L’Éloquence politique dans le parlement de Paris/01

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L’Éloquence politique dans le parlement de Paris
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 194-216).
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L’ÉLOQUENCE POLITIQUE
DANS
LE PARLEMENT DE PARIS

I.
LES ORATEURS DE LA FRONDE.

I. Registres secrets du Parlement (années 1648-1652), manuscrits des Archives nationales, U, 333, 334, 335. — II. Débats du parlement de Paris pendant la minorité de Louis XIV (1618), mêmes archives, U, 330. — III. Journal des délibérations du parlement (1650-1652), manuscrits de la Bibliothèque nationale, n° 16373, 18324, 18325. — IV. Tableau du parlement ou notes secrètes sur les membres de la cour (1662), manuscrits de la Bibliothèque nationale, n° 14028, 10952. — V. Extraits des choses les plus importantes du parlement (l719-1748), manuscrits de la Bibliothèque nationale, n° 10008. — VI. Journal du Parlement sur l’affaire de la constitution, ms. n° 20958. — VII. Procès-verbaux de ce qui s’est passé aux chambres (1752-1753), ms. n° 10909. — VIII. Journal du palais (1753-1756), ms. n° 14038, 10950. — IX. Nouvelles journalières du parlement (1754-1760), ms. n° 14039.

Le parlement de Paris, qui devait pousser si loin l’action révolutionnaire et le rôle d’opposant, a débuté, dans la politique, par l’abstention. Retz disait de lui, à propos de la fronde, que certainement il aurait condamné par des arrêts sanglans la révolution qu’il faisait lui-même, si tout autre que lui l’eût commencée; il aurait pu ajouter, en se fondant sur l’histoire, que, jusque-là, les mouvemens séditieux tentés en France avaient toujours eu le parlement, non pour auteur ou pour complice, mais pour adversaire ou pour victime. Les factions du moyen âge, excitées par des harangueurs populaires dont nous avons décrit ailleurs le tribunat en plein vent et la faconde de carrefour, destituaient et emprisonnaient les magistrats suspects de royalisme, pêle-mêle avec les courtisans ; la ligue, en 1589 et 1591, pendit le président Brisson et le doyen de grand’ chambre Larcher; elle envoyait à la Bastille Achille du Harlay et cinquante conseillers : deux ans après, elle succombait à son tour sous ce fameux arrêt des chambres réunies qui, sanctionnant la loi salique, ferma le trône au roi d’Espagne et l’ouvrit à Henri IV. En résumé, depuis son institution jusqu’au XVIIe siècle, le parlement, dans toutes les crises politiques, se montra invariablement conservateur et contre-révolutionnaire. Sollicité de contracter alliance avec les démagogues parisiens en 1413, avec le parti des princes en 1484, il fit aux uns et aux autres cette même réponse : « Nous sommes institués pour rendre la justice au nom du roi, et nous n’avons pas à connaître de l’administration de la guerre ou des finances, ni à contrôler les actes du souverain. » Le parlement se souvenait alors de ses origines, qu’il devait plus tard oublier.

A mesure que la puissance et la popularité des états-généraux déclinent et que leur prorogation indéfinie laisse la nation sans garantie et le pouvoir sans frein, on voit naître et grandir dans l’esprit des parlementaires l’ambition toute nouvelle d’une ingérence politique, le louable dessein d’arrêter la royauté sur la pente du despotisme. Il fallait bien que le gouvernement, débarrassé du contrôle des états et désormais livré à la témérité de ses violences et de ses caprices, rencontrât quelque part une opposition de la raison publique qui vînt à propos l’avertir et l’éclairer, qui fît sentir au prince, selon la forte expression des libéraux de l’ancien temps, « qu’il était roi des francs et non des serfs, qu’il commandait à des gens de cœur, à des âmes libres, et non à des forçats tremblant sous le bâton d’un geôlier et maudissant l’autorité qu’ils redoutent. » Cette opposition, aussi nécessaire à la dignité des peuples qu’à la sauvegarde de leurs intérêts, le parlement entreprit de la constituer sous une forme légale et juridique : le droit de remontrance, reconnu dès le XIVe siècle par des ordonnances royales, lui en fournit le moyen ; l’inamovibilité de la magistrature, conséquence de la vénalité des offices, lui en inspira l’audace. Vers le temps de la figue, il établit comme une maxime d’état que les édits royaux, pour avoir force de loi, devaient être au préalable vérifiés et enregistrés au greffe de la grand’ chambre; il s’attribua le pouvoir de les suspendre, de les modifier et de les refuser. Les états de Blois semblèrent lui donner gain de cause en déclarant, dans une instruction rédigée en 1577 pour les ambassadeurs envoyés au roi de Navarre, que «les cours de justice étaient une forme des trois états raccourcis au petit-pied; » ce qui faisait dire au diplomate autrichien Busbeck, en 1584 : « En France, les parlemens sont rois, ou peu s’en faut, à l’égal du roi. » Cinquante ans plus tard, il ne suffisait plus à l’illustre compagnie de suppléer les états et de remplir un rôle politique par intérim ; ses visées étaient plus hautes, elle aspirait à remplacer l’institution des assemblées nationales ou si, par hasard, on les réunissait encore, elle prétendait soumettre leurs décisions à son contrôle et leur imposer la formalité de l’enregistrement.

En 1649, pendant qu’on négociait la paix de Ruel, qui termina la première fronde, il fut question de convoquer les états à Orléans. Le parlement de Rouen demanda au parlement de Paris s’il convenait d’y envoyer des députés. Il reçut en réponse cette fière déclaration : « Jamais les parlemens, qui sont eux-mêmes un composé des trois états, n’ont député aux états-généraux; ils sont supérieurs à ces assemblées, puisqu’ils jugent en dernier ressort ce qu’elles ont arrêté et délibéré. Les états-généraux n’agissent que par prières, et ne parlent qu’à genoux, comme les peuples et sujets; les parlemens tiennent un rang au-dessus d’eux, comme médiateurs entre le peuple et le roi. » Telle était, au XVIIe siècle, dans la confusion des principes constitutifs de l’ancienne France, la prétention hautaine et l’erreur ambitieuse du parlement de Paris. Simple cour de justice, compagnie de robins et de gens du roi, qui tenait de la couronne seule son existence et son autorité, il s’érigeait en sénat, en tribunal de cassation politique; il s’investissait lui-même d’un droit de veto sur le gouvernement et sur la représentation nationale. Voilà ce qu’avait gagné à la suppression des états-généraux ce despotisme ombrageux, à courte vue, qu’effrayaient les doléances passagères des trois ordres et les éclats intermittens de la voix du pays. Il s’irritait des libertés traditionnelles de la monarchie, et il armait contre lui, à deux pas du Louvre, l’opposition hargneuse et tenace d’un corps inamovible; il subissait l’injure d’une fronde parisienne en permanence, appuyée sur la faveur populaire et couverte de la majesté des lois. L’usurpation parlementaire n’était que la conséquence et le châtiment de l’abus de pouvoir qui abrogeait par la désuétude les institutions représentatives de la France.

En faisant irruption dans le parlement, la politique y porta ses passions, ses intrigues, ses débats orageux et son éloquence retentissante. Aux jours de crise, le palais devint un forum, un rendez-vous des opinions surexcitées, où la rumeur des foules répondait au tumulte des chambres réunies, où les factions en armes attendaient les arrêts qui justifiaient l’insurrection et la guerre civile. Ces graves magistrats, habitués à siéger impassibles sur les fleurs de lis et à recevoir en silence les assauts de l’impétueuse faconde des avocats, se transformèrent subitement sous l’influence enivrante de ce milieu nouveau; il y eut bientôt parmi eux des orateurs et des chefs de parti, des meneurs et des tacticiens d’assemblées, qu’un historien de 6418 qualifie de « généreux capitaines. « A côté de l’éloquence professionnelle du barreau, on vit fleurir et s’acclimater au palais une autre forme de la parole publique, d’un plus haut caractère, une éloquence de tribuns en robes rouges « qui rappelait les temps de l’ancienne Rome, » et qui plus d’une fois fit gronder la tempête sous les voûtes dorées de la chambre de Saint-Louis.

L’histoire générale a décrit d’un trait bien superficiel ce curieux aspect, cette fermentation intérieure du parlement de Paris; les mémoires particuliers eux-mêmes, ceux du moins qu’on a publiés, manquent de couleur et de précision dans le compte-rendu des séances les plus animées : le huis-clos prononcé contre l’indiscrétion des contemporains s’est étendu jusqu’à nous et perpétue notre ignorance. Essayons de remettre en lumière ce qu’on a trop laissé dans l’ombre. Comme on le pense bien, nous ne parlerons ni des remontrances portées au Louvre et à Versailles en grand appareil, ni des harangues du parquet, ni des réponses du chancelier de France, défenseur attitré des droits du souverain : cette partie officielle, démonstrative et décorative de l’éloquence parlementaire, qui correspond à ce qu’on appelle aujourd’hui adresses au roi, messages du président, discours de la couronne, est tombée depuis longtemps dans le domaine public, et nous sommes dispensés de caractériser ces morceaux oratoires, parfois vigoureux, mais pleins de déclamation et de mauvais goût, aussi connus que les solennelles harangues des états-généraux, dont ils reproduisent presque toujours les idées, les sentimens et le style. Cherchons une éloquence plus vivante et plus libre, où les convictions de ce temps-là aient marqué leur empreinte, où les passions aient mis leur flamme et leur emportement. C’est celle qui éclatait dans les délibérations des chambres assemblées, toutes les fois que le parlement entrait en lutte ouverte contre l’église ou contre la cour : chaque membre opinait debout, à son rang, sur la question à l’ordre du jour, et les plus ardens soutenaient d’un discours leur opinion. De la mêlée des opinions, du choc des avis opposés sortaient à la fin, sous une forme précise et condensée, ces mémorables arrêts, d’un si vaste retentissement, qui frappaient à coups redoublés l’ultramontanisme et le pouvoir absolu; mais les procès verbaux, en enregistrant les décisions prises, ont supprimé le long combat de paroles qui avait précédé le vote et fixé la victoire.

Devons-nous donc renoncer à recueillir les débris de cette éloquence exclue à dessein ou par négligence des comptes-rendus officiels, à peine constatée dans de rares chroniques, et qui nous est surtout connue par les ef1er ets qu’elle a produits? En trouverons-nous des monumens assez complets, assez certains pour nous permettre de la ressaisir dans ses traits essentiels ? Avant d’exposer le résultat de nos recherches, donnons tout d’abord une idée juste du mouvement et de l’éclat de ces assemblées parlementaires; disons quelle était la liberté laissée aux opinions, la puissance du talent oratoire, et quel sérieux sentiment d’un devoir patriotique à remplir animait les orateurs.


I.

Composé de deux cent vingt conseillers et présidens, sans compter le parquet, le parlement se divisait en huit chambres lorsqu’il rendait la justice; il ne formait qu’une seule assemblée quand il délibérait sur la politique. Dans les grandes occasions, comme aux beaux temps de la fronde, un certain nombre de personnages, les princes du sang, les ducs et pairs, les officiers de la couronne, des conseillers d’état, des dignitaires ecclésiastiques, venaient rehausser de leur présence la majesté de ces assemblées plénières; ils siégeaient à part sur un banc d’honneur, à côté du banc des présidens : c’est là que prit place, en l649, le cardinal de Retz, qui n’était encore que coadjuteur de l’archevêque de Paris, son oncle. Les chambres réunies se tenaient dans la salle de la grand’ chambre, dite aussi chambre de Saint-Louis, qui communiquait avec la salle des Pas-Perdus, dont elle n’était séparée que par le bureau des huissiers ; c’était une vaste pièce dont on admirait le pavé de mosaïque en marbre blanc et noir, la charpente couleur d’or et d’azur; elle a servi aux séances du tribunal révolutionnaire, et, plus récemment, aux audiences des affaires civiles de la cour de cassation. Sur une motion du procureur général ou sur le rapport d’un conseiller, le premier président mettait en délibération, selon les termes consacrés, le quid agendum de republica, ou le quid expediat reipublicœ ; puis, formulant le point à résoudre, il se tournait vers le plus ancien conseiller et lui disait: «Votre avis, monsieur le doyen? » Beaucoup dans la noble compagnie opinaient du bonnet et se rangeaient à l’avis de M. le doyen; d’autres motivaient leur vote par de courtes et substantielles explications : les petits discours du cardinal de Retz, rapportés par lui-même, nous fournissent un exemple de ce genre d’éloquence sobre et vigoureuse. Quelques-uns se bornaient à une citation latine appropriée aux circonstances; témoin ce conseiller qui, dans la séance du 8 janvier 1649, où l’on décida de repousser par la force les attaques de la cour, campée à Saint-Germain, se leva, et ne dit que ces mots, tirés de Tacite : Pium bellum, quitus necessarium, et justa arma quibus tantum in armis spes est. Les harangues développées, très fréquentes aux époques d’agitation, tiennent plusieurs pages dans les journaux manuscrits qui ont eu l’heureuse inspiration de ne pas les dédaigner; il en est où nous trouvons les divisions régulières et l’ordre savant d’un discours complet. Ces discours, comme les nôtres, étaient tantôt improvisés, tantôt préparés. Les Nouvelles ecclésiastiques, journal clandestin des jansénistes au XVIIIe siècle, en faisant l’éloge des orateurs parlementaires de ce parti et en citant leurs énergiques protestations, ajoutent : « Ces messieurs n’écrivent point ; ils parlent de l’abondance du cœur; leur zèle leur tient lieu de préparation. » Il est cependant question, dans nos Mémoires inédits, de discours écrits, qu’on lisait en séance; comme aujourd’hui, ils produisaient peu d’effet et recevaient froid accueil. Nous voyons aussi, en certaines occasions graves, le président de Mesmes et l’avocat général Omer Talon, surpris par les incidens de la discussion, hésiter à courir les hasards d’un impromptu oratoire ; « Dieu m’a tiré de peine, dit l’un d’eux en notant le fait, et m’a délié la langue ; Deus dedit eloqui. » Et qu’on ne s’imagine pas que cette éloquence, préparée ou non, ait eu pour trait distinctif d’être monotone, sans chaleur, et comme empesée dans le sérieux de la magistrature : les orateurs, nous le prouverons bientôt, se livraient sans trop de contrainte à la verve de leur talent, à la vivacité de leur émotion. Chez les plus véhémens, un geste expressif accentuait les hardiesses de la pensée. Omer Talon, parlant un jour contre l’introduction d’un ambassadeur espagnol dans la salle des délibérations, mit un genou en terre, au beau milieu de son discours, et invoqua d’un ton pathétique les mânes de Henri IV : ce mouvement fit une telle impression que Retz s’en souvenait encore et le citait vingt ans après. Voici le portrait que le président Hénault, dans ses Mémoires, a tracé de l’éloquent abbé Pucelle, conseiller de grand ’chambre et l’un des chefs du parti janséniste : « Quand il opinoit dans l’assemblée, il avoit l’air pénétré; d’une main il frappoit avec force sur son bureau, et de l’autre, il passoit ses doigts dans ses cheveux qui devenoient hérissés. C’étoit le Démosthène du parlement. Sans affecter l’éloquence, il n’en étoit que plus éloquent. La constitution Unigenitus et l’ultramontanisme étoient pour lui ce que Philippe étoit pour l’orateur athénien. Les tableaux les plus touchans, les images les plus fortes, les entrailles émues, les larmes qui lui échappoient : en voilà plus qu’il n’en falloit pour émouvoir la plus grande partie du parlement. »

À ces éclats de passion répondaient les mouvemens tumultueux de l’auditoire. L’assemblée des chambres avait toutes les ardeurs d’une assemblée politique; elle en connaissait les tempêtes comme les intrigues. « Dans ces réunions, dit Retz, tout peut dépendre d’un instant ; » souvent il parle de « la sainte cohue des enquêtes, » du « fracas de la grand’ chambre ; » rien n’était moins silencieux, moins pacifique d’humeur et d’aspect que ces solennelles délibérations. Quand un avis blessait, sur une matière délicate, sur une question brûlante, l’opinion faite de la majorité, l’orateur dissident courait le risque d’être « hué et sifflé ; » ceux qu’on soupçonnait de connivence avec la cour, les ministériels honteux ou déclarés, ou, simplement, les esprits timides et prudens, accusés de complaisantes faiblesses, pouvaient difficilement se faire entendre. Les gens du parquet même, avocats d’office du pouvoir royal, ne parvenaient pas toujours à remplir leur charge : ils durent plus d’une fois céder à l’orage et se retirer. Des bancs ou siégeait la turbulente jeunesse du parlement, l’opposition des « mauvaises têtes, » le groupe nombreux des irréconciliables, il s’élevait une « clameur, un battement de mains, un bruit sourd, je ne sais quoi d’inarticulé » qui étouffait les voix importunes. A l’époque du siège de Paris, en 1649, le doyen des conseillers ayant osé donner cette conclusion : « Qu’il falloit députer vers la reine et la prier de recevoir le parlement à merci, » un aussi indigne avis souleva un tel vacarme que jamais, dit une relation manuscrite, on n’avait entendu pareil bruit dans la compagnie : la séance fut suspendue pendant un quart d’heure ; c’est à grand’peine que M. Broussel, le héros du jour, « avec sa main et son bonnet, » obtint un peu de silence pour lui-même.

Aigrie par des rancunes personnelles, la violence des passions politiques allait, mais rarement, jusqu’aux voies de fait : « Le 16 juin 1648, deux de messieurs, le conseiller Quatresols et le conseiller Bitaut se frappèrent après un échange de paroles piquantes ; leurs voisins les séparèrent. » On cite des orateurs que les démonstrations hostiles de l’assemblée étonnèrent et saisirent au point qu’ils tombèrent morts en plein discours. Au mois de juillet 1648, le conseiller Boulanger, opinant sur une question de finances, avait allégué, sans penser à mal et sans viser personne, un passage de Cicéron : Ornavit Italiam, mox domum : là-dessus, tout le parlement, y compris le duc d’Orléans présent à la séance, éclate en risées, en exclamations bruyantes, appliquant le mot aux trésors amassés en France par Mazarin ou exportés par lui en Italie.

Le pauvre conseiller, auteur involontaire de ce tumulte inattendu, se trouble ; il ne sait s’il a offensé la compagnie ou le cardinal-ministre ; il balbutie quelques explications et tombe raide mort, frappé d’apoplexie. « Un conseiller d’église, Hillerin, assis à côté de lui, n’eut que le temps de lui donner l’absolution. » Tous les orateurs ne se déconcertaient pas si facilement. L’un d’eux, interrompu par un murmure, éleva la voix pour le dominer, puis, s’arrêtant tout à coup : « Messieurs, dit-il, je ne parle pas pour plaire à tous ceux qui m’écoutent, mais pour obéir à ma conscience. » Le président Hénault, qui pendant soixante ans avait vu ces assemblées à l’œuvre, les caractérise d’un trait fort juste: « C’est l’image d’une république qu’il faut réduire sans la maîtriser. »

Les séances étaient secrètes, mais les spectateurs privilégiés, admis dans de petits cabinets boisés qu’on appelait les lanternes, suivaient les débats en témoins invisibles et très attentifs : de là venaient et circulaient sans cesse des bruits, des récits, des billets manuscrits avidement reçus et colportés par l’impatiente curiosité de l’immense public qui remplissait la grand ’salle, les galeries, la cour et les deux escaliers du palais. Ainsi se préparait et se faisait, à défaut d’une presse politique, l’opinion parisienne. Dans les jours de grande émotion, tout Paris affinait aux abords du parlement ; la plupart des curieux couraient aux nouvelles, quelques-uns, plus audacieux, venaient pour agir et manifester. En 1651, le cardinal de Retz, se sentant menacé par les gens du prince de Condé, s’y rendit avec une escorte de quatre cents gentilshommes et de quatre mille bourgeois armés ; ses ennemis étaient pareillement en force, ce qui donnait « au temple de la justice » l’aspect d’un camp. D’Ormesson évalue à douze mille personnes la foule qui accompagnait « messieurs » lorsqu’ils allèrent, en grand appareil, le 16 juin 1648, faire des remontrances à la reine au Palais-Royal. Un autre jour, le 13 juillet suivant, pendant qu’on délibérait sur l’édit du tarif, une troupe de paysans envahit la salle des Pas-Perdus en réclamant l’abolition de la taille. Les grondemens de cette mer houleuse, qui débordait sur le parlement, pénétraient dans la salle des séances, séparée du public par une antichambre d’huissiers, et y portaient la terreur ou l’encouragement de l’agitation populaire; on y délibérait sous l’obsession des menaces ou des faveurs de la multitude. Deux jours après la fuite du roi à Saint-Germain, le 8 janvier 1649, un conseiller dit, en opinant, « qu’on entendoit la voix du peuple demandant la tête du Mazarin, et qu’il y auroit péril à la refuser. » Le premier président Mathieu Molé l’arrêta d’un mot : « Il ne faut pas considérer, monsieur, ce que demande le peuple, mais bien ce qui est juste. » Le 29 février suivant, pendant les préliminaires de la paix de Ruel, le peuple, se croyant trahi, accourut avec force épées et poignards en criant qu’il fallait poignarder le premier président, la grande barbe, comme il l’appelait; M. de Mesmes, président à mortier, vint donner cette nouvelle, la pâleur sur le front, et proposa d’envoyer à la foule une députation pour l’éclairer et l’adoucir. Mathieu Molé, « l’homme le plus intrépide de son siècle, » s’y opposa avec une tranquille énergie : u Je mourrai plutôt mille fois, dit-il, que de me soumettre à rendre compte au peuple des résolutions de cette compagnie. »

L’impopularité, ce malheur tant redouté des assemblées et des hommes politiques, n’était pour le parlement qu’un accident très passager et de nulle conséquence. Il avait bien plutôt à se défendre de l’enivrement des ovations populaires et à se retenir sur la pente de rébellion et de révolution où la fougue de l’esprit de parti le poussait. Les historiens du XVIIe et du XVIIIe siècle, unanimes dans leurs témoignages, nous ont laissé les plus vives descriptions de l’enthousiasme qui éclatait sur le passage des conseillers lorsqu’au sortir d’une séance marquée par un acte de vigueur, ils traversaient les galeries et les cours du palais. Tout le monde battait des mains; on leur jetait des couronnes; on criait : « Vive le parlement! Voilà les pères de la patrie, les réformateurs de l’état! » En quittant la grand’ chambre, ils s’avançaient sur deux rangs dans la salle des Pas-Perdus, « où l’on se pressoit à s’étouffer; » cette marche triomphale, au dire des contemporains, « avoit quelque chose d’auguste et de saisissant. » Les démonstrations redoublaient à mesure qu’on apercevait dans les rangs de la compagnie les orateurs de l’opposition libérale et gallicane, les célébrités du vote éloquent et hardi; « on leur faisoit des cris d’applaudissement, » on les accablait de leur gloire et de l’admiration publique, au point qu’ils se cachaient les yeux et le visage avec la main pour se dérober à la vivacité de ces transports. Au mois de mars 1649, dans l’une de ces sorties du parlement, un groupe d’hommes du peuple cria : République! république ! Et comme on leur faisait observer qu’ils devaient respecter le roi et les magistrats, ses officiers, l’un d’eux répliqua : « Qu’est-ce à dire? le peuple n’a-t-il pas fait les rois, lesquels ont fait les parlemens? Il est donc à considérer autant que les uns et les autres. » Voilà, selon nous, le premier cri de : Vive la république ! qui ait retenti en France dans une émotion populaire; c’était l’année même où tombait, à Londres, la tête de Charles Ier.

Nous connaissons les conditions particulières et le milieu favorable qui ont développé l’éloquence parlementaire; le moment est venu de l’étudier en elle-même et de la caractériser d’après des documens certains. Pour atteindre ce but, il ne nous semble nullement nécessaire de parcourir du commencement à la fin l’histoire politique du parlement ni d’épuiser la série des incidens qui ont marqué sa longue lutte contre Rome et contre la cour; il nous suffira de choisir les événemens significatifs, les époques capitales, celles où les crises violentes de ce double combat, en exaltant l’énergie des âmes, ont donné à l’expression des doctrines et des passions militantes toute sa force et toute son ampleur. Au temps de la fronde, par exemple, le parlement a joué un rôle politique d’une incontestable puissance ; de 1648 à 1652, il a tenu la royauté en échec, il l’a forcée à quitter Paris, il a soulevé et gouverné le peuple, il a fait la guerre et la paix ; il a pris dans l’état l’attitude d’un pouvoir dirigeant et prépondérant. Au XVIIIe siècle, à l’époque des querelles du jansénisme, où s’agitaient sous les arguties scolastiques les plus graves questions du droit public et de la liberté de conscience, le parlement, par son intervention courageuse, a secoué la torpeur de soixante ans de despotisme et de silence absolu ; il a réveillé au fond des cœurs des fiertés et des délicatesses qu’on n’y soupçonnait plus ; il y a ranimé des sentimens d’indépendance que l’obéissance passive avait amortis ; il a donné le branle au mouvement social dont la philosophie, survenant à son heure, a fait une révolution. Si nous avons chance de recueillir dans les délibérations parlementaires quelques inspirations de patriotisme et d’éloquence dignes d’être conservées ; s’il est possible d’y entendre des orateurs dignes d’être écoutés, n’est-ce pas à ces époques ardentes et troublées qu’il faut les demander ? Tout se réunissait alors pour enfiévrer les esprits et passionner la parole. Voilà les deux périodes historiques sur lesquelles nous pouvons utilement insister.

Pour connaître et juger les discours politiques tenus dans l’assemblée des chambres au temps de la fronde, nous ne pouvons attendre aucun secours de la vaste collection des Registres secrets du parlement, rédigés sur parchemin et déposés aux Archives nationales. Ces registres, comme ceux de l’hôtel de ville, ont été enlevés et lacérés en 1668 pour toute la période des troubles, et nous ajouterons que, même pour les années qui n’ont pas subi les représailles d’un pouvoir vindicatif, ils ne contiennent qu’un résumé très sommaire des débats, une rapide mention des principales opinions soutenues et du vote final, se bornant à reproduire in extenso le texte des arrêts et des remontrances. Restent les journaux particuliers, les mémoires personnels, écrits par des conseillers eux-mêmes ou par des auditeurs assidus aux séances, et cette ressource heureusement n’est pas vaine. Au premier rang des relations sur la fronde, que les érudits n’ont pas encore publiées et que les historiens n’ont pas toujours consultées suffisamment, nous placerons un journal in-folio de six cents pages qui se rapporte aux années 1648 et 1649 ; coté sous la rubrique U 336, dans la section judiciaire des Archives, il a pour titre : Débats du parlement de Paris pendant la minorité de Louis XIV, ou Mémoires de ce qui se passa dans les assemblées des chambres, « par un conseiller qui entra en charge au commencement de la minorité et assista à toutes ces assemblées. »

Le trait particulier de cet écrit, son mérite original est précisément de noter et de rassembler ce que les autres journaux du même temps négligent, ou de développer ce qu’ils abrègent, c’est-à-dire le détail des séances et l’analyse des discours. Indifférent à la chronique minutieuse ou scandaleuse des événemens, il rejette les bruits de la rue, les rumeurs des salons et se tait sur les intrigues des partis; son champ d’observation est le palais, il ne sort pas de la chambre de Saint-Louis : c’est la gazette intérieure des délibérations du parlement. L’auteur, en cachant son nom, a déclaré sa qualité et sa compétence. C’était sans doute l’un de ces jeunes conseillers aux enquêtes dont l’humeur peu soumise désespérait les ministres et les premiers présidens. Zélé pour la gloire de sa compagnie, pénétré d’admiration pour les chefs de la résistance, pour les héros de « ce grand combat qui avoit relevé la magistrature opprimée sous la tyrannie et rétabli l’empire de la justice et des lois, » chaque jour, en écoutant leurs arrêts, « révérés alors comme les oracles de la France, » il faisait registre de tant de belles maximes et de généreux sentimens, et c’est avec ces éphémérides que, vingt ans plus tard, dans la paix profonde du règne de Louis XIV, ranimant ses lointains souvenirs et des impressions restées ineffaçables, il a rédigé ce journal.

Il lui a donné pour épigraphe un passage des mémoires de Castelnau, où ce diplomate du XVIe siècle, formé à l’école de l’Angleterre, cet a homme d’état citoyen, » comme il l’appelle, examinant la constitution de la monarchie française, la représente assise et appuyée « sur huit colonnes fortes et puissantes qui sont les parlemens, » colonnes qui maintiennent l’état « dans sa beauté, son harmonie et sa durée, » en le défendant à la fois contre le despotisme et l’anarchie. Vient ensuite, sous forme de préface, un éloge raisonné de ce juste équilibre des pouvoirs, de ce « sage milieu » d’une royauté tempérée par les lois : l’auteur y condamne la funeste politique de Richelieu et de ses imitateurs, qui, en opprimant le parlement, « rempart sacré de la liberté françoise, » ont faussé le ressort de l’état, détruit le principe fondamental de la monarchie et mis en péril l’accord du prince avec ses sujets. « Les trophées de ce ministre impérieux n’ont servi que d’un mausolée inutile à la liberté de son pays écrasé sous le poids de son ambition. Il a commencé ce parricide par la prise de la Rochelle. Tant qu’il a vécu, il a sacrifié à sa fortune le repos de l’Europe. Comment de tels hommes, avant de ruiner la pierre angulaire de nos libertés, n’ont-ils pas réfléchi aux véritables intérêts du souverain et mieux connu ce qui est nécessaire au bonheur des peuples? »

Ni la défaite de son parti, ni le démenti infligé par les événemens à ses convictions et à ses espérances, ni la fatigue et le scepticisme que l’âge amène, n’avaient ébranlé dans le cœur de ce libéral invariable la foi aux principes de 1648. Pendant que l’enthousiasme public, mobile comme la fortune, se retournait impétueusement vers le pouvoir absolu et l’acclamait sous la figure d’une royauté jeune et triomphante; pendant que les écrivains, les poètes, les prédicateurs, tous ceux qui avaient en France un rang, un nom, une voix, un talent, sans même en excepter les chefs militaires de la fronde, repentans et réconciliés, égalaient en adulation les « mazarins » du Palais-Royal et les courtisans du Louvre, lui, le parlementaire incorrigible, il s’obstinait dans le culte secret des dieux de sa jeunesse; il ravivait pour lui seul l’éclat des beaux jours disparus; il adorait l’image et la mémoire de ces grands magistrats, si longtemps applaudis, dont l’intrépide regard avait plus d’une fois bravé et fait reculer la « tyrannie. » C’est en 1673, dans la ferveur de ses réminiscences fidèles, qu’il voulut en laisser ce monument, comme nous l’apprend la dernière page et la plus éloquente, celle qui, comparant l’héroïsme du passé aux défaillances du temps présent, exprime avec le plus d’énergie la pensée dominante du recueil et l’intention de l’auteur.

« Hélas! qu’en cette année 1673 la France a lieu de regretter tant d’illustres personnages, et combien elle les regrette tous les jours, lorsqu’elle considère son malheur, l’oppression et l’anéantissement de la justice où nous sommes tombés par la lâcheté, pour ne pas dire plus, de leurs successeurs! Que ne diroient pas en ce temps-cy les Broussel, les Coquelay, les Laisné, les Bitaut, les Brissard, les Loisel, les Cumont, et ce grand nombre de gens de bien dont la compagnie étoit remplie, s’ils voyoient à présent les privilèges du parlement supprimés, la liberté de l’acquisition des charges arrêtée, la discipline intérieure de la compagnie placée sous la censure d’un conseil qui n’a aucun caractère de magistrature, les ordonnances anciennes soumises au caprice d’un ignorant, la justice diffamée par de nouvelles ordonnances? Que diroit cet auguste parlement de 1648, s’il voyoit la France dans la nécessité où elle se trouve réduite, sans argent, sans commerce, sans ressources, tous les grands abaissés, tous les privilèges violés, la maltôte partout triompher à ce point que les propriétaires des terres n’en peuvent jouir depuis quatre à cinq ans: mais que diroient tous ces bons François, quand ils verroient à la tête des ordonnances la défense aux parlemens d’y délibérer et de faire les remontrances nécessaires au service du roy, sinon après leur exécution et dans un temps où elles sont inutiles? Certes ils diroient que les François, ayant changé leurs lois et leur monarchie, ils devroient pareillement changer de nom. »

Qui se serait attendu à lire cette protestation sous la date de 1673, c’est-à-dire an plus beau moment du grand règne, à une époque où la France, éblouie et charmée, semble heureuse à force de gloire, où le despotisme, paré de grandeur et de génie, semble bienfaisant, tant il est prospère et noblement inspiré? Ainsi, dans ce plein épanouissement de la féconde activité du XVIIe siècle, lorsque Condé gagne la bataille de Senef, lorsque Racine écrit Iphigénie et Mithridate, Boileau l’Art poétique, lorsque Colbert crée l’industrie, lorsque l’Europe, battue sur terre et sur mer, est à nos pieds, il existe encore sous cette apparente unanimité de la satisfaction publique, des dissidens et des réfractaires, des débris d’anciens partis, qui gémissent sur le temps présent, augurent mal de l’avenir, qui disent tout bas ce que trente ans plus tard Vauban, Fénelon, Saint-Simon, les mécontens et les attristés de la fin du règne, les frondeurs de la décadence, oseront dire tout haut et publier. C’est à ce survivant de 1648 que nous allons demander de nous introduire dans l’assemblée des chambres du parlement et d’y ranimer les voix éloquentes qui avaient passionné sa jeunesse.


II.

En 1648, le personnage le plus en vue et en crédit, l’orateur le plus écouté dans le parlement de Paris, était, — qui le croirait? — ce conseiller de grand’ chambre que la plupart des historiens, trompés par les mémoires du cardinal de Retz, appellent dédaigneusement le bonhomme Broussel. « Si vous aviez connu ce bonhomme, écrit Retz, vous ne seriez pas peu surpris du choix qu’on fit de lui pour l’arrêter. » Il dit encore, un peu plus loin--: « Le bonhomme Broussel étoit vieilli entre les sacs, dans la poudre de la grand’ chambre, avec plus de réputation d’intégrité que de capacité... Vous jugez bien que, s’il y eût eu de la cabale dans la compagnie, l’on n’eût pas été choisir des cervelles de ce carat. » Voilà qui est clair, et c’est ainsi qu’on l’a généralement compris : cette victime du coup d’état du 26 août n’était qu’un pauvre vieillard inoffensif, d’un esprit borné, un Géronte de la comédie politique, idole et jouet des factions, un caprice du peuple de Paris, qui s’est toujours permis tant d’inexplicables fantaisies. Désigné à la haine de la cour par l’aveugle faveur de la multitude, il expiait son seul tort, le crime irrémissible d’être à la mode et populaire sous un régime détesté. Eh bien ! cette légende est pleine d’erreurs ; ici encore nous surprenons un de ces travestissemens de la vérité si fréquens dans l’histoire de France. Des témoignages irrécusables nous représentent avec d’autres couleurs et sous un jour très différent ce personnage que l’impertinence tranchante des écrivains grands seigneurs a défiguré à dessein ou par légèreté. Disons tout d’un seul mot : pendant la première fronde, un homme a dominé et dirigé le parlement, et cet homme, c’était Broussel.

Né à l’époque des troubles de la ligue, dont son enfance avait eu le spectacle, Pierre Broussel comptait plus de soixante-dix ans lorsque la fronde éclata. Les douze portraits gravés que nous possédons de lui, dans la collection des estampes de la Bibliothèque nationale, et qui sont presque tous de 1648, lui attribuent soixante-quatorze ans : nulle trace de fatigue ou de décrépitude ne s’y laisse voir; son front élevé, son regard ferme et tranquille, sa figure longue, osseuse, terminée par une barbe et une moustache en brosse, ses lèvres fines dénotent de la vigueur, une calme assurance et de la pénétration. Reçu conseiller au parlement sous Henri IV, vers la fin du XVIe siècle, il siégeait au sixième rang, dans la grand’ chambre, par ordre d’ancienneté. Le doyen, nommé Crespin, un « bonhomme » celui-là, consulté le premier selon l’usage, n’ouvrait la bouche que pour émettre des avis faibles et insignifians, qu’adoptaient sans examen les quatre conseillers qui votaient après lui. Broussel, se levant à son tour, opinait « fortement et généreusement, » disent nos manuscrits : par lui commençait le sérieux de la délibération. Sur toutes les questions politiques, quel qu’en fût le sujet, il prononçait avec autorité un long discours dont « les raisonnemens doctes, puissants, éloquens » touchaient les esprits et entraînaient presque invariablement la majorité. « M. de Broussel a opiné longuement et hardiment; M. de Broussel a fait merveilles, » écrit à chaque page le maître des requêtes, d’Ormesson, autre témoin de ces séances, souvent d’accord, en ses Mémoires, avec l’auteur anonyme de notre journal inédit. Qu’une interruption partît sur un point de la salle, l’interrupteur fût-il un duc et pair ou un prince du sang, Broussel y répondait sans se déconcerter, et son rare sang-froid, joint à la ferme précision de sa réplique, réduisait l’adversaire au silence. Un jour de décembre 1648, le duc d’Orléans et le prince de Condé contestèrent à plusieurs reprises l’exactitude de ses allégations; fatigué des vivacités renaissantes de ce dialogue, Broussel s’arrêta et dit : « Je croyois, messieurs, avoir la liberté d’opiner, mais puisque, malgré mon droit, je suis sans cesse interrompu, il m’est impossible de continuer ; » et, renonçant à la parole, il se rassit. « Sur quoy, M. le duc d’Orléans et M. le prince lui firent des excuses qui le décidèrent à reprendre son discours. »

Ce vaillant orateur, ce maître du parlement, était un homme peu imposant d’aspect, sans éclat extérieur, un de ces hommes de contenance simple et modeste dont nous disons aujourd’hui que la tribune les transfigure; avec cela, dénué de biens, de pensions et d’établissemens, habitant une pauvre maison, sur le port Saint-Landry, en face de la place de Grève, n’ayant pour tout domestique qu’une vieille servante et un petit laquais. Les groupes populaires, nombreux à toute heure sur la place, et les bateliers du quai voisin tournaient souvent la vue vers les fenêtres de la maison de Broussel ; dès qu’ils l’apercevaient, ils l’acclamaient. Rien d’étonnant que Retz, un brouillon infatué de l’orgueil de caste, un Saint-Simon de barricades et de guerre civile, et tant d’autres factieux titrés et empanachés qui battaient l’estrade dans les rues de Paris avec cinq cents chevaux à l’ordinaire, disputant le pavé au roi, aient fait peu d’état d’un homme sans suite et sans carrosses; mais ce vieillard de petite apparence, ce vertueux, qui n’écoutait que sa conscience et ne vivait que pour le devoir, possédait, outre son talent de parole, une puissance intérieure de conviction et de caractère dont les assemblées et les multitudes subissent l’empire : on le savait incorruptible. Avant de le frapper, la cour avait tenté de le séduire. Le 5 août 1648, tout le parlement avait vu le duc d’Orléans, chargé de cette mission délicate, prendre Broussel à part, dans la Sainte-Chapelle : là, il lui avait offert, au nom de la reine, avec des louanges infinies sur son mérite, une place au conseil du roi, une pension considérable et la survivance de sa charge de conseiller au parlement pour son fils. « Sa majesté n’ignore pas, lui avait dit le prince, que vous avez toujours méprisé les biens de la fortune pour posséder ceux de l’esprit et une réputation sans tache, mais elle regrette que jusqu’à présent votre zèle pour le roi et pour le public, vos belles et glorieuses actions soient restés sans récompense. Il n’est pas raisonnable qu’une si généreuse vertu soit si mal traitée et qu’un homme de votre sorte meure sans avoir de quoi soutenir sa maison et établir ses enfans. » Broussel avait résisté à ces flatteuses avances.

Vénéré du parlement, adoré de la multitude, aux yeux de qui cet homme simple réalisait l’idéal populaire de la vertu politique, il excitait, à cette époque de fièvre, un enthousiasme que les relations contemporaines les plus sincères ont vivement décrit. Il y est qualifié de « généreux athlète, de père de la patrie ; » c’est un « héros, plus illustre que ceux de l’antiquité, un trésor cher au parlement, précieux à l’état, » « un grand homme, » et non un bonhomme. Son portrait en taille douce se vendait par les rues avec cette inscription : Pierre Broussel, père du peuple, et le grand support de la France. Au bas se lisaient deux sonnets, signés du Pelletier, dont voici les vers les plus frappans :


<poem>Hors ma joie, il n’est rien de si grand que ta gloire; Il faut qu’en lettres d’or on trace dans l’histoire Jusqu’où de ton grand cœur le zèle s’est porté... La plus haute vertu doit céder à la tienne, Et je n’en connois point qu’on lui puisse égaler; Des Grecs et des Romains la sagesse ancienne Revit en ta personne et te vient signaler... </ref>


Le 21 août, cinq jours avant le Te Deum et l’arrestation. Broussel ayant été député par la compagnie avec un de ses collègues vers le duc d’Orléans, on décida de lever la séance et de suspendre, lui absent, toute délibération ; il s’y opposa en disant qu’une assemblée ne devait pas, faute de deux hommes, interrompre ses travaux. « Il est vrai, monsieur, lui répondit le premier président Mathieu Molé, que deux hommes seulement nous manqueront, mais vous êtes l’un de ces deux. »

Voilà quel rang tenait Broussel à Paris en 1648 ; tel était son ascendant sur l’imagination du peuple et sur la raison du parlement. La cour ne s’y trompait pas; elle sentait que cet homme, « ce pauvre petit homme, » comme l’appelle l’amie d’Anne d’Autriche, Mme de Motteville, était une puissance, et elle le détestait en raison de la terreur qu’il lui inspirait. Le coup de partie désespéré qu’elle joua le 26 août avait pour enjeu la tête de Broussel. En le frappant, on touchait au cœur l’opposition populaire et parlementaire ; on espérait la terrasser dans son chef. « Je l’étranglerois plutôt de mes mains, » disait Anne d’Autriche à ceux qui lui redemandaient son prisonnier. Paris, en moins de deux heures, répondit par une insurrection irrésistible. Tout le monde a lu ces ardens récits de l’explosion de colère qui souleva les pavés du vieux Paris, et l’on sait comment, le lendemain, Broussel exilé revint en triomphateur, porté sur la tête des peuples, au milieu d’acclamations incroyables, au bruit d’une mousqueterie et d’une « escopeterie » continuelles, à travers douze cents barricada s élevées pour le venger. « Jamais triomphe de roi ou d’empereur romain, dit encore Mme de Motteville, n’a été plus grand que celui de cet homme qui n’avoit rien de recommandable que d’être entêté du bien public. » Nos manuscrits confirment ces descriptions et les complètent par quelques traits nouveaux. « Les toits des maisons, les fenestres, les rues ne pouvoient contenir le peuple; il fallut un temps infini pour que ce grand homme pût se rendre au palais au milieu d’une escorte de bourgeois considérables, armés pour lui faciliter le chemin. Chascun lui baisoit les mains et la robe; il faillit estre étouffé sous les embrassemens. Le parlement envoya au-devant de lui des huissiers et vint le recevoir et le saluer à la porte de la grand’ chambre; M. le premier président lui fit un compliment beaucoup plus long qu’il n’est marqué dans le registre et conclut par ces mots : « C’est un effet, monsieur, de vos belles actions. » M. de Broussel répondit qu’il s’estimoit au dessous de l’estime que la compagnie avoit pour lui et qu’à l’avenir il tascheroit d’y correspondre. Rentré chez lui, il dut se montrer à la fenestre de sa maison pour satisfaire au désir du quartier de la place de Grève et de l’Hostel de Ville, l’un des plus eschauffés et l’un de ceux que son cortège n’avoit pas traversés. Aussitôt qu’il parut, la rivière se couvrit de bateaux, c’étoit à qui lui rendroit hommage et lui porteroit, sur la terre et sur l’eau, des bénédictions; bref, tous les élémens contribuoient à son triomphe et à sa gloire. »

Alors se répandirent et se multiplièrent ces portraits, de toute dimension, gravés sur bois ou sur cuivre, que nous avons cités plus haut; des inscriptions envers français le proclament supérieur à Caton :


C’est un autre Caton, sy ce n’est davantage.
Sur qui l’or et la peur n’eurent jamais pouvoir;
Il sauva le public réduit au désespoir,
Et le public aussy le sauva du naufrage.


Au bas d’un de ces portraits, l’hyperbole, plus hardie en latin, le compare à un dieu.


Tu, quicumque vides sculptum sub imagine tali
Brussellum, dicas : non homo, sed deus est.
Nam qui pro populo vitam obtulit ipse libenter,
Quis putct esse hominem? Sit deus ergo tibi.


Dans ces distiques, le triomphe tourne à l’apothéose. Comment donc s’était peu à peu formée cette gloire? Comment ce nom obscur, enseveli pendant cinquante ans dans la poudre du greffe, avait-il tout à coup éclaté hors du palais et ravi l’admiration publique? Les discours de Broussel, dont notre journal contient des analyses et d’assez nombreux fragmens, fournissent une réponse à cette question et nous expliquent l’influence de cet homme, sa renommée croissante, et l’enthousiasme unanime des Parisiens.

Le caractère dominant des discours de Brousse !, celui qui nous frappe d’abord et qui veut être signalé en premier lieu, c’est une doctrine de libéralisme raisonné qu’ils expriment en toute occasion et sur laquelle ils appuient, comme sur une base inébranlable, la politique du parlement. Partout nous rencontrons cette idée maîtresse, ce principe général auquel se ramènent les questions particulières, à savoir, la nécessité d’établir un contrôle régulier des actes du gouvernement, ce que nous appelons une opposition constitutionnelle. Qu’il s’agisse, par exemple, d’une question de finances et d’impôts, il ne se borne pas à dénoncer les malversations des traitans, à mettre en regard de la misère du « pauvre peuple » leur luxe prévaricateur, à montrer « ces tyranneaux » qui s’abattent sur les provinces et s’acharnent « comme des corbeaux affamés sur la ruine des familles : cadavera quæ lacerantur et corvi qui lacerant ; » il s’élève à des considérations plus hautes, il prouve que ces maux dérivent d’une même cause, l’arbitraire des ministres et le dérèglement du pouvoir absolu. « Depuis vingt-cinq ans, dit-il, on a levé illégalement sur le peuple plus de 200 millions, sans qu’un seul de ces édits ait été vérifié et enregistré ; il est temps de rentrer dans la règle et d’observer cet ordre public que tout impôt ne soit levé qu’après vérification du parlement. C’est un conseil funeste, une entreprise périlleuse pour l’état de s’écarter ainsi des formes et de violer la loi ; car si les princes se dispensent de la règle, les peuples se dispenseront du respect et de l’obéissance. » Figurons-nous ce parlement de 1648, affranchi d’une récente oppression et reprenant peu à peu, au sortir d’une longue léthargie, le sentiment de sa force et de ses droits, plein d’ardeur à la fois et d’inexpérience, cherchant à tâtons les anciennes lois, comme dit Retz, et s’évertuant à reconstituer « le sage milieu qu’elles avaient posé entre la liberté des peuples et l’autorité purement despotique ; » dans la confusion de ces problèmes séculaires, rajeunis tout à coup par la curiosité inquiète de l’opinion publique, Broussel représentait la tradition de l’esprit indépendant du XVIe siècle ; homme d’un autre âge, il faisait revivre les maximes oubliées, il évoquait les grands exemples, les nobles souvenirs inconnus ou obscurcis parmi cette génération élevée sous le despotisme de Richelieu ; il excitait, raffermissait, éclairait une compagnie longtemps tremblante et silencieuse ; il était le doctrinaire du parlementarisme renaissant.

Sa constante préoccupation, celle de tous les libéraux de l’ancienne France, est de limiter l’autorité royale sans l’affaiblir, et de prouver qu’en bornant le pouvoir de la couronne on le consolide. Le duc d’Orléans lui reprocha un jour, dans une discussion, de choquer directement la puissance du roi et de porter atteinte à ses prérogatives essentielles. « Monseigneur, repartit Broussel, il y a cinquante ans que j’ai l’honneur d’appartenir à la compagnie et je n’ai jamais rien dit ni fait qui fût contre le service du roi; mes propositions sont conformes aux ordonnances et aux bons principes. » Puis, saisissant l’à-propos, il insista sur le loyal caractère de cette opposition qu’on incriminait; il en développa les avantages: « Notre devoir, dit-il, n’est pas de flatter le souverain, mais de nous opposer à ses volontés injustes et d’observer les règles consacrées par la pratique de nos ancêtres. On ne détruit pas l’autorité des rois en la combattant dans ses excès, mais au contraire on la soutient en lui résistant : comme on voit dans un édifice les arcs-boutans soutenir la masse, bien qu’ils semblent lui résister. Comment ce droit du parlement d’arrêter l’effet de certains actes des princes affaiblirait-il leur autorité, puisque ce droit émane de la couronne elle-même? Les vrais ennemis du roi, ce sont ces flatteurs dont les conseils et les maximes, semblables aux remèdes des médecins empiriques, n’apportent aucun soulagement à l’état ; ce sont ces courtisans qui approchent de l’oreille des souverains, qui surprennent sa religion, qui l’irritent contre les discours les plus innocens et les actes les plus sages de cette compagnie. Oui, messieurs, il est des occasions où le meilleur moyen de servir les princes, c’est de leur désobéir. »

Une question primait alors toutes les autres par sa gravité et provoquait un conflit qui alluma la guerre civile. Le ministère aurait-il raison de l’édit d’union, ou cet édit triompherait-il du ministère? Les quatre compagnies souveraines, le parlement, la chambre des comptes, la cour des aides, le grand conseil, concertant leurs efforts, imposeraient-elles à la régente ce plan de réformation générale qui, touchant à l’essence même de l’institution monarchique, substituait à la royauté absolue une royauté parlementaire? Mandé auprès de la reine et réprimandé, le parlement reçut l’ordre d’inscrire sur ses registres l’arrêt du conseil qui cassait l’édit. L’avocat général, Omer Talon, dans un discours étudié que citent ses Mémoires, fit un tableau effrayant des conséquences d’une telle nouveauté : « Quoi! messieurs, dit-il, ne voyez-vous pas que vous introduiriez dans notre monarchie une république! » Défenseur de l’union, Broussel réfuta ces alarmes sincères ou feintes et, prenant l’offensive, dénonça comme un outrage l’ordre infligé au parlement. « Messieurs, dit-il, persévérons dans l’alliance et soutenons l’entreprise; jamais nos meilleurs rois n’ont interprété les intentions de la compagnie comme une ligue contre leur autorité; jamais ils n’ont été saisis des terreurs paniques dont on affecte aujourd’hui de s’alarmer. N’est-ce donc pas une terreur panique que de concevoir la création d’un cinquième corps dans l’état et une république dans la monarchie! Que peut-on craindre d’une assemblée qui n’a le pouvoir de rien décider, pas même de décréter contre qui que ce soit, et dont la fonction se réduit à émettre des vœux, à formuler des propositions?.. Ce qu’il faut détruire, messieurs, ce qu’il faut effacer, c’est l’affront que cette compagnie a reçu au conspect de la France, le jour où ses résolutions ont été traitées de sédition et de perfidie; un tel acte est de si grande conséquence qu’il ne se peut dissimuler; il ébranle les fondemens de la monarchie en faisant perdre au peuple le respect qu’il doit à ce sénat par l’autorité duquel il est plus facilement retenu dans l’obéissance due à son prince que par la puissance d’une armée. Si forte virum quem conspexere, silent. Il importe donc à l’autorité royale non-seulement que ces arrêts pleins d’injure et de colère soient retirés, mais que l’on donne quelque réparation publique aux justes plaintes du parlement. Il serait glorieux à la reine d’obéir à la raison qui doit être la maîtresse des princes. »

La discussion fut longue et tumultueuse. Quelqu’un, du parti de la cour, prononça le nom des seize et fit allusion aux barricades de 158S. Une clameur violente accueillit ce blessant parallèle et, couvrant la voix de l’orateur ministériel, força de suspendre la séance. Dès que le calme se rétablit, Broussel reprit la parole. Il repoussa d’un ton indigné la comparaison malheureuse qu’on osait tenter entre la criminelle sédition de la ligue et la loyale résistance du parlement, il montra combien il y avait de raison et de générosité dans le rôle politique de l’illustre compagnie, combien sa participation aux affaires était secourable au peuple et utile au prince. Son discours grave, chaleureux et pathétique, transporta l’assemblée. Ce fut le plus beau succès oratoire de ce grand personnage. « J’approuve, messieurs, la confusion dans laquelle ont été réduits ceux qui, oubliant les mérites du parlement et ne faisant pas réflexion que c’est à l’admirable tempérament qu’il apporte dans l’état que nous devons la gloire, la grandeur et la durée de la monarchie, imputent à crime ses conseils, taxent ses résolutions d’attentat contre l’autorité royale, jusque-là qu’on veut le forcer de souscrire à sa condamnation en mettant ces invectives dans ses registres parmi ce grand nombre d’arrêts sur lesquels notre état est appuyé comme sur une base inébranlable. Ceux qui donnent d’aussi mauvais conseils à la reine n’ont donc jamais pénétré dans l’harmonieux concert de toutes les parties de son état, où les extrémités sont tellement conjointes par le tempérament admirable de cette cour, dépositaire de la liberté publique, que le peuple obéit facilement aux justes commandemens de son prince, et que le prince, ne pouvant abuser de son autorité, se maintient dans l’amour et la bienveillance de ses sujets, de sorte que la résistance de cette illustre compagnie, loin d’affaiblir les princes, les affermit au contraire par son opposition et rend leur autorité douce et tolérable au peuple. »

« Nous lisons dans l’histoire que le roi Ptolémée ayant fait préparer pour les ambassadeurs romains des couronnes d’or enrichies de pierres précieuses, ceux-ci n’osèrent pas les refuser, mais ils les ôtèrent de leur tête et les placèrent sur la tête des statues de ce roi. Ainsi fait le parlement dans les prérogatives qu’il a reçues de nos rois. S’il maintient son autorité, c’est pour affermir celle du prince; s’il défend sa liberté, c’est pour la conservation de celle de l’état, et, s’il accepte la qualité de souverain, les rois la lui ayant octroyée, c’est pour accroître l’ornement de leur trône et la grandeur de leur couronne. Cela est si vrai qu’il est sans exemple qu’aucun membre de cette compagnie se soit jamais départi du respect qu’il doit à l’autorité royale, et que, loin de se servir des conseils factieux qu’on lui objecte pour faire barrière à la puissance du roy, elle a toujours protesté qu’elle n’a d’autre moyen de résister que la raison. Ceux qui rappellent la ligue et qui nous comparent à ce temps-là ont donc oublié les magistrats de cette compagnie que la ligue a emprisonnés pour royalisme? Quelle plus grande injure pouvait donc être faite à cette compagnie que d’accuser ses conseils de sédition et ses arrêts de révolte? Certes, ces paroles sont trop sensibles à son honneur pour les dissimuler. Aujourd’hui, — poursuit l’orateur, non sans finesse, — nous avons contre nous une royale colère, Junouem iratam habemus, dont les oreilles sont fermées à nos justes ressentimens : il semble être de la prudence du parlement de surseoir à toute délibération sur le présent arrêt. Il sera mis au greffe dans un coffre séparé afin de délibérer sur iceluy en temps et lieu... Dans la guerre des Romains en Germanie, un soldat de Varus, voyant que le désordre était si grand dans l’armée, que l’aigle étoit preste de tomber es mains des ennemis, laquelle, d’ailleurs, étoit si pesante qu’il étoit difficile de la garantir dans la fuite, il abandonna le baston qui la soutenoit, et se contentant de la petite effigie de l’aigle qu’il protégeoit, il la mit dans son sein et l’empêcha par ce moyen de tomber ès-mains des barbares. Cet exemple nous doit instruire en cette rencontre. Le peuple est opprimé sous le poids injuste des subsides, la noblesse épuisée par la guerre, les officiers ruynés par les taxes et nouvelles créations, la liberté du royaume violée par les emprisonnemens et les violences dernières. Que faire en cet état? Il faut prendre l’image et l’emblème du prince et les cacher en notre cœur, c’est-à-dire qu’il faut recueillir ce qui nous reste de force et de zèle pour nos lois et d’affection pour le royaume, afin de s’en servir en temps et lieu lorsque l’occasion sera plus favorable pour donner ordre à ces violences »

Et c’est l’auteur de ce magnifique discours, si loyal et si français, si « généreux, » comme dit fort bien notre journal, que les courtisans de 1648 traitaient de rebelle, et qu’ils voulaient emprisonner, à soixante-quatorze ans, dans une forteresse comme un criminel d’état! Et voilà le « bonhomme Broussel, » le « pauvre petit homme, la cervelle de faible carat, » tant moqué des chroniqueurs grands seigneurs, et si légèrement traité par nos modernes historiens ! Nous savons maintenant, à n’en pas douter, qu’il existait dès ce temps-là une vraie éloquence politique dans le parlement de Paris, une éloquence simple, naturelle, vigoureuse, rarement gâtée par le mauvais goût et le pédantisme, pleine de la substance des choses et soutenue d’une sincère conviction. Nous en tenons un monument bien authentique, conservé par la juste admiration qu’il inspira. La forte parole de la tribune est désormais créée chez nous; nous venons de l’entendre; nous l’avons reconnue à ses mérites caractéristiques, à sa gravité, à son ampleur, à la verve entraînante de ses développemens, à la fermeté de son accent. Des conditions et des influences extérieures, favorables au plus haut point, lui ont donné le souille et la vie. Un grand intérêt national, une profonde émotion publique, une assemblée puissante et passionnée, l’imminence d’une crise d’état et la menace d’une révolution, tout ce qui remue et fait vibrer les âmes, tout ce qui suscite les vocations oratoires s’est trouvé réuni : quelques hommes d’autorité, d’expérience et de noble cœur, dominant cette agitation confuse, voyant clair dans ce désordre, ont exprimé avec chaleur, avec énergie, avec une saisissante clarté les vagues impressions et la pensée flottante des multitudes; ils ont puisé l’éloquence dans la vigueur de leur raison et de leur caractère intrépide. Les discours de Du Vair, que nous avons cités ailleurs, ont pour nous moins de prix, une signification moins précise, puisque nous les possédons non pas tels qu’ils ont été prononcés, mais sous la forme savante que leur a donnée, après coup, le travail du cabinet. L’art de l’écrivain a pu respecter, dans les inspirations de l’orateur, la générosité des sentimens et la force des pensées, mais il nous gâte ou nous dérobe le ton naturel de la parole et le mouvement aisé de l’improvisation. Ceux-ci, au contraire, reparaissent à nos regards sous les traits simples et vrais que leur imprima la création rapide et spontanée de l’esprit, avec l’air vivant et libre que communique à la parole l’émotion du moment; après un long oubli, les voilà tels qu’ils ont été entendus, il y a deux siècles, et consignés à la hâte sur les pages d’un journal inconnu.

Dans la seconde partie de cette première fronde, depuis la fuite de la cour à Saint-Germain jusqu’à la paix de Ruel, la fermeté de Broussel ne se démentit pas; dès le 7 janvier, c’est-à-dire, dès que la nouvelle du départ de la reine éclata, il se leva pour opiner contre Mazarin, contre « ce détestable étranger, fauteur de guerre civile, ennemi implacable de Paris et du parlement, fléau du royaume; » il proposa l’adoption immédiate de mesures décisives. « Pendant que Rome délibère, Sagonte est assiégée : Dum Roma deliberat, Saguntum oppugnatur ; c’est l’effet des procédés violens de cet Italien qui a mis l’état au dernier point de sa ruine pour assouvir son insatiable avarice : cet homme de néant, ne sujet du roi d’Espagne, qui gouverne aujourd’hui la France au grand regret de tous les bons François, lui qui par sa mauvaise conduite a laissé perdre Landrecies, Armentières, Courtray et le royaume de Naples, cet étranger qui n’a aucun amour pour la France, qui a transporté la plus grande partie de son or au-delà des monts, a juré la destruction du parlement parce qu’il n’y a que cette barrière qui s’oppose à ses violences. Déclarons-le perturbateur du repos public. Notre unique espérance est dans les armes et dans l’affection que les peuples nous témoignent. Levons des troupes et garnissons les passages, car ce n’est pas avec des paroles ni avec un morceau de parchemin qu’on arrêtera le Mazarin. »

Cet homme éloquent n’était pas le seul orateur qui eût alors du crédit sur le parlement et de l’empire sur le peuple. D’autres magistrats, des princes mêmes, savaient ouvrir un avis, soutenir une discussion, conduire l’assemblée, enlever un vote; ils avaient le renom de bons citoyens, de harangueurs habiles et de fins politiques. Nous apprécierons prochainement leurs discours et leur influence; passant ensuite aux agitations parlementaires du XVIIIe siècle et à la fronde janséniste, nous achèverons ce sujet, dont on connaît le plan, le but et les limites.


CHARLES AUBERTIN.