L’Encyclopédie/1re édition/CIVILITÉ, POLITESSE, AFFABILITÉ

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CIVILITÉ, POLITESSE, AFFABILITÉ, synonymes, (Gramm. & Morale.) manieres honnêtes d’agir & de converser avec les autres hommes dans la société ; mais l’affabilité qui consiste dans cette insinuation de bienveillance avec laquelle un supérieur reçoit son inférieur, se dit rarement d’égal à égal, & jamais d’inférieur à supérieur. Elle n’est souvent dans les grands qu’une vertu artificieuse qui sert à leurs projets d’ambition, une bassesse d’ame qui cherche à se faire des créatures (car c’est un signe de bassesse). J’ignore pourquoi le mot affabilité ne plaisoit pas à M. Patru ; ce seroit dommage de le bannir de notre langue, puisqu’il est unique pour exprimer ce qu’on ne peut dire autrement que par périphrase.

La civilité & la politesse sont une certaine bienséance dans les manieres & dans les paroles, tendantes à plaire & à marquer les égards qu’on a les uns pour les autres.

Sans émaner nécessairement du cœur, elles en donnent les apparences, & font paroître l’homme au-dehors comme il devroit être intérieurement. C’est, dit la Bruyere, une certaine attention à faire, que par nos paroles & nos manieres les autres soient contens de nous.

La civilité ne dit pas autant que la politesse, & elle n’en fait qu’une portion ; c’est une espece de crainte en y manquant, d’être regardé comme un homme grossier ; c’est un pas pour être estimé poli. C’est pourquoi la politesse semble, dans l’usage de ce terme, réservée aux gens de la cour & de qualité ; & la civilité, aux personnes d’une condition inférieure, au plus grand nombre de citoyens.

J’ai lû des livres sur la civilité, si chargés de maximes & de préceptes pour en remplir les devoirs, qu’ils m’auroient fait préférer la rudesse & la grossiereté à la pratique de cette civilité importune dont ils font tant d’éloges. Qui ne penseroit comme Montagne ? « J’aime bien, dit cet auteur (Essais liv. I. ch. xiij.), à ensuivre les lois de la civilité, mais non pas si coüardement, que ma vie en demeure contrainte. Elles ont quelques formes pénibles, lesquelles pourvû qu’on oublie par discrétion, non par erreur, on n’en a pas moins de grace. J’ai vû souvent des hommes incivils par trop de civilité, & importuns de courtoisie. C’est au demeurant une très-utile science que la science de l’entregent. Elle est comme la grace & la beauté conciliatrice des premiers abords de la société & familiarité, & par conséquent nous ouvre la porte à nous instruire par les exemples d’autrui, & à exploiter & produire notre exemple, s’il a quelque chose d’instruisant & communicable. »

Mais la civilité cérémonieuse est également fatiguante & inutile, aussi est-elle hors d’usage parmi les gens du monde. Ceux de la cour, accablés d’affaires, ont élevé sur ses ruines un édifice qu’on nomme la politesse, qui fait à présent la base, la morale de la belle éducation, & qui mérite par conséquent un article à part. Nous nous contenterons seulement de dire ici, qu’elle n’est d’ordinaire que l’art de se passer des vertus qu’elle imite.

La civilité, prise dans le sens qu’on doit lui donner, a un prix réel ; regardée comme un empressement de porter du respect & des égards aux autres, par un sentiment intérieur conforme à la raison, c’est une pratique de droit naturel, d’autant plus loüable qu’elle est libre & bien fondée.

Quelques législateurs même ont voulu que les manieres représentassent les mœurs, & en ont fait un article de leurs lois civiles. Il est vrai que Lycurgue en formant les manieres n’a point eû la civilité pour objet ; mais c’est que des gens toûjours corrigeans ou toûjours corrigés, comme dit M. de Montesquieu, également simples & rigides, n’avoient pas besoin de dehors : ils exerçoient plûtôt entr’eux des vertus, qu’ils n’avoient des égards.

Les Chinois, qui ont fait des rits de tout & des plus petites actions de la vie, qui ont formé leur empire sur l’idée du gouvernement d’une famille, ont voulu que les hommes sentissent qu’ils dépendoient les uns des autres, & en conséquence leurs législateurs ont donné aux regles de la civilité la plus grande étendue. On peut lire là-dessus le pere Duhalde.

Ainsi pour finir cet article par la réflexion de l’auteur de l’esprit des lois. « On voit à la Chine les gens de village observer entr’eux des cérémonies comme des gens d’une condition relevée ; moyens très propres à maintenir parmi le peuple la paix & le bon ordre, & à ôter tous les vices qui viennent d’un esprit dur, vain, & orgueilleux. Ces regles de la civilité valent bien mieux que celles de la politesse. Celle-ci flate les vices des autres, & la civilité nous empêche de mettre les nôtres au jour : c’est une barriere que les hommes mettent entr’eux pour s’empêcher de se corrompre. » Article de M. le Chevalier de Jaucourt.