L’École centrale des Arts et Manufactures
La France éprouve aujourd’hui une vive passion pour toutes les questions qui se rattachent à l’enseignement. Depuis ses désastres, elle voit dans l’instruction nationale une arme qui lui permettra de ressaisir son influence et son rang. Brisée par un coup de force, elle entend dire que la supériorité de la culture intellectuelle a pu se rencontrer du côté de ceux qui ont eu la gloire de nous vaincre, elle admet du moins que notre confiance trop haute en nous-mêmes nous a trompés, et elle veut fermement qu’il n’en soit plus ainsi. L’enseignement dans toutes les branches du savoir humain, l’enseignement à tous les degrés, tel est le mot d’ordre qui circule d’un bout de la France à l’autre. On peut regretter qu’il s’y mêle parfois le ton déclamatoire de la fausse démocratie, et que l’organisation des écoles se complique de discussions politiques et religieuses dont on exagère la portée. Quoi qu’il en soit, il y a là une résolution vraiment patriotique à laquelle tout bon citoyen s’associe avec empressement.
Parmi les branches d’instruction, l’enseignement approprié au commerce, à l’agriculture et à l’industrie mérite d’occuper une grande place. Le travail assidu, la bonne conduite, l’ordinaire emploi de l’intelligence, ne sont plus les seuls agens qui mettent un capital en valeur et assurent le maximum de production. Il faut y joindre non pas seulement l’instruction vulgaire, mais encore la science, et quelquefois la science la plus élevée. Les opérations si variées de l’agriculture et de l’industrie ne peuvent plus aujourd’hui se passer de la science. Lors de l’apparition des machines, on croyait que l’intelligence et l’adresse de l’homme allaient devenir superflues, et qu’il leur faudrait abdiquer devant la vapeur. C’est le contraire qui est arrivé. Cette force nouvelle, appliquée au travail, a rendu plus nécessaire que jamais le déploiement des facultés humaines. Aussi, depuis l’exposition universelle de 1851, la France, l’Angleterre, et, à leur exemple, toutes les nations de l’Europe, ont compris l’absolue nécessité d’élever le niveau de l’instruction, d’accroître la part de la science dans l’enseignement, et d’éclairer la pratique par la théorie, en multipliant sous diverses formes les écoles techniques ou professionnelles. Sous l’action de la concurrence, de grands progrès ont été obtenus en France comme ailleurs.
La France n’avait pas attendu ce moment ; elle peut même revendiquer une supériorité depuis longtemps acquise pour les hautes études industrielles, supériorité qui est due à l’École centrale des arts et manufactures, fondée à Paris il y a plus de quarante ans. Cette école s’est placée dès le premier jour au sommet de l’enseignement professionnel, et elle s’y est maintenue. Nous possédons ainsi le rouage le plus essentiel de cet enseignement spécial ; il reste à organiser plus largement ce que l’on pourrait appeler l’instruction secondaire et l’instruction primaire pour les travaux de l’industrie. Dès 1863, une commission instituée par le ministère du commerce a examiné cette question en procédant à une enquête. Les documens qu’elle a publiés serviront de point de départ aux études que l’on reprendra sans doute prochainement, lorsque le gouvernement et l’assemblée nationale réorganiseront l’instruction publique dans son ensemble. Pour le moment, il nous a semblé utile de retracer l’histoire de l’École centrale des arts et manufactures, qui vient d’ajouter à son programme l’enseignement de la science agricole, et qui peut être considérée désormais comme un établissement complet, national, consolidé par une expérience déjà longue et digne de prendre rang parmi les écoles les plus renommées.
Après l’effroyable crise de la terreur, la convention s’occupa des institutions d’enseignement. Cette assemblée qui, selon l’expression de M. Thiers, avait à la fois toutes les passions et toutes les grandes idées, voulut réaliser en cette matière le programme universel et unitaire que lui imposait la constitution nouvelle de la France. En même temps qu’elle décrétait l’instruction primaire, elle fondait l’École normale, les Écoles de droit et de médecine, le Conservatoire des arts et métiers et enfin l’École centrale des travaux publics. Cette dernière école, créée en 1794, prit l’année suivante le nom d’École polytechnique. Son enseignement, basé sur l’étude de la géométrie, de la mécanique, de la physique et de la chimie, était destiné à former des ingénieurs pour les travaux civils et pour l’industrie ; mais l’école, qui ne recevait d’abord que des élèves externes, ne tarda pas à être détournée de sa destination primitive. Dès 1804, sous l’empire, les élèves furent casernes, soumis au régime militaire et préparés exclusivement pour les services publics.
La période de paix qui suivit la chute de l’empire favorisa la reprise des travaux industriels. Dans cette nouvelle carrière, la Grande-Bretagne prit immédiatement le premier rang. Profitant de sa situation insulaire, elle avait échappé aux bouleversemens qui, durant vingt années, couvrirent de ruines l’Europe continentale ; son industrie et son commerce avaient supporté sans faiblir le poids des énormes dépenses de guerre qui chargent encore, après deux générations, la dette anglaise ; ses ateliers n’avaient point subi de chômage, et elle conservait presque intacts les élémens de sa prospérité manufacturière. Alors que les autres nations de l’Europe venaient de laisser sur les champs de bataille l’élite de leur population, l’Angleterre, plus prodigue de son argent et de son crédit que de ses hommes, avait pu épargner l’outillage intellectuel qui règle le mouvement de l’industrie et garder son personnel d’ingénieurs. Ce personnel était nombreux et considéré. La profession d’ingénieur, dans un pays où l’exploitation des mines, la direction des grandes manufactures et l’introduction récente des machines lui fournissaient d’abondans emplois, était exercée non-seulement par Les contremaîtres intelligens sortis des ateliers, mais encore par les anciens élèves des universités, qui appliquaient avec succès aux procédés et aux manœuvres de l’industrie les principes de la science. Ce fut là, il n’en faut pas douter, l’une des causes de la supériorité qui fut acquise à l’Angleterre dès que la paix de 1815 remit le travail en activité et en honneur. La France, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, avaient tout à reconstituer, les ateliers, les marchés et les hommes. Ces pays ne manquaient point d’ingénieurs habiles ni de savans ; mais ils ne possédaient pas, comme l’Angleterre, un corps d’ingénieurs civils assez nombreux ni assez expérimenté pour diriger les opérations si compliquées de l’industrie.
En France, l’École polytechnique aurait pu dans une certaine mesure combler cette lacune. Il aurait fallu la réorganiser d’après les principes qui avaient inspiré la convention en 1794. Le gouvernement de la restauration ne jugea point qu’il fût convenable ni opportun de modifier sur ce point l’institution impériale ; l’état avait besoin d’officiers pour les armes savantes et d’ingénieurs pour le service public. L’École polytechnique ne fournissait chaque année que le contingent nécessaire pour entretenir les cadres, en outre elle était déjà populaire et célèbre ; il eût été imprudent de modifier son régime, ses traditions et son enseignement. Aussi dans le programme des études, remanié en 1816, les sciences mathématiques et les hautes théories continuèrent-elles à former le principal objet de l’enseignement pour être ultérieurement appliquées dans des écoles spéciales à l’artillerie, au génie militaire, aux ponts et chaussées et aux mines. L’école n’a point eu à regretter que l’on ait respecté le caractère purement scientifique de ses cours ; elle est demeurée la première école du monde, la plus renommée, la plus féconde en savans illustres : mais par son recrutement restreint, par la nature de ses études et par les sacrifices de temps et d’argent qu’elle exigeait des élèves, elle n’était pas en mesure de répondre aux besoins de l’industrie.
L’École centrale des arts et manufactures fut créée en 1829, et les fondateurs ne manquèrent pas de rappeler qu’ils se proposaient de faire revivre l’École des travaux publics, dont l’École polytechnique avait pris la place et changé le nom. L’honneur de cette création appartient à un petit groupe d’hommes éminens dans la science et dans l’industrie, qui mirent au service de l’œuvre nouvelle une persévérance et un talent d’organisation bien dignes d’être récompensés par le succès. Il faut citer, c’est justice, MM. Lavallée, Dumas, Olivier et Péclet, qui fondèrent de leurs deniers et de leur dévoûment l’École centrale, ainsi que M. Benoît, qui fut associé aux premiers travaux et à la préparation des programmes. Qu’on le sache bien, une grande part de notre prospérité industrielle est due à leur initiative et à leur audace. Oui, il y avait de l’audace à fonder, à côté des écoles publiques et en face du monopole universitaire, un établissement privé qui prétendait concourir à la haute mission de l’enseignement. Aussi que de difficultés, que de préjugés à vaincre ! Heureusement les organisateurs de l’École centrale trouvèrent dans le ministre de l’instruction publique, M. de Vatisménil, un protecteur bienveillant et libéral, qui encouragea leurs premiers efforts et aplanit les obstacles que leur opposaient les traditions bureaucratiques. Ce patronage leur fit défaut à la chute du ministère Martignac, et l’école dut être soumise à la rétribution universitaire et aux autres formalités administratives. Sans doute, avec les idées qui prévalaient alors, on était presque coupable de tenter une entreprise utile en dehors du gouvernement ; peut-être aussi le ministère savait-il mauvais gré aux fondateurs de l’école d’avoir institué un conseil de perfectionnement et de surveillance dans lequel figuraient dès lors à côté des noms purement scientifiques de Poisson, de Thénard, de Payen, de Brongniart, de d’Arcet, les noms politiques de Casimir Perier, de Laffitte, de Chaptal, et le nom d’Arago, dont l’astronomie était taxée d’opposition. Les gouvernemens sont bien mal inspirés lorsqu’ils transportent dans le domaine intellectuel et scientifique la guerre des opinions, et ils commettent une grave maladresse quand ils laissent à leurs adversaires le patronage d’œuvres utiles. Il n’y eut assurément rien de politique dans la fondation de l’École centrale. Pourtant, par la force des choses et du temps, cette institution eut la bonne fortune de naître sous une étoile libérale, avec le patronage habilement invoqué de noms illustres et, pour ainsi dire, dans le courant d’idées qui entraînait alors tous les esprits éclairés. Elle était utile, elle allait devenir populaire. Recommandable à ce double titre, elle pouvait affronter les difficultés qui s’accumulent au début de toute entreprise, et qui ne lui furent pas épargnées.
Le premier prospectus a été publié en 1829, les cours devant s’ouvrir le 3 novembre de cette même année dans les bâtimens de l’hôtel de Juigné, où l’École centrale a conservé son domicile, agrandi par de nombreuses annexes. Ce document, qu’il est intéressant de relire aujourd’hui, trace dans les termes les plus nets le programme de l’enseignement industriel approprié aux travaux du génie civil, à la direction des manufactures, et même aux spéculations des capitalistes. Laissant à l’École polytechnique l’enseignement supérieur des mathématiques, aux écoles d’arts et métiers l’apprentissage professionnel, le programme de l’École centrale combine un cours d’études qui, en deux années, porte l’instruction des élèves assez haut pour qu’ils puissent appliquer indistinctement les principes aux diverses opérations du travail industriel. Plus tard, la durée des cours fut portée à trois ans ; mais cette modification, conseillée par l’expérience, ne changea point d’une manière sensible le caractère de l’enseignement. Le principe admis dès l’origine et conservé depuis lors, c’est que l’unité de la science domine la variété des applications, et que les ingénieurs, les métallurgistes, les constructeurs de machines, les chefs d’usines, doivent s’instruire aux mêmes sources. Aujourd’hui cette vérité paraît vulgaire ; à l’époque où elle fut pour la première fois exprimée et pratiquée, elle venait à l’encontre de toutes les idées reçues, et il fallait qu’elle tombât de haut pour être acceptée.
Dès la première année, 140 élèves suivirent les cours. Sur ce nombre, 48 avaient plus de vingt et un ans et quelques-uns plus de trente ans. On vit s’asseoir sur les bancs de l’école des élèves plus âgés que leurs maîtres ; c’étaient des manufacturiers qui n’avaient point hésité à quitter l’usine paternelle pour venir demander à un enseignement nouveau les notions générales qui manquaient alors à la plupart de nos industriels. L’étranger fournit également son contingent d’élèves. la publication du programme avait suffi pour révéler l’utilité de l’institution et pour exciter au dehors une émulation salutaire. On sollicita la communication des portefeuilles du dessin et l’envoi des leçons sténographiées. Les cours de chimie, de physique, de géométrie descriptive et d’histoire naturelle, professés par des maîtres tels que MM. Dumas, Péclet, Olivier et Brongniart, méritaient à tous égards l’attention publique, et devaient même exciter un vif sentiment de curiosité, car ils montraient comment la science la plus profonde pouvait se faire en quelque sorte la servante de l’industrie, s’associer aux opérations pratiques, relever et féconder par son utile intervention les plus humbles travaux professionnels. Il s’agissait de trouver le point juste où la science, qui ne saurait jamais descendre au-dessous d’un certain niveau, peut se rendre facilement accessible et parler la langue vulgaire à l’usage des praticiens. Il fallait créer un enseignement qui ne fût pas celui de la Sorbonne ni de l’École polytechnique, et qui demeurât immédiatement applicable à la direction des ateliers. À ce point de vue, les cours de l’École centrale présentaient un grand intérêt pour l’ensemble du professorat, en fixant les proportions et les limites d’une nouvelle branche d’enseignement.
La révolution de 1830 et l’invasion du choléra en 1832 retardèrent les progrès de l’École centrale, qui n’aurait pas été en mesure de se soutenir sans le généreux désintéressement de ses fondateurs. Pendant les premières années, les dépenses de l’École excédèrent les recettes ; mais cette situation ne tarda pas à se modifier. Le conseil-général des manufactures et la Société d’encouragement pour l’industrie nationale avaient apprécié après enquête les services que l’école pouvait rendre à l’industrie ; dès 1836, le gouvernement marquait son intérêt par l’allocation de plusieurs bourses, et il engageait les conseils-généraux des départemens à imiter son exemple : en 1837, la chambre des députés allouait un crédit de 17,000 francs pour faciliter le placement à l’école d’un certain nombre de jeunes gens se destinant aux carrières industrielles. C’était précisément l’époque où le travail de la production commençait à se transformer ; les machines se substituaient à la main-d’œuvre, les grandes usines remplaçaient les petits ateliers ; on s’occupait d’introduire en France les chemins de fer. Le conseil de l’école avait prévu et devancé ce grand mouvement en élargissant son programme d’études, et en instituant dès 1834 un cours spécial pour la construction des voies ferrées, qui jusqu’alors n’avaient formé qu’une sorte d’appendice dans les leçons consacrées à l’exploitation des mines. Aussi voit-on, dans la période de 1837 à 1840, le nombre des élèves s’élever à près de 300, et l’équilibre financier se rétablir avec un enseignement plus étendu et plus complet. Dès ce moment, l’École centrale, qui n’avait eu que le mérite d’une œuvre utile, devient une spéculation prospère. Le nombre des candidats s’accrut chaque année : il fallut rendre plus difficiles les examens d’admission ; les établissemens d’instruction secondaire durent créer des cours spéciaux pour la préparation des élèves à l’École centrale. En un mot, la science industrielle était fondée ; les carrières civiles et indépendantes de l’état possédaient leur École polytechnique, d’où sortaient chaque année les jeunes gens destinés à diriger les manufactures, les mines et les chemins de fer. En 1850, le nombre des élèves dépassait 350 ; en 1856, il atteignait 450, et il se fût élevé à plus de 500, si l’exiguïté du local n’y avait fait obstacle.
Arrivée à ce point, l’école avait pris véritablement les proportions d’un établissement national. Telle était la pensée de ses fondateurs, qui consacraient à son perfectionnement la plus grande part des bénéfices annuels ; mais l’œuvre, assurée de vivre tant que vivraient ceux qui l’avaient organisée avec un coup d’œil si sûr et dirigée avec tant de dévoûment, pourrait-elle se maintenir après eux avec le caractère exclusif d’utilité publique qu’ils avaient eu l’ambition de lui donner ? En outre le développement inespéré de l’école ne devait-il pas être au-dessus des forces d’une entreprise particulière ? Une école n’est pas une industrie : la noble fonction de l’enseignement ne se transmet pas comme une usine, et elle ne saurait être livrée sans dommage à l’action des lois qui régissent les successions individuelles. On voit dans certains pays, notamment en Angleterre, des fondations anciennes, des collèges, des hospices, des musées, qui, survivant à ceux qui les ont créées, ont traversé plusieurs générations, et conservent avec leur caractère primitif une prospérité durable. La législation française ne facilite pas au même degré ce genre de fondation ; nos mœurs ne s’y prêtent pas, et puis enfin, par l’effet de nos institutions, de nos lois, de nos habitudes, c’est le gouvernement qui prend parmi nous la charge et l’honneur des grandes entreprises. Il ne s’agit pas d’apprécier ici cet état de choses, qui est, selon les uns, la conséquence fâcheuse de notre ancien système de centralisation, et, selon les autres, le résultat nécessaire et logique de notre unité ; il suffit de constater le fait. Aussi le directeur de l’École centrale suivit-il les règles de la prudence en même temps que les inspirations du désintéressement lorsqu’il proposa en 1855, d’accord avec les fondateurs survivans, de céder gratuitement à l’état l’école, qui était alors en pleine prospérité.
Cette proposition, soumise au conseil d’état, y rencontra les objections les plus honorables, — Pourquoi, disait-on, reprendre à l’industrie privée une institution qui prospère entre ses mains ? Le gouvernement ne doit agir que dans le cas où l’action des particuliers est insuffisante ; il est déjà surchargé de trop de soins ; c’est une bonne fortune pour lui, pour le pays, lorsque l’intelligence, le dévoûment, les sacrifices de simples citoyens, le dispensent d’intervenir directement dans les œuvres d’utilité publique. Au lieu d’absorber l’École centrale, il doit au contraire désirer qu’elle demeure telle qu’elle est, comme un signe de la puissance individuelle, comme un exemple. Il vaut mieux qu’il réserve son patronage pour les institutions utiles vers lesquelles ne se porte pas l’initiative privée, et dans cet ordre d’idées il lui reste encore tant à faire ! — Cet avis était le plus juste hommage que l’on pût rendre aux fondateurs de l’École centrale ; mais ceux-ci répliquèrent avec raison que cette doctrine libérale ne les rassurait pas sur l’avenir de l’établissement dont ils voulaient doter le pays. Insistant sur sa proposition, le conseil de l’école fut obligé d’expliquer comment le succès devait être attribué à un concours de circonstances, surtout de personnes, dont la pratique de l’association offre bien peu d’exemples. L’École centrale avait été fondée par des hommes entre lesquels il n’avait jamais existé aucune convention, pas même une convention verbale. Chacun d’eux, directeur, professeurs, avait collaboré à l’œuvre commune, sans autre lien que celui de l’intelligence, sans autre partage que celui de la peine, sans autre pensée que celle d’être utile. La mort avait commencé à faire des vides dans ce groupe d’hommes dévoués, et lorsque l’union intellectuelle aurait été forcément dissoute,. quel serait le sort d’une institution qui reposait uniquement sur un contrat scientifique, non écrit, dont le code, plus impitoyable encore que la mort, viendrait détruire les clauses ? Au surplus, quand il s’agit de grandes créations d’enseignement, le rôle individuel, qui est prépondérant et décisif au début, doit s’effacer un jour ou l’autre devant le rôle de l’état ou de la municipalité, c’est-à-dire de la puissance collective. Voici en quels termes s’exprimait à cet égard l’honorable directeur de l’école. « Si l’on remontait aux premiers temps de nos écoles spéciales, on verrait que presque toujours ce furent des hommes libres de leurs actions, passionnés pour leur entreprise et s’y consacrant tout entiers, qui en jetèrent les fondemens. Telle fut dans les temps modernes l’origine de l’École polytechnique. Telle fut aussi celle de la première école des sourds-muets, qui fut érigée en institution royale en 1791, après avoir été soutenue pendant douze ans des seuls deniers de l’abbé de l’Épée. Telle est encore, dans un ordre différent, l’origine de la colonie de Mettray, l’une des plus belles conceptions du siècle, qui absorbe, sans partage et dans l’ombre, la vie de son fondateur, M. Demetz. Au contraire nous avons vu naguère l’École d’administration et l’institut agronomique de Versailles ne pouvoir se fonder, entre autres raisons, parce que ceux qui en avaient conçu la pensée ne se mirent pas eux-mêmes à l’œuvre pour la réaliser. » Rien n’est plus vrai. L’initiative des particuliers peut créer un établissement, elle peut essayer à ses risques et périls ce que l’état ne veut pas risquer, il est désirable qu’elle continue pendant quelque temps à l’œuvre commencée la sollicitude et la passion paternelle ; mais, une fois le succès obtenu, il arrive un moment où se manifeste la fragilité des œuvres individuelles. De même que les grandes usines sont obligées un jour ou l’autre de se consolider par le régime de l’association, de même les grandes écoles ne peuvent assurer leur avenir qu’en se constituant sous la forme de corporation ou en se livrant à l’état, qui n’est autre chose que la corporation nationale. Ce qui survit aux individus, c’est la pensée qui les a inspirés avec le souvenir et l’exemple du bien qu’ils ont fait. — Le gouvernement résolut enfin d’accepter l’offre qui lui était soumise, et, par la loi du 19 juin 1857, l’École centrale des arts et manufactures devint un établissement de l’état.
En prenant possession de l’École centrale, le gouvernement eut le bon esprit de n’apporter aucune modification à l’organisation intérieure ni au système d’enseignement. Il profita des ressources qui lui étaient léguées pour augmenter le nombre des professeurs et pour aménager le local, devenu trop restreint, de manière à recevoir un plus grand nombre d’élèves ; mais il conserva fidèlement le plan d’études, le mode d’admission, la discipline intérieure, sous la direction du conseil de perfectionnement. Tout se bornait à un changement d’état civil ; l’institution demeurait intacte. On peut donc apprécier, d’après une expérience qui déjà remonte à plus de quarante ans, le régime administratif de l’École centrale, régime qui s’écarte, sur plusieurs points essentiels, de celui qui est adopté dans la plupart des écoles publiques avec lesquelles la comparaison peut s’établir.
Bien qu’ils soient admissibles dès l’âge de dix-sept ans, les élèves ne sont point casernés comme ceux de l’École polytechnique et de l’École normale. Ils ne passent que la journée à l’école, de huit heures et demie du matin à quatre heures du soir, et ce temps est employé à l’audition des cours, aux examens, à l’étude du dessin, qui tient une grande place dans l’enseignement, ainsi qu’aux manipulations chimiques, pour lesquelles sont installés de nombreux laboratoires. Le système de l’externat, en vigueur dans les universités anglaises, est pratiqué moins volontiers en France. On y voit des dangers de plus d’un genre, surtout dans une résidence telle que Paris. Cependant l’exemple de l’École centrale semble décisif. L’externat offre l’avantage de laisser une partie des élèves sous l’influence de la vie de famille ; les autres puisent dans leur émancipation précoce le sentiment de la responsabilité. Du reste, grand nombre de ces jeunes gens sont destinés à occuper, au sortir de l’école, des emplois qui les éloignent de leur foyer et les obligent, dès le début de leur carrière, à ne relever que d’eux-mêmes. Appelés à diriger des travaux, c’est-à-dire à exercer le commandement sur des hommes, il n’est pas inutile qu’ils sachent, de bonne heure, par leur propre expérience, ce que rapporte une vie régulière et ce que coûtent les écarts de conduite. La discipline intérieure ne connaît pas d’autres peines que la réprimande et l’exclusion, et celle-ci peut être prononcée non-seulement pour les fautes légères qui seraient fréquemment répétées, mais encore pour le simple insuccès dans les études. Lorsqu’un élève est reconnu trop faible pour suivre utilement les cours, le conseil de l’école prononce son exclusion. C’est par là que se maintiennent, à l’intérieur comme au dehors de l’école, le niveau de l’enseignement et la forte discipline. Obligés de rédiger les leçons auxquelles ils ont assisté et soumis à de fréquens examens, les élèves doivent consacrer à l’étude la plus grande partie du temps qu’ils ne passent pas à l’école, ils demeurent sous l’incessante dépendance du travail, et ils ne pourraient, sous peine de risquer leur avenir, se soustraire aux conditions d’assiduité rigoureuse que leur impose la régularité quotidienne des cours. Le conseil de perfectionnement veille avec le plus grand soin à ce que les prescriptions soient observées, de même qu’il intervient dans tous les détails de l’administration et de l’enseignement. Cette intervention constante entretient la discipline, le respect et l’affection chez les élèves, le dévoûment chez les professeurs » et elle montre la différence qui existe sous ce rapport entre les écoles de l’état, où chaque professeur s’isole dans son cours, et l’École centrale, où chacun s’intéresse à tous et tous à chacun. De là en outre l’esprit de corps qui se maintient entre les élèves externes de l’École centrale aussi étroit que parmi les élèves des établissemens soumis au régime de l’internat.
Dans les Écoles de droit et de médecine, le système d’études et d’examens est tout différent. La présence assidue aux cours est réglementaire, mais on sait qu’elle n’est pas réelle, et il faut croire que cette prescription rencontre d’insurmontables difficultés, puisque les efforts les plus louables, renouvelés à diverses époques, n’ont pu obtenir qu’elle fût observée. Quelques examens séparés par de longs intervalles fournissent à la Faculté le seul moyen de constater ou plutôt de supposer le degré d’assiduité et de travail pour chaque étudiant, et il est notoire que bon nombre de jeunes gens, au lieu de travailler régulièrement et d’une façon continue, ne travaillent sérieusement que pendant les semaines qui précèdent l’examen. Dès lors l’emploi du temps des étudians en droit et en médecine n’est pas réglé comme il le serait, si, à l’instar de ce qui se pratique à l’École centrale, de fréquens examens partiels sur les différentes parties du cours étaient ajoutés aux examens généraux. L’externat, qui effraie tant de familles, n’est point dangereux pour les élèves de l’École centrale, grâce à un système très simple qui, s’appliquant à cinq cents jeunes gens, assure le studieux emploi des heures passées en dehors d’une surveillance immédiate.
On peut justifier par des motifs particuliers le régime du casernement ou de l’internat pour l’École polytechnique et pour l’École normale. Cependant l’exemple de l’École centrale apporte un excellent argument à l’opinion contraire. En examinant cette question si grave en matière d’enseignement, il ne faut pas perdre de vue que nous sommes sous l’influence d’habitudes prises et de traditions qui nous viennent d’une époque où la caserne était fort en honneur. La réorganisation des écoles spéciales et des lycées date du premier empire. Sans méconnaître ni diminuer le mérite des créations qui remontent à cette période et dont la plupart subsistent encore, il est permis de rappeler que l’empreinte autoritaire et militaire y était partout marquée. On enseignait dans les lycées l’école du peloton ; l’uniforme et les grades étaient introduits partout ; l’internat devait s’ensuivre comme étant le premier degré de la caserne. Nos collèges et la plupart de nos écoles spéciales ont conservé ce régime qui a résisté à plusieurs révolutions et à deux républiques. Il est difficile de réagir contre de telles traditions. Cependant, si l’on imaginait de faire table rase et de reconstituer un système, ne faudrait-il pas tenir grand compte des avantages que présenterait, au moins pour les écoles supérieures, le régime de l’externat ? En Angleterre, aux États-Unis et en Allemagne, les jeunes gens, livrés à eux-mêmes dès l’âge de dix-sept à dix-huit ans, sont mieux préparés à la bataille de la vie ; ils ont généralement l’esprit plus réfléchi et l’âme mieux trempée : ils acquièrent plus tôt la force morale, et, quant au travail, la valeur économique. Est-ce là, comme on le dit souvent, un privilège de la race anglo-saxonne ? Faut-il attribuer cette précocité d’intelligence et d’action aux habitudes mercantiles et aux mouvemens d’émigration que l’on observe particulièrement chez ces peuples ? Quoi qu’il en soit, l’éducation nationale y est pour beaucoup : elle hâte le moment où chaque génération commence à porter ses fruits. Dès l’âge de vingt ans, un Américain ou un Anglais est mûr pour le travail, il a connu les premiers périls de l’indépendance et couru les risques de la responsabilité personnelle. Pour le Français, la majorité morale est plus tardive, et l’on doit s’en prendre, au moins pour une part, au régime d’internat dans les lycées, qui conservent les élèves jusqu’à l’âge de dix-huit ans. Aux dangers d’une émancipation qui semblerait trop prompte, on peut opposer avec succès le frein du travail. C’est ici que le mode d’enseignement est d’une importance capitale. Les cours qui sont en quelque sorte rivés l’un à l’autre, les leçons qui se succèdent sans interruption, les examens fréquens, tiennent lieu de la plus sévère discipline. La dissipation n’a point de prise lorsque l’étude est solidement installée dans la vie des jeunes gens. C’est à cela qu’il faut viser en laissant aux étudians la liberté sans loisirs.
Les élèves de l’École centrale ont justifié de tout temps, par leur esprit de discipline à l’intérieur de l’école et par leur conduite au dehors, les règlemens très libéraux qui leur sont appliqués. Ils ont eu la sagesse de ne point prendre part à nos agitations politiques, ils n’ont jamais revendique une place dans les manifestations parisiennes, ni mérité la moindre citation dans le calendrier des révolutions. Nul doute qu’ils ne soient, comme tous les jeunes gens, fort épris de la liberté ; il leur serait permis, à eux aussi, d’invoquer les traditions libérales en rappelant que les noms d’Arago, de Casimir Perier et de Jacques Laffitte ont figuré sur la liste de leur conseil de perfectionnement, et ils auraient pu, comme tant d’autres, rechercher la popularité qui s’attache trop souvent aux opinions bruyantes. Les exemples et les séductions ne leur ont pas manqué ; ils y ont résisté. Cette bonne tenue, qui leur fait honneur, doit être attribuée en grande partie au régime de l’école, qui ne tolère point d’élèves amateurs, et qui, avec son système d’études obligatoires strictement limitées à trois années, ne permet en quelque sorte aucune fissure par laquelle puissent pénétrer les distractions révolutionnaires.
Il n’est pas inutile de s’arrêter à ces détails, qui montrent, contrairement aux opinions reçues, que l’externat, sagement dirigé, peut être sans péril pour les jeunes gens, sans inconvénient pour les familles, sans embarras pour le gouvernement. Au moment où toutes les pensées sont tournées vers le développement des institutions d’enseignement, alors que nos anciennes écoles sont à la veille de recevoir de l’extension et que de nouvelles écoles doivent être créées, il y a certes un grand intérêt, ne serait-ce qu’au point de vue financier, à étudier de très près les résultats de ce régime. Les écoles dont les élèves sont casernes coûtent fort cher de construction et d’entretien ; elles exigent de vastes espaces, des bâtimens spacieux, un personnel considérable pour la surveillance. L’externat supprime une partie des dépenses d’établissement et d’administration. S’il était adopté d’une manière plus large dans notre système d’études, l’état, les départemens et les villes, dont les ressources budgétaires sont aujourd’hui très restreintes, pourraient utiliser au profit d’un plus grand nombre d’écoles les sacrifices que chacun est disposé à faire dans l’intérêt de l’éducation nationale.
En 1829, lors de la fondation de l’École centrale, le prix de l’enseignement annuel fut fixé à 600 francs. On le porta à 800 francs en 1831, et il a été depuis cette époque maintenu au même taux. Les études se prolongeant pendant trois années, la somme que chaque élève verse dans la caisse de l’École est de 2,400 francs ; il doit en outre pourvoir à toutes ses dépenses d’entretien personnel, logement, nourriture, vêtement, etc., ce qui coûte au moins 1,200 fr. par an, soit 3,600 francs pour les trois années. D’après ces calculs, le prix d’éducation ou, si l’on aime mieux, le prix de revient d’un ingénieur civil serait de 6,000 francs environ, somme un peu supérieure à ce que coûte l’instruction d’un licencié en droit, et inférieure aux frais du doctorat en médecine. On pourrait croire à première vue que l’enseignement à l’École centrale est trop coûteux, surtout si l’on fait la comparaison avec les tarifs des institutions analogues qui sont établies à l’étranger, en Suisse, en Allemagne et en Belgique. Cette critique n’est pas fondée. C’est avec réflexion et par système que les organisateurs de l’École ont adopté un prix qui en 1831 devait paraître assez élevé. Il ne s’agissait pas seulement d’assurer par un chiffre suffisant de recettes l’équilibre du budget et de faire face aux besoins très dispendieux d’un enseignement scientifique qui exigeait le concours de professeurs habiles, un matériel de laboratoire, une bibliothèque et des collections. On voulait en même temps que le personnel des élèves se recrutât autant que possible dans les familles aisées qui s’adonnaient à l’industrie ou au commerce, et qui étaient en mesure de fournir immédiatement aux jeunes ingénieurs sortant de l’école un emploi convenable. Ouvrir trop facilement la porte de l’école, c’eût été risquer d’attirer des vocations factices, d’avoir en fin de compte plus de fruits secs que d’ingénieurs ou de jeter sur le pavé des mécaniciens sans ouvrage. Il n’était donc pas indifférent de maintenir à un taux élevé le prix de la pension ; l’école ne recevait ainsi que des élèves de choix, décidés à suivre la carrière industrielle et sachant à l’avance dans quelle branche de travail, souvent même dans quelle usine ils utiliseraient leurs études. Du reste ce système de recrutement, que l’on aurait tort de juger aristocratique et qui était simplement pratique, n’excluait pas les jeunes gens sans fortune qui, soit dans les collèges, soit dans les écoles d’arts et métiers, avaient fait preuve d’heureuses dispositions pour la science industrielle. L’instruction de ces sujets d’élite, était facilitée par l’allocation de bourses et de demi-bourses. L’égalité démocratique était sauvée.
Le gouvernement s’est conformé, sous ce rapport, aux traditions de l’école. Celle-ci, lorsqu’il en a pris la direction, contenait à peu près le maximum du nombre d’élèves qu’elle pouvait recevoir. Chaque année, les candidats affluaient. Il n’était donc pas à propos d’abaisser les frais d’études, puisque, selon le langage de l’économie politique, la demande excédait l’offre, et il était à coup sûr préférable de consacrer les bénéfices annuels au perfectionnement des cours et à l’augmentation du nombre des bourses. C’est ainsi que l’on a procédé. L’École centrale, qui a son compte spécial annexé au budget du ministère de l’agriculture et du commerce, ne coûte rien à l’état. Elle vit et prospère par ses propres ressources, et nous dirons plus loin comment les économies, sagement ménagées, l’ont mise en mesure de se compléter par la création de l’enseignement agricole.
L’école a, dès l’origine, ouvert libéralement ses classes aux élèves étrangers. Elle est réellement internationale et cosmopolite. D’après une statistique produite par M. Perdonnet, sur 4,560 élèves admis depuis son origine jusqu’au 1er janvier 1864, on comptait 1,114 étrangers, soit près du quart. Les nations qui envoient le plus d’élèves sont la Suisse, l’Allemagne, l’Espagne, la Belgique, l’Italie, la Grande-Bretagne, les deux Amériques. Il vient des étudians de la Turquie et de l’Hindoustan. Aussi la plupart des gouvernemens étrangers ont-ils eu la pensée d’organiser des écoles similaires, et il existe déjà en Suisse, en Angleterre, en Allemagne et en Belgique, des établissemens considérables, où la science industrielle est enseignée avec succès. Aux États-Unis, de généreux citoyens ont fondé à grands frais des instituts à l’instar de l’École centrale. Malgré ces concurrences dont quelques-unes deviennent redoutables, notre école a su conserver jusqu’ici son prestige et sa clientèle à l’étranger. Elle a pour elle la solidité de la méthode, l’harmonieuse combinaison des cours, des professeurs et des répétiteurs dont le mérite et l’expérience seraient difficilement égalés, en un mot la force acquise et la réputation faite. Elle a de plus, dans toutes les parties du monde, de nombreux témoins de son enseignement. Comme ingénieurs et même comme personnages politiques, car aujourd’hui l’industrie mène à tout, ses anciens élèves occupent dans leur pays les plus hautes fonctions. Qu’il nous soit permis, dans notre infortune nationale, d’éprouver quelque consolation en voyant circuler ainsi partout la marque de notre puissance intellectuelle ! Ces étrangers, nos cliens et nos élèves, doivent à la France gratitude et respect ; volontairement ils sont venus lui demander avec la science leur instrument de travail, de renommée et de bien-être, ils ne sauraient oublier le profit qu’ils ont retiré de nos leçons et qu’ils ont ensuite répandu autour d’eux. Certes il est bien honorable pour la France que des Anglais, des Américains, des Allemands sollicitent par le concours l’admission dans ses écoles. Rien n’est perdu, ou plutôt tout peut se réparer, tant que nous conserverons la réputation de notre enseignement. L’influence est là, ainsi que la force. Nous avons d’ailleurs un intérêt direct à ce que le gouvernement, devenu propriétaire de l’École centrale, continue à bien accueillir les élèves étrangers. Ceux-ci, de retour dans leur pays en qualité d’ingénieurs, de manufacturiers ou de négocians, conservent avec nous d’utiles relations de confraternité, qui ne sont pas indifférentes pour le mouvement de nos affaires ni pour la carrière de leurs anciens camarades. La France, où ils ont appris ce qu’ils savent, occupe naturellement dans leurs souvenirs et dans leur affection une place privilégiée.
Lors de l’enquête qui a été ouverte en 1863 sur l’enseignement professionnel, on a examiné avec beaucoup de soin la question de savoir si les écoles techniques ne devraient pas organiser des ateliers modèles à côté des amphithéâtres où les cours sont professés, de telle sorte que l’élève pût s’initier à la pratique en même temps qu’à la théorie. On a cité diverses écoles, même du degré supérieur, où ce système est adopté. Les fondateurs de l’École centrale n’ont point jugé qu’il convînt de l’introduire dans leur plan d’études, qui avait pour principal objet la connaissance des principes sur desquels repose la science industrielle. Deux années, puis trois, leur parurent à peine suffisantes pour donner aux élèves le degré nécessaire d’instruction théorique et les notions du dessin. Il fallait, suivant eux, laisser aux écoles d’arts et métiers et aux établissemens d’apprentissage les exercices du travail manuel. Indépendamment des difficultés matérielles d’installation dans un local qui ne devait pas tarder à devenir trop exigu, le mélange des deux enseignemens aurait eu l’inconvénient de diminuer le nombre d’heures consacrées chaque jour aux études scientifiques et il n’eût été que d’un profit très restreint et fort contestable, car, s’il est nécessaire qu’un ingénieur ou un constructeur de machines connaisse Parfaitement les matières, les outils et les rouages, il n’est pas indispensable qu’il sache travailler de ses mains. Il combine et dirige les opérations, il n’opère pas lui-même. Rien n’empêche d’ailleurs qu’à la sortie de l’école il entre comme ouvrier dans un atelier ; c’est ce que font beaucoup d’ingénieurs-mécaniciens, et alors cet apprentissage, dans la mesure où il est utile, peut être très rapide.
Le meilleur argument à invoquer en faveur du système d’études, c’est le résultat. Si l’on parcourt la liste des élèves qui depuis quarante ans sont sortis de l’École centrale avec le diplôme ou le certificat de capacité, on rencontre la plupart des noms qui ont marqué dans les grandes œuvres industrielles de notre époque ; on observe également que tel élève qui a obtenu le diplôme dans la section des métallurgistes ou des chimistes a changé facilement de carrière et s’est fait constructeur ou mécanicien, les fortes études théoriques qui sont communes à toutes les sections se prêtant à cette apparente transformation. Dans la période quinquennale de 1853 à 1857, le nombre des ingénieurs sortis de l’École centrale avait été de 76, année moyenne. Sous la direction de l’état, l’effectif des élèves s’étant augmenté, la moyenne quinquennale s’est élevée à 111 par an de 1858 à 1862, et à 133 par an de 1863 à 1867. Ce chiffre ne pourra pas être sensiblement dépassé, car il importe, dans l’intérêt même de l’école, que les examens de sortie continuent à être sévères. Les jeunes ingénieurs se dispersent sur tous les points de la France et du monde ; ils se partagent entre toutes les branches d’industrie. Les chemins de fer, français ou étrangers, en emploient un très grand nombre. Dans quelques compagnies, le personnel de la direction, de l’inspection et du service des dépôts est composé en grande partie d’anciens élèves de l’École centrale.
La construction et l’exploitation des chemins de fer se sont développées fort à propos pour ouvrir une carrière à ceux qui n’avaient pas à l’avance leur place assignée dans les forges ou dans les grandes usines. Jusqu’Ici l’encombrement ne s’est pas produit, c’est-à-dire que les ingénieurs civils trouvent encore assez facilement des emplois. Si l’industrie suit sa marche normale, le contingent annuel des ingénieurs civils que peut fournir l’école n’excédera pas les besoins. Il est prudent toutefois de se prémunir contre les éventualités défavorables. Le jeune homme qui entre à l’École polytechnique est assuré d’une carrière militaire ou civile au service de l’état : il n’en est pas de même pour celui qui entre à l’École centrale. Il convient donc de rechercher quels seraient les emplois nouveaux qui pourraient être confiés utilement à cette catégorie d’ingénieurs. Par une circulaire adressée aux préfets en 1870, le ministre de l’intérieur, M. Chevandier de Valdrôme, ancien élève de l’École centrale, a recommandé de les admettre à concourir pour les fonctions d’agens-voyers dans les départemens. Depuis l’allocation extraordinaire de 100 millions accordée par la loi du 11 juillet 1868 pour les chemins vicinaux, ces fonctions sont devenues plus importantes, et l’ancien personnel a cessé presque partout d’être suffisant. Dans les contrées riches, la voirie vicinale dépense des sommes très considérables à titre de construction et d’entretien ; dans les pays pauvres et montagneux, elle offre des difficultés qui exigeraient la surveillance d’ingénieurs plus habiles que ne le sont d’ordinaire les agens-voyers de canton. En outre, ces ingénieurs dirigeraient les nombreux travaux de digues, de canaux d’irrigation, de reboisement, etc., que les communes et les habitans ont à faire exécuter, et pour lesquels la présence d’un homme de l’art est nécessaire. Le service des ingénieurs des ponts et chaussées est tellement chargé que ces fonctionnaires ne peuvent pas, malgré leur bon vouloir, accorder à ces modestes travaux l’attention qu’ils méritent. Il serait donc bien désirable que la voirie vicinale fût réorganisée de manière à introduire plus largement dans ses cadres des ingénieurs possédant les connaissances variées et approfondies que l’on acquiert à l’École centrale. Il faudrait sans doute augmenter les traitemens, qui dans certains départemens sont tout à fait dérisoires ; mais, ce surcroît de frais serait compensé par L’économie d’un entretien mieux entendu et par les services de toute nature qu’un ingénieur plus instruit serait appelé à rendre autour de lui. En prenant à son compte l’École centrale, l’état s’est imposé le devoir de veiller à l’avenir de ces jeunes gens qui reçoivent de lui un diplôme officiel et dont il est intéressé à employer l’aptitude. Les bienveillantes intentions manifestées à ce sujet par le ministre de l’intérieur en 1870 méritent donc d’être accueillies par les conseils-généraux.
Le gouvernement n’a point à regretter d’avoir respecté dans tous ses détails l’organisation de l’École centrale, de lui avoir conservé son autonomie, son budget et son conseil de perfectionnement, au sein duquel siègent encore deux de ses fondateurs, MM. Dumas et Lavallée, gardiens fidèles d’une tradition qui s’est toujours montrée prompte pour les progrès. Sur la demande de ce conseil, une importante innovation vient d’être réalisée par la création d’une section d’agriculture : dans l’enseignement de l’école. Il nous reste à exposer les motifs de cette mesure ainsi que les moyens d’exécution.
L’Institut agronomique de Versailles, créé par la loi du 3 octobre 1848, qui avait réorganisé l’enseignement professionnel de l’agriculture, fut supprimé par le décret du 17 septembre 1852. Il avait à peine vécu trois ans. L’institut se composait d’une école pour l’instruction théorique et d’un domaine annexe pour les études pratiques. Il était convenablement doté sur le budget de l’état ; les professeurs, élus à la suite de concours qui avaient été très brillans, jouissaient d’une légitime renommée ; il avait à sa disposition une ferme, un bon matériel, des bestiaux. Malheureusement les élèves furent peu empressés, et la dépense annuelle était assez lourde. Il nous souvient d’avoir entendu à l’assemblée législative un honorable député critiquer l’inutilité de cette dépense, dénoncer en pleine tribune la vache qui mangeait son berger, et crier haro sur un baudet récalcitrant qui tondait sans profit le pré de Versailles et gaspillait l’herbe du budget. On rit beaucoup, et l’on vota cette fois encore ; mais en France l’esprit est impitoyable, et les saillies peu consciencieuses d’un spirituel député de la Gironde ne furent pas sans quelque influence sur la décision qui supprima l’Institut agronomique. Il était facile de montrer qu’en trois ans cette école n’avait encore rien produit, de plaisanter une fois de plus sur la culture de laboratoire ou d’amphithéâtre, et de condamner, sous prétexte d’économie, une création très sérieuse. Le gouvernement commit une faute en se décourageant trop tôt et en sacrifiant l’école nouvelle aux préjugés des indifférens ou aux lazzis de-quelques gens d’esprit. L’agriculture est une science ; pour toute science, il faut un enseignement, et cet enseignement doit s’étendre à tous les degrés, en commençant par les plus hauts. Voilà ce que l’on avait compris en 1848, et ce que l’on eut le tort d’oublier en 1852.
Ce fut sous d’autres formes que le gouvernement de l’empire manifesta pour l’agriculture une sollicitude qu’il serait injuste de méconnaître. Il entretint les fermes-écoles, facilita la fondation de chaires libres d’agriculture, encouragea les publications scientifiques ; mais ce qu’il favorisa particulièrement, ce fut l’organisation des comices agricoles et des concours régionaux. Les comices fournissaient aux campagnes l’occasion de fêtes populaires, et les concoure étaient célébrés, on s’en souvient, avec une grande solennité. Il y avait dans ces réunions presque autant de politique que d’agriculture ; le gouvernement, désireux de conserver les sympathies du grand nombre, s’appliquait naturellement à rechercher les combinaisons qui pouvaient plaire aux foules, multiplier les fêtes locales et répandre au milieu de populations bien disposées les habiles paroles accompagnées de croix d’honneur, de médailles et de primes. On ne saurait vraiment l’en blâmer, quand on voit que tous les gouvernemens agissent à peu près de même. S’il est permis cependant de critiquer la pompe et l’ostentation de ces cérémonies rurales, on commettrait une grave injustice en contestant l’influence très heureuse que celles-ci ont exercée sur l’agriculture. Les concours régionaux ont fait connaître dans chaque partie de la France les inventions utiles, les nouveaux instrumens, les procédés les plus perfectionnés. Les comptes-rendus des comices, les procès-verbaux des chambres ou sociétés d’agriculture révèlent d’immenses progrès dus à la collaboration d’hommes instruits et modestes, qui travaillent, cultivent, produisent, savent bien parler, bien écrire et bien penser, au fond de nos départemens, loin des académies, des écoles et des ministères. C’est ainsi que, par une action constante dont il convient de partager le mérite entre le gouvernement et les associations locales, l’agriculture a réellement prospéré en France, et qu’après avoir apprécié les améliorations dont elle était redevable à un commencement de science, elle en est venue à désirer elle-même la création d’un établissement scientifique qui fût consacré à son enseignement. Ce vœu fut exprimé lors de l’enquête agricole qui eut lieu dans les dernières années de l’empire ; on sollicita la résurrection de l’institut de Versailles. L’École centrale des arts et manufactures s’est fort heureusement trouvée là pour réaliser sans plus de retard une mesure que rendait très difficile la situation de nos budgets.
Dès 1829, les fondateurs de l’École centrale avaient examiné s’ils comprendraient l’agriculture parmi les sciences industrielles dont ils se proposaient d’enseigner la théorie. La combinaison fut alors écartée. On craignit sans doute de trop étendre le programme des études, et il parut plus sage de s’en tenir aux sciences qui se rattachaient le plus directement au travail des grandes manufactures, de la construction et des mines. À cette époque d’ailleurs, si l’agriculture était populaire, la science agricole ne l’était pas ; bien que, depuis Olivier de Serres, de grands esprits se fussent adonnés à l’étude des champs, et qu’ils eussent produit des ouvrages où sont décrites avec précision les lois immuables de la nature, il subsistait dans les campagnes un vieux préjugé contre les livres. Les ignorans continuaient à peiner dans les anciens sillons ; les habiles n’imaginaient pas que l’on pût enseigner ni apprendre la culture ailleurs qu’à la ferme : les uns et les autres se défiaient des savans. Il eût donc été prématuré de créer un enseignement qui, selon toute probabilité, n’aurait recruté que très peu d’élèves, et, d’après les idées qui prévalaient alors, il aurait semblé fort étrange que l’on s’avisât d’implanter une école d’agriculture dans un quartier du vieux Paris ! En 1848, le gouvernement et l’assemblée nationale établirent l’Institut agronomique à Versailles et le dotèrent d’une ferme. L’opinion publique était même assez disposée à ne considérer l’institut que comme une annexe de la ferme ; on ne pouvait décemment professer l’agriculture qu’en plein champ, au milieu des épis et des bestiaux.
Ces idées, qui s’appuyaient en apparence sur le vulgaire bon sens, tendirent peu à peu à se modifier, à mesure que l’union de l’agriculture et de l’industrie devint plus intime, et l’influence de l’École centrale ne fut pas étrangère à cette évolution. On vit par exemple la production du sucre de betterave confondre les intérêts de la ferme et de l’usine. Dans beaucoup d’autres branches de travail, les progrès mécaniques réagirent de même sur l’état de l’agriculture, incitée à produire plus abondamment et plus vite. De la fabrique, l’esprit d’invention et de perfectionnement s’étendit aux champs, et bientôt l’agriculture voulut être organisée, outillée, comme une grande usine. Elle s’adressa donc à l’industrie, qui lui fournit des capitaux, des procédés, des ingénieurs, et qui, en échange des bras qu’elle lui enlevait, lui prêta des intelligences fortifiées par l’étude. Que l’on observe les progrès de l’agriculture et les progrès de l’industrie dans les différentes régions de la France, on verra qu’ils sont parallèles, et que les seconds ont toujours pris l’avance sur les premiers. Partout où l’industrie s’est développée, l’agriculture est devenue plus productive et plus prospère ; partout où la science a créé et agrandi les manufactures, les procédés agricoles se sont perfectionnés. Donc la science qui formait les ingénieurs de mines ou d’usines, la science pure était bienfaisante aussi pour les campagnes ; elle n’était point l’ennemie des saines pratiques, elle valait mieux que la routine, qui, se décorant du nom d’expérience, ne consulte que les signes du calendrier et. les éphémérides des almanachs. Ce fait, qui ne pouvait manquer de frapper tous les yeux, était à lui seul un premier et positif enseignement. Il était clair que l’agriculture devait prendre modèle sur l’industrie.
D’un autre côté, l’on voyait des jeunes gens armés d’un simple diplôme arriver dans des usines où s’exécutent les travaux du caractère le plus technique, puis se trouver promptement en état de surveiller et de diriger les contre-maîtres : on apprenait que leur concours avait apporté des procédés utiles, des économies, des profits. Où donc avaient-ils appris toutes ces choses ? Comment leur inexpérience se montrait-elle si habile ? Enfin l’on remarquait qu’un certain nombre d’ingénieurs sortis de l’École centrale avec le diplôme de métallurgiste ou de chimiste avaient facilement changé de carrière pour diriger avec succès des exploitations agricoles. En présence de ces indices multipliés, il était impossible de résister à l’évidence. Chacun devait être convaincu que l’agriculture et l’industrie procèdent de la même source, que tout ce qui est travail, c’est-à-dire tout ce qui exige l’effort de l’intelligence humaine, s’éclaire au même rayon, et que cette source unique, ce commun rayon, c’est la science. La cause de la théorie et du haut enseignement était gagnée. D’abord l’agriculture s’était faite industrielle ; ensuite, à l’exemple de l’industrie, elle est devenue scientifique. Telles ont été les phases logiques et rapides de cette évolution, à la fin de laquelle l’agriculture a senti la nécessité d’avoir, comme l’industrie, un corps d’ingénieurs. En outre il n’est pas absolument indispensable que ces ingénieurs soient formés et instruits au milieu des champs, ni que les chaires d’enseignement soient placées dans une étable ; l’école peut même s’épargner le séjour à Versailles, concession faite aux préjugés du temps ; professeurs et élèves n’ont qu’à s’installer bravement à Paris, car le véritable siège de l’école est là où réside la science, et, par suite d’une prédilection contre laquelle il est inutile de lutter, la science aime à se concentrer dans ces grands foyers qui s’appellent les capitales.
Ainsi se vérifie de la manière la plus complète la pensée qui inspirait les fondateurs de l’École centrale lorsqu’ils rédigeaient, en 1829, leur programme d’enseignement industriel, fondé sur la théorie. Le même principe convient à l’enseignement de l’agriculture. « Il n’existe pas, dit M. Dumas, de mécanique, de physique, de chimie ni d’histoire naturelle agricoles. Celui qui possède les vrais sentimens de ces sciences les applique à l’agriculture aussi bien qu’à l’industrie, et descend des principes aux faits particuliers. Celui qui en ignore les règles et les méthodes remonte difficilement, au contraire, des faits qu’il ne sait pas voir à des principes qu’il ne connaît pas et qu’il serait obligé de découvrir ou d’inventer[1]. » Par conséquent, avec la science et la méthode, telles qu’elles sont professées à l’École centrale, on peut instruire des ingénieurs agricoles aussi bien que des ingénieurs industriels. Pour les uns comme pour les autres, on maintient les mêmes conditions d’admission : les études de la première année demeureront communes ; quelques cours spéciaux, comportant 60 leçons pendant chacune des deux autres années, seront substitués, pour les élèves de l’agriculture, à un nombre égal de leçons détachées sans inconvénient de l’enseignement industriel. On estime que 25 ou 30 élèves suivront chaque année les cours agricoles pour obtenir à la fin de leurs trois années d’études un diplôme spécial.
Le gouvernement s’est empressé d’approuver le nouvel enseignement, qui n’imposera aucune charge au budget. Il a promis d’accorder toutes les facilités pour que les élèves soient admis à visiter à Paris et dans les départemens les écoles, marchés et collections qui se rapportent à l’objet de leurs études, et il rétablira les missions à l’étranger que le ministère de l’agriculture avait mises autrefois à la disposition des trois meilleurs élèves de l’institut de Versailles. Dans ces conditions et par des combinaisons habilement préparées, l’école se propose de créer une pépinière d’hommes d’élite, capables soit d’administrer de grands domaines, soit de remplir avec compétence les fonctions publiques qui intéressent l’agriculture, soit de se consacrer au professorat. On ne saurait imaginer un procédé plus simple ni plus certain pour faire revivre l’institut agronomique qui avait été fondé en 1848.
Les décisions récemment prises achèvent de constituer solidement, pour toutes les branches de travail, le haut enseignement professionnel. La regrettable lacune qui subsistait encore sera comblée. Il reste à examiner si l’École centrale, avec son organisation définitive et son effectif de cinq cents élèves, peut suffire à tous les besoins. Cette question, que l’on a déjà étudiée en 1863, est destinée à se reproduire, et elle paraît vivement controversée. Les uns estiment que l’enseignement supérieur n’est accessible qu’à un nombre restreint d’intelligences, que l’on ne décrète pas à volonté un chiffre d’élèves qui soient en état de suivre les cours de théorie, qu’il faut tenir compte de l’inévitable rareté des professeurs éminens, et que l’intérêt mutuel de la science et de l’industrie conseille d’entretenir à Paris un seul établissement, dont l’École centrale réalise si complètement le type. Les autres, sans méconnaître la nécessité de maintenir le niveau des cours, répondent que l’enseignement des sciences industrielles pourrait être réparti sur plusieurs points de la France, comme l’est celui des autres sciences. Il leur semble désirable de multiplier pour cet ordre de connaissances les centres d’instruction, ainsi qu’on l’a fait pour les lettres et le droit, qui comptent plusieurs facultés : n’avoir qu’une école installée à Paris, ce serait s’obstiner dans le système de centralisation excessive, contre lequel la population des provinces n’a pas cessé de protester, et qui commence à être fortement ébranlé en matière administrative et politique. On dite à ce sujet l’exemple des autres pays, où les écoles destinées à former des ingénieurs sont plus nombreuses, reçoivent plus d’élèves et répandent plus abondamment dans la région qui les entoure les leçons de la théorie jointes aux notions pratiques. Enfin cette opinion invoque les essais qui sont tentés à Lyon, à Marseille, au Havre, et elle s’en autorise pour soutenir que l’on peut établir dans les grandes villes une sorte d’enseignement supérieur approprié à l’industrie. Les argumens contradictoires ne manquent donc pas dans cette discussion, qui risque d’être détournée de son véritable but et envenimée par la jalousie provinciale, très vive aujourd’hui contre Paris.
Cependant, si l’on prend la peine d’aller au fond des choses, d’observer les faits, de se rendre exactement compte de la mission attribuée à l’École centrale, on finira par se convaincre des difficultés qui s’opposeraient au morcellement ou au déplacement de cette école et des avantages que présente l’unité de ses études. Les motifs qui ont empêché de transporter ailleurs qu’à Paris l’École polytechnique s’appliquent à l’École centrale ; la science et les professeurs n’émigreraient pas avec les élèves. De même il est reconnu que, malgré les bénéfices de carrière et de considération qui s’attachent au titre d’élève de l’École polytechnique, le nombre des candidats. jugés dignes d’être admis est toujours assez limité, et que, dans les années où des événemens de guerre rendent nécessaire l’augmentation de l’effectif, la force des études subit une rude atteinte. C’est qu’en réalité le degré supérieur d’aptitude est toujours rare ; si l’on ne veut recruter que des sujets d’élite, il faut se renfermer dans un cercle très étroit. La nature ne s’est pas encore soumise à nos lois d’égalité : elle est avare de ses dons, elle n’accorde pas à tous les facultés maîtresses qui permettent aux intelligences privilégiées de s’élever dans les régions d’où elles pénètrent le secret des choses et commandent aux hommes ; elle tient en réserve pour un bien petit nombre le génie, la science et l’autorité. À cette aristocratie, qui défiera toutes les révolutions, il faut assurer un domaine qui soit placé assez haut pour que la médiocrité ne soit même pas tentée d’y atteindre. De là l’utilité de ces institutions supérieures qui, sous diverses dénominations, sont particulièrement vouées à l’enseignement des principes et gardent le dépôt de la théorie, institutions que l’on ne saurait multiplier sans abaisser la science.
Mais au-dessous de ces sommets lumineux s’étend un vaste espace qui doit s’éclairer à leurs rayons. L’enseignement supérieur peut donner naissance à un grand nombre d’écoles secondaires appropriées spécialement à chaque industrie. On obtiendra par ce moyen la meilleure solution du problème. Autant il serait téméraire de créer à Lille, à Rouen, à Lyon, à Saint-Etienne, à Bordeaux, des établissemens qui prétendraient s’élever au niveau de l’École centrale, autant il est utile d’encourager dans ces villes des écoles où l’on enseignerait, avec les. notions générales qui servent de base à toute instruction, les procédés relatifs à la fabrication du sucre, à la filature, au tissage, à l’exploitation des mines, à la production de la vigne. Ces écoles, créées par les départemens ou par les communes, par les chambres de commerce et même par des groupes d’industriels, exerceraient la plus grande influence sur les progrès du travail agricole et manufacturier. C’est ainsi que la question a été résolue dans la plupart des autres pays. Il existe en Allemagne et en Suisse de nombreux instituts qui contiennent ensemble plus de 4,000 élèves. La France est loin d’atteindre ce chiffre, et il convient qu’elle se mette à l’œuvre ; mais ces instituts qui donnent d’excellentes leçons moyennant une rétribution généralement très modique demeurent pour le degré de l’enseignement bien au-dessous de nos grandes écoles ; ce qui le prouve, c’est que les jeunes gens de Suisse et d’Allemagne qui désiraient faire de fortes études venaient jusqu’à ces derniers temps achever leur instruction à Paris. En résumé, conservons précieusement l’École centrale avec l’organisation qu’elle a reçue dès l’origine, avec son enseignement théorique, dans les conditions que le succès a consacrées, et occupons-nous de multiplier autour d’elle les établissemens secondaires, selon les besoins et les ressources de chaque région.
Cette conclusion s’accorde avec les documens qui ont été produits lors de l’enquête de 1863. À cette date, la sollicitude des pouvoirs publics était vivement excitée en faveur de l’enseignement industriel. Plus tard, l’exposition de 1867, en montrant les progrès accomplis chez tous les peuples, nous avertit de nous mettre en défense et de hâter le développement de l’instruction technique. La guerre a tout suspendu. Nous voici plus que jamais pressés par la concurrence, alors que nous sommes plus que jamais obligés de travailler, de produire, de réaliser des profits pour reconstituer notre ancienne prospérité. Il s’agit donc d’étudier de nouveau la grande question de l’enseignement national. L’École centrale des arts et manufactures est appelée à y remplir un rôle très important. C’est pour ce motif que nous avons jugé utile de consulter son origine, de décrire sa mission et de retracer son histoire.
C. LAVOLLEE.
- ↑ M. Damas a publié la note qu’il avait adressée à M. le ministre de l’agriculture et du commerce, au nom du conseil de perfectionnement de l’École centrale, pour proposer l’organisation de l’enseignement agricole. Dans ce travail, l’illustre secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences a exposé les principes et la méthode du nouvel enseignement. Il y a là, en quelques pages, tout un programme de science et d’études qui se recommande à l’attention publique.