dessus moi parce que je sens la Lune, dont l’odeur les fâche. »

Pour me purger de ce mauvais air, je m’exposai tout nu au Soleil, dessus une terrasse. Je m’y hâlé quatre ou cinq heures durant au bout desquelles je descendis, et les chiens, ne sentant plus l’influence qui m’avoit fait leur ennemi, s’en retournèrent chacun chez soi.

Je m’enquis au port quand un vaisseau partiroit pour la France, et lors que je fus embarqué, je n’eus l’esprit tendu qu’à ruminer aux merveilles de mon voyage. J’admirai mille fois la Providence de Dieu qui avoit reculé ces hommes, naturellement impies, en un lieu, où ils ne pussent corrompre ses biens-aimés, et les avoit punis de leur orgueil en les abandonnant à leur propre suffisance. Aussi je ne doute point qu’il n’ait différé jusques ici d’envoyer leur prêcher l’Évangile, parce qu’il savoit qu’ils en abuseroient et que cette résistance ne serviroit qu’à leur faire mériter une plus rude punition en l’Autre Monde.


Notes

74. Tout licencié voulant être reçu donnait une pièce de drap au professeur devant lequel il devait passer son examen.

75. Cyrano est ici partisan du vide s’il parle par la bouche de l’Espagnol. Rappelons que la fameuse expérience du Puy-de-Dôme a eu lieu en 1647.

76. Pris dans la Science Universelle, de Ch. Sorel, 1641.

77. Cyrano se rallie ici à l’unité de la matière, idée très ancienne.

78. Cette remarque est conforme aux vues de Galilée.

79. Les ouvrages du xviie siècle sont remplis de discussions sur le vide et le plein. Le passage visé riposte aux adeptes du plein. Pour répondre aux vacuistes, Cyrano fait parler Descartes qu’il rencontre dans le Soleil.

80. Pris dans la Science Universelle, de Ch. Sorel, 1641, p. 41.

81. Cyrano reconnaît la pesanteur de l’air et la pression atmosphérique. Le Père Mersenne soupçonnait la pesanteur de l’air en 1632. Les expériences de Torricelli sont de 1644 et les expériences de Pascal au Puy-de-Dôme du 19 septembre 1648.

82. Gens d’école, infatués de la philosophie d’Aristote, qui était la seule admise dans les écoles.

83. Ce passage, dit M. Juppont, ne permet pas de doute sur la portée du mot feu qui est bien notre énergie, autrement la phrase n’aurait aucune signification. — Et cependant le mot énergie était employé par Gassendi.

84. Expression employée alors en parlant des animaux qui se reproduisent par portée ou ventrée.

85. Les arguments produits ici vont contre la doctrine de Descartes qui refusait aux animaux la raison et l’intelligence. Cyrano est gassendiste.

86. Cyrano retourne avec dérision ces deux vers d’Ovide :

Os homini sublime dedit, cœlumque tirent
Jussit, et erectos ad sidera tellere vultus.

87. Voir la dispute de Panurge et le Royaume d’Entéléchie (Toldo).

88. Couvert d’une cotte de maille.

89. Épée courte et pointue.

90. Noble, généreux.

91. La communauté des hommes et des femmes se trouve décrite dans la Cité du Soleil de Campanella.

92. Tout ce passage est une allusion ingénieuse et satirique au procès de Galilée.

93. Ce mot indique une nuance toute particulière dans la manière de saluer.

94. Cyrano va copier Théophile de Viau, qui a dit dans sa satyre première :

Tel est grave et pesant qui fut jadis volage…
Une sale vieillesse en déplaisir confite,
Qui toujours se chagrine et toujours se dépite…
Alors que l’impuissance éteint sa convoitise
Veut que notre bon sens révère sa sottise.

95. Impetrare, obtenir.

96. Les carottes dont Diogène faisait sa nourriture.

97. Adam qui mangea le fruit défendu et créa le péché originel.

98. Dessert qui précède la sortie de table. Ce mot était déjà vieux du temps de Cyrano.

99. Dans la Cité du Soleil, de Campanella, il y a un pseudo-médecin qui est chargé de surveiller le régime des aliments.

100. « Le Monde est un animal immense dans le sein duquel nous vivons comme vivent les vers dans notre corps » (La Cité du Soleil) c’est, dit M. Toldo, la théorie de Campanella, mais élargie et élevée en système, une sorte d’exagération de la découverte de la constitution cellulaire des corps organisés et une divination des micro-organismes. — Voir également Francion (livre XI). — Enfin Le Bret avait pris le soin de nous avertir que Cyrano a discouru sur l’infini et les petits corps ou atomes après Démocrite, Épicure et Lucrèce (Préface de l’Histoire comique, 1657).

101. Détourner.

102. Ne pense-t-on point, en lisant ceci, à la théorie récente de la phagocytose (Rémy de Gourmont).

103. Rabelais (livre V) a parlé de « l’isle d’Odes, en laquelle les chemins cheminent » et « des chemins passans, chemins croisans, chemins traversans ».

104. Tout cela sentirait l’athéisme, aussi Cyrano côtoie l’écueil, car avec l’éternité de la matière, il pouvait se passer de Dieu, et il le place à côté de la matière (P. Brun).

105. Origène se demande si l’Univers a commencé, ce que faisait Dieu avant ce commencement.

106. L’explication qui suit est la théorie de Lucrèce, c’est-à-dire d’Epicure, interprétée par Gassendi.

107. Gassendi avait émis la théorie du feu, principe du monde.

108. Ce résultat ne pourrait être obtenu qu’avec des dés pipés. « Or il semble bien que les dés dont la Nature s’est servie dans la fabrique du Monde devaient être dans ce cas, et l’intelligence qui voit cette merveille ne peut, à moins de renoncer à elle-même, se persuader qu’elle se soit produite sans intelligence (Jacques Denis).

109. Désigner pour dessiner.

110. Cyrano aurait ici pressenti l’embryogénie qui soutient la théorie de l’évolution, en établissant que, dès le sein de nos mères, nous avons passé par les principales espèces animales existantes (Pierre Brun). — Aux yeux de M. Juppont, Cyrano a soupçonné l’évolution des espèces animales et végétales formulées par Lamarck et Darwin.

111. On rencontrait alors en France beaucoup d’horloges hydrauliques d’après le système de Salomon de Caus.

112. Voici le texte extrait de la Philosophiæ Epicuri Syntagma de Gassendi (t. III, p. 42) : Universe autem diversitas haec ex eo oritur, quod partim colorum species soni, odores, sapores, et qualitates cœterac texantur ex corpusculis.

113. Trous, ouvertures.

114. Depuis… alors rencontrant : Dicimus itaque… toujours traduit de Gassendi.

115. Lucrèce, dans son poème de Natura rerum.

116. Descartes : La Dioptrique.

117. Toujours le texte depuis « ce miracle procède » est traduit de la Philosophie de Gassendi ; les dissertations de Cyrano sur la vue, l’ouïe, le toucher, etc., sont prises dans cet ouvrage.

118. Ce principe a été invoqué par le Dr Gustave Lebon pour démontrer que la radioactivité n’est pas spéciale au radium, mais une propriété générale des corps.

119. Patiner signifie ici manier en tâtonnant comme fait un aveugle.

120. Flèche, dont le fer était quadrangulaire.

121. C’est le lampire noctiluque, voir Les Animaux et les Végétaux lumineux de H. Gadeau de Kerville, Paris, 1890.

122. Les électriciens ont constaté un phénomène analogue, mais Cyrano ignorait l’électricité.

123. L’ouvrage auquel Cyrano fait allusion doit être la fameuse utopie de Civitas Solis. Quand au Grand Œuvre des philosophes ce serait également un autre ouvrage de Campanella : Universalis Philosophiœ seu metaphysicum rerum juxte propria dogmatica, partes tres, libri XVIII, Paris, 1637.

124. Cette prescience du phonographe, Ch. Sorel l’avait indiquée à Cyrano en publiant l’extrait d’une lettre datée d’Amsterdam du 23 avril 1643, voir p. 227 du Nouveau recueil des pièces les plus agréables de ce temps, Paris, 1644. Sorel lui-même avait pris la description de ces éponges parlantes dans le No d’avril 1632 du Courrier véritable, petit in-4o de 4 pp.

125. Puis, après avoir entendu l’accusé, les magistrats le condamnent à la peine qu’il a encourue, selon qu’il a manqué à la bienfaisance,… à la reconnaissance (La Cité du Soleil).

126. Voir le Berger extravagant, de Sorel, livre XII et Remarques.

127. Mesure de cinq pieds.

128. Dans le Deuil Lucien en veut à ceux qui répandent des larmes aux funérailles, et Thomas Morus dans son Utopie refuse de plaindre ceux qui quittent la vie.

129. Voir toujours Ch. Sorel : Le Berger extravagant, Livre XII et Remarques ; également la Cité du Soleil, de Campanella.

130. C’est-à-dire disposer de sa vie.

131. Toujours pris dans le Berger extravagant, de Sorel, Livre II et Remarques.

132. « Cependant je vous avertis, et ne vous en déplaise, un sage conseille bien un fou. Il ne faut pas dire ces parties-là honteuses… vous feriez tort à la Nature qui n’a rien fait de honteux ; ces parties-là sont secrètes, nobles, désirables, mignonnes et exquises comme l’or que l’on cache. » Béroalde de Verville : Le Moyen de Parvenir, 1610.

133. Cyrano anticipe ici sur le Code civil de Napoléon Ier.

134. D’après M. Juppont, Cyrano précise ici toute sa pensée sur l’évolution de la matière.

135. M. Jacques Denis trouve que Cyrano raisonne assez mal ; « n’est-ce pas sortir des considérations purement matérialistes que de supposer dans la Nature une aspiration, je ne dis pas au changement, mais à un progrès quelconque ? Et fera-t-on jamais sortir de l’idée des propriétés de la matière, l’idée de progrès ?

136. La possibilité des traitements psychiques est reconnue depuis longtemps.

137. « Ces pensées, quelque peu confuses, mais hardies, étaient le fruit naturel et inattendu de l’opinion de Copernic, renouvelée et affirmée par Galilée. Du moment que la Terre tournait autour du Soleil, et non le Ciel autour de la Terre, elle perdait la place privilégiée que l’ancienne astronomie lui avait faite dans le système du Monde et il devenait ridicule de supposer que la Lune, le Soleil et tant d’astres n’eussent été faits que pour le service de l’homme. » (Jacques Denis.)

138. Armées fantastiques, qui apparaissent dans le Ciel et qui sont créées par le jeu de la lumière du soleil dans les nuages (Voir les Histoires admirables et mémorables recueillies par Simon Goulart).

139. Préjugé populaire qui veut que les chiens aboient après la lune, d’où l’expression proverbiale : aboyer à la lune ; c’est-à-dire menacer en vain, s’indigner contre plus puissant que soi.

140. Pierre de Cyrano, sieur de Cassan, qui demeurait ordinairement à Sannois ; c’est lui qui recueillit dans sa maison Cyrano de Bergerac qui y avait été transporté pour y mourir.

  1. Irlandais