L’Autre monde (Cyrano de Bergerac)/L’Autre monde/II.2. Les États et Empires du Soleil

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Texte établi par Frédéric Lachèvre, Garnier (p. 190-265).


Histoire des oiseaux (193).


Je commençois de m’endormir, comme j’aperçus en l’air un Oiseau merveilleux qui planoit sur ma tête ; il se soutenoit d’un mouvement si léger et si imperceptible, que je doutai plusieurs fois si ce n’étoit point encore un petit univers balancé par son propre centre. Il descendit pourtant peu à peu, et arriva enfin si proche de moi, que mes yeux soulagés furent tout pleins de son image. Sa queue paroissoit verte, son estomac d’azur émaillé, ses ailes incarnates, et sa tête de pourpre faisoit briller en s’agitant une couronne d’or, dont les rayons jaillissoient de ses yeux.

Il fut longtemps à voler dans la nue, et je me tenois tellement collé à tout ce qu’il devenoit, que mon âme s’étant toute repliée et comme raccourcie à la seule opération de voir, elle n’atteignit presque pas jusqu’à celle d’ouïr, pour me faire entendre que l’Oiseau parloit en chantant.

Ainsi peu à peu débandé de mon extase, je remarquai distinctement les syllabes, les mots et le discours qu’il articula,

Voici donc au mieux qu’il m’en souvient, les termes dont il arrangea le tissu de sa chanson :

« Vous êtes étranger, siffla l’Oiseau fort agréablement, et naquîtes dans un Monde d’où je suis originaire. Or cette propension secrète dont nous sommes émus pour nos compatriotes, est l’instinct qui me pousse à vouloir que vous sachiez ma vie.

« Je vois votre esprit tendu à comprendre comment il est possible que je m’explique à vous d’un discours suivi, vu qu’encore que les Oiseaux contrefassent votre parole, ils ne la conçoivent pas ; mais aussi quand vous contrefaites l’aboi d’un chien ou le chant d’un rossignol, vous ne concevez pas non plus ce que le chien ou le rossignol ont voulu dire. Tirez donc conséquence de là que ni les Oiseaux ni les Hommes ne sont pas pour cela moins raisonnables.

« Cependant de même qu’entre vous autres, il s’en est trouvé de si éclairés, qu’ils ont entendu et parlé notre langue comme Apollonius Tianeus, Anaximander, Ésope (194), et plusieurs dont je vous tais les noms, pour ce qu’ils ne sont jamais venus à votre connoissance ; de même parmi nous il s’en trouve qui entendent et parlent la vôtre. Quelques-uns, à la vérité, ne savent que celle d’une nation. Mais tout ainsi qu’il se rencontre des Oiseaux qui ne disent mot, quelques-uns qui gazouillent, d’autres qui parlent, il s’en rencontre encore de plus parfaits qui savent user de toutes sortes d’idiomes ; quant à moi j’ai l’honneur d’être de ce petit nombre.

« Au reste vous sautez qu’en quelque Monde que ce soit, Nature a imprimé aux Oiseaux une secrète envie de voler jusqu’ici, et peut-être que cette émotion de notre volonté est ce qui nous a fait croître des ailes, comme les femmes grosses produisent sur leurs enfans la figure des choses qu’elles ont désirées ; ou plutôt comme ceux qui passionnant de savoir nager ont été vus tout endormis se plonger au courant des fleuves, et franchir avec plus d’adresse qu’un expérimenté nageur, des hasards qu’étant éveillés ils n’eussent osé seulement regarder ; ou comme ce fils du Roi Crésus (195), à qui un véhément désir de parler pour garantir son père, enseigna tout d’un coup une langue ; ou bref comme cet ancien qui pressé de son ennemi et surpris sans armes, sentit croître sur son front des cornes de taureau, par le désir qu’une fureur semblable à celle de cet animal lui en inspira.

Quand donc les Oiseaux sont arrivés au Soleil, ils vont joindre la république de leur espèce. Je vois bien que vous êtes gros (196) d’apprendre qui je suis. C’est moi que parmi vous on appelle Phénix. Dans chaque Monde il n’y en a qu’un à la fois, lequel y habite durant l’espace de cent ans ; car au bout d’un siècle, quand sur quelque montagne d’Arabie il s’est déchargé d’un gros œuf au milieu des charbons de son bûcher, dont il a trié la matière de rameaux d’aloès, de cannelle et d’encens, il prend son essor, et dresse sa volée au Soleil, comme la patrie où son cœur a longtemps aspiré. Il a bien fait auparavant tous ses efforts pour ce voyage ; mais la pesanteur de son œuf, dont les coques si épaisses qu’il faut un siècle à le couver, retardoit toujours l’entreprise.

« Je me doute bien que vous aurez de la peine à concevoir cette miraculeuse production ; c’est pourquoi je veux vous l’expliquer. Le Phénix est hermaphrodite ; mais entre les hermaphrodites, c’est encore un autre Phénix tout extraordinaire, car… »

Il resta un demi-quart d’heure sans parler, et puis il ajouta : « Je vois bien que vous soupçonnez de fausseté ce que je vous viens d’apprendre ; mais si je ne dis vrai, je veux jamais n’aborder votre globe, qu’un Aigle ne fonde sur moi. »

Il demeura encore quelque temps à se balancer dans le Ciel, et puis il s’envola.

L’admiration qu’il m’avoit causée par son récit me donna la curiosité de le suivre ; et parce qu’il fendoit le vague des cieux d’un essor non précipité, je le conduisis de la vue et du marcher assez facilement.

Environ au bout de cinquante lieues, je me trouvai dans un pays si plein d’Oiseaux, que leur nombre égaloit presque celui des feuilles qui les couvroient. Ce qui me surprit davantage fut que ces Oiseaux, au lieu de s’effaroucher à ma rencontre, voltigeoient alentour de moi ; l’un siffloit à mes oreilles, l’autre faisoit la roue sur ma tête ; bref après que leurs petites gambades eurent occupé mon attention fort longtemps, tout à coup je sentis mes bras chargés de plus d’un million de toutes sortes d’espèces, qui pesoient dessus si lourdement, que je ne les pouvois remuer.

Ils me tinrent en cet état jusqu’à ce que je vis arriver quatre grandes Aigles, dont les unes m’ayant de leurs serres accolé par les jambes, les deux autres par les bras, m’enlevèrent fort haut.

Je remarquai parmi la foule une Pie, qui tantôt deçà, tantôt delà, voloit et revoloit avec beaucoup d’empressement, et j’entendis qu’elle me cria que je ne me défendisse point, à cause que ses compagnons tenoient déjà conseil de me crever les yeux. Cet avertissement empêcha toute la résistance que j’aurois pu faire ; de sorte que ces Aigles m’emportèrent à plus de mille lieues de là dans un grand bois, qui étoit (à ce que dit ma Pie) la ville où leur Roi faisoit sa résidence.

La première chose qu’ils firent fut de me jeter en prison dans le tronc creusé d’un grand chêne, et quantité des plus robustes se perchèrent sur les branches, où ils exercèrent les fonctions d’une compagnie de soldats sous les armes.

Environ au bout de vingt-quatre heures, il en entra d’autres en garde qui relevèrent ceux-ci. Cependant que j’attendois avec beaucoup de mélancolie ce qu’il plairoit à la Fortune d’ordonner de mes désastres, ma charitable Pie m’apprenoit tout ce qui se passoit.

Entre autres choses, il me souvient qu’elle m’avertit que la populace des Oiseaux avoit fort crié de ce qu’on me gardoit si longtemps sans me dévorer ; qu’ils avoient remontré que j’amaigrirois tellement qu’on ne trouveroit plus sur moi que des os à ronger.

La rumeur pensa s’échauffer en sédition, car ma Pie s’étant émancipée de représenter que c’étoit un procédé barbare, de faire ainsi mourir sans connoissance de cause, un animal qui approchoit en quelque sorte de leur raisonnement, ils la pensèrent mettre en pièces, alléguant que cela seroit bien ridicule de croire qu’un animal tout nu, que la Nature même en mettant au jour ne s’étoit pas souciée de fournir des choses nécessaires à le conserver, fût comme eux capable de raison : « Encore, ajoutoient-ils, si c’étoit un animal qui approchât un peu davantage de notre figure, mais justement le plus dissemblable, et le plus affreux ; enfin une bête chauve, un oiseau plumé, une chimère amassée de toutes sortes de natures, et qui fait peur à toutes : l’Homme, dis-je, si sot et si vain, qu’il se persuade que nous n’avons été faits que pour lui ; l’Homme qui avec son âme si clairvoyante, ne sauroit distinguer le sucre d’avec l’arsenic, et qui avalera de la ciguë que son beau jugement lui auroit fait prendre pour du persil ; l’Homme qui soutient qu’on ne raisonne que par le rapport des sens, et qui cependant a les sens les plus foibles, les plus tardifs et les plus faux d’entre toutes les créatures ; l’Homme enfin que la Nature, pour faire de tout, a créé comme les monstres, mais en qui pourtant elle a infus l’ambition de commander à tous les animaux et de les exterminer (197). »

Voilà ce que disoient les plus sages : pour la commune (198), elle crioit que cela étoit horrible, de croire qu’une bête qui n’avoit pas le visage fait comme eux, eût de la raison. « Hé ! quoi, murmuroient-ils l’un à l’autre, il n’a ni bec, ni plumes, ni griffes, et son âme seroit spirituelle ! O Dieux ! quelle impertinence ! »

La compassion qu’eurent de moi les plus généreux n’empêcha point qu’on n’instruisît mon procès criminel : on en dressa toutes les écritures dessus l’écorce d’un cyprès ; et puis au bout de quelques jours je fus porté au tribunal des Oiseaux. Il n’y avoit pour avocats, pour conseillers, et pour juges, à la séance, que des Pies, des Geais et des Étourneaux ; encore n’avoit-on choisi que ceux qui entendoient ma langue.

Au lieu de m’interroger sur la sellette, on me mit à califourchon sur un chicot de bois pourri, d’où celui qui présidoit à l’auditoire, après avoir claqué du bec deux ou trois coups, et secoué majestueusement ses plumes, me demanda d’où j’étois, de quelle nation, et de quelle espèce. Ma charitable Pie m’avoit donné auparavant quelques instructions qui me furent très-salutaires, et entre autres que je me gardasse bien d’avouer que je fusse Homme. Je répondis donc que j’étois de ce petit Monde qu’on appeloit la Terre, dont le Phénix et quelques autres que je voyois dans l’assemblée, pouvoient leur avoir parlé ; que le climat qui m’avoit vu naître étoit assis sous la zone tempérée du pôle arctique, dans une extrémité de l’Europe qu’on nommoit la France ; et quant à ce qui concernoit mon espèce, que je n’étois point Homme comme ils se figuroient, mais Singe ; que des hommes m’avoient enlevé au berceau fort jeune, et nourri parmi eux ; que leur mauvaise éducation m’avoit ainsi rendu la peau délicate ; qu’ils m’avoient fait oublier ma langue naturelle, et instruit à la leur ; que pour complaire à ces animaux farouches, je m’étais accoutumé à ne marcher que sur deux pieds ; et qu’enfin, comme on tombe plus facilement qu’on ne monte d’espèce, l’opinion, la coutume, et la nourriture de ces bêtes immondes avoient tant de pouvoir sur moi, qu’à peine mes parens qui sont Singes d’honneur, me pourroient eux-mêmes reconnoître. J’ajoutai pour ma justification, qu’ils me fissent visiter par des experts, et qu’en cas que je fusse trouvé Homme, je me soumettais à être anéanti comme un monstre.

« Messieurs, s’écria une Arondelle de l’assemblée dès que j’eus cessé de parler, je le tiens convaincu ; vous n’avez pas oublié qu’il vient de dire que le Pays qui l’avoit vu naître étoit la France ; mais vous savez qu’en France les singes n’engendrent point : après cela jugez s’il est ce qu’il se vante d’être ? »

Je répondis à mon accusatrice que j’avois été enlevé si jeune du sein de mes parens, et transporté en France, qu’à bon droit je pouvois appeler mon pays natal celui duquel je me souvenois le plus loin.

Cette raison, quoique spécieuse, n’étoit pas suffisante ; mais la plupart, ravis d’entendre que je n’étois pas Homme, furent bien aises de le croire ; car ceux qui n’en avoient jamais vu ne pouvoient se persuader qu’un homme ne fût bien plus horrible que je ne leur paroissois, et les plus sensés ajoutoient que l’Homme étoit quelque chose de si abominable, qu’il étoit utile qu’on crût que ce n’étoit qu’un être imaginaire.

De ravissement tout l’auditoire en battit des ailes, et sur l’heure on me mit pour m’examiner au pouvoir des syndics, à la charge de me représenter le lendemain, et d’en faire à l’ouverture des chambres le rapport à la Compagnie. Ils s’en chargèrent donc, et me portèrent dans un bocage reculé. Là pendant qu’ils me tinrent, ils ne s’occupèrent qu’à gesticuler autour de moi cent sortes de culbutes, à faire la procession des coques de noix sur la tête. Tantôt ils battoient des pieds l’un contre l’autre, tantôt ils creusoient de petites fosses pour les remplir, et puis j’étois tout étonné que je ne voyois plus personne.

Le jour et la nuit se passèrent à ces bagatelles, jusqu’au lendemain que l’heure prescrite étant venue, on me reporta derechef comparoître devant mes juges, où mes syndics interpellés de dire vérité, répondirent que pour la décharge de leur conscience, ils se sentoient tenus d’avertir la Cour qu’assurément je n’étois pas Singe comme je me vantois : « Car, disoient-ils, nous avons eu beau sauter, marcher, pirouetter et inventer en sa présence cent tours de passe, par lesquels nous prétendions l’émouvoir à faire de même, selon la coutume des Singes. Or quoiqu’il eût été nourri parmi les Hommes, comme le Singe est toujours Singe, nous soutenons qu’il n’eût pas été en sa puissance de s’abstenir de contrefaire nos singeries. Voilà, Messieurs, notre rapport. »

Les juges alors s’approchèrent pour venir aux opinions ; mais on s’aperçut que le Ciel se couvroit et paroissoit chargé. Cela fit lever l’assemblée.

Je m’imaginois que l’apparence du mauvais temps les y avoit conviés, quand l’Avocat Général me vint dire, par ordre de la Cour, qu’on ne me jugeroit point ce jour-là ; que jamais on ne vidoit un procès criminel lorsque le Ciel n’étoit pas serein, parce qu’ils craignoient que la mauvaise température de l’air n’altérât quelque chose à la bonne constitution de l’esprit des juges ; que le chagrin dont l’humeur des Oiseaux se charge durant la pluie, ne dégorgeât sur la cause, ou qu’enfin la Cour ne se vengeât de sa tristesse sur l’accusé ; c’est pourquoi mon jugement fut remis à un plus beau temps. On me ramena donc en prison, et je me souviens que pendant le chemin ma charitable Pie ne m’abandonna guère, elle vola toujours à mes côtés, et je crois qu’elle ne m’eût point quitté, si ses compagnons ne se fussent approchés de nous.

Enfin j’arrivai au lieu de ma prison, où pendant ma captivité je ne fus nourri que du pain du Roi : c’étoit ainsi qu’ils appeloient une cinquantaine de vers, et autant de guillots (199) qu’ils m’apportoient à manger de sept heures en sept heures.

Je pensois recomparoître dès le lendemain, et tout le monde le croyoit ainsi ; mais un de mes Gardes me conta au bout de cinq ou six jours, que tout ce temps-là avoit été employé à rendre justice à une communauté de Chardonnerets, qui l’avoit implorée contre un de leurs compagnons. Je demandai à ce Garde de quel crime ce malheureux étoit accusé : « Du crime, répliqua le Garde, le plus énorme dont un Oiseau puisse être noirci. On l’accuse… le pourrez-vous bien croire ? On l’accuse… mais, bons Dieux ! d’y penser seulement les plumes m’en dressent à la tête… Enfin on l’accuse de n’avoir pas encore depuis six ans mérité d’avoir un ami ; c’est pourquoi il a été condamné à être Roi, et Roi d’un peuple différent de son espèce.

« Si ses sujets eussent été de sa nature, il auroit pu tremper au moins des yeux et du désir dedans leurs voluptés ; mais comme les plaisirs d’une espèce n’ont point du tout de relation avec les plaisirs d’une autre espèce, il supportera toutes les fatigues, et boira toutes les amertumes de la Royauté, sans pouvoir en goûter aucune des douceurs.

« On l’a fait partir ce matin environné de beaucoup de médecins, pour veiller à ce qu’il ne s’empoisonne dans le voyage. » Quoique mon Garde fût grand causeur de sa nature, il ne m’osa pas entretenir seul plus longtemps, de peur d’être soupçonné d’intelligence. Environ sur la fin de la semaine, je fus encore ramené devant mes juges.

On me nicha sur le fourchon d’un petit arbre sans feuilles. Les Oiseaux de longue robe, tant Avocats, Conseillers que Présidens, se juchèrent tous par étage, chacun selon sa dignité, au coupeau d’un grand cèdre. Pour les autres qui n’assistoient à l’assemblée que par curiosité, ils se placèrent pêle-mêle tant que les sièges furent remplis, c’est-à-dire tant que les branches du cèdre furent couvertes de pattes.

Cette Pie que j’avois toujours remarquée pleine de compassion pour moi, se vint percher sur mon arbre, où, feignant de se divertir à becqueter la mousse : « En vérité, me dit-elle, vous ne sauriez croire combien votre malheur m’est sensible, car encore que je n’ignore pas qu’un Homme parmi les vivans est une peste dont on devroit purger tout État bien policé ; quand je me souviens toutefois d’avoir été dès le berceau élevée parmi eux, d’avoir appris leur langue si parfaitement, que j’en ai presque oublié la mienne, et d’avoir mangé de leur main des fromages mous si excellens que je ne saurois y songer sans que l’eau m’en vienne aux yeux et à la bouche, je sens pour vous des tendresses qui m’empêchent d’incliner au plus juste parti. »

Elle achevoit ceci, quand nous fûmes interrompus par l’arrivée d’un Aigle qui se vint asseoir entre les rameaux d’un arbre assez proche du mien. Je voulus me lever pour me mettre à genoux devant lui, croyant que ce fût le Roi, si ma Pie de sa patte ne m’eût contenu en mon assiette. « Pensiez-vous donc, me dit-elle, que ce grand Aigle fût notre souverain ? C’est une imagination de vous autres Hommes, qui à cause que vous laissez commander aux plus grands, aux plus forts et aux plus cruels de vos compagnons, avez sottement cru, jugeant de toutes choses par vous, que l’Aigle nous devoit commander.

« Mais notre politique est bien autre ; car nous ne choisissons pour notre Roi que le plus foible, le plus doux, et le plus pacifique ; encore le changeons-nous tous les six mois, et nous le prenons foible, afin que le moindre à qui il auroit fait quelque tort, se pût venger de lui. Nous le choisissons doux, afin qu’il ne haïsse ni ne se fasse haïr de personne, et nous voulons qu’il soit d’une humeur pacifique, pour éviter la guerre, le canal de toutes les injustices.

« Chaque semaine, il tient les États, où tout le monde est reçu à se plaindre de lui. S’il se rencontre seulement trois Oiseaux mal satisfaits de son gouvernement, il en est dépossédé, et l’on procède à une nouvelle élection.

« Pendant la journée que durent les États, notre Roi est monté au sommet d’un grand if sur le bord d’un étang, les pieds et les ailes liés, Tous les Oiseaux l’un après l’autre passent par devant lui ; et si quelqu’un d’eux le sait coupable du dernier supplice, il le peut jeter à l’eau. Mais il faut que sur-le-champ il justifie la raison qu’il en a eue, autrement il est condamné à la mort triste. »

Je ne pus m’empêcher de l’interrompre pour lui demander ce qu’elle entendoit par la mort triste, et voici ce qu’elle me répliqua :

« Quand le crime d’un coupable est jugé si énorme, que la mort est trop peu de chose pour l’expier, on tâche d’en choisir une qui contienne la douleur de plusieurs, et l’on y procède de cette façon :

« Ceux d’entre nous qui ont la voix la plus mélancolique et la plus funèbre, sont délégués vers le coupable qu’on porte sur un funeste cyprès. Là ces tristes musiciens s’amassent tout autour, et lui remplissent l’âme par l’oreille de chansons si lugubres et si tragiques, que l’amertume de son chagrin désordonnant l’économie de ses organes et lui pressant le cœur, il se consume à vue d’œil, et meurt suffoqué de tristesse.

« Toutefois un tel spectacle n’arrive guère ; car comme nos Rois sont fort doux, ils n’obligent jamais personne à vouloir pour se venger encourir une mort si cruelle.

« Celui qui règne à présent est une Colombe dont l’humeur est si pacifique, que l’autre jour qu’il falloit accorder deux Moineaux, on eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre ce que c’étoit qu’inimitié. »

Ma Pie ne put continuer un si long discours, sans que quelques-uns des assistants y prissent garde ; et parce qu’on la soupçonnoit déjà de quelque intelligence, les principaux de l’assemblée lui firent mettre la main sur le collet par un Aigle de la Garde qui se saisit de sa personne. Le Roi Colombe arriva sur ces entrefaites ; chacun se tut, et la première chose qui rompit le silence, fut la plainte que le grand Censeur des Oiseaux dressa contre la Pie, Le Roi pleinement informé du scandale dont elle étoit cause, lui demanda son nom, et comment elle me connoissoit. « Sire, répondit-elle fort étonnée, je me nomme Margot ; il y a ici force Oiseaux de qualité qui répondront de moi. J’appris un jour au Monde de la Terre d’où je suis native, par Guillery l’Enrhumé que voilà (qui, m’ayant entendu crier en cage, me vint visiter à la fenêtre où j’étois pendue), que mon père étoit Courte-queue, et ma mère Croque-noix. Je ne l’aurois pas su sans lui ; car j’avois été enlevée de dessous l’aile de mes parens au berceau, fort jeune. Ma mère quelque temps après en mourut de déplaisir, et mon père désormais hors d’âge de faire d’autres enfans, désespéré de se voir sans héritiers, s’en alla à la guerre des Geais, où il fut tué d’un coup de bec dans la cervelle. Ceux qui me ravirent furent certains animaux sauvages qu’on appelle porchers, qui me portèrent vendre à un château, où je vis cet Homme à qui vous faites maintenant le procès. Je ne sais s’il conçut quelque bonne volonté pour moi, mais il se donnoit la peine d’avertir les serviteurs de me hacher de la mangeaille. Il avoit quelquefois la bonté de me l’apprêter lui-même. Si en hiver j’étois morfondue, il me portoit auprès du feu, calfeutroit ma cage ou commandoit au jardinier de me réchauffer dans sa chemise. Les domestiques n’osoient m’agacer en sa présence, et je me souviens qu’un jour il me sauva de la gueule du chat qui me tenoit entre ses griffes, où le petit laquais de ma Dame m’avoit exposée. Mais il ne sera pas mal à propos de vous apprendre la cause de cette barbarie. Pour complaire à Verdelet (c’est le nom du petit laquais) je répétois un jour les sottises qu’il m’avoit enseignées. Or il arriva, par malheur, quoique je récitasse toujours mes quolibets de suite, que je vins à dire en son ordre justement comme il entroit pour faire un faux message : Taisez-vous, fils de putain, vous avez menti ! Cet Homme accusé que voilà, qui connoissant le naturel menteur du fripon, s’imagina que je pourrois bien avoir parlé par prophétie, et envoya sur les lieux s’enquérir si Verdelet y avoit été : Verdelet fut convaincu de fourbe, Verdelet fut fouetté, et Verdelet pour se venger m’eût fait manger au matou, sans lui[1]. » Le Roi d’un baissement de tête, témoigna qu’il étoit content de la pitié qu’elle avoit eue de mon désastre ; il lui défendit toutefois de me plus parler en secret. Ensuite il demanda à l’Avocat de ma partie, si son plaidoyer étoit prêt. Il fit signe de la patte qu’il alloit parler, et voici ce me semble les mêmes points dont il insista contre moi :


Plaidoyer fait au parlement des oiseaux
les chambres assemblées,
contre un animal accusé d’être homme.


« Messieurs, la partie de ce criminel est Guillemette la Charnue, Perdrix de son extraction, nouvellement arrivée du Monde de la Terre, la gorge encore ouverte d’une balle de plomb que lui ont tirée les Hommes, demanderesse à l’encontre du genre humain, et par conséquent à l’encontre d’un animal que je prétends être un membre de ce grand corps. Il ne nous seroit pas malaisé d’empêcher par sa mort les violences qu’il peut faire ; toutefois comme le salut ou la perte de tout ce qui vit, importe à la République des vivans, il me semble que nous mériterions d’être nés Hommes, c’est-à-dire dégradés de la raison et de l’immortalité que nous avons par-dessus eux, si nous leur avions ressemblé par quelqu’une de leurs injustices.

« Examinons donc, Messieurs, les difficultés de ce procès avec toute la contention de laquelle nos divins esprits sont capables.

« Le nœud de l’affaire consiste à savoir si cet animal est Homme ; et puis en cas que nous avérions qu’il le soit, si pour cela il mérite la mort.

« Pour moi, je ne fais point de difficulté qu’il ne le soit, premièrement, par un sentiment d’horreur dont nous nous sommes tous sentis saisis à sa vue sans en pouvoir dire la cause[2] ; secondement, en ce qu’il rit comme un fou ; troisièmement, en ce qu’il pleure comme un sot ; quatrièmement, en ce qu’il se mouche comme un vilain ; cinquièmement, en ce qu’il est plumé comme un galeux ; sixièmement, en ce qu’il porte la queue[3] devant ; septièmement, en ce qu’il a toujours une quantité de petits grès carrés dans la bouche (200) qu’il n’a pas l’esprit de cracher ni d’avaler ; huitièmement, et pour conclusion, en ce qu’il lève en haut tous les matins ses yeux, son nez et son large bec, colle ses mains ouvertes la pointe au Ciel plat contre plat, et n’en fait qu’une attachée, comme s’il s’ennuyoit d’en avoir deux libres ; se casse les jambes par la moitié, en sorte qu’il tombe sur ses gigots (201) ; puis avec des paroles magiques qu’il bourdonne, j’ai pris garde que ses jambes rompues se rattachent, et qu’il se relève après aussi gai qu’auparavant. Or vous savez, Messieurs, que de tous les animaux il n’y a que l’Homme seul dont l’âme soit assez noire pour s’adonner à la magie, et par conséquent celui-ci est Homme. Il faut maintenant examiner si pour être Homme, il mérite la mort.

« Je pense, Messieurs, qu’on n’a jamais révoqué en doute que toutes les créatures sont produites par notre commune mère, pour vivre en société. Or si je prouve que l’Homme semble n’être né que pour la rompre, ne prouverai-je pas qu’allant contre la fin de sa création, il mérite que la nature se repente de son ouvrage ?

« La première et la plus fondamentale Loi pour la manutention d’une République, c’est l’égalité ; mais l’Homme ne la sauroit endurer éternellement : il se rue sur nous pour nous manger ; il se fait accroire que nous n’avons été faits que pour lui ; il prend, pour argument de sa supériorité prétendue, la barbarie avec laquelle il nous massacre, et le peu de résistance qu’il trouve à forcer notre foiblesse, et ne veut pas cependant avouer pour ses maîtres, les Aigles, les Condurs (202), et les Griffons, par qui les plus robustes d’entre eux sont surmontés.

« Mais pourquoi cette grandeur et disposition de membres marqueroit-elle diversité d’espèce, puisque entre eux-mêmes il se rencontre des nains et des géants ?

« Encore est-ce un droit imaginaire que cet empire dont ils se flattent ; ils sont au contraire si enclins à la servitude, que de peur de manquer à servir, ils se vendent les uns aux autres leur liberté. C’est ainsi que les jeunes sont esclaves des vieux, les pauvres des riches, les Paysans des Gentils-hommes, les Princes des Monarques, et les Monarques mêmes des Lois qu’ils ont établies. Mais avec tout cela ces pauvres serfs ont si peur de manquer de Maîtres, que comme s’ils appréhendoient que la liberté ne leur vînt de quelque endroit non attendu, ils se forgent des Dieux de toutes parts, dans l’eau, dans l’air, dans le feu, sous la terre ; ils en feront plutôt de bois, qu’ils n’en aient, et je crois même qu’ils se chatouillent des fausses espérances de l’immortalité, moins par l’horreur dont le non-être les effraye, que par la crainte qu’ils ont de n’avoir pas qui leur commande après la mort. Voilà le bel effet de cette fantastique Monarchie et de cet empire si naturel de l’Homme sur les animaux et sur nous-mêmes, car son insolence a été jusque-là. Cependant en conséquence de cette Principauté ridicule, il s’attribue tout joliment sur nous le droit de vie et de mort ; il nous dresse des embuscades, il nous enchaîne, il nous jette en prison, il nous égorge, il nous mange, et, de la puissance de tuer ceux qui sont demeurés libres, il fait un prix à la noblesse[4]. Il pense que le Soleil s’est allumé pour l’éclairer à nous faire la guerre ; que Nature nous a permis d’étendre nos promenades dans le Ciel, afin seulement que de notre vol il puisse tirer de malheureux ou favorables auspices (204) : et quand Dieu mit des entrailles dedans notre corps, qu’il n’eut intention que de faire un grand livre où l’Homme pût apprendre la science des choses futures.

Hé ! bien, ne voilà pas un orgueil tout à fait insupportable ? Celui qui l’a conçu pouvoit-il mériter un moindre châtiment que de naître Homme ? Ce n’est pas toutefois sur quoi je vous presse de condamner celui-ci. La pauvre bête n’ayant pas comme nous l’usage de raison, j’excuse ses erreurs quant à celles que produit son défaut d’entendement ; mais pour celles qui ne sont filles que de la volonté, j’en demande justice : par exemple, de ce qu’il nous tue, sans être attaqué par nous ; de ce qu’il nous mange, pouvant repaître sa faim de nourriture plus convenable, et ce que j’estime beaucoup plus lâche, de ce qu’il débauche le bon naturel de quelques-uns des nôtres, comme des Laniers (205), des Faucons et des Vautours, pour les instruire au massacre des leurs, à faire gorge chaude de leur semblable, ou nous livrer entre ses mains.

« Cette seule considération est si pressante, que je demande à la Cour qu’il soit exterminé de la mort triste. »

Tout le Barreau frémit de l’horreur d’un si grand supplice ; c’est pourquoi afin d’avoir lieu de le modérer, le Roi fit signe à mon Avocat de répondre.

C’étoit un Étourneau, grand jurisconsulte, lequel après avoir frappé trois fois de sa patte contre la branche qui le soutenoit, parla ainsi à l’assemblée :

« Il est vrai, Messieurs, qu’ému de pitié, j’avois entrepris la cause pour cette malheureuse bête ; mais sur le point de la plaider, il m’est venu un remords de conscience, et comme une voix secrète, qui m’a défendu d’accomplir une action si détestable. Ainsi, Messieurs, je vous déclare, et à toute la Cour, que pour faire le salut de mon âme, je ne veux contribuer en façon quelconque à la durée d’un monstre tel que l’Homme. »

Toute la populace claqua du bec en signe de réjouissance, et pour congratuler à la sincérité d’un si Oiseau de bien.

Ma Pie se présenta pour plaider à sa place ; mais il lui fut imposé de se taire[5], à cause qu’ayant été nourrie parmi les Hommes, et peut-être infectée de leur morale, il étoit à craindre qu’elle n’apportât à ma cause un esprit prévenu ; car la Cour des Oiseaux ne souffre point que l’Avocat, qui s’intéresse davantage pour un client que pour l’autre, soit ouï, à moins qu’il puisse justifier que cette inclination procède du bon droit de la partie.

Quand mes juges virent que personne ne se présentoit pour me défendre, ils étendirent leurs ailes qu’ils secouèrent, et volèrent incontinent aux opinions.

La plus grande partie, comme j’ai su depuis, insista fort que je fusse exterminé de la mort triste ; mais, toutefois, quand on aperçut que le Roi penchoit à la douceur, chacun revint à son opinion. Ainsi mes juges se modérèrent, et au lieu de la mort triste dont ils me firent grâce, ils trouvèrent à propos pour faire sympathiser mon châtiment à quelqu’un de mes crimes, et m’anéantir par un supplice qui servît à me détromper, en bravant ce prétendu empire de l’Homme sur les Oiseaux, que je fusse abandonné à la colère des plus foibles d’entre eux ; cela veut dire qu’ils me condamnèrent à être mangé des mouches.

En même temps, l’assemblée se leva, et j’entendis murmurer qu’on ne s’étoit pas davantage étendu à particulariser les circonstances de ma tragédie, à cause de l’accident arrivé à un Oiseau de la troupe, qui venoit de tomber en pâmoison comme il vouloit parler au Roi. On crut qu’elle étoit causée par l’horreur qu’il avoit eue de regarder trop fixement un Homme. C’est pourquoi on donna ordre de m’emporter.

Mon arrêt me fut prononcé auparavant, et sitôt que l’Orfraie qui servoit de Greffier criminel, eut achevé de me le lire, j’aperçus à l’entour de moi le Ciel tout noir de mouches, de bourdons, d’abeilles, de guiblets, de cousins et de puces qui bruissaient d’impatience.

J’attendois encore que mes Aigles m’enlevassent comme à l’ordinaire, mais je vis à leur place une grande Autruche noire qui me mit honteusement à califourchon sur son dos (car cette posture est entre eux la plus ignominieuse où l’on puisse appliquer un criminel, et jamais Oiseau, pour quelque offense qu’il ait commise, n’y peut être condamné).

Les archers qui me conduisirent au supplice étoient une cinquantaine de Condurs, et autant de Griffons devant, et derrière ceux-ci voloit fort lentement une procession de Corbeaux qui croassaient je ne sais quoi de lugubre, et il me sembloit ouïr comme de plus loin des Chouettes qui leur répondoient.

Au partir du lieu où mon jugement m’avoit été rendu, deux Oiseaux de paradis, à qui on avoit donné charge de m’assister à la mort, se vinrent asseoir sur mes épaules. Quoique mon âme fût alors fort troublée à cause de l’horreur du pas que j’allois franchir, je me suis pourtant souvenu de quasi tous les raisonnemens par lesquels ils tâchèrent de me consoler.

« La mort, me dirent-ils (me mettant le bec à l’oreille), n’est pas sans doute un grand mal, puisque Nature notre bonne mère y assujettit tous ses enfans ; et ce ne doit pas être une affaire de grande conséquence, puisqu’elle arrive à tout moment, et pour si peu de chose ; car si la vie étoit si excellente, il ne seroit pas en notre pouvoir de ne la point donner ; ou si la mort traînoit après soi des suites de l’importance que tu te fais accroire, il ne seroit pas en notre pouvoir de la donner. Il y a beaucoup d’apparence, au contraire, puisque l’animal commence par Jeu, qu’il finit de même. Je parle à toi ainsi, à cause que ton âme n’étant pas immortelle comme la nôtre, tu peux bien juger quand tu meurs, que tout meurt avec toi. Ne t’afflige donc point de faire plus tôt ce que quelques-uns de tes compagnons feront plus tard. Leur condition est plus déplorable que la tienne ; car si la mort est un mal, elle n’est mal qu’à ceux qui ont à mourir, et ils seront, au prix de toi, qui n’as plus qu’une heure entre ci et là, cinquante ou soixante ans en état de pouvoir mourir. Et puis, dis-moi, celui qui n’est pas né n’est pas malheureux. Or tu vas être comme celui qui n’est pas né ; un clin d’œil après la vie, tu seras ce que tu étois un clin d’œil devant (206), et ce clin d’œil passé, tu seras mort d’aussi longtemps que celui qui mourut il y a mille siècles (207). Mais en tout cas, supposé que la vie soit un bien, le même rencontre qui parmi l’infinité du temps a pu faire que tu sois, ne peut-il pas faire quelque jour que tu sois encore un autre coup ? La matière, qui à force de se mêler est enfin arrivée à ce nombre, cette disposition et cet ordre nécessaire à la construction de ton être, peut-elle pas en se remêlant arriver à une disposition requise pour faire que tu te sentes être encore une autre fois ? Oui ; mais, me diras-tu, je ne me souviendrai pas d’avoir été ? Hé ! mon cher frère, que t’importe, pourvu que tu te sentes être ? Et puis ne se peut-il pas faire que pour te consoler de la perte de ta vie, tu imagineras les mêmes raisons que je te représente maintenant ?

« Voilà des considérations assez fortes pour t’obliger à boire cette absinthe en patience ; il m’en reste toutefois d’autres encore plus pressantes qui t’inviteront sans doute à la souhaiter. Il faut, mon cher frère, te persuader que comme toi et les autres brutes êtes matériels ; et comme la mort, au lieu d’anéantir la matière, elle n’en fait que troubler l’économie, tu dois, dis-je, croire avec certitude que, cessant d’être ce que tu étois, tu commenceras d’être quelque autre chose. Je veux donc que tu ne deviennes qu’une motte de terre, ou un caillou, encore seras-tu quelque chose de moins méchant que l’Homme. Mais j’ai un secret à te découvrir, que je ne voudrois pas qu’aucun de mes compagnons eût entendu de ma bouche : c’est qu’étant mangé, comme tu vas être, de nos petits Oiseaux, tu passeras en leur substance. Oui, tu auras l’honneur de contribuer, quoique aveuglement, aux opérations intellectuelles de nos Mouches, et de participer à la gloire, si tu ne raisonnes toi-même, de les faire au moins raisonner (208). »

Environ à cet endroit de l’exhortation, nous arrivâmes au lieu destiné pour mon supplice.

Il y avoit quatre arbres fort proches l’un de l’autre, et quasi en même distance, sur chacun lesquels à hauteur pareille un grand Héron s’étoit perché. On me descendit de dessus l’Autruche noire, et quantité de Cormorans m’élevèrent où les quatre Hérons m’attendoient. Ces Oiseaux vis-à-vis l’un de l’autre appuyés fermement chacun sur son arbre, avec leur cou de longueur prodigieuse, m’entortillèrent comme avec une corde, les uns par les bras, les autres par les jambes, et me lièrent si serré, qu’encore que chacun de mes membres ne fût garrotté que du cou d’un seul, il n’étoit pas en ma puissance de me remuer le moins du monde.

Ils devoient demeurer longtemps en cette posture ; car j’entendis qu’on donna charge à ces Cormorans qui m’avoient élevé, d’aller à la pêche pour les Hérons, et de leur couler la mangeaille dans le bec.

On attendoit encore les Mouches, à cause qu’elles n’avoient pas fendu l’air d’un vol si puissant que nous : toutefois on ne resta guère sans les ouïr.

Pour la première chose qu’ils exploitèrent d’abord, ils s’entre-départirent mon corps, et cette distribution fut faite si malicieusement, qu’on assigna mes yeux aux abeilles, afin de me les crever en me les mangeant ; mes oreilles, aux bourdons, afin de me les étourdir et me les dévorer tout ensemble ; mes épaules, aux puces, afin de les entamer d’une morsure qui me démangeât, et ainsi du reste. À peine leur avois-je entendu disposer de leurs ordres, qu’incontinent après je les vis approcher. Il sembloit que tous les atomes dont l’air est composé, se fussent convertis en Mouches ; car je n’étois presque pas visité de deux ou trois foibles rayons de lumière qui sembloient se dérober pour venir jusqu’à moi, tant ces bataillons étoient serrés et voisins de ma chair.

Mais comme chacun d’entre eux choisissoit déjà du désir la place qu’il devoit mordre, tout à coup je les vis brusquement reculer, et parmi la confusion d’un nombre infini d’éclats qui retentissoient jusqu’aux nues, je distinguai plusieurs fois ce mot de Grâce ! grâce ! grâce !

Ensuite, deux Tourterelles s’approchèrent de moi. À leur venue, tous les funestes appareils de ma mort se dissipèrent ; je sentis mes Hérons relâcher les cercles de ces longs cous qui m’entortilloient, et mon corps étendu en sautoir, griller (209)) du faîte des quatre arbres jusqu’aux pieds de leurs racines.

Je n’attendois de ma chute que de briser à terre contre quelque rocher ; mais au bout de ma peur je fus bien étonné de me trouver à mon séant sur une Autruche blanche, qui se mit au galop dès qu’elle me sentit sur son dos.

On me fit faire un autre chemin que celui par où j’étois venu, car il me souvient que je traversai un grand bois de myrtes, et un autre de térébinthes, aboutissant à une vaste forêt d’oliviers où m’attendoit le Roi Colombe au milieu de toute sa cour.

Sitôt qu’il m’aperçut il fit signe qu’on m’aidât à descendre. Aussitôt deux Aigles de la Garde me tendirent les pattes, et me portèrent à leur Prince.

Je voulus par respect embrasser et baiser les petits ergots de Sa Majesté, mais elle se retira. « Et je vous demande, dit-elle auparavant, si vous connoissez cet Oiseau ? »

À ces paroles, on me montra un perroquet qui se mit à rouer (210) et à battre des ailes, comme il aperçut que je le considérois : « Et il me semble, criai-je au Roi, que je l’ai vu quelque part ; mais la peur et la joie ont chez moi tellement brouillé les espèces, que je ne puis encore marquer bien clairement où ç’a été. »

Le Perroquet à ces mots me vint de ses deux ailes accoler le visage, et me dit : « Quoi ! vous ne connoissez plus César, le Perroquet de votre cousine, à l’occasion de qui vous avez tant de fois soutenu que les oiseaux raisonnent ? C’est moi qui tantôt pendant votre procès ai voulu, après l’audience, déclarer les obligations que je vous ai : mais la douleur de vous voir en un si grand péril, m’a fait tomber en pâmoison. » Son discours acheva de me dessiller la vue, L’ayant donc reconnu, je l’embrassai et le baisai ; il m’embrassa et me baisa. « Donc, lui dis-je, est-ce toi, mon pauvre César, à qui j’ouvris la cage pour te rendre la liberté que la tyrannique coutume de notre monde t’avoit ôtée ? »

Le Roi interrompit nos caresses, et me parla de la sorte : « Homme, parmi nous une bonne action n’est jamais perdue ; c’est pourquoi encore qu’étant Homme tu mérites de mourir seulement à cause que tu es né, le Sénat te donne la vie. Il peut bien accompagner de cette reconnoissance les lumières dont Nature éclaira ton instinct, quand elle te fit pressentir en nous la raison que tu n’étois pas capable de connoître. Va donc en paix, et vis joyeux ! »

Il donna tout bas quelques ordres, et mon Autruche blanche, conduite par deux Tourterelles, m’emporta de l’assemblée.

Après m’avoir galopé environ un demi-jour, elle me laissa proche d’une forêt, où je m’enfonçai dès qu’elle fut partie. Là je commençai à goûter le plaisir de la liberté, et celui de manger le miel qui couloit le long de l’écorce des arbres.

Je pense que je n’eusse jamais fini ma promenade ; car l’agréable diversité du lieu me faisoit toujours découvrir quelque chose de plus beau, si mon corps eût pu résister au travail. Mais comme enfin je me trouvai tout à fait amolli de lassitude, je me laissai couler sur l’herbe.

Ainsi étendu à l’ombre de ces arbres, je me sentois inviter au sommeil par la douce fraîcheur et le silence de la solitude, quand un bruit incertain de voix confuses qu’il me sembloit entendre voltiger autour de moi, me réveilla en sursaut.

Le terrain paroissoit fort uni, et n’étoit hérissé d’aucun buisson qui pût rompre la vue ; c’est pourquoi la mienne s’allongeoit fort avant par entre les arbres de la forêt. Cependant le murmure qui venoit à mon oreille, ne pouvoit partir que de fort proche de moi ; de sorte que m’y étant rendu encore plus attentif, j’entendis fort distinctement une suite de paroles grecques ; et parmi beaucoup de personnes qui s’entretenoient, j’en démêlai une qui s’exprimait ainsi :

« Monsieur le Médecin, un de mes alliés, l’Orme à trois têtes, me vient d’envoyer un Pinson, par lequel il me mande qu’il est malade d’une fièvre étique, et d’un grand mal de mousse, dont il est couvert depuis la tête jusqu’aux pieds. Je vous supplie, par l’amitié que vous me portez, de lui ordonner quelque chose. »

Je demeurai quelque temps sans rien ouïr ; mais, au bout d’un petit espace, il me semble qu’on répliqua ainsi : « Quand l’Orme à trois têtes ne seroit point votre allié, et quand, au lieu de vous qui êtes mon ami, le plus étrange de notre espèce me feroit cette prière, ma profession m’oblige de secourir tout le monde. Vous ferez donc dire à l’Orme à trois têtes, que pour la guérison de son mal, il a besoin de sucer le plus d’humide et le moins de sec qu’il pourra ; que, pour cet effet, il doit conduire les petits filets de ses racines vers l’endroit le plus moite de son lit, ne s’entretenir que de choses gaies, et se faire tous les jours donner la musique par quelques Rossignols excellens. Après, il vous fera savoir comment il se sera trouvé de ce régime de vivre ; et puis selon le progrès de son mal, quand nous aurons préparé ses humeurs, quelque Cigogne de mes amies lui donnera de ma part un clistère qui le remettra tout à fait en convalescence. »

Ces paroles achevées, je n’entendis plus le moindre bruit ; sinon qu’un quart d’heure après, une voix que je n’avois point encore, ce me semble, remarquée, parvint à mon oreille ; et voici comment elle parloit : « Holà, fourchu, dormez-vous ? » J’ouïs qu’une autre voix répliquoit ainsi : « Non, fraîche écorce ; pourquoi ? — C’est, reprit celle qui la première avoit rompu le silence, que je me sens ému de la même façon que nous avons accoutumé de l’être, quand ces animaux qu’on appelle Hommes nous approchent ; et je voudrois vous demander si vous sentez la même chose. »

Il se passa quelque temps avant que l’autre répondît, comme s’il eût voulu appliquer à cette découverte ses sens les plus secrets. Puis, il s’écria : « Mon Dieu ! vous avez raison, et je vous jure que je trouve mes organes tellement pleins des espèces d’un Homme, que je suis le plus trompé du monde, s’il n’y en a quelqu’un fort proche d’ici. »

Alors plusieurs voix se mêlèrent, qui disoient qu’assurément elles sentoient un Homme.

J’avois beau distribuer ma vue de tous côtés, je ne découvrois point d’où pouvoit provenir cette parole. Enfin après m’être un peu remis de l’horreur dont cet événement m’avoit consterné, je répondis à celle qu’il me sembla remarquer que c’étoit elle qui demandoit s’il y avoit là un Homme, qu’il y en avoit un : « Mais je vous supplie, continuai-je aussitôt, qui que vous soyez qui parlez à moi, de me dire où vous êtes ? » Un moment après j’écoutai ces mots :

« Nous sommes en ta présence : tes yeux nous regardent, et tu ne nous vois pas ! Envisage les Chênes où nous sentons que tu tiens ta vue attachée : c’est nous qui te parlons  (211) ; et si tu t’étonnes que nous parlions une langue usitée au Monde d’où tu viens, sache que nos premiers pères en sont originaires ; ils demeuroient en Épire dans la Forêt de Dodonne, où leur bonté naturelle les convia de rendre des Oracles aux affligés qui les consultoient. Ils avoient pour cet effet appris la langue grecque, la plus universelle qui fût alors, afin d’être entendus ; et parce que nous descendons d’eux, de père en fils, le don de Prophétie a coulé jusqu’à nous. Or tu sauras qu’une grande Aigle à qui nos pères de Dodonne donnoient retraite, ne pouvant aller à la chasse à cause d’une main qu’elle s’étoit rompue, se repaissoit du gland que leurs rameaux lui fournissoient, quand un jour, ennuyée de vivre dans un Monde où elle souffroit tant, elle prit son vol au Soleil, et continua son voyage si heureusement, qu’enfin elle aborda le globe lumineux où nous sommes ; mais à son arrivée, la chaleur du climat la fit vomir : elle se déchargea de force gland non encore digéré ; ce gland germa, il en crut des chênes qui furent nos aïeux.

« Voilà comment nous changeâmes d’habitation. Cependant encore que vous nous entendiez parler une langue humaine, ce n’est pas à dire que les autres arbres s’expliquent de même ; il n’y a rien que nous autres Chênes, issus de la forêt de Dodonne (212), qui parlions comme vous ; car pour les autres végétants, voici leur façon de s’exprimer. N’avez-vous point pris garde à ce vent doux et subtil, qui ne manque jamais de respirer à l’orée (213) des bois ? C’est l’haleine de leur parole ; et ce petit murmure ou ce bruit délicat dont ils rompent le sacré silence de leur solitude, c’est proprement leur langage. Mais encore que le bruit des forêts semble toujours le même, il est toutefois si différent, que chaque espèce de végétant garde le sien particulier, en sorte que le Bouleau ne parle pas comme l’Érable, ni le Hêtre comme le Cerisier. Si le sot peuple de votre Monde m’avoit entendu parler comme je fais, il croiroit que ce seroit un Diable enfermé sous mon écorce ; car bien loin de croire que nous puissions raisonner, il ne s’imagine pas même que nous ayons l’âme sensitive ; encore que, tous les jours, il voie qu’au premier coup dont le Bûcheron assaut un arbre, la cognée entre dans la chair quatre fois plus avant qu’au second ; et qu’il doive conjecturer qu’assurément le premier coup l’a surpris et frappé au dépourvu, puisque aussitôt qu’il a été averti par la douleur, il s’est ramassé en soi-même, a réuni ses forces pour combattre, et s’est comme pétrifié pour résister à la dureté des armes de son ennemi. Mais mon dessein n’est pas de faire comprendre la lumière aux aveugles ; un particulier m’est toute l’espèce, et toute l’espèce ne m’est qu’un particulier, quand le particulier n’est point infecté des erreurs de l’espèce ; c’est pourquoi soyez attentif, car je crois parler, en vous parlant, à tout le Genre humain.

« Vous saurez donc, en premier lieu, que presque tous les concerts, dont les Oiseaux font musique, sont composés à la louange des arbres ; mais, aussi, en récompense du soin qu’ils prennent de célébrer nos belles actions, nous nous donnons celui de cacher leurs amours ; car ne vous imaginez pas, quand vous avez tant de peine à découvrir un de leurs nids, que cela provienne de la prudence avec laquelle ils l’ont caché. C’est l’arbre qui lui-même a plié ses rameaux tout autour du nid pour garantir des cruautés de l’Homme la famille de son hôte. Et qu’ainsi ne soit, considérez l’aire de ceux, ou qui sont nés à la destruction des Oiseaux leurs concitoyens, comme des Éperviers, des Houbereaux (214), des Milans, des Faucons, etc. ; ou qui ne parlent que pour quereller, comme des Geais et des Pies ; ou qui prennent plaisir à nous faire peur, comme des Hibous et des Chat-huans. Vous remarquerez que l’aire de ceux-là est abandonnée à la vue de tout le monde, parce que l’arbre en a éloigné ses branches, afin de la donner en proie.

« Mais il n’est pas besoin de particulariser tant de choses, pour prouver que les arbres exercent, soit du corps, soit de l’âme, toutes vos fonctions. Y a-t-il quelqu’un parmi vous qui n’ait remarqué qu’au printemps, quand le Soleil a réjoui notre écorce d’une sève féconde, nous allongeons nos rameaux, et les étendons chargés de fruits sur le sein de la Terre dont nous sommes amoureux ? La Terre, de son côté, s’entr’ouvre et s’échauffe d’une même ardeur ; et comme si chacun de nos rameaux étoit un……, elle s’en approche pour s’y joindre ; et nos rameaux, transportés de plaisir, se déchargent, dans son giron, de la semence qu’elle brûle de concevoir, Elle est pourtant neuf mois à former cet embryon auparavant que de le mettre au jour ; mais l’arbre, son mari, qui craint que la froidure de l’hiver ne nuise à sa grossesse, dépouille sa robe verte pour la couvrir, se contentant, pour cacher quelque chose de sa nudité, d’un vieux manteau de feuilles mortes.

« Hé bien, vous autres Hommes, vous regardez éternellement ces choses, et ne les contemplez jamais ; il s’en est passé à vos yeux de plus convaincantes encore, qui n’ont pas seulement ébranlé les aheurtés. »

J’avois l’attention fort bandée aux discours dont cette voix arborique m’entretenoit, et j’attendois la suite, quand tout à coup elle cessa d’un ton semblable à celui d’une personne que la courte haleine empêcheroit de parler.

Comme je la vis tout à fait obstinée au silence, je la conjurai, par toutes les choses que je crus qui la pouvoient davantage émouvoir, qu’elle daignât instruire une personne qui n’avoit risqué les périls d’un si grand voyage que pour apprendre. J’ouïs dans ce temps-là deux ou trois voix qui lui faisoient, pour l’amour de moi, les mêmes prières, et j’en distinguai une qui lui dit comme si elle eût été fâchée :

« Or bien, puisque vous plaignez tant vos poumons, reposez-vous ; je lui vais conter l’histoire des Arbres Amans. — Oh ! qui que vous soyez, m’écriai-je en me jetant à genoux, le plus sage de tous les Chênes de Dodonne qui daignez prendre la peine de m’instruire, sachez que vous ne ferez pas leçon à un ingrat ; car je fais vœu, si jamais je retourne à mon globe natal, de publier les merveilles dont vous me faites l’honneur de pouvoir être témoin. » J’achevois cette protestation, lorsque j’entendis la même voix continuer ainsi : « Regardez, petit Homme, à douze ou quinze pas de votre main droite, vous verrez deux arbres jumeaux de médiocre taille, qui confondant leurs branches et leurs racines, s’efforcent par mille sortes de moyens de ne devenir qu’un. »

Je tournai les yeux vers ces plantes d’amour, et j’observai que les feuilles de toutes les deux légèrement agitées d’une émotion quasi volontaire, excitoient en frémissant un murmure si délicat, qu’à peine effleuroit-il l’oreille, avec lequel pourtant on eût dit qu’elles tâchoient de s’interroger et de se répondre.

Après qu’il se fut passé environ le temps nécessaire à remarquer ce double végétant, mon bon ami le Chêne reprit ainsi le fil de son discours :

« Vous ne sauriez avoir tant vécu sans que la fameuse amitié de Pylade et d’Oreste soit venue à votre connoissance ?

« Je vous décrirois toutes les joies d’une douce passion, et je vous conterois tous les miracles dont ces amans ont étonné leur siècle, si je ne craignois que tant de lumière n’offensât les yeux de votre raison, c’est pourquoi je peindrai ces deux jeunes soleils seulement dans leur éclipse (215).

« Il vous suffira donc de savoir qu’un jour le brave Oreste, engagé dans une bataille, cherchoit son cher Pylade pour goûter le plaisir de vaincre ou de mourir en sa présence. Quand il l’aperçut au milieu de cent bras de fer élevés sur sa tête, hélas ! que devint-il ? Désespéré, il se lança à travers une forêt de piques, il cria, il hurla, il écuma : Mais que j’exprime mal l’horreur des mouvements de cet inconsolable ! Il s’arracha les cheveux, il mangea ses mains, il déchira ses plaies. Encore, au bout de cette description, suis-je obligé de dire que le moyen d’exprimer sa douleur mourut avec lui. Quand avec son épée il se croyoit faire un chemin pour aller secourir Pylade, une montagne d’Hommes s’opposoit à son passage. Il les pénétra pourtant ; et après avoir longtemps marché sur les sanglans trophées de sa victoire, il s’approcha peu à peu de Pylade ; mais Pylade lui sembla si proche du trépas, qu’il n’osa presque plus parer aux ennemis, de peur de survivre à la chose pour laquelle il vivoit. On eût dit même, à voir ses yeux déjà tout pleins des ombres de la mort, qu’il tâchoit avec ses regards d’empoisonner les meurtriers de son ami. Enfin Pylade tomba sans vie ; et l’amoureux Oreste, qui sentoit pareillement la sienne sur le bord de ses lèvres, la retint toujours, jusqu’à ce que d’une vue égarée ayant cherché parmi les morts, et retrouvé Pylade, il sembla, collant sa bouche vouloir jeter son âme dedans le corps de son ami.

« Le plus jeune de ces Héros expira de douleur sur le cadavre de son ami mort, et vous saurez que de la pourriture de leur tronc qui sans doute avoit engrossé la terre, on vit germer par entre les os déjà blancs de leurs squelettes, deux jeunes arbrisseaux dont la tige et les branches, se joignant pêle-mêle, sembloient ne se hâter de croître qu’afin de s’entortiller davantage. On connut bien qu’ils avoient changé d’être, sans oublier ce qu’ils avoient été ; car leurs boutons parfumés se penchoient l’un sur l’autre, et s’entr’échauffoient de leur haleine, comme pour se faire éclore plus vite. Mais que dirai-je de l’amoureux partage qui maintenoit leur société ? Jamais le suc, où réside l’aliment, ne s’offroit à leur souche, qu’ils ne le partageassent avec cérémonie ; jamais l’un n’étoit mal nourri, que l’autre ne fût malade d’inanition ; ils tiroient tous deux par dedans les mamelles de leur nourrice, comme vous autres les tetez par dehors. Enfin ces Amans bienheureux produisirent des pommes, mais des pommes miraculeuses qui firent encore plus de miracles que leurs pères. On n’avoit pas sitôt mangé des pommes de l’un, qu’on devenoit éperdument passionné pour quiconque avoit mangé du fruit de l’autre. Et cet accident arrivoit quasi tous les jours, parce que tous les jets de Pylade environnoient ou se trouvoient environnés [de ceux] d’Oreste ; et leurs fruits presque jumeaux ne se pouvoient résoudre à s’éloigner.

« La Nature pourtant avoit distingué l’énergie de leur double essence avec tant de précaution, que quand le fruit de l’un des arbres étoit mangé par un Homme, et le fruit de l’autre arbre par un autre Homme, cela engendroit l’amitié réciproque ; et quand la même chose arrivait entre deux personnes de sexe différent, elle engendrait l’amour, mais un amour vigoureux qui gardoit toujours le caractère de sa cause ; car encore que ce fruit proportionnât son effet à la puissance, amollissant sa vertu dans une Femme, il conservoit pourtant toujours je ne sais quoi de mâle.

« Il faut encore remarquer que celui des deux qui en avoit mangé le plus étoit le plus aimé. Ce fruit n’avoit garde qu’il ne fût et fort doux et fort beau, n’y ayant rien de si beau ni de si doux que l’amitié. Aussi fut-ce ces deux qualités de beau et de bon, qui ne se rencontrent guère en un même sujet, qui le mirent en vogue. Oh ! combien de fois, par sa miraculeuse vertu, multiplia-t-il les exemples de Pylade et d’Oreste ! On vit depuis ce temps-là des Hercules et des Thésées, des Achilles et des Patrocles, des Nises et des Euriales[6] ; bref, un monde innombrable de ceux qui par des amitiés plus qu’humaines, ont consacré leur mémoire au temple de l’Éternité ; on en porta des rejetons au Péloponèse, et le parc des exercices où les Thébains dressoient la jeunesse en fut orné. Ces arbres jumeaux étoient plantés à la ligne ; et dans la saison que le fruit pendoit aux branches, les jeunes gens qui tous les jours alloient au parc, tentés par sa beauté, ne s’abstinrent pas d’en manger ; leur courage selon l’ordinaire en sentit incontinent l’effet. On les vit pêle-mêle s’entre-donner leurs âmes ; chacun d’eux devenir la moitié d’un autre, vivre moins en soi qu’en son ami, et le plus lâche entreprendre pour le sien des choses téméraires.

« Cette céleste maladie échauffa leur sang d’une si noble ardeur, que, par l’avis des plus sages, on enrôla pour la guerre cette troupe d’Amans dans une même compagnie. On la nomma depuis, à cause des actions héroïques qu’elle exécutoit, la Bande sacrée. Ses exploits allèrent beaucoup au-dessus de ce que Thèbes s’en étoit promis ; car chacun de ces braves au combat, pour garantir son amant, ou pour mériter d’en être aimé, hasardoit des efforts si incroyables, que l’antiquité n’a rien vu de pareil : aussi tant que subsista cette amoureuse compagnie, les Thébains qui passoient auparavant pour les pires soldats d’entre les Grecs, battirent et surmontèrent toujours depuis les Lacédémoniens mêmes, les plus belliqueux peuples de la Terre.

Mais entre un nombre infini de louables actions dont ces pommes furent cause, ces mêmes pommes en produisirent innocemment de bien honteuses.

« Mirra, jeune demoiselle de qualité, en mangea avec Cinyre son Père ; malheureusement l’une étoit de Pylade et l’autre d’Oreste. L’amour aussitôt absorba la nature, et la confondit en telle sorte que Cinyre pouvoit jurer : « Je suis mon gendre » ; et Mirra : « Je suis ma marâtre. » Enfin je crois que c’est assez pour vous apprendre tout ce crime, d’ajouter qu’au bout de neuf mois le Père devint aïeul de ceux qu’il engendra, et que la Fille enfanta ses Frères.

« Encore le hasard ne se contenta pas de ce crime, il voulut qu’un Taureau étant entré dans les jardins du Roi Minos, trouva malheureusement sous un arbre d’Oreste quelques pommes qu’il engloutit ; je dis malheureusement, parce que la Reine Pasiphaé tous les jours mangeoit de ce fruit. Les voilà donc furieux d’amour l’un pour l’autre. Je n’en expliquerai point toutefois l’énorme jouissance ; il suffira de dire que Pasiphaé se plongea dans un crime qui n’avoit point encore eu d’exemple.

« Le fameux sculpteur Pygmalion, précisément dans ce temps-là, tailloit au Palais une Vénus de marbre. La Reine qui aimoit les bons ouvriers, par régal (216) lui fit présent d’une couple de ces pommes : il en mangea la plus belle ; et parce que l’eau qui comme vous savez est nécessaire à l’incision du marbre, vint hasardeusement à lui manquer, il humecta sa statue [de l’autre]. Le marbre en même temps pénétré par ce suc, s’amollit peu à peu ; et l’énergique vertu de cette pomme conduisant son labeur selon le dessein de l’ouvrier, suivit au dedans de l’image les traits qu’elle avoit rencontrés à la superficie, car elle dilata, échauffa et colora, à proportion de la nature des lieux qui se rencontrèrent dans son passage. Enfin le marbre devenu vivant, et touché de la passion de la pomme, embrassa Pygmalion de toutes les forces de son cœur ; et Pygmalion, transporté d’un amour réciproque, le reçut pour sa Femme.

« Dans cette même Province la jeune Iphis avoit mangé de ce fruit avec la belle Yante, sa compagne, dans toutes les circonstances requises pour causer une amitié réciproque. Leur repas fut suivi de son effet accoutumé ; mais parce qu’Iphis l’avoit trouvé d’un goût fort savoureux, elle en mangea tant, que son amitié qui croissoit avec le nombre des pommes dont elle ne se pouvoit rassasier, usurpa toutes les fonctions de l’amour, et cet amour à force d’augmenter peu à peu, devint plus mâle et plus vigoureux. Car comme tout son corps imbu de ce fruit, brûloit de former des mouvements qui répondissent aux enthousiasmes de sa volonté, il remua chez soi la matière si puissamment, qu’il se construisit des organes beaucoup plus forts, capables de suivre sa pensée et de contenir pleinement son amour dans sa plus virile étendue, c’est-à-dire qu’Iphis devint ce qu’il faut être pour épouser une Femme.

« J’appellerois cette aventure-là un miracle, s’il me restoit un nom pour intituler l’événement qui suit :

« Un jeune homme fort accompli qui s’appeloit Narcisse, avoit mérité par son amour l’affection d’une fille fort belle, que les Poètes ont célébrée sous le nom d’Écho ; mais comme vous savez que les Femmes plus que ceux de notre sexe, ne sont jamais assez chéries à leur gré, ayant ouï vanter la vertu des pommes d’Oreste, elle fit tant qu’elle en recouvra de plusieurs endroits ; et parce qu’elle appréhendoit l’amour, étant toujours craintive, que celles d’un arbre eussent moins de force que de l’autre, elle voulut qu’il goûtât de toutes les deux ; mais à peine les eut-il mangées, que l’image d’Écho s’effaça de sa mémoire, tout son amour se tourna vers celui qui avoit digéré le fruit, il fut l’amant et l’aimé ; car la substance tirée de la pomme de Pylade, embrassa dedans lui celle de la pomme d’Oreste. Ce fruit jumeau répandu par toute la masse de son sang, excita toutes les parties de son corps à se caresser ; son cœur où s’écouloit leur double vertu rayonna ses flammes en dedans ; tous ses membres, animés de sa passion, voulurent se pénétrer l’un l’autre. Il n’est pas jusqu’à son image, qui brûlant encore parmi la froideur des fontaines, n’attirât son corps pour s’y joindre : enfin le pauvre Narcisse devint éperdument amoureux de soi-même.

« Je ne serai point ennuyeux à vous raconter sa déplorable catastrophe ; les vieux siècles en ont assez parlé. Aussi bien, il me reste deux aventures à vous réciter qui consommeront mieux ce temps-là.

« Vous saurez donc que la belle Salmacis fréquentoit le berger Hermaphrodite, mais sans autre privauté que celle que le voisinage de leur maison pouvoit souffrir, quand la Fortune qui se plaît à troubler les vies les plus tranquilles, permit que dans une assemblée de jeux, où le prix de la beauté et celui de la course étoient deux de ces pommes, Hermaphrodite eût celle de la course, et Salmacis celle de la beauté. Elles avoient été cueillies, quoique ensemble, à divers rameaux parce que ces fruits amoureux se mêloient avec tant de ruse, qu’un de Pylade se rencontroit toujours avec un d’Oreste ; et cela étoit cause que, paroissant jumeaux, on en détachoit ordinairement une couple. La belle Salmacis mangea sa pomme, et le gentil Hermaphrodite serra la sienne dedans sa panetière. Salmacis inspirée des enthousiasmes de sa pomme, et de la pomme du berger qui commençoit à s’échauffer dans sa panetière, se sentit attirer vers lui par le flux et reflux sympathique de la sienne vers l’autre.

« Les parens du berger qui s’aperçurent des amours de la nymphe, tâchèrent à cause de l’avantage qu’ils trouvoient en cette alliance, de l’entretenir et de la croître : C’est pourquoi ayant ouï vanter les pommes jumelles pour un fruit dont le suc inclinoit les esprits à l’amour, ils en distillèrent, et de la quintessence la plus rectifiée ils trouvèrent moyen d’en faire boire à leur fils, et à son amante. Son énergie qu’ils avoient sublimée au plus haut degré qu’elle pouvoit monter, alluma dans le cœur de ces amoureux un si véhément désir de se joindre, qu’à la première vue Hermaphrodite s’absorba dans Salmacis, et Salmacis se fondit entre les bras d’Hermaphrodite. Ils passèrent l’un dans l’autre, et de deux personnes de sexe différent, ils en composèrent un double je ne sais quoi qui ne fut ni Homme ni Femme. Quand Hermaphrodite voulut jouir de Salmacis, il se trouva être la Nymphe ; et quand Salmacis voulut qu’Hermaphrodite l’embrassât, elle se sentit être le Berger. Ce double je ne sais quoi gardoit pourtant son unité ; il engendroit et concevoit, sans être ni Homme ni Femme ; enfin la Nature en lui fit voir une merveille qu’elle n’a jamais su depuis empêcher d’être unique.

« Hé bien, ces histoires-là ne sont-elles pas étonnantes ? Elles le sont, car de voir une Fille s’accoupler à son Père, une jeune Princesse assouvir les amours d’un Taureau, un Homme aspirer à la jouissance d’une Pierre, une autre se marier avec soi-même ; celle-ci célébrer fille un mariage qu’elle consomme garçon, cesser d’être Homme sans commencer d’être Femme, devenir besson (217) hors du ventre de la mère, et jumeau d’une personne qui ne lui est point parent, tout cela est bien éloigné du chemin ordinaire de la Nature ; et cependant ce que je vous vais conter vous surprendra davantage.

« Parmi la somptueuse diversité de toutes sortes de fruits qu’on avoit apportés des plus lointains climats, pour le festin des noces de Cambyse, on lui présenta une greffe d’Oreste, qu’il fit enter sur un Platane ; et parmi les autres délicatesses du dessert, on lui servit des pommes du même arbre.

« La friandise du mets le convia d’en manger beaucoup ; et la substance de ce fruit, étant convertie après les trois coctions en un germe parfait, il en forma au ventre de la Reine l’embryon de son fils Artaxerce, car toutes les particularités de sa vie ont fait conjecturer à ses Médecins qu’il doit avoir été produit de la sorte.

« Quand le jeune cœur de ce Prince fut en âge de mériter la colère d’Amour, on ne remarqua point qu’il soupirât pour ses semblables : il n’aimoit que les arbres, les vergers et les bois ; mais par-dessus tous ceux pour lesquels il parut sensible, le beau Platane sur lequel son père Cambyse avoit jadis fait enter cette greffe d’Oreste, le consuma d’amour.

« Son tempérament suivoit avec tant de scrupule le progrès du Platane, qu’il sembloit croître avec les branches de cet arbre ; tous les jours il l’alloit embrasser ; dans le sommeil il ne songeoit que de lui ; et dessous le contour de ses vertes tapisseries, il ordonnoit de toutes ses affaires. On connut bien que le Platane, piqué d’une ardeur réciproque, étoit ravi de ses caresses, car à tous coups, sans aucune raison apparente, on apercevoit ses feuilles trémousser et comme tressaillir de joie, les rameaux se courber en rond sur sa tête comme pour lui faire une couronne, et descendre si près de son visage, qu’il étoit facile à connoître que c’étoit plutôt pour le baiser, que par inclination naturelle de tendre en bas. On remarquoit même que de jalousie il arrangeoit et pressoit ses feuilles l’une contre l’autre, de peur que les rayons du jour, se glissant à travers, ne le baisassent aussi bien que lui. Le Roi de son côté ne garda plus de bornes dans son amour. Il fit dresser son lit au pied du Platane, et le Platane qui ne savoit comment se revancher de tant d’amitié, lui donnoit ce que les arbres ont de plus cher, c’étoit son miel et sa rosée qu’il distilloit tous les matins sur lui.

« Leurs caresses auroient duré davantage, si la mort ennemie des belles choses ne les eût terminées : Artaxerce expira d’amour dans les embrassemens de son cher Platane ; et tous les Perses affligés de la perte d’un si bon Prince, voulurent, pour lui donner encore quelque satisfaction après sa mort, que son corps fût brûlé avec les branches de cet arbre, sans qu’aucun autre bois fût employé à le consumer.

« Quand le bûcher fut allumé, on vit sa flamme s’entortiller avec celle de la graisse du corps ; et leurs chevelures ardentes qui se boucloient l’une à l’autre, s’effiler en pyramide jusqu’à perte de vue.

« Ce feu pur et subtil ne se divisa point ; mais quand il fut arrivé au Soleil, où comme vous savez toute matière innée aboutit, il forma le germe du pommier d’Oreste que vous voyez là à votre main droite.

« Or l’engeance de ce fruit s’est perdue en votre Monde ; et voici comment ce malheur arriva :

« Les pères et les mères qui, comme vous savez, au gouvernement de leurs familles ne se laissent conduire que par l’intérêt, fâchés que leurs enfans aussitôt qu’ils avoient goûté de ces pommes, prodiguoient à leur ami tout ce qu’ils possédoient, brûlèrent autant de ces plantes qu’ils en purent découvrir. Ainsi l’espèce étant perdue, c’est pour cela qu’on ne trouve plus aucun ami véritable.

« À mesure donc que ces arbres furent consumés par le feu, les pluies qui tombèrent dessus en calcinèrent la cendre, si bien que ce suc congelé se pétrifia de la même façon que l’humeur de la fougère brûlée se métamorphose en verre ; de sorte qu’il se forma, par tous les climats de la Terre, des cendres de ces arbres jumeaux, deux pierres métalliques qu’on appelle aujourd’hui le fer et l’aimant, qui à cause de la sympathie des fruits de Pylade et d’Oreste, dont ils ont toujours conservé la vertu, aspirent encore tous les jours de s’embrasser ; et remarquez que si le morceau d’aimant est plus gros, il attire le fer ; ou si la pièce de fer excède en quantité, c’est elle qui attire l’aimant, comme il arrivoit jadis dans le miraculeux effet des pommes de Pylade et d’Oreste, de l’une desquelles quiconque avoit mangé davantage étoit le plus aimé par celui qui avoit mangé de l’autre.

« Or le fer se nourrit d’aimant, et l’aimant se nourrit de fer si visiblement, que celui-là s’enrouille et celui-ci perd sa force, à moins qu’on les produise l’un à l’autre pour réparer ce qui se perd de leur substance.

« N’avez-vous jamais considéré un morceau d’aimant appuyé sur de la limaille de fer ? Vous voyez l’aimant se couvrir, en un tournemain, de ces atomes métalliques ; et l’amoureuse ardeur avec laquelle ils s’accrochent est si subite et si impatiente, qu’après s’être embrassés partout, vous diriez qu’il n’y a pas un grain d’aimant qui ne veuille baiser un grain de fer, et pas un grain de fer qui ne veuille s’unir avec un grain d’aimant ; car le fer ou l’aimant séparés, envoient continuellement de leur masse les petits corps les plus mobiles à la quête de ce qu’ils aiment. Mais quand ils l’ont trouvé, n’ayant plus rien à désirer, chacun termine ses voyages, et l’aimant occupe son repos à posséder le fer, comme le fer ramasse tout son être à jouir de l’aimant. C’est donc de la sève de ces deux arbres qu’a découlé l’humeur dont ces deux métaux ont pris naissance. Devant cela, ils étoient inconnus ; et si vous voulez savoir de quelle matière on fabriquoit des armes pour la guerre, Samson s’armoit d’une mâchoire d’âne contre les Philistins ; Jupiter, Roi de Crète, de feux artificiels, par lesquels il imitoit la foudre pour subjuguer ses ennemis ; Hercule enfin avec une massue vainquit des tyrans, et dompta des monstres. Mais ces deux métaux ont encore une relation bien plus spécifique avec nos deux arbres : vous saurez qu’encore que cette couple d’amoureux sans vie inclinent vers le pôle, ils se s’y portent jamais qu’en compagnie l’un de l’autre ; et je vous en vais découvrir la raison, après que je vous aurai un peu entretenu des pôles.

« Les pôles sont les bouches du Ciel, par lesquelles il reprend la lumière, la chaleur, et les influences qu’il a répandues sur la Terre : autrement si tous les trésors du Soleil ne remontoient à leur source, il y auroit longtemps (toute sa clarté n’étant qu’une poussière d’atomes enflammés qui se détachent de son globe) qu’elle seroit éteinte, et qu’il ne luiroit plus ; ou que cette abondance de petits corps ignés qui s’amoncellent sur la Terre pour n’en plus sortir, l’auroient déjà consumée. Il faut donc, comme je vous ai dit, qu’il y ait au Ciel des soupiraux par où se dégorgent les réplétions de la Terre, et d’autres par où le Ciel puisse réparer ses pertes, afin que l’éternelle circulation de ces petits corps de vie pénètre successivement tous les globes de ce grand Univers. Or les soupiraux du Ciel sont les pôles par où il se repaît des âmes de tout ce qui meurt dans les Mondes de chez lui, et tous les Astres sont les bouches, et les pores par où s’exhalent derechef ses esprits. Mais pour vous montrer que ceci n’est pas une imagination si nouvelle, quand vos Poètes anciens, à qui la Philosophie avoit découvert les plus cachés secrets de la Nature, parloient d’un Héros dont ils vouloient dire que l’âme étoit allée habiter avec les Dieux, ils s’exprimoient ainsi : Il est monté au pôle. Il est assis sur le pôle, Il a traversé le pôle, parce qu’ils savoient que les pôles étoient les seules entrées par où le Ciel reçoit tout ce qui est sorti de chez lui. Si l’autorité de ces grands hommes ne vous satisfait pleinement, l’expérience de vos Modernes qui ont voyagé vers le nord vous contentera peut-être. Ils ont trouvé que plus ils approchoient de l’Ourse, pendant les six mois de nuit dont on a cru que ce climat étoit tout noir, une grande lumière éclairoit l’horizon (218), qui ne pouvoit partir que du pôle, parce qu’à mesure qu’on s’en approchoit, et qu’on s’éloignoit par conséquent du Soleil, cette lumière devenoit plus grande. Il est donc bien vraisemblable qu’elle procède des rayons du jour et d’un grand monceau d’âmes (219), lesquelles comme vous savez ne sont faites que d’atomes lumineux qui s’en retournent au Ciel par leurs portes accoutumées.

« Il n’est pas difficile après cela de comprendre pourquoi le fer frotté d’aimant, ou l’aimant frotté de fer, se tourne vers le pôle ; car étant un extrait du corps de Pylade et d’Oreste et ayant toujours conservé les inclinations des deux arbres, comme les deux arbres celles des deux amans, ils doivent aspirer de se rejoindre à leur âme ; c’est pourquoi ils se guindent vers le pôle par où ils sentent qu’elle est montée, avec cette retenue pourtant que le fer ne s’y tourne point, s’il n’est frotté d’aimant, ni l’aimant, s’il n’est frotté de fer, à cause que le fer ne veut point abandonner un Monde, privé de son ami l’aimant ; ni l’aimant, privé de son ami le fer ; et qu’ils ne peuvent se résoudre à faire ce voyage l’un sans l’autre. »

Cette voix alloit je pense entamer un autre discours ; mais le bruit d’une grande alarme qui survint l’en empêcha. Toute la forêt en rumeur ne retentissoit que de ces mots : Gare la peste ! et Passe parole ! (220)

Je conjurai l’arbre qui m’avoit si longtemps entretenu, de m’apprendre d’où procédoit un si grand désordre. « Mon ami, me dit-il, nous ne sommes pas en ces ’quartiers-ci encore bien informés des particularités du mal. Je vous dirai seulement en trois mots que cette peste, dont nous sommes menacés, est ce qu’entre les hommes on appelle embrasement ; nous pouvons bien le nommer ainsi, puisque parmi nous il n’y a point de maladie si contagieuse. Le remède que nous y allons apporter, c’est de roidir nos haleines, et de souffler tous ensemble vers l’endroit d’où part l’inflammation, afin de repousser ce mauvais air. Je crois que ce qui nous aura apporté cette fièvre ardente est une Bête à feu (221) qui rôde depuis quelques jours à l’entour de nos bois ; car comme elles ne vont jamais sans feu et ne s’en peuvent passer, celle-ci sera sans doute venue le mettre à quelqu’un de nos arbres.

« Nous avions mandé l’animal Glaçon pour venir à notre secours ; cependant il n’est pas encore arrivé. Mais adieu, je n’ai pas le temps de vous entretenir, il faut songer au salut commun ; et vous-même prenez la fuite, autrement, vous courez risque d’être enveloppé dans notre ruine. »

Je suivis son conseil, sans toutefois me beaucoup presser, parce que je connoissois mes jambes. Cependant je savois si peu la carte du Pays, que je me trouvai au bout de dix-huit heures de chemin au derrière de la forêt dont je pensois fuir ; et pour surcroît d’appréhension, cent éclats épouvantables de tonnerre m’ébranloient le cerveau, tandis que la funeste et blême lueur de mille éclairs venoient éteindre mes prunelles.

De moment en moment les coups redoubloient avec tant de furie, qu’on eût dit que les fondemens du Monde alloient s’écrouler ; et malgré tout cela le ciel ne parut jamais plus serein. Comme je me vis au bout de mes raisons, enfin le désir de connoître la cause d’un événement si extraordinaire m’invita de marcher vers le lieu d’où le bruit sembloit s’épandre.

Je cheminai environ l’espace de quatre cents stades (222), à la fin desquels j’aperçus au milieu d’une fort grande campagne comme deux boules qui, après avoir en bruissant tourné longtemps à l’entour l’une de l’autre, s’approchoient et puis se reculoient : Et j’observai que, quand le heurt se faisoit, c’étoit alors qu’on entendoit ces grands coups ; mais à force de marcher plus avant, je reconnus que ce qui de loin m’avoit paru deux boules, étoit deux animaux ; l’un desquels, quoique rond par en bas, formoit un triangle par le milieu ; et sa tête fort élevée, avec sa rousse chevelure qui flottoit contremont, s’aiguisoit en pyramide. Son corps étoit troué comme un crible, et à travers ces pertuis déliés qui lui servoient de pores, on apercevoit glisser de petites flammes qui sembloient le couvrir d’un plumage de feu.

En cheminant là autour, je rencontrai un Vieillard fort vénérable qui regardoit ce fameux combat avec autant de curiosité que moi. Il me fit signe de m’approcher : j’obéis, et nous nous assîmes l’un auprès de l’autre.

J’avois dessein de lui demander le motif qui l’avoit amené en cette contrée, mais il me ferma la bouche par ces paroles : « Hé bien, vous le saurez, le motif qui m’amène en cette contrée ! » Et là-dessus il me raconta fort au long toutes les particularités de son voyage. Je vous laisse à penser si je demeurai interdit. Cependant, pour accroître nia consternation, comme déjà je brûlois de lui demander quel Démon lui révéloit mes pensées : « Non, non, s’écria-t-il, ce n’est point un Démon qui me révèle vos pensées… » Ce nouveau tour de Devin me le fit observer avec plus d’attention qu’auparavant, et je remarquai qu’il contrefaisoit mon port, mes gestes, ma mine, situoit (223) tous ses membres, et figuroit toutes les parties de son visage sur le patron des miennes ; enfin mon ombre en relief ne m’eût pas mieux représenté. « Je vois, continua-t-il, que vous êtes en peine de savoir pourquoi je vous contrefais, et je veux bien vous l’apprendre. Sachez donc qu’afin de connoître votre intérieur, j’arrangeai toutes les parties de mon corps dans un ordre semblable au vôtre ; car étant de toutes parts situé comme vous, j’excite en moi par cette disposition de matière, la même pensée que produit en vous cette même disposition de matière. « Vous jugerez cet effet-là possible, si autrefois vous avez observé que les gémeaux (224) qui se ressemblent ont ordinairement l’esprit, les passions, et la volonté semblables ; jusque-là qu’il s’est rencontré à Paris deux bessons qui n’ont jamais eu que les mêmes maladies et la même santé ; se sont mariés, sans savoir le dessein l’un de l’autre, à même heure et à même jour ; se sont réciproquement écrit des lettres, dont le sens, les mots et la constitution étoient de même, et qui enfin ont composé sur un même sujet une même sorte de vers, avec les mêmes pointes, le même tour et le même ordre. Mais ne voyez-vous pas qu’il étoit impossible que la composition des organes de leurs corps étant pareille dans toutes ces circonstances, ils n’opérassent d’une façon pareille, puisque deux instruments égaux touchés également doivent rendre une harmonie égale ? Et qu’ainsi conformant tout à fait mon corps au vôtre, et devenant pour ainsi dire votre gémeau, il est impossible qu’un même branle de matière ne nous cause à tous deux un même branle d’esprit. »

Après cela il se remit encore à me contrefaire, et poursuivit ainsi : « Vous êtes maintenant fort en peine de l’origine du combat de ces deux monstres, mais je veux vous l’apprendre. Sachez donc que les arbres de la forêt que nous avons à dos, n’ayant pu repousser avec leurs souffles les violens efforts de la Bête à feu, ont eu recours à l’animal Glaçon.

— Je n’ai encore, lui dis-je, entendu parler de ces animaux-là qu’à un Chêne de cette contrée, mais fort à la hâte, car il ne songeoit qu’à se garantir. C’est pourquoi je vous supplie de m’en faire savant. »

Voici comment il me parla : « On verroit en ce globe où nous sommes les bois fort clair-semés, à cause du grand nombre de Bêtes à feu qui les désolent, sans les animaux glaçons qui tous les jours à la prière des Forêts leurs amies, viennent guérir les arbres malades ; je dis guérir, car à peine de leur bouche gelée ont-ils soufflé sur les charbons de cette peste, qu’ils l’éteignent.

« Au Monde de la Terre d’où vous êtes, et d’où je suis, la Bête à feu s’appelle Salemandre, et l’animal Glaçon y est connu par celui de Remore (225). Or vous saurez que les Remores habitent vers l’extrémité du pôle, au plus profond de la mer glaciale ; et c’est la froideur évaporée de ces poissons à travers leurs écailles, qui fait geler en ces quartiers-là l’eau de la mer, quoique salée.

« La plupart des Pilotes, qui ont voyagé pour la découverte du Groenland, ont enfin expérimenté qu’en certaine saison les glaces qui d’autres fois les avoient arrêtés, ne se rencontroient plus ; mais encore que cette mer fût libre dans le temps où l’hiver y est le plus âpre, ils n’ont pas laissé d’en attribuer la cause à quelque chaleur secrète qui les avoit fondues ; mais il est bien plus vraisemblable que les Remores qui ne se nourrissent que de glace, les avoient pour lors absorbées. Or vous devez savoir que, quelques mois après qu’elles se sont repues, cette effroyable digestion leur rend l’estomac si morfondu, que la seule haleine qu’elles expirent reglace de rechef toute la mer du Pôle. Quand elles sortent sur la terre (car elles vivent dedans l’un et dans l’autre élément) elles ne se rassasient que de ciguë, d’aconit, d’opium et de mandragore.

« On s’étonne en notre Monde d’où procèdent ces frileux vents du nord qui traînent toujours la gelée ; mais si nos compatriotes savoient, comme nous, que les Remores habitent en ce climat, ils connoîtroient, comme nous, qu’ils proviennent du souffle avec lequel elles essayent de repousser la chaleur du Soleil qui les approche.

« Cette eau stigiade (226) de laquelle on empoisonna le grand Alexandre, et dont la froideur pétrifia les entrailles, étoit du pissat d’un de ces animaux. Enfin la Remore contient si éminemment tous les principes de froidure, que, passant par-dessus un vaisseau, le vaisseau se trouve saisi du froid en sorte qu’il en demeure tout engourdi jusqu’à ne pouvoir démarrer de sa place. C’est pour cela que la moitié de ceux qui ont cinglé vers le nord à la découverte du Pôle, n’en sont point revenus, parce que c’est un miracle si les Remores, dont le nombre est si grand dans cette mer, n’arrêtent leurs vaisseaux. Voilà pour ce qui est des animaux Glaçons.

« Mais quant aux Bêtes à feu, elles logent dans terre, sous des montagnes de bitume allumé, comme l’Etna, le Vésuve et le cap Rouge (227). Ces boutons que vous voyez à la gorge de celui-ci, qui procèdent de l’inflammation de son foie, ce sont… »

Nous restâmes après cela sans parler, pour nous rendre attentifs à ce fameux duel.

La Salemandre attaquoit avec beaucoup d’ardeur ; mais la Remore soutenoit impénétrablement. Chaque heurt qu’elles se donnoient, engendroit un coup de tonnerre, comme il arrive dans les Mondes d’ici autour, où la rencontre d’une nue chaude avec une froide excite le même bruit.

Des yeux de la Salemandre il sortoit à chaque œillade de colère qu’elle dardoit contre son ennemi, une rouge lumière dont l’air paroissoit allumé : en volant, elle suoit de l’huile bouillante, et pissoit de l’eau-forte.

La Remore de son côté grosse, pesante et carrée, montroit un corps tout écaillé de glaçons. Ses larges yeux paroissoient deux assiettes de cristal, dont les regards charroyoient une lumière si morfondante, que je sentois frissonner l’hiver sur chaque membre de mon corps où elle les attachoit. Si je pensois mettre ma main au-devant, ma main en prenoit l’onglée ; l’air même autour d’elle, atteint de sa rigueur, s’épaississoit en neige, la terre durcissoit sous ses pas ; et je pouvois compter les traces de la bête par le nombre des engelures qui m’accueilloient quand je marchois dessus.

Au commencement du combat, la Salemandre à cause de la vigoureuse contention de sa première ardeur, avoit fait suer la Remore ; mais à la longue cette sueur s’étant refroidie, émailla toute la plaine d’un verglas si glissant, que la Salemandre ne pouvoit joindre la Remore sans tomber. Nous connûmes bien le Philosophe et moi, qu’à force de choir et se relever tant de fois, elle s’étoit fatiguée ; car ces éclats de tonnerre, auparavant si effroyables, qu’enfantoit le choc dont elle heurtoit son ennemie, n’étoient plus que le bruit sourd de ces petits coups qui marquent la fin d’une tempête, et ce bruit sourd, amorti peu à peu, dégénéra en un frémissement semblable à celui d’un fer rouge plongé dans de l’eau froide.

Quand la Remore connut que le combat tiroit aux abois, par l’affoiblissement du choc dont elle se sentoit à peine ébranlée, elle se dressa sur un angle de son cube et se laissa tomber de toute sa pesanteur sur l’estomac de la Salemandre, avec un tel succès, que le cœur de la pauvre Salemandre, où tout le reste de son ardeur s’étoit concentré, en se crevant, fit un éclat si épouvantable que je ne sais rien dans la Nature pour le comparer.

Ainsi mourut la Bête à feu sous la paresseuse résistance de l’animal Glaçon.

Quelque temps après que la Remore se fut retirée, nous nous approchâmes du champ de bataille ; et le vieillard, s’étant enduit les mains de la terre sur laquelle elle avoit marché comme d’un préservatif contre la brûlure, il empoigna le cadavre de la Salemandre. « Avec le corps de cet animal, me dit-il, je n’ai que faire de feu dans ma cuisine : car pourvu qu’il soit pendu à la crémaillère, il fera bouillir et rôtir tout ce que j’aurai mis à l’àtre. Quant aux yeux, je les garde soigneusement ; s’ils étoient nettoyés des ombres de la mort, vous le prendriez pour deux petits Soleils. Les Anciens de notre Monde les savoient bien mettre en œuvre ; c’est ce qu’ils nommoient des lampes ardentes, et l’on ne les appendoit qu’aux sépultures pompeuses des personnes illustres.

« Nos Modernes en ont rencontré en fouillant quelques-uns de ces fameux tombeaux, mais leur ignorante curiosité les a crevés, en pensant trouver derrière les membranes rompues ce feu qu’ils y voyoient reluire (228). »

Le Vieillard marchoit toujours, et moi je le suivois, aitentif aux merveilles qu’il me débitoit. Or à propos du combat, il ne faut pas que j’oublie l’entretien que nous eûmes touchant l’animal Glaçon.

« Je ne crois pas, me dit-il, que vous ayez jamais vu de Remores, car ces poissons ne s’élèvent guère à fleur d’eau : encore n’abandonnent-ils quasi point l’océan Septentrional. Mais sans doute vous aurez vu de certains animaux qui en quelque façon se peuvent dire de leur espèce. Je vous ai tantôt dit que cette Mer en tirant vers le Pôle est toute pleine de Remores, qui jettent leur frai sur la vase comme les autres poissons. Vous saurez donc que cette semence extraite de toute leur masse en contient si éminemment toute la froideur, que si un navire est poussé par-dessus, le navire en contracte un ou plusieurs vers qui deviennent oiseaux, dont le sang privé de chaleur fait qu’on les range, quoiqu’ils aient des ailes, au nombre des poissons. Aussi le Souverain Pontife, lequel connoît leur origine, ne défend pas d’en manger en carême. C’est ce que vous appelez des Macreuses (229) »

Je cheminais toujours sans autre dessein que de le suivre, mais tellement ravi d’avoir trouvé un Homme, que je n’osois détourner les yeux de dessus lui, tant j’avois peur de le perdre : « Jeune mortel, me dit-il (car je vois bien que vous n’avez pas encore comme moi satisfait au tribut que nous devons, à la Nature), aussitôt que je vous ai vu, j’ai rencontré sur votre visage ce je ne sais quoi qui donne envie de connoître les gens. Si je ne me trompe aux circonstances de la conformation de votre corps, vous devez être François et natif de Paris ? Cette ville est le lieu, où après avoir promené mes disgrâces par toute l’Europe, je les ai terminées.

« Je me nomme Campanella (230), et suis Calabrois de nation. Depuis ma venue au Soleil, j’ai employé mon temps à visiter les climats de ce grand globe pour en découvrir les merveilles : il est divisé en Royaumes, en Républiques, États et Principautés, comme la Terre. Ainsi les quadrupèdes, les volatiles, les plantes, les pierres, chacun y a le sien ; et quoique quelques-uns de ceux-là n’en permettent point l’entrée aux animaux d’espèce étrangère, particulièrement aux Hommes que les Oiseaux par-dessus tout haïssent de mort, je puis voyager partout sans courir de risque à cause qu’une âme de Philosophe est tissue de parties bien plus déliées que les instrumens dont on se serviroit à la tourmenter. Je me suis trouvé heureusement dans la province des, Arbres, quand les désordres de la Salemandre ont commencé ces grands éclats de tonnerre que vous devez avoir entendus aussi bien que moi, m’ont conduit à leur champ de bataille, où vous êtes venu un moment après. Au reste je m’en retourne à la province des Philosophes… — Quoi, lui dis-je, il y a donc aussi des Philosophes dans le Soleil ? — S’il y en a ! répliqua le bonhomme, oui, certes, et ce sont les principaux habitans du Soleil, et ceux-là mêmes dont la renommée de votre Monde a la bouche si pleine. Vous pourrez bientôt converser avec eux, pourvu que vous ayez le courage de me suivre, car j’espère mettre le pied dans leur Ville, avant qu’il soit trois jours. Je ne crois pas que vous puissiez concevoir de quelle façon ces grands génies se sont transportés ici ? — Non, certes, m’écriai-je ; car tant d’autres personnes auroient-elles eu jusqu’à présent les yeux bouchés, pour n’en pas trouver le chemin ? Ou bien est-ce qu’après la mort nous tombons entre les mains d’un Examinateur des esprits, lequel selon notre capacité nous accorde ou nous refuse le droit de bourgeoisie au Soleil ?

— Ce n’est rien de tout cela, repartit le Vieillard : les âmes viennent par un principe de ressemblance se joindre à cette masse de lumière, car ce Monde-ci n’est formé d’autre chose que des esprits de tout ce qui meurt dans les orbes d’autour, comme sont Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne.

« Ainsi dès qu’une Plante, une Bête, ou un Homme, expirent, leurs âmes montent sans s’éteindre à sa sphère, de même que vous voyez la flamme d’une chandelle y voler en pointe, malgré le suif qui la tient par les pieds. Or toutes ces âmes unies qu’elles sont à la source du jour, et purgées de la grosse matière qui les empêchoit, elles exercent des fonctions bien plus nobles que celles de croître, de sentir, et de raisonner, car elles sont employées à former le sang et les esprits vitaux du Soleil, ce grand et parfait animal. Et c’est aussi pourquoi vous ne devez point douter que le Soleil n’opère de l’esprit bien plus parfaitement que vous, puisque c’est par la chaleur d’un million de ces âmes rectifiées, dont la sienne est un élixir, qu’il connoît le secret de la vie, qu’il influe à la matière de vos Mondes la puissance d’engendrer, qu’il rend des corps capables de se sentir être, et enfin qu’il se fait voir et fait voir toutes choses( (231).

« Il me reste maintenant à vous expliquer pourquoi les âmes des Philosophes ne se joignent pas essentiellement à la masse du Soleil comme celles des autres Hommes.

« Il y a trois ordres d’esprits dans toutes les Planètes, c’est-à-dire dans les petits Mondes qui se meuvent à l’entour de celui-ci.

« Les plus grossiers servent simplement à réparer l’embonpoint du Soleil. Les subtils s’insinuent à la place de ses rayons ; mais ceux des Philosophes, sans avoir rien contracté d’impur dans leur exil, arrivent tout entiers à la sphère du jour pour en être habitans (232). Or elles ne deviennent pas comme les autres une partie intégrante de sa masse, pour ce que la matière qui les compose, au point de leur génération, se mêle si exactement que rien ne la peut plus déprendre, semblable à celle qui forme l’or, les diamans, et les Astres, dont toutes les parties sont mêlées par tant d’enlacemens, que le plus fort dissolvant n’en sauroit relâcher l’étreinte.

« Or ces âmes de Philosophes sont tellement à l’égard des autres âmes, ce que l’or, les diamans et les Astres sont à l’égard des autres corps, qu’Épicure dans le Soleil est le même Épicure qui vivoit jadis sur la terre. »

Le plaisir que je recevois en écoutant ce grand homme, m’accourcissoit le chemin et j’entamois souvent tout exprès des matières savantes et curieuses, sur lesquelles je sollicitois sa pensée, afin de m’instruire. Et certes je n’ai jamais vu de bonté si grande que la sienne ; car quoiqu’il pût, à cause de l’agilité de sa substance, arriver tout seul en fort peu de journées au royaume des Philosophes, il aima mieux s’ennuyer longtemps avec moi que de m’abandonner parmi ces vastes solitudes.

Cependant il étoit pressé ; car je me souviens que m’étant avisé de lui demander pourquoi il s’en retournoit avant d’avoir reconnu toutes les régions de ce grand Monde, il me répondit que l’impatience de voir un de ses amis, lequel étoit nouvellement arrivé (233), l’obligeoit à rompre son voyage. Je reconnus par la suite de son discours, que cet ami étoit ce fameux Philosophe de notre temps, Monsieur Descartes, et qu’il ne se hâtoit que pour le joindre.

Il me répondit encore sur ce que je lui demandai en quelle estime il avoit sa Physique, qu’on ne la devoit lire qu’avec le même respect qu’on écoute prononcer des oracles. « Ce n’est pas, ajouta-t-il, que la science des choses naturelles n’ait besoin, comme les autres sciences, de préoccuper notre jugement, d’axiomes qu’elle ne prouve point ; mais les principes de la sienne sont simples et si naturels qu’étant supposés, il n’y en a aucune qui satisfasse plus nécessairement à toutes les apparences »

Je ne pus en cet endroit m’empêcher de l’interrompre : « Mais, lui dis-je, il me semble que ce Philosophe a toujours impugné (234) le vide ; et cependant, quoiqu’il fût Épicurien, afin d’avoir l’honneur de donner un principe aux principes d’Épicure, c’est-à-dire aux atomes, il a établi pour commencement des choses un chaos de matière tout à fait solide, que Dieu divisa en un nombre innombrable de petits carreaux, à chacun desquels il imprima des mouvemens opposés. Or il veut que ces cubes, en se froissant l’un contre l’autre, se soient égrugés en parcelles de toutes sortes de figures. Mais comment peut-il concevoir que ces pièces carrées aient commencé de tourner séparément, sans avouer qu’il s’est fait du vide entre leurs angles ? Ne s’en rencontroit-il pas nécessairement dans les espaces que les angles de ces carreaux étoient contraints d’abandonner pour se mouvoir ? Et puis ces carreaux qui n’occupoient qu’une certaine étendue, avant que de tourner, peuvent-ils s’être mus en cercle, qu’ils n’en aient occupé dans leur circonférence encore une fois autant ? La Géométrie nous enseigne que cela ne se peut ; donc la moitié de cette espace a dû nécessairement demeurer vide, puisqu’il n’y avoit point encore d’atomes pour la remplir. »

Mon Philosophe me répondit que M. Descartes nous rendroit raison de cela lui-même, et qu’étant né aussi obligeant que Philosophe, il seroit assurément ravi de trouver en ce monde un homme mortel pour l’éclaircir de cent doutes que la surprise de la Mort l’avoit contraint de laisser à la Terre qu’il venoit de quitter ; qu’il ne crovoit pas qu’il eût grande difficulté à y répondre, suivant ses principes, que je navois examinés qu’autant que la foiblesse de mon esprit me le pouvoit permettre (235) ; « parce, disoit-il, que les ouvrages de ce grand homme sont si pleins et si subtils, qu’il faut une attention pour les entendre qui demande l’âme d’un vrai et consommé Philosophe. Ce qui fait qu’il n’y a pas un Philosophe dans le Soleil qui n’ait de la vénération pour lui ; jusque-là que l’on ne veut pas lui contester le premier rang, si sa modestie ne l’en éloigne.

« Pour tromper la peine que la longueur du chemin pourroit vous apporter, nous en discourrons suivant ses principes, qui sont assurément si clairs, et semblent si bien satisfaire à tout par l’admirable lumière de ce grand génie, qu’on diroit qu’il a concouru à la belle et magnifique structure de cet Univers.

« Vous vous souvenez bien qu’il dit que notre entendement est fini. Ainsi la matière étant divisible à ne faut pas douter que c’est une de ces choses qu’il ne peut comprendre ni imaginer, et qu’il est bien au-dessus de lui d’en rendre raison.

« Mais, dit-il, quoique cela ne puisse tomber sous les sens, nous ne laissons pas de concevoir que cela se fait par la connoissance que nous avons de la matière ; et nous ne devons pas, dit-il, hésiter à déterminer notre jugement sur les choses que nous concevons. » En effet, pouvons-nous imaginer la manière dont l’âme agit sur le corps ? Cependant on ne peut nier cette vérité, ni la révoquer en doute ; au lieu que c’est une absurdité bien plus grande d’attribuer au vide une espace qui est une propriété qui appartient au corps de l’étendue[7], vu que l’on confondroit l’idée du rien avec celle de l’être, et que l’on lui donneroit des qualités à lui qui ne peut rien produire, et ne peut être auteur de quoi que ce soit (236). « Mais, dit-il, pauvre mortel, je sens que ces spéculations te fatiguent, parce que comme dit cet excellent homme, tu n’as jamais pris peine à bien épurer ton esprit d’avec la masse de ton corps, et parce que tu l’as rendu si paresseux qu’il ne veut plus faire aucunes fonctions sans le secours des sens. »

Je lui allois repartir, lorsqu’il me tira par le bras pour me montrer un vallon de merveilleuse beauté. « Apercevez-vous, me dit-il, cette enfonçure de terrain où nous allons descendre ? On diroit que le coupeau des collines qui la bornent, se soit exprès couronné d’arbres, pour inviter par la fraîcheur de son ombre les passans au repos.

« C’est au pied de l’un de ces coteaux que le Lac du Sommeil prend sa source ; il n’est formé que de la liqueur des cinq Fontaines. Au reste s’il ne se mêloit aux trois Fleuves, et par sa pesanteur n’engourdissoit leurs eaux, aucun animal de notre Monde ne dormiroit. »

Je ne puis exprimer l’impatience qui me pressoit de le questionner sur ces trois Fleuves, dont je n’avois point encore ouï parler : mais je restai content, quand il m’eut promis que je verrois tout.

Nous arrivâmes bientôt après dans le vallon, et quasi au même temps, sur le tapis qui borde ce grand Lac.

« En vérité, me dit Campanella, vous êtes bien heureux de voir avant de mourir toutes les merveilles de ce Monde ; c’est un bien pour les habitans de votre globe, d’avoir porté un Homme qui lui puisse apprendre les merveilles du Soleil, puisque sans vous ils étoient en danger de vivre dans une grossière ignorance, et de goûter cent douceurs sans savoir d’où elles viennent ; car on ne sauroit imaginer les libéralités que le Soleil fait à tous vos petits globes ; et ce vallon seul répand une infinité de biens par tout l’Univers, sans lesquels vous ne pourriez vivre, et ne pourriez pas seulement voir le jour. Il me semble que c’est assez d’avoir vu cette contrée, pour vous faire avouer que le Soleil est votre père, et qu’il est l’auteur de toutes choses. Pource que ces cinq Ruisseaux viennent se dégorger dedans, ils ne courent que quinze ou seize heures ; et cependant ils paroissent si fatigués quand ils arrivent, qu’à peine se peuvent-ils remuer ; mais ils témoignent leur lassitude par des effets bien différens, car celui de la Vue s’étrécit à mesure qu’il s’approche de l’étang du Sommeil ; l’Ouïe à son embouchure se confond, s’égare et se perd dans la vase ; l’Odorat excite un murmure semblable à celui d’un homme qui ronfle ; le Goût, affadi du chemin, devient tout à fait insipide ; et le Toucher, naguère si puissant, qu’il logeoit tous ses compagnons, est réduit à cacher sa demeure. De son côté la Nymphe de la Paix qui fait sa demeure au milieu du Lac, reçoit ses hôtes à bras ouverts, les couche dans son lit, et les dorlote avec tant de délicatesse, que pour les endormir, elle prend elle-même le soin de les bercer. Quelque temps après s’être ainsi confondus dans ce vaste rond-d’eau, on le voit à l’autre bout se partager derechef en cinq Ruisseaux qui reprennent les mêmes noms en sortant qu’ils avoient laissés en entrant.. Mais les plus hâtés de partir, et qui tiraillent leurs compagnons pour se mettre en chemin, c’est l’Ouïe et le Toucher ; car pour les trois autres ils attendent que ceux-ci les éveillent, et le Goût spécialement demeure toujours derrière les autres. »

Le noir concave d’une grotte se voûte par-dessus le lac du Sommeil. Quantité de tortues se promènent à pas lents sur les rivages ; mille fleurs de pavot communiquent à l’eau en s’y mirant, la vertu d’endormir (237) ; on voit jusqu’à des marmottes arriver de cinquante lieues pour y boire ; et le gazouillis de l’onde est si charmant, qu’il semble qu’elle se froisse contre les cailloux avec mesure, et tâche de composer une musique assoupissante.

Le sage Campanella prévit sans doute que j’en allois sentir quelque atteinte, c’est pourquoi il me conseilla de doubler le pas. Je lui eusse obéi, mais les charmes de cette eau m’avoient tellement enveloppé la raison, qu’il ne m’en resta presque pas assez pour entendre ces dernières paroles. « Dormez donc, dormez ! je vous laisse ; aussi bien les songes qu’on fait ici sont tellement parfaits, que vous serez quelque jour bien aise de vous ressouvenir de celui que vous allez faire. Je me divertirai cependant à visiter les raretés du lieu, et puis je vous viendrai rejoindre. » Je crois qu’il ne discourut pas davantage, ou bien la vapeur du sommeil m’avoit déjà mis hors d’état de pouvoir l’écouter.

J’étois au milieu d’un songe le plus savant et le mieux conçu du monde, quand mon Philosophe me vint éveiller. Je vous en ferai le récit lorsque cela n’interrompra point le fil de mon discours ; car il est tout à fait important que vous le sachiez, pour vous faire connoître avec quelle liberté l’esprit des habitans du Soleil agit pendant que le sommeil captive les sens. Pour moi je pense que ce lac évapore un air qui a la propriété d’épurer entièrement l’esprit de l’embarras des sens, car il ne se présente rien à votre pensée qui ne semble vous perfectionner et vous instruire : c’est ce qui fait que j’ai le plus grand respect du monde pour ces Philosophes qu’on nomme rêveurs, dont nos ignorans se moquent.

J’ouvris donc les yeux comme en sursaut : il me semble que j’ouïs qu’il disoit : « Mortel, c’est assez dormir ! levez-vous si vous désirez voir une rareté qu’on n’imagineroit jamais dans votre Monde. Depuis une heure environ que je vous ai quitté, pour ne point troubler votre repos, je me suis toujours promené le long des cinq Fontaines qui sortent de l’étang du Sommeil. Vous pouvez croire avec combien d’attention je les ai toutes considérées ; elles portent le nom des cinq Sens, et coulent fort près l’une de l’autre. Celle de la Vue semble un tuyau fourchu plein de diamans en poudre, et de petits miroirs qui dérobent et restituent les images de tout ce qui se présente ; elle environne de son cours le royaume des Lynx. Celle de l’Ouïe est pareillement double ; elle tourne en s’insinuant comme un dédale, et l’on oit retentir au plus creux des concavités de sa couche un écho de tout le bruit qui résonne alentour ; je suis fort trompé si ce ne sont des renards que j’ai vu s’y curer les oreilles. Celle de l’Odorat paroît comme les précédentes, qui se divise en deux petits canaux cachés sous une seule voûte ; elle extrait de tout ce qu’elle rencontre je ne sais quoi d’invisible, dont elle compose milles sortes d’odeurs qui lui tiennent lieu d’eau ; on trouve aux bords de cette source force chiens qui s’affinent le nez. Celle du Goût coule par saillies, lesquelles n’arrivent ordinairement que trois ou quatre fois le jour ; encore faut-il qu’une grande vanne de corail soit levée, et, par-dessous celle-là quantité d’autres fort petites qui sont d’ivoire ; sa liqueur ressemble à de la salive. Mais quant à la cinquième, celle du Toucher, elle est si vaste et si profonde qu’elle environne toutes ses sœurs, jusqu’à se coucher de son long dans leur lit, et son humeur épaisse se répand au large sur des gazons tout verts de plantes sensitives.

« Or vous saurez que j’admirois, glacé de vénération, les mystérieux détours de toutes ces fontaines, quand à force de cheminer je me suis trouvé à l’embouchure où elles se dégorgent dans les trois Rivières. Mais suivez-moi, vous comprendrez beaucoup mieux la disposition de toutes ces choses en les voyant. » Une promesse si forte selon moi acheva de m’éveiller ; je lui tendis le bras, et nous marchâmes par le même chemin qu’il avoit tenu le long des levées qui compriment les cinq Ruisseaux, chacun dans son canal.

Au bout environ d’un stade, quelque chose d’aussi luisant qu’un lac parvint à nos yeux. Le sage Campanella ne l’eut pas plutôt aperçu qu’il me dit : « Enfin, mon fils, nous touchons au port : je vois distinctement les trois rivières. »

À cette nouvelle, je me sentis transporter d’une telle ardeur, que je pensois être devenu aigle. Je volai plutôt que je ne marchai, et courus tout autour, d’une curiosité si avide, qu’en moins d’une heure mon conducteur et moi nous remarquâmes ce que vous allez entendre.

Trois grands Fleuves arrosent les campagnes brillantes de ce Monde embrasé. Le premier et le plus large se nomme la Mémoire ; le second, plus étroit, mais plus creux, l’Imagination ; le troisième, plus petit que les autres, s’appelle Jugement (238).

Sur les rives de la Mémoire, on entend jour et nuit un ramage importun de geais, de perroquets, de pies, d’étourneaux, de linottes, de pinsons, de toutes les espèces qui gazouillent ce qu’elles ont appris. La nuit ils ne disent mot, car ils sont pour lors occupés à s’abreuver de la vapeur épaisse qu’exhalent ces lieux aquatiques. Mais leur estomac cacochyme la digère si mal, qu’au matin quand ils pensent l’avoir convertie en leur substance, on la voit tomber de leur bec aussi pure qu’elle étoit dans la rivière. L’eau de ce Fleuve paroît gluante, et roule avec beaucoup de bruit ; les échos, qui se forment dans ses cavernes, répètent la parole jusqu’à plus de mille fois ; elle engendre de certains monstres, dont le visage approche du visage de femme. Il s’y en voit d’autres plus furieux, qui ont la tête cornue et carrée, et à peu près semblable à celle de nos pédans. Ceux-là ne s’occupent qu’à crier, et ne disent pourtant que ce qu’ils se sont entendu dire les uns aux autres.

Le Fleuve de l’imagination coule plus doucement ; sa liqueur légère et brillante, étincelle de tous côtés. Il semble, à regarder cette eau d’un torrent de bluettes humides, qu’elles n’observent en voltigeant aucun ordre certain. Après l’avoir considérée plus attentivement, je pris garde que l’humeur qu’elle rouloit dans sa couche, étoit de pur or potable, et son écume de l’huile de talc. Le poisson qu’elle nourrit, ce sont des remores, des sirènes et des salemandres ; on y trouve, au lieu de gravier, de ces cailloux dont parle Pline, avec lesquels on devient pesant quand on les touche par l’envers, et léger quand on se les applique par l’endroit (239). J’y en remarquai de ces autres encore, dont Gigès (240) avoit un anneau, qui rendent invisibles, mais surtout un grand nombre de pierres philosophales éclatent parmi son sable. Il y avoit sur les rivages force arbres fruitiers, principalement de ceux que trouva Mahomet en Paradis (241), les branches fourmilloient de phénix, et j’y remarquai des sauvageons de ce fruitier (242) où la Discorde cueillit la pomme qu’elle jeta aux pieds des trois Déesses (243) ; on avoit enté dessus des greffes du jardin des Hespérides (244). Chacun de ces deux larges fleuves se divise en une infinité de bras qui s’entrelacent ; et j’observai que quand un grand ruisseau de la Mémoire en approchoit un plus petit de l’imagination, il éteignoit aussitôt celui-là ; mais qu’au contraire si le Ruisseau de l’imagination étoit plus vaste, il tarissoit celui de la Mémoire. Or comme ces trois Fleuves, soit dans leur canal, soit dans leurs bras, toujours à côté l’un de l’autre, partout où la Mémoire est forte, l’imagination diminue ; et celle-ci grossit, à mesure que l’autre s’abaisse.

Proche de là coule d’une lenteur incroyable la Rivière du Jugement ; son canal est profond, son humeur semble froide ; et lorsqu’on en répand sur quelque chose, elle sèche au lieu de mouiller. Il croît parmi la vase de son lit des plantes d’ellébore (245), dont la racine qui s’étend en longs filaments nettoie l’eau de sa bouche. Elle nourrit des serpens, et dessus l’herbe molle qui tapisse ses rivages un million d’éléphans se reposent. Elle se distribue comme ses deux germaines en une infinité de petits rameaux ; elle grossit en cheminant et, quoiqu’elle gagne toujours pays, elle va et revient éternellement sur soi-même.

De l’humeur de ces trois Rivières tout le Soleil est arrosé ; elle sert à détremper les atomes brûlans de ceux qui meurent dans ce grand Monde ; mais cela mérite bien d’être traité plus au long.

La vie des animaux du Soleil est fort longue, ils ne finissent que de mort naturelle qui n’arrive qu’au bout de sept à huit mille ans quand, pour les continus excès d’esprit où leur tempérament de feu les incline, l’ordre de la matière se brouille ; car aussitôt que dans un corps la Nature sent qu’il faudroit plus de temps à réparer les ruines de son être qu’à en composer un nouveau, elle aspire à se dissoudre, si bien que de jour en jour on voit non pas pourrir, mais tomber l’animal en particules semblables à de la cendre rouge.

Le trépas n’arrive guère que de cette sorte. Expiré donc qu’il est, ou pour mieux dire éteint, les petits corps ignés qui composoient sa substance, entrent dans la grosse matière de ce monde allumé, jusqu’à ce que le hasard les ait abreuvés de l’humeur des trois Rivières ; car alors devenus mobiles par leur fluidité, afin d’exercer vitement les facultés dont cette eau leur vient d’imprimer l’obscure connoissance, ils s’attachent en longs filets, et par un flux de points lumineux, s’aiguisent en rayons et se répandent aux sphères d’alentour, où ils ne sont pas plutôt enveloppés, qu’ils arrangent eux-mêmes la matière autant qu’ils peuvent, dedans la forme propre à exercer toutes les fonctions dont ils ont contracté l’instinct dans l’eau des trois Rivières, des cinq Fontaines, et de l’Étang. C’est pourquoi ils se laissent attirer aux plantes pour végéter ; les plantes se laissent brouter aux animaux pour sentir ; et les animaux se laissent manger aux hommes afin qu’étant passés en leur substance, ils viennent à réparer ces trois facultés, de la Mémoire, de l’imagination et du Jugement dont les Rivières du Soleil leur avoient fait pressentir la puissance.

Or selon que les atomes ont ou plus ou moins trempé dedans l’humeur de ces trois Fleuves, ils apportent aux animaux plus ou moins de Mémoire, d’imagination ou de Jugement, et selon que dans les trois Fleuves ils ont plus ou moins contracté de la liqueur des cinq Fontaines et de celle du petit Lac, ils leur élaborent des sens plus ou moins parfaits, et produisent des âmes plus ou moins endormies (246).

Voici à peu près ce que nous observâmes touchant la nature de ces trois Fleuves. On en rencontre partout de petites veines écartées çà et là ; mais pour les bras principaux, ils vont droit aboutir à la Province des Philosophes. Aussi nous rentrâmes dans le grand chemin sans nous éloigner du courant que ce qu’il faut pour monter sur la chaussée. Nous vîmes toujours les trois grandes Rivières qui flottoient à côté de nous ; mais pour les cinq Fontaines, nous les regardions de haut en bas serpenter dans la prairie. Cette route est fort agréable, quoique solitaire ; on y respire un air libre et subtil qui nourrit l’âme et la fait régner sur les passions.

Au bout de cinq ou six journées de chemin, comme nous divertissions nos yeux à considérer le différent et riche aspect des paysages, une voix languissante comme d’un malade qui gémiroit, parvint à nos oreilles. Nous nous approchâmes du lieu d’où nous jugions qu’elle pouvoit venir, et nous trouvâmes, sur la rive du fleuve Imagination, un vieillard tombé à la renverse qui poussoit de grands cris. Les larmes de compassion m’en vinrent aux yeux ; et la pitié que j’eus du mal de ce misérable, me convia d’en demander la cause. « Cet homme, me répondit Campanella, se tournant vers moi, est un Philosophe réduit à l’agonie, car nous mourons plus d’une fois ; et comme nous ne sommes que des parties de cet Univers, nous changeons de forme pour aller reprendre la vie ailleurs ; ce qui n’est point un mal, puisque c’est un chemin pour perfectionner son être, et pour arriver à un nombre infini de connoissances. Son infirmité est celle qui fait mourir presque tous les grands hommes. »

Son discours m’obligea de considérer le malade plus attentivement, et dès la première œillade j’aperçus qu’il avoit la tête grosse comme un tonneau, et ouverte par plusieurs endroits. « Or sus ! me dit Campanella, me tirant par le bras, toute l’assistance que nous croirions donner à ce moribond seroit inutile et ne feroit que l’inquiéter. Passons outre, aussi bien son mal est incurable. L’enflure de sa tête provient d’avoir trop exercé son esprit ; car encore que les espèces dont il a rempli les trois organes ou les trois ventricules de son cerveau, soient des images fort petites, elles sont corporelles, et capables par conséquent de remplir un grand lieu quand elles sont fort nombreuses. Or vous saurez que ce Philosophe a tellement grossi sa cervelle, à force d’entasser image sur image, que ne les pouvant plus contenir, elle s’est éclatée. Cette façon de mourir est celle des grands Génies, et cela s’appelle crever d’esprit. »

Nous marchions toujours en parlant ; et les premières choses qui se présentoient à nous, nous fournissoient matière d’entretien. J’eusse pourtant bien voulu sortir des régions opaques du Soleil pour rentrer dans les lumineuses ; car le Lecteur saura que toutes les contrées n’en sont pas diaphanes ; il y en a qui sont obscures, comme celles de notre Monde, et qui sans la lumière d’un Soleil qu’on aperçoit de là, seroient couvertes de ténèbres. Or à mesure qu’on entre dans les opaques, on le devient insensiblement ; et de même lorsqu’on approche des transparentes, on se sent dépouiller de cette noire obscurité par la vigoureuse irradiation du climat.

Je me souviens qu’à propos de cette envie dont je brûlois, je demandai à Campanella si la Province des Philosophes étoit brillante ou ténébreuse : « Elle est plus ténébreuse que brillante, me répondit-il ; car comme nous sympathisons encore beaucoup avec la Terre notre pays natal, qui est opaque de sa nature, nous n’avons pas pu nous accommoder dans les régions de ce globe les plus éclairées. Nous pouvons toutefois par une vigoureuse contention de la volonté, nous rendre diaphanes lorsqu’il nous en prend envie ; et même la plus grande part des Philosophes ne parlent pas avec la langue ; mais quand ils veulent communiquer leur pensée, ils se purgent par les élans de leur fantaisie d’une sombre vapeur, sous laquelle ordinairement ils tiennent leurs conceptions à couvert ; et sitôt qu’ils ont fait redescendre en son siège cette obscurité de rate qui les noircissoit, comme leur corps est alors diaphane, on aperçoit à travers leur cerveau, ce dont ils se souviennent, ce qu’ils imaginent, ce qu’ils jugent : et dans leur foie et leur cœur, ce qu’ils désirent et ce qu’ils résolvent (247) ; car quoique ces petits portraits soient plus imperceptibles qu’aucune chose que nous puissions figurer, nous avons en ce Monde-ci les yeux assez clairs pour distinguer facilement jusqu’aux moindres idées.

« Ainsi, quand quelqu’un de nous veut découvrir à son ami l’affection qu’il lui porte, on aperçoit son cœur élancer des rayons jusque dans sa mémoire, sur l’image de celui qu’il aime ; et quand au contraire il veut témoigner son aversion, on voit son cœur darder contre l’image de celui qu’il hait, des tourbillons d’étincelles brûlantes, et se retirer tant qu’il peut en arrière ; de même quand il parle en soi-même, on remarque clairement les espèces, c’est-à-dire les caractères de chaque chose qu’il médite, qui s’imprimant ou se soulevant, viennent présenter aux yeux de celui qui regarde, non pas un discours articulé, mais une histoire en tableau de toutes ses pensées. »

Mon guide vouloit continuer, mais il en fut détourné par un accident jusqu’à cette heure inouï ; et ce fut que tout à coup nous aperçûmes la terre se noircir sous nos pas, et le Ciel allumé de rayons s’éteindre sur nos têtes, comme si on eût développé entre nous et le Soleil un dais large de quatre lieues.

Il me paroît malaisé de vous dire ce que nous nous imaginâmes dans cette conjoncture. Toutes sortes de terreurs nous vinrent assaillir, jusqu’à celle de la fin du Monde, et nulle de ces terreurs ne nous sembla hors d’apparence ; car de voir la nuit au Soleil, ou l’air obscurci de nuages, c’est un miracle qui n’y arrive point. Ce ne fut pas toutefois encore tout ; incontinent après un bruit aigre et criard, semblable au son d’une poulie qui tourneroit avec rapidité, vint frapper nos oreilles, et tout au même temps nous vîmes choir à nos pieds une cage. A peine eut-elle joint le sable, qu’elle s’ouvrit pour accoucher d’un Homme et d’une Femme : ils traînoient une ancre qu’ils accrochèrent aux racines d’un roc. En suite de quoi nous les aperçûmes venir à nous. La Femme conduisoit l’Homme, et le tirailloit en le menaçant. Quand elle fut fort près de nous : « Messieurs, dit-elle d’une voix un peu émue, n’est-ce pas ici la Province des Philosophes ? « Je répondis que non, mais que dans vingt-quatre heures nous espérions y arriver ; que ce Vieillard qui me souffroit en sa compagnie étoit un des principaux Officiers de cette Monarchie. « Puisque vous êtes Philosophe répondit cette femme, adressant la parole à Campanella, il faut que sans aller plus loin je vous décharge ici mon cœur.

« Pour vous raconter donc en peu de mots le sujet qui m’amène, vous saurez que je viens me plaindre d’un assassinat commis en la personne du plus jeune de mes enfants ; ce barbare que je tiens l’a tué deux fois, encore qu’il fût son père. » Nous restâmes fort embarrassés de ce discours ; c’est pourquoi je voulus savoir ce qu’elle entendoit par un enfant tué deux fois. « Sachez, répondit cette femme, qu’en notre pays il y a parmi les autres statuts d’amour une loi qui règle le nombre des baisers auxquels un Mari est obligé à sa Femme. C’est pourquoi tous les soirs chaque Médecin dans son quartier, va par toutes les maisons, où après avoir visité le Mari et la Femme, il les taxe pour cette nuit-là, selon leur santé forte ou foible, à tant ou tant d’embrassements. Or le mien que voilà avoit été mis à sept. Cependant piqué de quelques paroles un peu fières que je lui avois dites en nous couchant, il ne m’approcha point tant que nous demeurâmes au lit. Mais Dieu qui venge la cause des affligés, permit qu’en songe ce misérable, chatouillé par le ressouvenir des baisers qu’il me retenoit injustement, laissa perdre un Homme. Je vous ai dit que son père l’a tué deux fois pour ce que l’empêchant d’être, il a fait qu’il n’est point, voilà son premier assassinat, et a fait qu’il n’a point été, voilà son second ; au lieu qu’un meurtrier ordinaire sait bien que celui qu’il prive du jour n’est plus mais ils ne sauroit faire qu’il n’ait point été. Nos Magistrats en auroient fait bonne justice ; mais l’artificieux a dit, pour excuse, qu’il auroit satisfait au devoir conjugal, s’il n’eût appréhendé (me baisant au fort de la colère où je l’avois mis), d’engendrer un homme furieux.

« Le Sénat embarrassé de cette justification, nous a ordonné de nous venir présenter aux Philosophes, et de plaider devant eux notre cause. Aussitôt que nous eûmes reçu l’ordre de partir, nous nous mîmes dans une cage pendue au cou de ce grand Oiseau que vous voyez, d’où par le moyen d’une poulie que nous y attachâmes, nous dévalons à terre et nous nous guindons en l’air. Il y a des personnes dans notre Province établies exprès pour les apprivoiser jeunes, et les instruire aux travaux qui nous sont utiles. Ce qui les attrait principalement contre leur nature féroce à se rendre disciplinables, c’est qu’à leur faim, qui ne se peut presque assouvir, nous abandonnons les cadavres de toutes les bêtes qui meurent. Au reste, quand nous voulons dormir (car à cause des excès d’amour trop continus qui nous affaiblissent nous avons besoin de repos), nous lâchons à la campagne d’espace en espace vingt ou trente de ces Oiseaux attachés chacun à une corde, qui prenant l’essor avec leurs grandes ailes, déploient dans le Ciel une nuit plus large que l’horizon. « J’étois fort attentif et à son discours et à considérer, tout extasié, l’énorme taille de cet oiseau géant ; mais sitôt que Campanella l’eut un peu regardé : « Ha ! vraiment, s’écria-t-il, c’est un de ces monstres à plume, appelés Condurs, qu’on voit dans l’île de Mandragore à notre Monde, et par toute la Zone Torride ; ils y couvrent de leurs ailes un arpent de terre. Mais comme ces animaux deviennent plus démesurés, à proportion que le Soleil qui les a vus naître est plus échauffé, il ne se peut qu’ils ne soient au Monde du Soleil d’une épouvantable grandeur.

« Toutefois, ajouta-t-il, se tournant vers la Femme, il faut nécessairement que vous acheviez votre voyage ; car c’est à Socrate (248) auquel on a donné la Surintendance des mœurs, qu’appartient de vous juger. Je vous conjure cependant de nous apprendre de quelle contrée vous êtes, parce que comme il n’y a que trois ou quatre ans que je suis arrivé en ce Monde-ci, je n’en connais encore guère la carte.

— Nous sommes, répondit-elle, du royaume des Amoureux : ce grand État confine d’un côté à la République de la Paix, et de l’autre à celle des Justes.

« Au pays d’où je viens, à l’âge de seize ans, on met les garçons au Noviciat d’amour ; c’est un palais fort somptueux, qui contient presque le quart de la Cité. Pour les filles, elles n’y entrent qu’à treize. Ils font là les uns et les autres leur année de probation, pendant laquelle les garçons ne s’occupent qu’à mériter l’affection des filles, et les filles à se rendre dignes de l’amitié des garçons. Les douze mois expirés, la Faculté de Médecine va visiter en corps ce Séminaire d’Amans. Elles les tâte tous l’un après l’autre, jusqu’aux parties de leurs personnes les plus secrètes, les fait coupler à ses yeux, et puis selon que le mâle se rencontre à l’épreuve vigoureux et bien conformé, on lui donne pour femmes dix, vingt, trente ou quarante filles de celles qui le chérissoient, pourvu qu’ils s’aiment réciproquement. Le marié cependant ne peut coucher qu’avec deux à la fois, et il ne lui est pas permis d’en embrasser aucune, tandis qu’elle est grosse. Celles qu’on reconnoît stériles ne sont employées qu’à servir ; et des hommes impuissants se font les esclaves qui se peuvent mêler charnellement avec les Bréhaignes (249). Au reste quand une famille a plus d’enfants qu’elle n’en peut nourrir, la République les entretient ; mais c’est un malheur qui n’arrive guère, pour ce qu’aussitôt qu’une femme accouche dans la Cité, l’Épargne (250) fournit une somme annuelle pour l’éducation de l’enfant, selon sa qualité, que les Trésoriers d’État portent eux-mêmes à certain jour à la maison du père. Mais si vous voulez en savoir davantage, entrez dans notre mannequin, il est assez grand pour quatre. Puisque nous allons même route, nous tromperons en causant la longueur du voyage. »

Campanella fut d’avis que nous acceptassions l’offre. J’en fus pareillement fort joyeux pour éviter la lassitude, mais quand je vins pour leur aider à lever l’ancre, je fus bien étonné d’apercevoir qu’au lieu d’un gros câble qui la devoit soutenir, elle n’étoit pendue qu’à un brin de soie aussi délié qu’un cheveu. Je demandai à Campanella comment il se pouvoit faire qu’une masse lourde comme étoit cette ancre, ne fît point rompre par sa pesanteur une chose si frêle ; et le bon Homme me répondit que cette corde neserompoit point pour ce qu’ayant été filée très-égale partout, il n’y avoit point de raison pourquoi elle dût se rompre plutôt à un endroit qu’à l’autre. Nous nous entassâmes tous dans le panier, et ensuite nous nous pouliâmes (251) jusqu’au faîte du gosier de l’oiseau, où nous ne paroissions qu’un grelot qui pendoit à son cou. Quand nous fûmes tout contre la poulie, nous arrêtâmes le câble, où notre cage étoit pendue à une des plus légères plumes de son duvet, qui pourtant étoit grosse comme le pouce ; et dès que cette femme eût fait signe à l’oiseau départir, nous nous sentîmes fendre le ciel d’une rapide violence. Le Condur modéroit ou forçoit son vol, haussoit ou baissoit, selon les volontés de sa maîtresse, dont la voix lui servoit de bride. Nous n’eûmes pas volé deux cents lieues, que nous aperçûmes sur la terre à main gauche une nuit semblable à celle que produisoit dessous lui notre vivant parasol. Nous demandâmes à l’étrangère ce qu’elle pensoit que ce fût : « C’est un autre coupable qui va aussi pour être jugé à la Province où nous allons ; son Oiseau sans doute est plus fort que le nôtre, ou bien nous nous sommes beaucoup amusés, car il n’est parti que depuis moi. » Je lui demandai de quel crime ce malheureux étoit accusé : « Il n’est pas simplement accusé nous répondit-elle ; il est condamné à mourir, parce qu’il est déjà convaincu de ne pas craindre la mort. — Comment donc ? lui dit Campanella, les lois de votre Pays ordonnent de craindre la mort ? — Oui, répliqua cette femme, elles l’ordonnent à tous, hormis à ceux qui sont reçus au Collège des Sages ; car nos magistrats ont éprouvé, par de funestes expériences, que qui ne craint pas de perdre la vie est capable de l’ôter à tout le monde. »

Après quelques autres discours qu’attirèrent ceux-ci, Campanella voulut s’enquérir plus au long des mœurs de son Pays. Il lui demanda donc quelles étoient les lois et les coutumes du Royaume des Amans ; mais elle s’excusa d’en parler, à cause que n’y étant pas née, et ne le connoissant qu’à demi, elle craignoit d’en dire plus ou moins. « J’arrive à la vérité de cette Province, continua cette femme ; mais je suis, moi et tous mes prédécesseurs, originaire du Royaume de Vérité. Ma mère y accoucha de moi, et n’a point eu d’autre enfant. Elle m’éleva dans ce pays jusqu’à l’âge de treize ans, que le Roi, par avis des Médecins, lui commanda de me conduire au Royaume des Amans d’où je viens, afin qu’étant élevée dans ce palais d’Amour, une éducation plus joyeuse et plus molle que celle de notre Pays, me rendît plus féconde qu’elle. Ma mère m’y transporta et me mit dans cette maison de plaisance.

« J’eus bien de la peine auparavant que de m’apprivoiser à leurs coutumes : d’abord elles me semblèrent fort rudes ; car, comme vous savez, les opinions que nous avons sucées avec le lait, nous paroissent toujours les plus raisonnables, et je ne faisois encore que d’arriver du Royaume de Vérité, mon pays natal.

« Ce n’est pas que je ne connusse bien que cette Nation des Amans vivoit avec beaucoup plus de douceur et d’indulgence que la nôtre ; car encore que chacun publiât que ma vue blessoit dangereusement, que mes regards faisoient mourir, et qu’il sortoit de mes yeux de la flamme qui consumoit les cœurs, la bonté cependant de tout le monde, et principalement des jeunes hommes, étoit si grande, qu’ils me caressoient, me baisoient et m’embrassoient, au lieu de se venger du mal que je leur avois fait. J’entrai même en colère contre moi pour les désordres dont j’étois cause, et cela fit qu’émue de compassion, je leur découvris un jour la résolution que j’avois prise de m’enfuir. « Mais hélas ! comment vous sauver ? s’écrièrent-ils tous, se jetant à mon cou, et me baisant les mains : votre maison de toutes parts est assiégée d’eau, et le danger paroît si grand, qu’indubitablement sans un miracle, vous et nous serions déjà noyés. »

— Quoi donc ! interrompis-je[8], la contrée des Amans est-elle sujette aux inondations ? — Il le faut bien dire, me répliqua-t-elle, car l’un de mes Amoureux (et cet homme ne m’auroit pas voulu tromper, puisqu’il m’aimoit) m’écrivit que du regret de mon départ il venoit de répandre un océan de pleurs. J’en vis un autre qui m’assura que ses prunelles depuis trois jours avoient distillé une source de larmes ; et comme je maudissois pour l’amour d’eux l’heure fatale où ils m’avoient vue, un de ceux qui se comptoient du nombre de mes esclaves, m’envoya dire que la nuit précédente ses yeux débordés avoient fait un déluge. Je m’allois ôter du monde, afin de n’être plus la cause de tant de malheurs, si le Courrier n’eût ajouté ensuite que son Maître lui avoit donné charge de m’assurer qu’il n’y avoit rien à craindre, parce que la fournaise de sa poitrine avoit desséché ce déluge. Enfin vous pouvez conjecturer que le Royaume des Amans doit être bien aquatique, puisque entre eux ce n’est pleurer qu’à demi, quand il ne sort de dessous leurs paupières que des ruisseaux, des fontaines et des torrens (252).

« J’étois fort en peine dans quelle machine je me sauverois de toutes ces eaux qui m’alloient gagner ; mais un de mes Amans qu’on appeloit le Jaloux, me conseilla de m’arracher le cœur, et puis que je m’embarquasse dedans ; qu’au reste je ne devois pas appréhender de n’y pouvoir tenir, puisqu’il y en tenoit tant d’autres ; ni d’aller à fond, parce qu’il étoit trop léger ; que tout ce que j’aurois à craindre seroit l’embrasement, d’autant que la matière d’un tel vaisseau étoit fort sujette au feu ; que je partisse donc sur la mer de ses larmes, que le bandeau de son amour me serviroit de voile, et que le vent favorable de ses soupirs, malgré la tempête de ses rivaux, me pousseroit à bon port.

« Je fus longtemps à rêver comment je pourrois mettre cette entreprise à exécution. La timidité naturelle à mon sexe m’empêchoit de l’oser ; mais enfin l’opinion que j’eus que si la chose n’étoit possible, un Homme ne seroit pas si fou de la conseiller, et encore moins un amoureux à son amante, me donna de la hardiesse.

« J’empoignai un couteau, me fendis la poitrine ; déjà même avec mes deux mains je fouillois dans la plaie, et d’un regard intrépide je choisissois mon cœur pour l’arracher, quand un jeune Homme qui m’aimoit survint. Il m’étale fer malgré moi, et puis me demanda le motif de cette action qu’il appeloit désespérée. Je lui en fis le conte ; mais je restai bien surprise, quand un quart d’heure après je sus qu’il avoit déféré le Jaloux en justice. Les Magistrats néanmoins qui peut-être craignirent de donner trop à l’exemple ou à la nouveauté de l’accident, envoyèrent cette cause au Parlement du Royaume des Justes. Là il fut condamné, outre le bannissement perpétuel, d’aller finir ses j ours en qualité d’esclave sur les terres de la République de Vérité, avec défenses à tous ceux qui descendront de lui auparavant la quatrième génération, de remettre le pied dans la Province des Amans ; même il lui fut enjoint de n’user jamais d’hyperbole, sur peine de la vie.

« Je conçus, depuis ce temps-là, beaucoup d’affection pour ce jeune Homme qui m’avoit conservée ; et soit à cause de ce bon office, soit à cause de la passion avec laquelle il m’avoit servie, je ne le refusai point, son noviciat et le mien étant achevés, quand il me demanda pour être l’une de ses femmes.

« Nous avons toujours bien vécu ensemble, et nous vivrions bien encore, sans qu’il a tué, comme je vous ai dit, un de mes enfans par deux fois, dont je m’en vas implorer vengeance au Royaume des Philosophes. » Nous étions, Campanella et moi, fort étonnés du grand silence de cet Homme ; c’est pourquoi je tâchai de le consoler, jugeant bien qu’une si profonde taciturnité étoit fille d’une douleur très profonde, mais sa Femme m’en empêcha. « Ce n’est pas, dit-elle, l’excès de sa tristesse qui lui ferme la bouche, ce sont nos lois qui défendent à tout criminel cité en justice de parler que devant les juges. »

Pendant cet entretien, l’Oiseau avançoit toujours pays. Je fus tout étonné quand j’entendis Campanella, d’un visage plein de joie et de transport s’écrier : « Soyez le très-bien venu, le plus cher de tous mes amis ! Allons, Messieurs, allons, continua ce bon Homme, au-devant de Monsieur Descartes ; descendons, le voilà qui arrive, il n’est qu’à trois lieues d’ici. » Pour moi, je demeurai fort surpris de cette saillie ; car je ne pouvois comprendre comment il avait pu savoir l’arrivée d’une personne de qui nous n’avions point reçu de nouvelles. « Assurément, lui dis-je, vous venez de le voir en songe ? — Si vous appelez songe, dit-il, ce que votre âme peut voir avec autant de certitude que vos yeux le jour quand il luit, je le confesse. — Mais, m’écriai-je, n’est-ce pas une rêverie, de croire que Monsieur Descartes que vous n’avez point vu depuis votre sortie du Monde de la Terre, est à trois lieues d’ici, parce que vous vous l’êtes imaginé ? »

Je proférais la dernière syllabe, comme nous vîmes arriver Descartes. Aussitôt Campanella courut l’embrasser. Ils se parlèrent longtemps ; mais je ne pus être attentif à ce qu’ils se dirent réciproquement d’obligeant, tant je brûlois d’apprendre de Campanella son secret pour deviner. Ce philosophe qui lut ma passion sur mon visage, en fit le conte à son ami, et le pria de trouver bon qu’il me contentât. M. Descartes riposta d’un souris, et mon savant précepteur discourut de cette sorte : « Il s’exhale de tous les corps des espèces, c’est-à-dire des images corporelles qui voltigent en l’air. Or ces images conservent toujours malgré leur agitation, la figure, la couleur et toutes les autres proportions de l’objet dont elles parlent ; mais comme elles sont très subtiles et très déliées, elles passent au travers de nos organes sans y causer aucune sensation ; elles vont jusqu’à l’âme, où elles s’impriment à cause de la délicatesse de sa substance, et lui font ainsi voir des choses très éloignées que les sens ne peuvent apercevoir : ce qui arrive ici ordinairement, où l’esprit n’est point engagé dans un corps formé de matière grossière, comme dans ton Monde. Nous te dirons comment cela se fait, lorsque nous aurons eu le loisir de satisfaire pleinement l’ardeur que nous avons mutuellement de nous entretenir ; car assurément tu mérites bien qu’on ait pour toi la dernière complaisance[9].

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Notes

193. C’est à Aristophane, à la Nephélécocugie de P. Le Loyer que Cyrano est redevable de sa description du Royaume des Oiseaux, sans oublier l’île des Oiseaux du Ve livre de Pantagruel (Toldo).

194. Apollonius de Tyanes, philosophe pythagoricien qui mourut à la fin du Ier siècle de l’ère chrétienne ; Anaximandre, philosophe ionien, disciple et successeur de Thalès, vivait au vie siècle avant Jésus-Christ ; Ésope le fabuliste, contemporain d’Anaximandre.

195. Crœsus, dernier roi de Lydie (vie siècle avant Jésus-Christ) à la prise de Sardes, que Cyrus assiégeait, eût été tué par un soldat persan qui ne le connaissait pas, si son fils qui était muet jusqu’alors, ne se fût écrié par un effort merveilleux de la nature : « Arrête, soldat, épargne mon père. »

196. Gros au sens d’impatient, avide.

197. L’homme, selon les oiseaux, est le plus méchant de tous les êtres, thème exploité dans la littérature grecque : Les compagnons d’Ulysse transformés par Circé en bêtes et refusant de reprendre leur première forme, etc., etc. Voir aussi les Dialogues de Lucien, etc.

198. Vieux mot s’appliquant à la masse du peuple réuni.

199. Guillots : asticots.

200. Petits grès carrés : les dents.

201. Il s’agit de la prière à Dieu, à genoux, les mains jointes et les yeux levés au Ciel.

202. Condurs : condors, oiseaux gigantesques qui n’existent plus depuis plusieurs siècles.

203. Allusion au privilège de la chasse attribué à la noblesse.

204. Les anciens prenaient des auspices, soit en consultant le vol des oiseaux, soit en observant leur plus ou moins d’avidité à prendre les aliments qu’on leur présentait, ou encore en les tuant pour chercher des augures dans l’état de leurs entrailles.

205. Laniers : faucons dégénérés.

206. Cyrano a dit dans La mort d’Agrippine par la bouche de Séjanus :

Une heure après la mort, notre âme évanouie
Sera ce qu’elle était une heure avant la vie

( Acte V, scène 6).

207. Cyrano répète ici les assertions de Sénèque le Tragique, de Lucrèce, etc.

208. Cyrano admet la circulation de l’esprit comme celle de la matière dans des mondes analogues à ceux que Wells nous a dépeints, notamment dans La machine à explorer le temps (Juppont.)

209. Griller, vieux mot qui signifiait glisser.

210. Rouer : faire la roue.

211. Francion visite en songe la Lune et le Soleil et finit par se trouver dans un pays où il y avait « six arbres… qui, au lieu de feuilles avaient des langues menues attachées aux branches. (Histoire comique de Francion.)

212. Les autours anciens ont souvent parlé de l’Oracle de la forêt de Dodonne. Suivant les uns, les chênes balancés par le vent révélaient les secrets du Destin au nom de Jupiter ; suivant les autres, les prêtres interprétaient la résonance de grands bassins de cuivre ou de chaudrons suspendus à ces arbres.

213. Orée : bord, lisière.

214. Houbereaux, espèce de petits faucons.

215. Cyrano a confondu ici Oreste et Pylade avec Nisus et Euryale dont il parle plus loin.

216. Régal : on appelait ainsi les rafraîchissements offerts à un étranger de distinction.

217. Besson : vieux mot qui signifie double, jumeaux.

218. Aurore boréale.

219. Les anciens attribuaient une âme à l’aimant, autrement dit à l’attraction magnétique.

220. Passe-Parole : ancien terme militaire : Faites passer, transmettez l’avis de commandement.

221. Nom populaire de la salamandre à qui on attribuait le privilège de pouvoir vivre et même de se nourrir du feu.

222. Le stade représentait 188 mètres.

223. Situait : plaçait, établissait.

224. Gémeaux : jumeaux.

225. La ou le Remora (Echeneis) vulgairement appelée Sucet ou Arête-Nef. Les anciens croyaient que la Remora s’attachant à un bateau avait le pouvoir d’en arrêter la marche… Aujourd’hui les marins en font une espèce de poisson parasite du requin, au corps duquel elle s’attache souvent.

226. Eau stigiade : eau froide comme celle du Styx.

227. Aucun des caps rouges indiqués dans les Portulans et dans les Dictionnaires géographiques du temps de Cyrano, dit P. Lacroix, ne doit son nom à « une montagne de bitume allumé », c’est-à-dire à un volcan.

228. On a prétendu avoir trouvé dans certains tombeaux des lampes perpétuelles dont le secret est perdu… s’il a existé.

229. Voir le Traité de l’origine des Macreuses, de André de Graindorge, Caen, 1680.

230. La rencontre que Cyrano fait de Campanella dissipe toute incertitude sur la genèse du reste de son voyage, il l’emprunte à la Cité du Soleil et à la géographie légendaire du Moyen Âge, d’Ovide et d’Aristote.

231. Cyrano considérait le Soleil comme la source première de l’Âme du Monde.

232. Le rôle que Cyrano fait jouer aux Esprits serait rempli par les Comètes qui, en tombant du Soleil, ne feraient que lui reporter les effluves qui se perdent dans l’espace.

233. Le fait que Cyrano fait arriver Descartes dans le Soleil prouve que les États et Empires de Soleil furent terminés après la mort de philosophe arrivée à Stockholm le 11 février 1650.

234. Impugné le vide : combattre le système du vide.

235. Cyrano se rallie ici au système de Descartes quoique ce système eût été combattu par Gassendi, dit P. Lacroix, et que ce dernier fût encore vivant, tandis que l’autre était mort. — Cette attitude tient aux leçons de physique de Jacques Rohault, dont il avait fait la connaissance vers 1645.

236. Ici Cyrano ne prend pas parti dans la lutte des partisans du vide et des partisans du plein. Il a riposté aux adeptes du plein et il répond aux vacuistes. (Juppont.)

237. Réminiscences du XIVe chant de l’Arioste (Toldo).

238. Les trois fleuves : Mémoire, Imagination, Jugement sont tirés d’Ovide.

239. Pline. Hist. nat., livre XXXVI, chap. xvi.

240. Gygès, roi de Lybie, possédait un anneau qui le rendait invisible.

241. Ou mieux le plus élevé des sept Paradis que Mahomet promet aux Croyants.

242. Fruitier : arbre à fruit.

243. La Discorde pour se venger de n’avoir pas assisté aux noces de Thétis et de Pélée jeta la pomme destinée à la plus belle. Jupiter désigna Paris comme juge qui la donna à Vénus, d’où la colère des deux autres déesses, qui causa de grands malheurs.

244. Fruits qu’Hercule cueillit en tuant le dragon qui les gardait.

245. Ellébore, plante qui passait pour très efficace contre les troubles cérébraux.

246. Cyrano semble croire à la transformation continuelle de la matière et même partager, jusqu’à un certain point, la théorie de Pythagore. Toldo.)

247. Tout ce passage est pris dans le Berger extravagant, de Ch. Sorel,

248. Cyrano, bon gassendiste, proteste contre la condamnation de Socrate, accusé d’avoir corrompu les mœurs de la jeunesse d’Athènes.

249. Bréhaignes : femmes stériles. Ce que dit ici Cyrano n’est qu’une amplification, avec des changements insignifiants, des idées de Campanella dans la Cité du Soleil.

250. L’épargne : trésor, caisse de réserve.

251. Cyrano, dit P. Lacroix, a fabriqué le verbe poulier, qui signifie : élever en l’air un fardeau à l’aide d’une poulie.

252. Ce passage est une critique sensée de l’exagération du style galant à cette époque, mais Cyrano lui-même a poussé encore plus loin dans ses Lettres amoureuses l’abus des métaphores qu’il blâme ici.

  1. Var. d’un autre tirage : « m’avoit voulu faire manger au matou ».
  2. Var. d’un autre tirage : « puisqu’il est si effronté de mentir en soutenant qu’il ne l’est pas ».
  3. Dans l’autre tirage, ce mot est remplace par des points.
  4. Allusion au privilège de la chasse attribué à la noblesse.
  5. Var. de l’autre tirage : impossible de se taire. ~ 1699 : impossible d’avoir audience.
  6. Virgile dans l’Énéide (ch. ix), a célébré l’amitié de Nisus et d’Euryale.
  7. Var. de l’autre tirage : cette qualité de céder au corps et cet espace, qui sont les dépendances d’une étendue, qui ne peut convenir qu’à la substance.
  8. Var. d’un autre tirage : « interrompit notre historienne ».
  9. Les États et Empires du Soleil paraissent inachevés, mais il est probable que Cyrano en est resté là volontairement. P. Brun a vu dans le combat de la Salamandre et de la Rémora l’Histoire de l’Étincelle qu’on considérait comme perdue. — Suivant M. Toldo, Cyrano a interrompu brusquement son utopie, de même que le Baldus de Folengo et l’œuvre de Rabelais.