L’Éclairage à incandescence par le gaz
Les perfectionnemens de l’éclairage public et privé ont été extrêmement rapides de notre temps. Le gaz et l’électricité règnent aujourd’hui partout, au dehors comme à l’intérieur de nos habitations, et y répandent la lumière à profusion. Entre ces agens rivaux, une sorte de concurrence ou de lutte industrielle s’est établie dès le début, dont les péripéties n’ont pas été sans intérêt. Avec l’invention des générateurs magnéto-électriques et des accumulateurs, avec les améliorations des lampes à arc, avec la découverte, enfin, de la lampe à incandescence d’Edison, l’avantage semblait définitivement acquis à l’électricité. La cause du gaz paraissait perdue : on voyait le moment prochain où il n’aurait plus d’emploi que comme moyen de chauffage. — Tel était l’état des choses vers l’année 1885. C’est alors que l’invention, par Auer von Welsbach, de l’éclairage par incandescence, vint changer la face des affaires. Ce fut un revirement de fortune. En coiffant la flamme du gaz d’une sorte de capuchon en treillis léger, formé de substances rares telles que les oxydes de lanthane, de zirconium, de cérium et de thorium, le savant autrichien avait réussi à accroître, dans des proportions énormes, son pouvoir éclairant et à lui donner un éclat comparable à celui de l’électricité. Le succès industriel fut considérable. Le gaz de houille conserva ses positions menacées ; il regagna même le terrain perdu et prit une extension nouvelle sur les voies publiques et dans les intérieurs domestiques. Mais il était écrit qu’il ne jouirait plus désormais d’une possession tranquille. L’apparition du gaz d’eau et celle, plus récente, de l’acétylène sont venues lui causer de nouvelles alarmes.
Ces épisodes des luttes économiques, ces alternatives d’extension ou de décadence d’une grande industrie, réglées par des découvertes de laboratoire, sont très capables d’intéresser les esprits curieux.
Les anciens avaient l’huile, la cire et la résine. Les torches, flambeaux grossiers faits d’une corde tordue ou d’un bois inflammable enduits de cire ou de résine, figuraient dans les cérémonies funèbres, dans les fêtes des hyménées et dans les solennités religieuses ; elles étaient, chez les Grecs, les attributs des Furies. L’éclairage domestique utilisait l’huile dans des lampes d’une construction fort simple. Les Romains se servaient de baguettes de cire, chandelles, bougies ou cierges (cereï). L’usage en a existé de tout temps en Orient, et l’on croit que c’est par Venise qu’il s’est étendu ensuite en Europe, vers le VIIIe siècle. Les anciens n’ont point connu la chandelle de suif ; c’est une invention anglaise du XIIe siècle, qui semble n’avoir pénétré en France qu’au XIVe. C’est la seule acquisition que, pendant une longue série de siècles, la civilisation ait ajoutée au matériel d’éclairage des anciens.
L’éclairage public n’a pas existé avant la fin du XVIIe siècle. Les premières lanternes remontent, en France, à l’année 1667. Cent ans plus tard, l’addition d’un réflecteur en a fait des réverbères. Quant à l’outillage domestique, il est resté rudimentaire jusqu’au XIXe siècle. Le quinquet date de 1786 ; la lampe Carcel, de 1803 ; les lampes modérateur sont plus récentes encore.
Tous les progrès de l’éclairage appartiennent donc exclusivement aux cent dernières années. Ils ont dépassé tout ce que l’on pouvait attendre. « Il n’y aurait pas d’invention plus utile, disait Goethe, que celle d’une chandelle que l’on n’aurait pas besoin de moucher. » Le rêve du poète n’allait pas, comme on le voit, au-delà de la bougie : il a pu le voir réalisé avant sa mort.
L’invention de l’éclairage par le gaz date de 1801 : elle est due à Philippe Lebon, qui obtenait la substance gazeuse par la distillation de la houille, mais surtout du bois. En 1803, il éclairait, avec son appareil, qu’il appelait thermolampe, les appartemens et le jardin de l’hôtel Seignelay, situé rue Saint-Dominique à Paris. Mais le malheureux ingénieur n’eut pas le temps de parfaire son invention : l’année suivante, il mourait, assassiné mystérieusement dans les Champs-Elysées. Un Allemand, Winser, au courant du procédé de Lebon, s’associait quelques années plus tard, en 1805, avec l’ingénieur anglais Murdoch, qui, de son côté, avait essayé de retirer et d’utiliser le gaz de la houille, Leurs efforts réunis triomphèrent des difficultés. L’éclairage au gaz commença d’être employé, d’après leur système, dans un certain nombre d’usines et de fabriques, en Angleterre. En 1812, cet éclairage faisait son apparition dans les rues de Londres. Six ans plus tard, en 1818, il était essayé à Paris sur la place du Carrousel. L’usage s’en répandit progressivement dans tous les pays.
Il faut arriver à 1856 pour voir surgir un nouvel agent, le pétrole. L’existence de cette substance, qui sort de terre comme l’eau des sources, dans un grand nombre de pays, était comme de toute antiquité, mais ce n’est qu’à cette époque, relativement récente, que l’on commença à l’exploiter. Très rapidement le pétrole se substitua à l’huile, dans les usages domestiques.
La lumière électrique eut enfin son tour. On sait qu’elle est employée sous deux formes : l’incandescence et l’arc voltaïque. Les lampes à arc étaient restées, depuis le temps de Davy, confinées dans les laboratoires. Ce n’est que vers 1870 que l’exploitation industrielle en devint possible, grâce aux diverses espèces de régulateurs, de brûleurs ou de bougies, inventés par Lontin, Gramme, Siemens, Japy, Helmer, Jablochkoff, Jamin. Mais, de toutes ces inventions, celle qui contribua le plus à la diffusion de l’éclairage électrique et à son adoption dans les usages domestiques l’ut celle des lampes électriques à incandescence, sans combustion, due à Edison, et à ses émules Swan, Lane Fox, Hiram Maxim.
C’est au moment de ce grand développement de la lumière électrique que l’industrie du gaz, qui paraissait condamnée à disparaître devant son brillant concurrent, fut vivifiée par la découverte, ou plutôt par l’heureuse utilisation de l’incandescence due aux oxydes des terres rares. Le docteur Auer von Welsbach donnait, en 1885, une première solution du problème, encore un peu insuffisante : en 1892, la solution était complète. Le gaz pouvait désormais tenir tête à l’électricité et partager avec elle le monopole de l’éclairage moderne, c’est-à-dire de l’éclairage intensif.
Nos sources lumineuses ordinaires sont des gaz, qui brûlent sous l’action de l’oxygène de l’air, c’est-à-dire, plus brièvement, des flammes. L’éclat de la torche, celui de la bougie, de la chandelle, de la lampe à huile ou à pétrole, sont dus à des flammes. Dans les appareils à incandescence, au contraire, ce n’est plus un gaz en combustion qui éclaire, ce n’est plus une flamme, c’est un corps solide.
Le premier appareil de ce genre a été imaginé, en 1820, par sir William Drummond. La lumière était produite par un bâton de chaux que l’on portait à l’incandescence en dirigeant sur lui la flamme, très pâle, mais très chaude, de l’hydrogène brûlant dans l’oxygène. Il y a peu de personnes qui ne connaissent la « lumière Drummond ou lumière oxhydrique » pour l’avoir vue servira des projections scientifiques ou amusantes. Par son intensité, elle occupe le troisième rang après la lumière solaire et celle de l’arc électrique.
A l’origine, l’hydrogène et l’oxygène étaient mélangés d’avance dans un réservoir à parois résistantes. Mais ce mélange est susceptible de détoner avec une extrême violence ; et, il se produisit plusieurs fois des explosions très dangereuses. On a obvié à cet inconvénient en amenant les gaz par des conduits séparés et indépendant, de manière qu’ils ne se mélangent que dans la flamme même. Au lieu d’hydrogène, on emploie d’ordinaire le gaz d’éclairage ; et, lorsque celui-ci fait défaut, on peut le remplacer, comme cela a lieu dans l’appareil oxyéthérique de Molteni, par un courant d’oxygène qui se charge, dans un barboteur, de vapeurs d’éther. Mais le maniement de l’éther n’offre pas de moindres dangers que celui des gaz détonans. La catastrophe du Bazar de la Charité, le 4 mai 1897, en a fourni une preuve à jamais lamentable.
On a essayé, à diverses reprises, d’appliquer à l’éclairage public la lumière Drummond. L’épreuve en fut tentée à Paris, en 1834, par M. Galy-Cazalat ; elle fut répétée au Bois de Boulogne en 1858 et à Londres en 1860. Une amélioration légère fut apportée au système, par la substitution au bâton de chaux d’un crayon de magnésie qui donne à la lumière plus d’intensité et de fixité (Parker, 1865).
L’écueil de ces expériences et la raison qui les empêcha de réussir, — au point de vue économique, — c’était la complication des appareils, la nécessité d’une double canalisation et le prix élevé du second gaz, l’oxygène, employé concurremment avec le gaz d’éclairage. Lors de l’Exposition universelle de 1867, MM. Tessié du Molay et Maréchal firent connaître un procédé industriel de préparation de l’oxygène qui devait en abaisser considérablement le prix. Un premier essai eut lieu, pendant deux mois de l’hiver de 1868, sur la place de l’Hôtel-de-Ville ; et, un deuxième, en 1869, dans la cour des Tuileries. Succès scientifique, échec économique ; tel en fut le résultat.
Les inventeurs ne se découragèrent point. En 1872, M. Caron entreprenait d’éclairer le boulevard des Italiens par le même procédé ; il substituait seulement le crayon de zircone aux bâtons de chaux et de magnésie, jusqu’alors en usage. Il utilisait ainsi, — après Tessié du Motay lui-même, — une ancienne observation de Berzélius, qui, en 1825, avait constaté que les oxydes de métaux rares, le zirconium et le cérium, chauffés au chalumeau, jetaient un très vif éclat. Une dernière tentative, tout aussi vaine, fut faite par M. Popp, qui essaya de remplacer l’oxygène par l’air comprimé circulant dans une canalisation qui doublait celle du gaz.
La question était définitivement jugée. Il n’y avait rien à tirer, industriellement parlant, du principe de l’incandescence des solides, appliqué à la manière de William Drummond, c’est-à-dire avec l’emploi de l’oxygène et la complication d’une double canalisation. C’est dans une autre direction qu’il fallait chercher.
La solution était beaucoup plus simple qu’on ne l’imaginait. De quoi s’agissait-il, en effet ? Il fallait obtenir une flamme de température très élevée et s’en servir pour porter à l’incandescence un corps solide approprié à ce rôle. Et, si la disposition adoptée ne fournissait pas la flamme la plus chaude qu’on puisse obtenir, il importerait peu, à la condition de choisir un corps réfractaire parfaitement apte à l’incandescence. Il y a là, en présence, deux facteurs, la chaleur de la flamme, la qualité du corps incandescent, qui peuvent se compenser. La première partie du programme était déjà réalisée. On savait produire des flammes chaudes sans qu’il fût nécessaire de recourir à la complication d’une double canalisation. Il existait, dans les laboratoires, un appareil d’une simplicité qui ne saurait être dépassée, et qui fournit une flamme très chaude ; c’est le brûleur Bunsen. Le gaz combustible et l’air y sont plus ou moins intimement mélangés avant d’être enflammés. La combustion s’y fait totale et rapide : la flamme est presque homogène, courte, pâle, légèrement bleuâtre et très chaude. Il n’y a donc pas eu autre chose à Cake que d’adapter ce 1res simple appareil aux conditions de la pratique courante, c’est-à-dire d’en régler les dimensions et les dispositions. Les soins attentifs de quelques constructeurs y ont suffi. Dans cette révolution industrielle, — et la substitution de l’éclairage à incandescence à l’éclairage ordinaire mérite ce nom, — on voit que la moitié de la besogne était, en quelque sorte, faite par avance.
Le bec Bunsen n’est cependant pas le brûleur idéal : il ne réalise pas la plus haute température que puisse produire la combustion du gaz. Il faut, pour approcher de ce résultat, recourir à des appareils beaucoup plus compliqués qui assurent, entre autres conditions, un mélange plus intime du gaz combustible avec l’air comburant ; tels sont les différens brûleurs connus sous les noms de brûleur Brandsept, brûleur Denayrouse, brûleurs Lecomte et Saint-Paul.
Le brûleur Bunsen, s’il n’atteint pas cette perfection, en approche. Il a pour lui son extrême simplicité. Le jeu d’une virole permet de régler la quantité d’air admise à se mélanger au gaz avant inflammation.
L’aspect de la flamme varie avec la proportion de l’air introduit. Dans les becs à incandescence, il entre sept à huit volumes d’air pour un volume de gaz : la flamme est courte, tassée, pâle ; elle est formée de deux cônes emboîtés, l’un, intérieur, d’une teinte violette ou verte selon les cas, l’autre, extérieur, plus pâle. La température y varie, dans les différentes parties, de 1 100 à 1 600 degrés. Lorsque, au contraire, l’air n’a plus d’accès, la flamme devient longue, molle, jaune, éclairante et faiblement chauffante : il y a, dans la partie centrale, des particules de charbon en suspension, non encore brûlées : à mesure qu’elles sont amenées dans la zone extérieure, elles y deviennent incandescentes, et c’est l’éclat qu’elles jettent qui rend la flamme éclairante.
Il n’y a donc pas lieu de maintenir la distinction faite tout à l’heure entre l’éclairage par les flammes et l’éclairage par incandescence des corps solides. Dans l’un et l’autre cas, il y a un corps solide incandescent. Dans le cas ordinaire ce sont les particules de charbon provenant de la décomposition des hydrocarbures du gaz : dans les becs à incandescence, ce sont les particules du manchon de terres rares.
L’adoption du bec Bunsen réalisait la première partie du programme de l’éclairage par incandescence. Le choix du corps incandescent en constituait la seconde. Il fallait trouver, entre tous, celui qui posséderait au plus haut degré la faculté d’irradiation, le pouvoir émissif. Ce fut précisément un élève de Bunsen, Carl Auer, qui y réussit le mieux.
Le premier brevet d’Auer est daté du 4 novembre 1885. Le savant viennois se servait du bec Bunsen pour porter à l’incandescence une sorte de treillis cylindrique formé par les oxydes de lanthane, de zirconium, d’yttriuin et de thorium, diversement associés. La lumière ainsi obtenue était très brillante, mais froide, livide, rendue désagréable par un reflet verdâtre.
Plus tard, en 1892, ce défaut disparut. Une matière nouvelle remplaça les nombreux oxydes jusque-là préconisés : à savoir un mélange de deux d’entre eux seulement, les oxydes de thorium et de cérium. Les manchons actuels contiennent environ 99 pour 100 d’oxyde de thorium, et I pour 100 d’oxyde de cérium. L’éclat atteint, de cette manière, le maximum d’intensité et de fixité ; et, quoique la lumière soit blanche, son ton est plus chaud et plus agréable à l’œil ; elle est plus proche de la lumière solaire qu’aucun autre éclairage artificiel.
Quant à la manière de préparer cette espèce de carcasse à mailles étroites, elle est peut-être ce qu’il y a de plus particulier dans le procédé d’Auer et de plus spécial à ses divers brevets.
Et cependant, rien, au fond, n’est plus élémentaire. On se sert d’une trame de coton que l’on imprègne d’un délayage des minéraux rares et que l’on détruit ensuite par calcination et incinération, après qu’elle a servi de support et de moule au dépôt des oxydes métalliques. La matière minérale a si parfaitement remplacé la cellulose qu’au microscope même, le fil d’oxyde présente exactement la même structure que le fil de coton.
Rien n’est plus propre à montrer la différence entre une découverte industrielle et une découverte scientifique que l’histoire de cette invention, où il n’y eut, en définitive, rien autre chose de nouveau que la perfection du résultat et la simplicité de l’outillage.
L’outillage, comme nous l’avons vu, ne comprend que deux pièces : l’une destinée à fournir une haute température, c’est le bec Bunsen, bien connu ; l’autre destinée à s’illuminer par incandescence, c’est le manchon formé d’un treillis de terres rares. Si celle-ci n’avait pas encore pénétré dans l’usage courant, comme l’autre, il s’en faut, à la vérité, de bien peu.
En effet, l’idée d’un treillis coiffant la flamme avait été appliquée souvent et sous diverses formes. En 1839, Cruikshank avait employé un tissu de fils de platine très fins qu’il avait recouvert d’une pâte d’oxydes terreux. La ville de Narbonne avait été éclairée pendant quelques mois, en 1848, au moyen d’une flamme de gaz incolore, illuminant un cylindre de toile de platine. En 1849, Frankenstein, à Gratz, et Werner, à Leipzig, avaient imprégné d’une bouillie de chaux ou de magnésie des tissus légers, gazes et mousselines. Un brevet de 1862, au nom de Galafer et Villy, fait mention d’un cylindro-cône de tissu incombustible multipliant l’éclat de la flamme de gaz où on l’introduit. Clamond, en 1881. avait fait usage d’une corbeille de magnésie et de zircone. Popp, en 1882, préconisait un petit cône de fil de platine. La même année, un brevet de William Stocks, en Amérique, revendiquait l’usage d’étoffes légères, étamines et gazes, imprégnées de terres rares telles que la zircone[1].
Et, quant aux matériaux servant à revêtir ou à former ces manchons, on vient de voir la zircone apparaître dans les essais de William Stocks ; mais déjà elle avait été utilisée antérieurement, pour ses propriétés incandescentes, par l’Anglais Newton en 1802, par Tessié du Motay en 1868, parCaron en 1872, par Garcin en 1879. Au résumé, la plupart des terres rares employées dans les premiers manchons d’Auer étaient connues pour leur pouvoir d’illumination.
Dans le laboratoire d’Heidelberg où Auer avait fait ses premières armes, son maître Bunsen avait reconnu l’éclat de l’oxyde d’erbium, plus brillant encore que la zircone, et celui, presque égal, des terres yltriques. Enfin, les matériaux mêmes qui ont survécu définitivement, les seuls qui composent aujourd’hui les manchons de la deuxième manière d’Auer, n’avaient, eux non plus, rien d’inédit. Outre que Berzélius, déjà en 1825, avait signalé la puissance d’incandescence de l’oxyde de cérium, et Bergemann, en 1852. celle de l’oxyde de thorium, l’idée de les employer à l’éclairage avait été nettement formulée. Un brevet d’Edison, en 1878, revendiquait l’utilisation de l’oxyde de cérium employé concurremment avec celui de zirconium, pour revêtir une corbeille de fils de platine et fournir une lumière extrêmement brillante[2].
Il n’y avait donc qu’une part d’originalité presque insignifiante dans cette découverte industrielle qui devait avoir des conséquences économiques si importantes.
Le caractère en quelque sorte accessoire de l’invention des becs à incandescence explique les nombreuses contestations auxquelles son exploitation a donné lieu. Un certain nombre de concurrens d’Auer prétendirent, non sans raison apparente, que son procédé n’était que le développement de ceux de Frankenstein. Tessié du Motay, Clamond, Edison, William Stocks, et qu’à cet égard, son brevet était caduc. Mais le moyen d’obtenir les manchons par imprégnation suivie de calcination et le choix quantitatif des matériaux dont ils sont composés furent considérés par les tribunaux comme suffisamment caractéristiques. Les tentatives de la plupart des imitateurs furent arrêtées, découragées ; les procès engagés par la Société Auer contre les sociétés rivales, Oberlé, Deselle-Gillet. Thomas. Henry, tournèrent le plus souvent à son profit, et elle put jouir jusqu’au bout des bénéfices de ses brevets.
Cependant quelques variantes de cet éclairage ont pu lui faire concurrence en Angleterre et en Amérique. Les terres rares ne sont pas les seuls agens d’incandescence. Les manchons formés avec certains métaux tels que le platine et l’alliage de platine et d’iridium fournissent une belle lumière. Leur inconvénient est de se détériorer : les fils métalliques ne résistent pas : ils se brisent, ils perdent leur pouvoir éclairant en peu de temps. En Angleterre, la Sunlight C° a employé, pour la confection des manchons, les oxydes des métaux communs, au lieu de ceux des métaux rares. L’alumine y remplace l’oxyde de thorium du bec Auer, et le chrome y tient le rôle du cérium. L’effet est excellent. L’appareil est moins fragile que celui d’Auer : il fournit une lumière très brillante, et il peut être régénéré par aspersion d’un sel de chrome. Ce système est le plus répandu de l’autre côté de la Manche.
En Amérique, c’est le système Fahnehjelm qui a prévalu. Le manchon ordinaire est remplacé ici par des peignes demi-circulaires formés de brins de magnésie : leur durée est relativement courte.
Au début, on ne s’était pas beaucoup inquiété de l’explication théorique de l’éclairage par incandescence. On courait aux résultats pratiques. On constatait que certains corps avaient un pouvoir d’émission lumineuse considérable et supérieur à tels ou tels autres. Cela suffisait. Le moment vint cependant où il fallut se rendre compte des phénomènes, ne fut-ce que pour en poursuivre rationnellement le développement.
Un premier fait avait été aperçu dès le début. Les mélanges employés pour l’incandescence se comportent comme des corps nouveaux, comme des combinaisons ou des alliages dont le pouvoir lumineux ne se déduit pas, par simple addition, des pouvoirs des élémens. Par exemple, un manchon composé de cérium pur ne fournit qu’une lumière légèrement rougeâtre, dont l’éclat ne dépasse point celui de 7 à 8 bougies ; le thorium pur ne produit qu’une lumière bleuâtre, encore plus faible, équivalente à 2 bougies, lundis que leur mélange dans le manchon Auer donne lieu à une incandescence éblouissante qui se chiffre par 70 à 80 bougies. De même, dans le procédé Ludwig Haitinger et dans celui de la Sunlight, le manchon à l’alumine seule engendre une lumière blanche et faible, et l’oxyde de chrome une lumière jaune encore plus pâle : employés simultanément, ces deux corps donnent naissance à un éclat lumineux très vif d’un ton chaud légèrement orangé.
Mais, que le mélange se comporte comme un corps nouveau dont le pouvoir émissif est sans relation avec ceux des composans, le mystère n’en subsiste pas moins. Pourquoi cet éclat lumineux considérable ?
C’est, a-t-on dit d’abord, le fait d’un pouvoir émissif très élevé. On sait que les différentes substances se distinguent les unes des autres à cet égard ; que les unes rayonnent facilement la chaleur qui leur est communiquée, et les autres difficilement. Mais ce n’est pas une différence de ce genre, — encore bien qu’elle ait, elle-même, besoin d’être expliquée, — qui distingue les différens corps incandescens. M. Bunte, professeur à l’Institut technique de Carlsruhe, s’en est assuré en mesurant comparativement, et à de très hautes températures, les pouvoirs émissifs du charbon, de la magnésie, des oxydes de cérium, de thorium et de l’alliage d’Auer. Les différences observées sont insignifiantes.
L’explication est ailleurs. Elle est dans le fait observé par Killing et que tout le monde peut vérifier. Si l’on éteint un bec Auer, et qu’après quelques instans, on rouvre le robinet de gaz, le bec se rallume. Cet effet est dû à l’oxyde de cérium seul : l’oxyde de thorium n’y est pour rien. C’est dire que, grâce à cet oxyde rare, la combustion du gaz, c’est-à-dire la combinaison de l’oxygène avec l’hydrogène, se fait à basse température. Et, en effet, Killing a constaté directement qu’au contact de l’oxyde de cérium, la combinaison du mélange tonnant oxygène-hydrogène se produit à 350°, tandis que, dans les conditions ordinaires, elle n’a lieu qu’à 650°. L’oxyde de cérium agit là comme la mousse de platine dans des circonstances analogues ; il exerce un pouvoir catalytique qui facilite la combinaison active de l’oxygène’ avec l’hydrogène. Il en facilite, par là même, l’effet calorifique en vertu duquel il est porté à une très haute température et rendu incandescent. L’éclat que jette un corps chauffé dépend toujours de la température à laquelle il est porté ; et, s’il y a, à cet égard, des différences apparentes entre les différens corps, c’est que quelques-uns, plus que d’autres, permettent, par une action catalytique inconnue, la combinaison libératrice de chaleur.
Pour que le phénomène d’incandescence, compagnon habituel d’une très haute température, puisse se manifester, il faut que la substance catalytique et réfractaire, — ici l’oxyde de cérium, — soit disséminée, en quantité très faible, sur un corps mauvais conducteur tel que l’oxyde de thorium. Le contact d’un bon conducteur abaisserait aussitôt la température du corps chaud. On sait que la feuille de papier appliquée contre une plaque de métal ne peut plus prendre feu à l’approche de l’allumette ; que la flamme du gaz est arrêtée par une toile métallique ; qu’elle se refroidit et s’éteint en touchant une paroi conductrice, et que c’est pour cela que l’inflammation se propage si difficilement à l’intérieur des tubes de métal. Dans le manchon Auer, d’après M. Bunte, l’oxyde de thorium joue le rôle d’un support mauvais conducteur, divisé en des milliards de filamens isolans qui ont pris la place des libres du coton. A leur surface, se trouve étalée une couche infiniment mince d’oxyde de cérium, doué du pouvoir catalytique et du pouvoir conducteur. Ce revêtement sans épaisseur, porté à 1300° dans la flamme Bunsen, condense le mélange oxygène-hydrogène, en favorise la combinaison, et, par suite, se trouve amené à une très haute température, supérieure à 2 000°. Il devient donc incandescent et acquiert un éclat incomparable.
Il ne faut point dire, avec quelques auteurs, que la propriété spéciale des terres rares et des substances similaires est de devenir incandescentes à basse température. L’incandescence reste l’attribut des températures très élevées. Ces corps privilégiés ont seulement la faculté de donner naissance à un échauffement local, dont l’effet, s’il n’est dissipé par conduction, se traduit par une vive émission de lumière. On peut comprendre, d’après cela, la direction des recherches nouvelles destinées à améliorer et à perfectionner encore l’éclairage par incandescence. L’élévation de température étant la cause de l’éclat lumineux, les moyens d’accroître la chaleur seront en même temps des moyens d’exalter l’incandescence. L’afflux de l’oxygène comburant, son échauffement préalable, le dosage exact des gaz à combiner, leur emploi à l’état comprimé, leur mélange intime, sont des facteurs évidens de la chaleur d’une flamme, et, conséquemment, de son éclat. Ce sont ces conditions que les inventeurs essaient de réaliser dans cette foule de brûleurs de toute espèce, brûleur Brandsept, brûleur Denayrouse, brûleurs Lecomte et Saint-Paul, qui aspirent à détrôner le bec Auer.
Il est superflu d’ajouter que le gaz de houille n’est nullement nécessaire pour l’éclairage par incandescence. Puisque le premier soin que l’on prend est de le dépouiller de son pouvoir éclairant au moyen des brûleurs intensifs. Bunsen ou autres, il est clair que le résultat final sera obtenu aussi bien avec tout autre gaz ou vapeur combustible, avec le gaz à l’eau, avec le gaz d’huile, avec l’alcool et le pétrole. Et, de fait, chaque jour voit naître quelque application de l’un ou l’autre de ces agens à l’éclairage par incandescence.
Les matériaux les plus parfaits pour l’incandescence, à la fois réfractaires et doués de propriétés catalytiques, proviennent de terres justement dénommées rares. C’étaient, il y a quelques années, presque des curiosités de laboratoire. La thorite, d’où s’extraient le thorium et l’uranium, n’avait été rencontrée qu’en Norvège, à Brevik et à Langesund ; elle coûtait au-delà de 3 000 francs le kilogramme. La monazite, qui fournit le cérium, et d’autres métaux rares, tels que le didyme et le lanthane, n’était guère plus abondante. On se demandait, avec inquiétude, ce que deviendrait l’industrie de l’éclairage par l’incandescence lorsque ces maigres provisions de minerais seraient épuisées.
La nécessité obligea de rechercher de nouveaux gisemens. Les prospecteurs des sociétés Auer se répandirent partout et découvrirent dans les terrains aurifères de l’Oural, du Brésil, de l’Australie et de l’Amérique du Nord des masses considérables de sables lourds, jadis dédaignés par les chercheurs d’or, et, en réalité, très riches en monazite et par conséquent en métaux rares. Déjà l’exposition colombienne de Chicago avait montré, à l’étonnement des chimistes, des centaines de kilogrammes de ces oxydes de lanthane, de cérium, de thorium, et des diverses variétés de didyme, considérés jusque-là comme des pièces de collections. Ce n’est pas le moindre service que le nouvel éclairage ait rendu à la science, d’avoir développé ainsi une branche des études chimiques et d’avoir permis l’essor des recherches auxquelles ont donné lieu les propriétés physiques, extrêmement curieuses, de quelques-uns des métaux rares.
A. DASTRE.
- ↑ P. Dommer, l’Incandescence par le gaz et le pétrole, Tignol, Paris ; P. Truchot, l’Éclairage à incandescence par le gaz, Paris, Carré et Naud, 1899.
- ↑ P. Dommer, l’Incandescence par le gaz et le pétrole, Tignol, Paris ; P. Truchot, l’Éclairage à incandescence par le gaz, Paris, Carré et Naud, 1899.