L’Encyclopédie/1re édition/FANATISME

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FANATISME, s. m. (Philosophie.) c’est un zele aveugle & passionné, qui naît des opinions superstitieuses, & fait commettre des actions ridicules, injustes, & cruelles ; non-seulement sans honte & sans remords, mais encore avec une sorte de joie & de consolation. Le fanatisme n’est donc que la superstition mise en action. Voyez Superstition.

Imaginez une immense rotonde, un panthéon à mille autels ; & placé au milieu du dôme, figurez-vous un dévot de chaque secte éteinte ou subsistante, aux piés de la divinité qu’il honore à sa façon, sous toutes les formes bisarres que l’imagination a pû créer. A droite, c’est un contemplatif étendu sur une natte, qui attend, le nombril en l’air, que la lumiere céleste vienne investir son ame ; à gauche, c’est un énergumene prosterné qui frappe du front contre la terre, pour en faire sortir l’abondance : là, c’est un saltinbanque qui danse sur la tombe de celui qu’il invoque ; ici c’est un pénitent immobile & muet, comme la statue devant laquelle il s’humilie : l’un étale ce que la pudeur cache, parce que Dieu ne rougit pas de sa ressemblance ; l’autre voile jusqu’à son visage, comme si l’ouvrier avoit horreur de son ouvrage : un autre tourne le dos au midi, parce que c’est-là le vent du démon ; un autre tend les bras vers l’orient, où Dieu montre sa face rayonnante : de jeunes filles en pleurs meurtrissent leur chair encore innocente, pour appaiser le démon de la concupiscence par des moyens capables de l’irriter ; d’autres dans une posture toute opposée, sollicitent les approches de la divinité : un jeune homme, pour amortir l’instrument de la virilité, y attache des anneaux de fer d’un poids proportionné à ses forces ; un autre arrête la tentation dès sa source, par une amputation tout-à-fait inhumaine, & suspend à l’autel les dépouilles de son sacrifice.

Voyez les tous sortir du temple, & pleins du dieu qui les agite, répandre la frayeur & l’illusion sur la face de la terre. Ils se partagent le monde, & bientôt le feu s’allume aux quatre extrémités ; les peuples écoutent, & les rois tremblent. Cet empire que l’enthousiasme d’un seul exerce sur la multitude qui le voit ou l’entend, la chaleur que les esprits rassemblés se communiquent ; tous ces mouvemens tumultueux augmentés par le trouble de chaque particulier, rendent en peu de tems le vertige général.

Poussez-les dans le desert, la solitude entretiendra le zele : ils descendront des montagnes plus redoutables qu’auparavant ; & la crainte, ce premier sentiment de l’homme, préparera la soûmission des auditeurs. Plus ils diront de choses effrayantes, plus on les croira ; l’exemple ajoûtant sa force à l’impression de leurs discours, opérera la persuasion : des bacchantes & des corybantes feront des millions d’insensés : c’est assez d’un seul peuple enchanté à la suite de quelques imposteurs, la séduction multipliera les prodiges ; & voilà tout le monde à jamais égaré. L’esprit humain une fois sorti des routes lumineuses de la nature, n’y rentre plus ; il erre autour de la vérité, sans en rencontrer autre chose que des lueurs, qui se mêlant aux fausses clartés dont la superstition l’environne, achevent de l’enfoncer dans les ténebres.

La peur des êtres invisibles ayant troublé l’imagination, il se forme un mélange corrompu des faits de la nature avec les dogmes de la religion, qui mettant l’homme dans une contradiction éternelle avec lui-même, en sont un monstre assorti de toutes les horreurs dont l’espece est capable : je dis la peur, car l’amour de la divinité n’a jamais inspiré des choses inhumaines. Le fanatisme a donc pris naissance dans les bois, au milieu des ombres de la nuit ; & les terreurs paniques ont élevé les premiers temples du Paganisme.

Plutarque dit qu’un roi d’Egypte connoissant l’inconstance de ses peuples prompts à changer de joug, pour se les asservir sans retour, sema la division entr’eux, & leur fit adorer pour cela, parmi les animaux, les especes les plus antipathiques. Chacun, pour honorer son dieu, fit la guerre aux adorateurs du dieu opposé, & les nations se jurerent entr’elles la même haine qui régnoit entre leurs divinités : ainsi le loup & le mouton virent des hommes traînés en sacrifice au pié de leurs autels. Mais sans examiner si la cruauté est une des passions primitives de l’homme, & s’il est par sa nature un animal destructeur ; si la faim ou la méchanceté, la force ou la crainte, l’ont rendu l’ennemi de toutes les especes vivantes ; si c’est la jalousie ou l’intérêt qui a introduit l’homicide sur la terre ; si c’est la politique ou la superstition qui a demandé des victimes ; si l’une n’a pas pris le masque de l’autre, pour combattre la nature & surmonter la force ; si les sacrifices sanglans du paganisme viennent de l’enfer, c’est-à-dire de la férocité des passions noires & turbulentes, ou de l’égarement de l’imagination, qui se perd à force de s’élever ; enfin, de quelque part que vienne l’idée de satisfaire à la divinité par l’effusion du sang, il est certain que, dès qu’il a commencé de couler sur les autels, il n’a pas été possible de l’arrêter ; & qu’après l’usage de l’expiation, qui se faisoit d’abord par le lait & le vin, on en vint de l’immolation du bouc ou de la chevre, au sacrifice des enfans. Il n’a fallu qu’un exemple mal interpreté pour autoriser les horreurs les plus révoltantes. Les nations impies à qui l’on reprochoit le culte homicide de Moloch, ne répondoient-elles pas au peuple qui alloit les exterminer de la part de dieu, à cause de ces mêmes abominations, qu’un de ses patriarches avoit conduit son fils sur le bûcher ? comme si une main invisible n’avoit pas détourné le glaive sacrilege, pour montrer que les ordres du ciel ne sont pas toûjours irrévocables.

Avant d’aller plus loin, écartons de nous toutes les fausses applications, les allusions injurieuses, & les conséquences malignes dont l’impiété pourroit s’applaudir, & qu’un zele trop prompt à s’alarmer nous attribueroit peut-être. Si quelque lecteur avoit l’injustice de confondre les abus de la vraie religion avec les principes monstrueux de la superstition, nous rejettons sur lui d’avance tout l’odieux de sa pernicieuse logique. Malheur à l’écrivain téméraire & scandaleux, qui profanant le nom & l’usage de la liberté, peut avoir d’autres vûes que celles de dire la vérité par amour pour elle, & de détromper les hommes des préjugés funestes qui les détruisent. Reprenons.

Il est affreux de voir comment cette opinion d’appaiser le ciel par le massacre, une fois introduite, s’est universellement répandue dans presque toutes les religions ; & combien on a multiplié les raisons de ce sacrifice, afin que personne ne pût échapper au couteau. Tantôt ce sont des ennemis qu’il faut immoler à Mars exterminateur : les Scythes égorgent à ses autels le centieme de leurs prisonniers ; & par cet usage de la victoire, on peut juger de la justice de la guerre : aussi chez d’autres peuples ne la faisoit-on que pour avoir de quoi fournir aux sacrifices ; desorte qu’ayant d’abord été institués, ce semble, pour en expier les horreurs, ils servirent enfin à les justifier.

Tantôt ce sont des hommes justes qu’un dieu barbare demande pour victimes : les Getes se disputent l’honneur d’aller porter à Zamolxis les vœux de la patrie. Celui qu’un heureux sort destine au sacrifice, est lancé à force de bras sur des javelots dressés : s’il reçoit un coup mortel en tombant sur les piques, c’est de bon augure pour le succès de la négociation & pour le mérite du député ; mais s’il survit à sa blessure, c’est un méchant dont le dieu n’a point affaire.

Tantôt ce sont des enfans à qui les dieux redemandent une vie qu’ils viennent de leur donner ; justice affamée du sang de l’innocence, dit Montagne. Tantôt c’est le sang le plus cher : les Carthaginois immolent leurs propres fils à Saturne, comme si le tems ne les dévoroit pas assez tôt. Tantôt c’est le sang le plus beau : cette même Amestris qui avoit fait enfoüir douze hommes vivans dans la terre, pour obtenir de Pluton, par cette offrande, une plus longue vie ; cette Amestris sacrifie encore à cette insatiable divinité quatorze jeunes enfans des premieres maisons de la Perse, parce que les sacrificateurs ont toûjours fait entendre aux hommes qu’ils devoient offrir à l’autel ce qu’ils avoient de plus précieux. C’est sur ce principe que chez quelques nations on immoloit les premiers nés, & que chez d’autres on les rachetoit par des offrandes plus utiles aux ministres du sacrifice. C’est ce qui autorisa sans doute en Europe la pratique de quelques siecles, de voüer les enfans au célibat dès l’âge de cinq ans ; & d’emprisonner dans le cloître les freres du prince héritier, comme on les égorge en Asie.

Tantôt c’est le sang le plus pur : n’y a-t-il pas des Indiens qui exercent l’hospitalité envers tous les hommes, & qui se font un mérite de tuer tout étranger vertueux & savant qui passera chez eux, afin que ses vertus & ses talens leur demeurent ? Tantôt c’est le sang le plus sacré : chez la plûpart des idolatres, ce sont les prêtres qui font la fonction des bourreaux à l’autel ; & chez les Sibériens on tue les prêtres, pour les envoyer prier dans l’autre monde à l’intention du peuple. Enfin toutes les idoles de l’Inde & de l’Amérique se sont abreuvées de sang humain. Quel spectacle pour Cortez entrant dans le Mexique, de voir immoler cinquante hommes à son heureuse arrivée ! mais quel étonnement, quand un des peuples qu’il avoit vaincus, députa vers lui avec ces paroles : « Seigneur, voilà cinq esclaves ; si tu es un dieu fier qui te paisses de chair & de sang, mange-les, & nous t’en amenerons davantage ; si tu es un dieu débonnaire, voilà de l’encens & des plumes ; si tu es homme, prends les oiseaux & les fruits que voici ». C’étoient pourtant des sauvages qui donnerent cette leçon d’humanité à des chrétiens, ou plûtôt à des barbares que les vrais chrétiens reprouvent.

Mais si l’ignorance ou la corruption abusent des meilleures institutions, quel sera l’abus des choses monstrueuses ? Aussi quand on se fut apprivoisé avec ces sacrifices inhumains, les hommes devenus les rivaux des dieux, affecterent de ne les imiter que dans leurs injustices : de-là l’usage d’appaiser les mânes, comme on appaisoit les dieux, par le sang ; en quoi l’avarice des prêtres du Paganisme ne servoit que trop bien la haine des rois. Ce ne sont plus des hécatombes où le sacrificateur trouve des dépouilles & le peuple des alimens, mais les plus cheres victimes, qu’une barbare superstition immole à la politique. Ce même Achille qui avoit arraché Iphigénie au couteau de Calchas, demande le sang de Polixene. Achille est dieu par l’homicide, comme il étoit devenu héros à force de massacres. C’est ainsi que le fanatisme a consacré la guerre, & que le fléau le plus détestable est regardé comme un acte de religion : aussi les Japonois n’ont-ils parmi leurs saints que des guerriers, & pour reliques que des sabres & des cimeteres teints de sang. C’est assez d’une injustice divinisée, pour encourager l’émulation à faire des progrès abominables. Un conquérant signalera son entrée à Corinthe par le sacrifice de six cents jeunes Grecs qu’il immole à l’ame de son pere, afin que ce sang efface ses souillures, comme si le crime pouvoit expier le crime.

Mais tous ces actes d’inhumanité feroient moins de honte à l’imbécillité de l’esprit humain, qu’à la mémoire de quelques cœurs lâches & barbares, si l’on n’avoit vû les sectes & les peuples entiers se dévoüer à la mort par des sacrifices volontaires.

Que les Gymnosophistes indiens se brûlent eux-mêmes, afin que leur ame arrive toute pure au ciel ; comme ils attendent que la vieillesse ou quelque maladie violente leur ait ôté toute espérance de vivre, c’est choisir le genre de sa mort, & non en prévenir le terme : mais qu’une jeune épouse se jette dans le bûcher de son époux ; que les esclaves suivent leur maître, & les courtisans leur roi, jusqu’au milieu des flammes ; que les Tartares circassiens témoignent leur deuil à la mort d’un grand, par des meurtrissures & des incisions dans tout le corps, jusqu’à rouvrir leurs plaies pour prolonger le deuil : voilà ce dont on ne peut attribuer la cause qu’à l’extravagance de l’imagination poussée hors des barrieres naturelles de la raison & de la vie, par une maladie inconcevable.

Quand on est entêté de ses dieux, & frappé d’une vaine terreur jusqu’à mourir pour leur plaire, ménagera-t on beaucoup leurs ennemis ? De-là ces siecles de persécution qui acheverent de rendre le nom romain odieux à toute la terre, & qui feront à jamais l’horreur du Paganisme, & de toutes les sectes qui voudroient l’imiter. Le zele d’une religion naissante irrite les sectateurs de l’ancienne ; tous les évenemens sinistres retombent sur les nouveaux impies (car c’est sous ce nom que les ministres de la superstition ont toûjours diffamé tous leurs contradicteurs), & les ennemis du culte dominant y servent de victimes. On prend prétexte de la zizanie qui se mêle entre les enfans du même pere, pour éteindre toute la race des prétendus factieux ; mais admirez une légion de six mille hommes qui, plûtôt que de verser le sang des innocens, se laisse décimer & hacher toute en pieces : bel exemple pour les tyrans de toutes les sectes ! L’acharnement de la résistance, & l’impuissance même de la tyrannie, augmentent les torrens de sang humain : on ne voit qu’échafauds dressés dans les principales villes d’un grand empire ; &, si l’on en croit les annales de l’Eglise, les bûchers manquent aux victimes qui courent s’immoler. La fureur de mourir ayant saisi tous les esprits, on se précipite du haut des toîts ; envain la religion défend de braver les empereurs, le fanatisme cherche la palme par la desobéissance, & les homme se poussent les uns les autres dans les supplices.

La défection enveloppe une ville entiere dans la proscription, & tous ses habitans périssent dans les flammes. L’obstination & la rigueur s’engendrent mutuellement, & se reproduisent tour-à-tour. Mais quel dut être l’étonnement des Payens, continuent les historiens ecclésiastiques, quand ils virent les Chrétiens devenus plus nombreux par la persécution, se déclarer une guerre plus implacable que celle des Nérons & des Domitiens, & continuer entr’eux les hostilités de ces monstres ? Au défaut d’autres armes, ils s’attaquent d’abord par la calomnie, sans songer qu’on ne se fait point des amis, de tous ceux qu’on suscite contre ses ennemis. On accuse les uns d’adorer Caïn & Judas, pour s’encourager à la méchanceté ; les autres de pétrir les azymes avec le sang des enfans immolés : on reproche à ceux-là des impudicités infâmes, à ceux-ci des commerces diaboliques. Nicolaïtes, Carpocratiens, Montanistes, Adamites, Donatistes, Ariens, tout cela confondu sous le nom de chrétiens, donne aux idolatres la plus mauvaise idée de la religion des saints. Ceux-ci, coupables à force de piété, renversent un temple de la fortune ; & les Payens, aussi fanatiques pour leurs dieux que quelques-uns de leurs ennemis contre les idoles, commettent des atrocités inoüies, jusqu’à ouvrir le ventre à des vierges vivantes, pour faire manger du blé, parmi leurs entrailles, à des pourceaux. Jérusalem, cette boucherie des Juifs, devient aussi celle des Chrétiens, qui y sont vendus par milliers à leurs freres de l’ancien Testament. Ceux-ci ont la cruauté de les acheter, pour en faire mourir de sang-froid quatre-vingt-dix mille : & comme si les Chrétiens avoient été la cause du massacre des onze cents mille ames qui périrent pour l’accomplissement des prédictions ; au lieu d’attribuer ces châtimens, avec Josephe leur historien, à l’impiété des zélés qui avoient répandu le sang des ennemis dans le temple, ils rejettent sur le christianisme toute la haine dont l’univers les accable ; &, ce que le fanatisme a pû seul inspirer, ils scient les prisonniers, mangent leur chair, s’habillent de leur peau, & se font des ceintures de leurs entrailles. Cet excès de vengeance cause des représailles qui font consumer dix-huit cents mille ames par le fer & par le feu.

Mais voici le fanatisme qui, l’alcoran d’une main & le glaive de l’autre, marche à la conquête de l’Asie & de l’Afrique. C’est ici qu’on peut demander si Mahomet étoit un fanatique, ou bien un imposteur. Il fut d’abord un fanatique, & puis un imposteur ; comme on voit parmi les gens destinés par état au culte des autels, les jeunes plus souvent enthousiastes, & les vieillards hypocrites ; parce que le fanatisme est un égarement de l’imagination qui domine jusqu’à un certain âge, & l’hypocrisie une réflexion de l’intérêt, qui agit de sang-froid & avec de longues combinaisons. C’est ainsi que Jurieu (s’il faut en croire les historiens d’un parti contraire au sien) disoit des prétendus prophetes du Vivarès, qu’ils pouvoient bien être devenus fripons, mais qu’ils avoient été prophetes. La jeunesse emportée par la précipitation du sang, saisit de la meilleure foi toutes les idées de religion ou de morale outrées, & se laisse toûjours aller trop avant ; mais détrompé de jour en jour par l’expérience, on tâche d’achever sa route en biaisant, parce qu’on ne peut tout-à-fait reculer sans se perdre. On rabat alors de ses maximes tout ce que l’enthousiasme y avoit ajoûté de faux ou de pernicieux ; on modifie un peu l’austérité de ses principes ; enfin on tire de ses illusions tout le parti qui se présente, & cela s’exécute sourdement par l’amour-propre dans les ames les plus pures : car remarquez que le fanatisme ne regne guere que parmi ceux qui ont le cœur droit & l’esprit faux, trompés dans les principes, & justes dans les conséquences ; & que semblables aux chevaux ombrageux, on les guériroit en les familiarisant avec les objets de leur vaine frayeur. Mahomet une fois desabusé, il lui en coûta moins de soûtenir son illusion par des mensonges, que d’avoüer qu’il s’étoit égaré : son génie ardent lui avoit fait voir ce qui n’étoit pas, un archange Gabriel, un prophete dans lui-même ; & quand il se fut assez rempli de son vertige pour le communiquer, il ne lui fut pas difficile d’entretenir dans les esprits un mouvement qui avoit cessé dans le sien. D’ailleurs, comment n’eût-il pas conservé une sorte de confiance obscure en ce qui le servoit si bien ? Mais ce n’est pas assez de répondre à cette question, si l’on ne demande grace aux lecteurs pour l’avoir faite : car il est peut-être contre le droit des gens, & contre les égards que les nations se doivent entr’elles, de jetter de pareilles imputations sur les législateurs mêmes qui les ont séduites ; parce que le préjugé qui leur déguise la force des preuves d’une religion contraire, semble les autoriser à la récrimination. Ainsi, loin d’approuver celui qui mettroit sur la scene un prophete étranger pour le joüer ou le combattre ; tandis que le spectateur bat des mains & applaudit à son heureuse audace, le sage peut dire au grand poëte : si votre but avoit été d’insulter un homme célebre, ce seroit une injure à sa nation ; mais si vous ne vouliez que décrier l’abus de la religion, est-ce un bien pour la vôtre ? A Dieu ne plaise qu’on prétende justifier un culte aussi contraire à la dignité de l’homme ; mais comme on parle ici pour toutes les nations & pour tous les siecles, on deviendroit suspect au grand nombre des lecteurs qui veulent s’éclairer en s’accommodant au langage d’une legere portion de la terre. Ceux qui sont persuadés, n’ont pas besoin de preuves ; & ceux qui ne le sont pas, sans doute ne veulent pas l’être : ainsi ne balancez pas à détester le fanatisme par-tout où vous le verrez, fût-il au milieu de vous.

Parcourez tous les ravages de ce fléau, sous les étendarts du croissant, & voyez dès les commencemens, un Calife assûrer l’empire de l’ignorance & de la superstition en brûlant tous les livres, comme inutiles, s’ils sont conformes au livre de Dieu ; ou comme pernicieux, s’ils lui sont contraires : raisonnement trop politique pour être divin. Bientôt un autre Calife contraindra les Chrétiens à la circoncision, tandis qu’un empereur chrétien force les Juifs à recevoir le baptême ; zele d’autant plus blâmable dans celui-ci, qu’il professoit une religion de grace & de miséricorde. Chez le peuple conquérant, la victoire est appellée le jugement de Dieu ; & deux religions opposées mettent au rang des notes de leur divinité, la prospérité temporelle, comme si le royaume de J. C. étoit de ce monde. Des chrétiens trop fervens osent maudire Mahomet à la face des Sarrasins ; & ceux-ci, par un zele aussi barbare que celui des autres pouvoit être indiscret, coupent la tête aux blasphémateurs, & rasent les églises.

Mais voici d’autres fureurs & d’autres spectacles (Pardon, ô religion sainte, si je rouvre ici tes plaies, & la source de tes larmes éternelles). Toute l’Europe passe en Asie par un chemin inondé du sang des Juifs qui s’égorgent de leurs propres mains, pour ne pas tomber sous le fer de leurs ennemis. Cette épidémie dépeuple la moitié du monde habité ; rois, pontifes, femmes, enfans & vieillards, tout cede au vertige sacré qui fait égorger pendant deux siecles des nations innombrables sur le tombeau d’un Dieu de paix. C’est alors qu’on vit des oracles menteurs, des hermites guerriers ; les monarques dans les chaires, & les prélats dans les camps ; tous les états se perdre dans une populace insensée ; les monts & les mers franchies ; de légitimes possessions abandonnées, pour voler à des conquêtes qui n’étoient plus la Terre promise ; les mœurs, toûjours plus saines dans leur climat naturel, se corrompre sous un ciel étranger ; des princes, après avoir dépouillé leurs royaumes pour racheter un pays qui ne leur avoit jamais appartenu, achever de les ruiner pour leur rançon personnelle ; des milliers de soldats égarés sous plusieurs chefs, n’en reconnoître aucun, hâter leur défaite par la défection, & cette maladie ne finir que pour faire place à une contagion encore plus horrible.

Le même esprit de fanatisme entretenant la fureur des conquêtes éloignées, à peine l’Europe avoit réparé ses pertes, que la découverte d’un nouveau monde hâta la ruine du nôtre. À ce terrible mot, allez & forcez, l’Amérique fut desolée & ses habitans exterminés ; l’Afrique & l’Europe s’épuiserent en vain pour la repeupler ; le poison de l’or & du plaisir ayant énervé l’espece, le monde se trouva desert, & fut menacé de le devenir tous les jours davantage, par les guerres continuelles qu’allumera sur notre continent l’ambition de s’étendre dans ces îles étrangeres. Voilà pourtant où nous ont conduits les progrès du fanatisme ! Quand le plus humain des législateurs envoya des pêcheurs annoncer sa doctrine à toute la terre comme une bonne nouvelle, pensoit-il qu’on abuseroit un jour de sa parole pour bouleverser l’univers ? Il vouloit lier tous les hommes par le même esprit de charité, qu’ils vissent la lumiere avant de croire à sa mission ; mais le flambeau de la guerre n’étoit pas celui de son évangile. Il laissoit les armes aux faux prophetes qui n’auroient ni la raison ni l’exemple pour eux. Connoissant que l’hypocrisie endurcit les ames & que l’ignorance les abrutit ; que des aveugles conduits par des méchans, sont un spectacle affligeant pour le ciel, & tout-à-fait deshonorant pour la nature humaine ; il vouloit gagner & persuader, attacher les incrédules par le sentiment, & retenir les libertins par la conviction. Les nations idolatres devroient-elles lui reprocher, que depuis deux mille ans la terre éprouve les plus sanglantes révolutions dans toutes les contrées, où sa loi pure a pénétré ? Qu’est-ce donc, disent elles, qui a fait des esclaves en Amérique, & des rebelles au Japon ? seroit-ce la contradiction qui regne entre le dogme & la morale ? non. Mais la fureur des passions soûlevées par un levain de fanatisme ; peut-être l’aheurtement à des opinions, qui n’ayant point leurs racines dans l’esprit humain, ni leur modele dans la nature, ne peuvent se soûtenir que par des ressorts violens ; la confusion des idées, l’inévidence des principes, le mélange du faux & du vrai plus funeste qu’une ignorance absolue, causent cette alternative de bien & de mal qui fait de l’homme un monstre composé de tous les autres. Est-il bien surprenant, quand il ne suivra plus le fil de la raison, le plus céleste de tous les dons, qu’un roi de Perse immole au soleil son dieu, ceux qu’il appelle les disciples du crucifié, & qu’un prince chrétien aille brûler le temple du feu, & la ville des adorateurs du soleil ; qu’on voye pendant dix siecles deux empires divisés par un seul mot ; qu’un conquérant fasse vœu d’exterminer tous les ennemis du prophete, comme ceux-ci se voüoient depuis deux cents ans au massacre des infideles, & qu’il détruise l’empire d’Orient aux acclamations des Occidentaux, qui béniront le ciel d’avoir puni leurs freres schismatiques par la main des ennemis communs ? Est-il possible que les rois condamnent à mort tous les sujets de leurs états qui veulent retourner au paganisme, parce que la nouvelle religion ne leur convient pas ; que les peuples excédés de la tyrannie de leurs conquérans, renoncent à cette même religion qu’ils ont reçûe par force ; que dans la réaction des soûlevemens, ils s’oublient jusqu’à trépaner les prêtres & raser les églises, & qu’enfin pour une église détruite, on égorge toute une nation ? Prenez garde de vous laisser séduire à ce ton emphatique ; ouvrez les annales de toutes les religions, & jugez vous-même.

Au reste, si les excès de l’ambition se trouvent ici confondus avec les égaremens du fanatisme, on sait que l’une est le vice des chefs, & l’autre la maladie du peuple. C’est aux lecteurs clairvoyans à démêler les nuances étrangeres dans la teinture dominante. Ceux-là ne commettront pas l’injustice de rejetter sur la religion, des abus qui viennent de l’ignorance des hommes. Le christianisme est la meilleure école d’humanité. Une loi, dit un auteur qu’aucun parti ne desavoüera, quelle que fût sa croyance ; « une loi qui ordonne à ses disciples d’aimer tous les hommes, sans en excepter même leurs ennemis ; qui leur défend de persécuter ceux qui les haïssent, & de haïr ceux qui les persécutent » : cette loi ne leur permet pas de maudire ceux qui bénissent Dieu dans une autre langue. Ce n’est pas à elle qu’on imputera ces fleuves de sang que le fanatisme a fait couler.

Parcourez donc la surface de la terre : & après avoir vû d’un coup-d’œil tant d’étendarts déployés au nom de la religion, en Espagne contre les Maures, en France contre les Turcs, en Hongrie contre les Tartares, tant d’ordres militaires fondés pour convertir les infideles à coups d’épée, s’entr’égorger aux piés de l’autel qu’ils devoient défendre ; détournez vos regards de ce tribunal affreux élevé sur le corps des innocens & des malheureux, pour juger les vivans comme Dieu jugera les morts, mais avec une balance bien différente. Suspect, convaincu, pénitent & relaps ; qualifications odieuses qu’inventa la tyrannie, afin que personne ne pût se dérober aux proscriptions : car ainsi que dans une forêt on a soin de marquer d’avance à l’écorce les arbres qu’on a résolu de couper, de même jettoit-on des notes d’hérésie ou de magie sur tous ceux qu’on vouloit dépouiller & brûler. S’il est vrai qu’après les édits sanguinaires d’Adrien, qui fit périr un million d’hommes pour cause de religion, les Juifs ayant passé dans l’Arabie deserte, y établirent la loi de Moyse par la voie de l’inquisition ; les voilà dans le cas de ce tyran qui fut brûlé dans un taureau d’airain, funeste invention de sa barbarie ; mais ce n’est pas à des chrétiens de les en punir, eux qui professent la loi de miséricorde, & qui reprochent aux Juifs de n’avoir imité que le dieu des vengeances.

« Cette fausse idée de Dieu & de la religion, dit Tillotson, que nous ne craindrons pas de citer encore, les dépouille l’un & l’autre de toute leur gloire & de toute leur majesté. Séparer de la divinité la bonté & la miséricorde, & de la religion la compassion & la charité, c’est rendre inutiles les deux meilleures choses du monde, la divinité & la religion. Les Payens regardoient si fort la nature divine comme bonne & bienfaisante envers le genre humain, que les dieux immortels leur sembloient presque faits pour l’utilité & l’avantage des hommes. En effet lorsque la religion nous pousse à faire mourir les hommes pour l’amour de Dieu, & à les envoyer en enfer le plûtôt qu’il est possible, lorsqu’elle ne sert qu’à nous rendre enfans de la colere & de la cruauté, ce n’est plus une religion, mais une impiété. Il vaudroit mieux qu’il n’y eût point de révélation, & que la nature humaine eût été abandonnée à la direction de ses penchans ordinaires, qui sont beaucoup plus doux & plus humains, beaucoup plus convenables au repos & au bonheur de la société, que de suivre les maximes d’une religion qui inspireroit une fureur si insensée, & qui travailleroit à détruire le gouvernement de l’état, & les fondemens de la prospérité du genre humain ».

Comptez maintenant les milliers d’esclaves que le fanatisme a faits, soit en Asie, où l’incirconcision étoit une tache d’infamie ; soit en Afrique, où le nom de chrétien étoit un crime ; soit en Amérique, où le prétexte du baptême étouffa l’humanité. Comptez les milliers d’hommes que le monde a vû périr, ou sur les échafauds dans les siecles de persécution, ou dans les guerres civiles par la main de leurs concitoyens, ou de leurs propres mains par des macérations excessives. La terre devient un lieu d’exil, de péril & de larmes : ses habitans ennemis d’eux-mêmes & de leurs semblables, vont partager la couche & la nourriture des ours : tremblans entre l’enfer & le ciel qu’ils n’osent regarder, les cavernes retentissent des gémissemens des criminels & du bruit des supplices. Ici les viandes sont proscrites comme une semence de corruption ; là le vin est prohibé comme une production de satan. Les abstinens appellent le mariage une invention des enfers ; & pour mieux garder la continence, ils se mettent dans l’impossibilité de la violer. Plusieurs, après avoir attenté sur eux-mêmes, rendent ce service à tous les étrangers qui passent chez eux, malgré qu’ils résistent au nouveau signe d’alliance. Les hermitages deviennent la prison des rois & le palais des pauvres, tandis que les temples sont la retraite des voleurs. On entend pendant la nuit des pénitens vagabonds traîner des chaînes, dont le bruit effrayant jette la consternation dans les ames superstitieuses. On voit courir par bandes des gens à demi-nuds qui se déchirent à coups de foüet. On se voile le visage à l’occasion d’un tremblement de terre. On passe des jours entiers les bras attachés à une croix, jusqu’à mourir de ces pieux excès. L’Italie, l’Allemagne & la Pologne sont inondées de ces maniaques destructeurs de leur être ; mais ces flagellations, aussi pernicieuses aux mœurs qu’à la santé, tombent enfin par le mépris ; correctif bien plus sûr que la persécution. En effet il n’y a pas de doute qu’ils ne fussent tous morts sur la place, plûtôt que de mettre bas leurs armes de pénitence, si l’on eût tenté de les leur arracher par force ; tant les vaines terreurs de l’imagination dans les uns, & l’amour de quelque indépendance dans les autres, rendent les ames furieuses & redoutables. Aussi quand vous verrez des hommes renoncer à tout pour un seul objet, craignez de les troubler dans la possession de ce qui leur reste, parce que la violence de vos efforts rendroit leur cause bonne, fût-elle injuste ; la compassion vous attirera des ennemis, & à eux des partisans, puis des fauteurs, enfin des disciples dont le nombre se multipliera à proportion de vos rigueurs. Gardez-vous sur-tout d’en faire des victimes ; car c’est par la persécution qu’on a vû dans une religion de patience & de soûmission, s’élever l’abominable doctrine du tyrannicide, appuyée sur douze raisons en l’honneur des douze apôtres ; & ce qu’on aura de la peine à croire, c’est qu’elle fut établie pour justifier l’attentat d’un prince contre son propre sang. Après que les souverains eurent pris le prétexte de la religion pour étendre leur domination, ils furent obligés de subir un joug qu’ils avoient eux-mêmes imposé, & de se conformer à un droit abusif que la main dont ils l’avoient emprunté, reclama contr’eux. La puissance qui autorisa les conquêtes sur les nations infidelles, cimenta sur ces fondemens la déposition des conquérans rebelles, & les donations établirent les réserves, par des conséquences aussi pernicieuses que les principes étoient injustes. Dès qu’il y eut des hommes assez bons, ou plûtôt assez méchans pour accepter le titre de rois in partibus, on ne dut plus s’étonner qu’il se formât une secte d’assassins, ennemis sacrés de la royauté. Des monarques accoûtumés de marcher à l’appel d’un seul homme, ne demanderent plus où, ni pourquoi, & confondirent dans leurs ligues les rivaux d’un chef ambitieux, avec les ennemis de la religion. L’enseigne des clés fut aussi respectée que l’étendart de la croix, parce que celle-ci étoit sortie des temples, sa véritable place, pour entrer dans les camps, où elle fut profanée. Il y a des abus accidentels qu’on ne peut ni prévenir ni prévoir ; mais quand ils naissent essentiellement de la chose, on ne sauroit y remédier de trop bonne heure. Dès la premiere croisade, on pouvoit s’assûrer qu’il faudroit un jour en lever une contre les croisés même. L’ambition aveugle saisit le moment & le côté favorable, sans envisager les suites fâcheuses de ces usurpations ; & quand elle se trouve liée par sa propre injustice, il n’est plus tems d’invoquer des droits qu’on a violés. Auroit-on vû dans deux vastes états une pépiniere d’enfans sortir de leurs familles, pour aller à six cents lieues battre les ennemis du baptême, si le mauvais exemple de leurs parens n’eût autorisé ce ridicule emportement ? Auroit-on vû, si l’on n’avoit mal économisé les thrésors spirituels, & distribué sans discernement les palmes que la religion accorde aux martyrs, une armée de bergers, de voleurs, d’hommes bannis & excommuniés, sous le nom de ribauts & de pastoureaux, attaquer les rois & le clergé, desoler le patrimoine de l’état & de l’église, jusqu’à ce qu’un boucher ayant renversé le pasteur d’un coup de coignée, la populace se jettât sur le troupeau, & l’assommât comme du bétail ordinaire ? L’allégorie des deux glaives & des deux luminaires a fait plus de ravage que l’ambition des Tamerlan & des Genghis. Graces au ciel, il n’est plus de puissance qui se prétende établie sur les nations & sur les souverains, pour planter & pour arracher les couronnes, pour juger de tout & n’être jugée de personne. Pourquoi regarder l’hérésie comme un crime inexpiable ? eh ! n’a-t-on pas une raison de le pardonner dans ce monde, dès qu’il ne se pardonne point dans l’autre ? Pourquoi faire mourir dans les supplices un ordre de guerriers qu’il suffisoit d’éteindre ? Voyez Templiers. La persécution enfante la révolte, & la révolte augmente la persécution. Ce n’est pas qu’on doive tolérer l’audace du premier insensé qui vient troubler l’état par ses visions ou ses opinions ; mais si les maîtres de la morale violent la foi des sermens & des traités envers des novateurs, il est indubitable que leurs sectateurs, jugeant de la doctrine par les œuvres (méthode assez conséquente, quoi qu’on en dise), ne mettront pas la vérité du côté de l’injustice, & se prendront d’un saint enthousiasme pour ces prétendus martyrs de l’erreur : alors on verra sortir de leurs cendres des étincelles qui mettront tout un royaume en combustion.

Toutes les horreurs de quinze siecles renouvellées plusieurs fois dans un seul, des peuples sans défense égorgés aux piés des autels, des rois poignardés ou empoisonnés, un vaste état réduit à sa moitié par ses propres citoyens, la nation la plus belliqueuse & la plus pacifique divisée d’avec elle-même, le glaive tiré entre le fils & le pere, des usurpateurs, des tyrans, des bourreaux, des parricides & des sacriléges violant toutes les conventions divines & humaines par esprit de religion ; voilà l’histoire du fanatisme & ses exploits.

Qu’est-ce donc que le fanatisme ? c’est l’effet d’une fausse conscience qui abuse des choses sacrées, & qui asservit la religion aux caprices de l’imagination & aux déréglemens des passions.

En général il vient de ce que la plûpart des législateurs ont eu des vûes trop étroites, ou de ce qu’on a passé les bornes qu’ils se prescrivoient. Leurs lois n’étoient faites que pour une société choisie. Etendues par le zèle à tout un peuple, & transportées par l’ambition d’un climat à l’autre, elles devoient changer & s’accommoder aux circonstances des lieux & des personnes. Mais qu’est-il arrivé ? c’est que certains esprits d’un caractere plus analogue à celui du petit troupeau pour lequel elles avoient été faites, les ont reçûes avec la même chaleur, en sont devenus les apôtres & même les martyrs, plûtôt que de démordre d’un seul iota. Les autres au contraire moins ardens, ou plus attachés à leurs préjugés d’éducation, ont lutté contre le nouveau joug, & n’ont consenti à l’embrasser qu’avec des adoucissemens ; & de-là le schisme entre les rigoristes & les mitigés, qui les rend tous furieux, les ans pour la servitude, & les autres pour la liberté.

Les sources particulieres du fanatisme sont,

1°. Dans la nature des dogmes ; s’ils sont contraires à la raison, ils renversent le jugement, & soûmettent tout à l’imagination, dont l’abus est le plus grand de tous les maux. Les Japonois, peuples des plus spirituels & des plus éclaires, se noyent en l’honneur d’Amida leur dieu sauveur, parce que les absurdités dont leur religion est pleine leur ont troublé le cerveau. Les dogmes obscurs engendrent la multiplicité des explications, & par celles-ci la division des sectes. La vérité ne fait point de fanatiques. Elle est si claire, qu’elle ne souffre guere de contradictions ; si pénétrante, que les plus furieuses ne peuvent rien diminuer de sa joüissance. Comme elle existe avant nous, elle se maintient sans nous & malgré nous par son évidence. Il ne suffit donc pas de dire que l’erreur a ses martyrs ; car elle en a fait beaucoup plus que la vérité, puisque chaque secte & chaque école compte les siens.

2°. Dans l’atrocité de la morale. Des hommes pour qui la vie est un état de danger & de tourment continuel, doivent ambitionner la mort ou comme le terme, ou comme la récompense de leurs maux : mais quels ravages ne fera pas dans la société celui qui desire la mort, s’il joint aux motifs de la souffrir des raisons de la donner ? On peut donc appeller fanatiques, tous ces esprits outrés qui interpretent les maximes de la religion à la lettre, & qui suivent la lettre à la rigueur ; ces docteurs despotiques qui choisissent les systèmes les plus révoltans ; ces casuistes impitoyables qui desesperent la nature, & qui, après vous avoir arraché l’œil & coupé la main, vous disent encore d’aimer parfaitement la chose qui vous tyrannise.

3°. Dans la confusion des devoirs. Quand des idées capricieuses sont devenues des préceptes, & que de legeres omissions sont appellées de grands crimes, l’esprit qui succombe à la multiplicité de ses obligations, ne sait plus auxquelles donner la préférence : il viole les essentielles par respect pour les moindres : il substitue la contemplation aux bonnes œuvres, & les sacrifices aux vertus sociales : la superstition prend la place de la loi naturelle, & la peur du sacrilege conduit à l’homicide. On voit au Japon une secte de braves dogmatistes qui décident toutes les questions, & tranchent toutes les difficultés à coups de sabre ; & ces mêmes hommes qui ne se font point un scrupule de s’égorger, épargnent très-religieusement les insectes. Dès qu’un zele barbare a fait un devoir du crime, est-il rien d’inhumain qu’on ne tente ? Ajoûtez à toute la férocité des passions, les craintes d’une conscience égarée, vous étoufferez bientôt les sentimens de la nature. Un homme qui se méconnoît lui-même au point de se traiter cruellement, & de faire consister l’esprit de pénitence dans la privation & l’horreur de tout ce qui a été fait pour l’homme, ne ramenera-t-il pas son pere à coups de bâton dans le desert qu’il avoit quitté ? Un homme pour qui un assassinat est un coup de fortune éternelle, doutera-t-il un moment d’immoler celui qu’il appelle l’ennemi de Dieu & de son culte ? Un arminien poursuivant un gomariste sur la glace, tombe dans l’eau ; celui-ci s’arrête & lui tend la main pour le tirer du péril : mais l’autre n’en est pas plûtôt sorti, qu’il poignarde son libérateur. Que pensez-vous de cela ?

4°. Dans l’usage des peines diffamantes, parce que la perte de la réputation entraîne bien des maux réels. Les révolutions doivent être plus fréquentes, ou les abus affreux, dans les pays où tombent ces foudres invisibles qui rendent un prince odieux à tout son peuple. Mais heureusement il n’y a que ceux qui n’en sont pas frappés, qui les craignent ; car un monarque n’a pas toûjours la foiblesse, comme Henri II. roi d’Angleterre, ou comme Loüis le Débonnaire, de subir le châtiment des esclaves pour redevenir roi.

5°. Dans l’intolérance d’une religion à l’égard des autres, ou d’une secte entre plusieurs de la même religion, parce que toutes les mains s’arment contre l’ennemi commun. La neutralité même n’a plus lieu avec une puissance qui veut dominer ; & quiconque n’est pas pour elle, est contr’elle. Or quel trouble ne doit-il pas en résulter ? la paix ne peut devenir générale & solide que par la destruction du parti jaloux, car si cette branche venoit à ruiner toutes les autres, elle seroit bien-tôt en guerre avec elle-même : ainsi le qui vive ne cessera qu’après elle. L’intolérance qui prétend mettre fin à la division, doit l’augmenter nécessairement. Il suffit qu’on ordonne à tous les hommes de n’avoir qu’une façon de penser, dès-lors chacun devient enthousiaste de ses opinions jusqu’à mourir pour leur défense. Il s’ensuivroit de l’intolérance, qu’il n’y a point de religion faite pour tous les hommes ; car l’une n’admet point de savans, l’autre point de rois, l’autre pas un riche ; celle-là rejette les enfans, celle-ci les femmes ; telle condamne le mariage, & telle le célibat. Le chef d’une secte en concluoit que la religion étoit un je ne sai quoi composé de l’esprit de Dieu & de l’opinion des hommes : il ajoûtoit qu’il falloit tolérer toutes les religions pour avoir la paix avec tout le monde : il périt sur un échafaud.

6°. Dans la persécution. Elle naît essentiellement de l’intolérance. Si le zele a fait quelquefois des persécuteurs, il faut avoüer que la persécution a fait encore plus de zélateurs. A quels excès ne se portent pas ceux-ci, tantôt contre eux-mêmes, bravant les supplices ; tantôt contre leurs tyrans, prenant leur place, & ne manquant jamais de raison pour courir tour-à-tour au feu & au sang ?

Il courut dans le xj. siecle un fléau, miraculeux selon le peuple, qu’on appella la maladie des ardens. C’étoit une espece de feu qui dévoroit les entrailles. Tel est le fanatisme, cette maladie de religion qui porte à la tête, & dont les symptomes sont aussi différens que les caracteres qu’elle attaque. Dans un tempérament flegmatique, elle produit l’obstination qui fait les zélateurs ; dans un naturel bilieux, elle devient une phrénésie qui fait les sicaires, noms particuliers aux fanatiques d’un siecle, & qu’on peut étendre à toute l’espece divisée en deux classes. La premiere ne sait que prier & mourir ; la seconde veut regner & massacrer : ou peut-être est-ce la même fureur qui, dans toutes les sectes, fait tour-à-tour des martyrs & des persécuteurs selon les tems. Venons maintenant aux symptomes de cette maladie.

Le premier & le plus ordinaire est une sombre mélancolie causée par de profondes méditations. Il est difficile de rêver long-tems à certains principes, sans en tirer les conséquences les plus terribles. Je suis étranger sur la terre, ma patrie est au ciel, la béatitude est reservée aux pauvres, & l’enfer préparé pour les riches, & vous voulez que je cultive le Commerce & les Arts, que je reste sur le throne, que je garde mes vastes domaines ? Peut-on être chrétien & César tout-à-la-fois ?.... Heureux ceux qui pleurent & qui souffrent ; que tous mes pas soient donc hérissés de ronces. Ajoûtons peine sur peine pour multiplier ma joie & ma félicité.... Que répondre à ce fanatique ?..... qu’il use très-mal des choses, parce qu’il ne prend pas bien les paroles, & qu’il reçoit de la main gauche ce qu’on lui a donné de la main droite. Relâchement que toutes ces mitigations, vous dira-t-il : quand Dieu parle, les conseils sont des préceptes ; ainsi je vais de ce pas m’enfoncer dans un desert inaccessible aux hommes. Et il part avec un bâton, un sac, & une haire, sans argent & sans provision, pour pratiquer la loi qu’il n’entend pas.

Au second rang sont les visionnaires. Quand à force de jeûnes & de macérations, on ne se croit rempli que de l’esprit de Dieu ; qu’on ne vit plus, dit-on, que de sa présence ; qu’on est transformé par la contemplation en Dieu même, dans une indépendance des sens tout-à-fait merveilleuse, qui loin d’exclure la joüissance, en fait un droit acquis à la raison ; la vertu victorieuse des passions s’en sert quelquefois comme un roi de ses esclaves. Tel est le jargon mystique, dont voici à-peu-près la cause physique. Les esprits rappellés au cerveau par la vivacité & la continuité de la méditation, laissent les sens dans une espece de langueur & d’inaction. C’est sur-tout au fort du sommeil que les phantômes se précipitant tumultueusement dans le siége de l’imagination, ce mélange de traits informes produit un mouvement convulsif, pareil au choc brisé de mille rayons opposés qui coïncident & se croisent ; de-là viennent les ébloüissemens & les transports extatiques, qu’on devroit traiter comme un délire, tantôt par des bains froids, tantôt par de violentes saignées, selon le tempérament & les autres situations du malade.

Le troisieme symptome est la pseudoprophétie, lorsqu’on est tellement entêté de ses chimeres phantastiques, qu’on ne peut plus les contenir en soi-même : telles étoient les sibylles aiguillonnées par Apollon. Il n’est point d’homme d’une imagination un peu vive, qui ne sente en lui les germes de cette exaltation méchanique ; & tel qui ne croit pas aux sibylles, ne voudroit pas se hasarder à s’asseoir sur leurs trépiés, sur-tout s’il avoit quelque intérêt à débiter des oracles, ou qu’il eût à craindre une populace prête à le lapider au cas qu’il restât muet. Il faut donc parler alors, & proposer des énigmes qui seront respectées jusqu’à l’évenement, comme des mysteres sur lesquels il ne plaît pas encore à la Divinité de s’expliquer.

Le quatrieme degré du fanatisme est l’impassibilité. Par un progrès de mouvemens, il se trouve que les vaisseaux sont tendus d’une roideur incompréhensible ; on diroit que l’ame est refugiée dans la tête ou qu’elle est absente de tout le corps : c’est alors que les épreuves de l’eau, du fer, & du feu ne coûtent rien ; que des blessures toutes célestes s’impriment sans douleur. Mais il faut se méfier de tout ce qui se fait dans les ténebres & devant des témoins suspects. Hé, quel est l’incrédule qui oseroit rire à la face d’une foule de fanatiques ? Quel est l’homme assez maître de ses sens pour examiner d’un œil sec des contorsions effrayantes, & pour en pénétrer la cause ? Ne sait-on pas qu’on n’admet au fanatisme que des gens préparés par la superstition ? Toutefois comme ces énergumenes ne parviennent à l’état d’insensibilité, que par les agitations les plus violentes, il est aisé de conclure que c’est une phrenésie dont l’accès finit par la léthargie.

Si tous ces hommes aliénés que vous avez vûs dans ce vaste panthéon étoient transportés à leur demeure convenable, il seroit plaisant de les entendre parler. Je suis le monarque de toute la terre, diroit un tailleur, l’Esprit-saint me l’a dit. Non, diroit son voisin, je dois savoir le contraire, car je suis son fils. Taisez-vous, que j’entende la musique des globes célestes, diroit un docteur : ne voyez-vous pas cet esprit qui passe par ma fenêtre ? il vient me révéler tout ce qui fut & qui sera..... J’ai reçu l’épée de Gédeon : allons, enfans de Dieu ; suivez-moi, je suis invulnérable..... Et moi, je n’ai besoin que d’un cantique pour mettre les armées en déroute.... N’êtes vous pas cet apôtre qui doit venir de la Transylvanie ? Nous nous promenons depuis long-tems sur les rivages de la mer pour le recevoir… Je suis venu, moi, pour la rédemption des femmes, que le Messie avoit oubliées.... Et moi je tiens école de prophétie : approchez, petits enfans.

Si ces divers caracteres de folie, qui ne sont point tracés d’imagination, avoient par malheur attaqué le peuple, quels ravages n’auroient-ils pas fait ? des hommes étonnés (genus attonitum) auroient grimpé les rochers & percé les forêts : là par mille bonds & des sauts périlleux on eût évoqué l’esprit de révélation ; un prophete bercé sur les genoux des croyantes les plus timorées, seroit tombé dans une épilepsie toute céleste, l’Esprit divin l’auroit saisi par la cuisse, elle se seroit roidie comme du fer, des frissons tels que d’un amour violent auroient couru par tout son corps ; il auroit persuadé à l’assemblée qu’elle étoit une troupe imprenable ; des soldats seroient venus à main armée, & on ne leur auroit opposé que des grimaces & des cris. Cependant ces misérables traînés dans les prisons, eussent été traités en rebelles. C’est à la Medecine qu’il faut renvoyer de pareils malades. Mais passons aux grands remedes qui sont ceux de la politique.

Ou le gouvernement est absolument fondé sur la religion, comme chez les Mahométans ; alors le fanatisme se tourne principalement au-dehors, & rend ce peuple ennemi du genre humain par un principe de zele : ou la religion entre dans le gouvernement, comme le Christianisme descendu du ciel pour sauver tous les peuples ; alors le zele, quand il est malentendu, peut quelquefois diviser les citoyens par des guerres intestines. L’opposition qui se trouve entre les mœurs de la nation & les dogmes de la religion, entre certains usages du monde & les pratiques du culte, entre les lois civiles & les préceptes divins, fomente ce germe de trouble. Il doit arriver alors qu’un peuple ne pouvant allier le devoir de citoyen avec celui de croyant, ébranle tour-à-tour l’autorité du Prince & celle de l’Eglise. L’inutile distinction des deux puissances a beau vouloir s’entremettre pour fixer des limites, il faudroit être neutre. Mais l’empire & le sacerdoce, au mépris de la raison, empietent mutuellement sur leurs droits ; & le peuple qui se trouve entre ces deux marteaux supporte seul tous les coups, jusqu’à ce que mutiné par ses prêtres contre ses magistrats, il prenne le fer en main pour la gloire de Dieu, comme on l’a vû si souvent en Angleterre.

Pour détourner cette source intarissable de desordres, il se présente à la vérité trois moyens ; mais quel est le meilleur ? Faut-il rendre la religion despotique, ou le monarque indépendant, ou le peuple libre ?

1°. On pourra dire que le tribunal de l’inquisition, quelque odieux qu’il dût être à tout peuple qui conserveroit encore le nom de quelque liberté, préviendroit les schismes & les querelles de religion, en ne tolérant qu’une façon de penser : qu’à la vérité une chambre toûjours ardente brûleroit d’avance les victimes de l’éternité, & que la vie des particuliers seroit continuellement en proie à des soupçons d’hérésie ou d’impiété ; mais que l’état seroit tranquille & le prince en sûreté : qu’au lieu de ces violentes maladies qui épuisent tout-à-coup les veines du corps polit que, le sang ne couleroit que goutte à goutte ; & que les sujets dans un état d’infirmité habituelle ne se plaindroient pas des brusques fermentations qu’éprouvent les gouvernemens d’une constitution vigoureuse.

2°. Que si vous préferiez les périls inséparables de la liberté, à l’oppression continuelle, seroit-il mieux de mettre votre souverain à l’abri de toute domination étrangere, & qu’il n’y eût qu’un seul chef dans l’état ? Mais s’il n’y a point de barriere au pouvoir du souverain… Hé quoi ! ne nous reste-t-il pas des lois fondamentales & des corps intermédiaires ? Il s’ensuivroit donc une réforme générale dans le corps dévoüé au culte religieux. Mais seroit-ce un malheur qu’un corps trop puissant perdît quelque chose, si tant d’autres devoient y gagner ? Tandis qu’il resteroit une extrème considération pour les richesses, le commerce tiendroit les autres étais en équilibre, la noblesse ne prévaudroit pas ; les tribunaux se rempliroient d’excellens sujets, qui ne sont pas toûjours tels dans l’ordre ecclésiastique : au lieu de ces discussions théologiques, qui tourmentent les esprits sans affermir la religion, l’application se tourneroit vers les matieres de droit public ; on s’éclaireroit sur les véritables intérêts de la nation : cette fourmiliere, qui se jette dans les bas emplois de la Magistrature & de l’Eglise, peupleroit les campagnes & les atteliers ; on s’occuperoit du travail des mains, beaucoup plus naturel à l’homme que les travaux de l’esprit. Il ne faudroit qu’adoucir la condition du peuple, pour l’accoûtumer insensiblement à cette amélioration.

3°. Les rois ont tant d’intérêt à arrêter les progrès du fanatisme ; s’il leur fut quelquefois utile, ils ont eu tant de raisons de s’en plaindre, qu’on ne peut assez demander comment ils osent traiter avec un ennemi si dangereux. Tous ceux qui s’occupent à le détruire, de quelque nom odieux qu’on les appelle, sont les vrais citoyens qui travaillent pour l’intérêt du prince & la tranquillité du peuple. L’esprit philosophique est le grand pacificateur des états ; c’est peut-être dommage qu’on ne lui donne pas de tems-en-tems un plein pouvoir. Les Sintoïstes, secte du Naturalisme au Japon, regardent le sang comme la plus grande de toutes les souillures ; cependant les prêtres du pays les détestent & les décrient, parce qu’ils ne prêchent que la raison & la vertu, sans cérémonies.

Un peu de tolérance & de modération ; sur-tout ne confondez jamais un malheur (tel que l’incrédulité) avec un crime qui est toûjours volontaire. Toute l’amertume du zele devroit se tourner contre ceux qui croyent, & n’agissent pas ; les incrédules resteroient dans l’oubli qu’ils méritent, & qu’ils doivent souhaiter. Punissez à la bonne heure ces libertins qui ne secouent la religion, que parce qu’ils sont révoltés contre toute espece de joug, qui attaquent les mœurs & les lois en secret & en public : punissez-les, parce qu’ils deshonorent & la religion où ils sont nés, & la philosophie dont ils font profession : poursuivez-les comme les ennemis de l’ordre & de la société ; mais plaignez ceux qui regrettent de n’être pas persuadés. Eh, n’est-ce pas une assez grande perte pour eux que celle de la foi, sans qu’on y ajoûte la calomnie & les tribulations ? Qu’il ne soit donc pas permis à la canaille d’insulter la maison d’un honnête homme à coups de pierre, parce qu’il est excommunié : qu’il joüisse encore de l’eau & du feu, quand on lui a interdit le pain des fideles : qu’on ne prive pas son corps de la sépulture, sous prétexte qu’il n’est point mort dans le sein des élus ; en un mot, que les tribunaux de la justice puissent servir d’asyle au défaut des autels… Quelle indigne licence, dites-vous, va faire tomber la religion dans le mépris ?… Est-ce qu’elle se soûtient sur des bras de chair ? Voudriez-vous la faire regarder comme un instrument de politique ? N’en appellez donc plus des decrets des hommes à l’autorité divine, & soûmettez-vous le premier à une puissance de qui vous tenez la vôtre ; mais plûtôt faites aimer la religion, en laissant à chacun la liberté de la suivre. Prouvez la vérité par vos œuvres, & non par un étalage de faits étrangers à la Morale, & moins conséquens que vos exemples ; soyez doux & pacifiques ; voilà le triomphe assûré à la religion, & le chemin coupé au fanatisme.

Ajoûterons-nous, d’après un auteur anglois, que « le fanatisme est très-contraire à l’autorité du sacerdoce ? En effet portés dans leurs extases à la source même de la lumiere, loin de reconnoître les lois de l’Eglise, les fanatiques s’érigent eux-mêmes en législateurs, & publient tout haut les secrets de la Divinité, au mépris des traditions & des formes reçues ». Comme un favori du prince, qui n’attend ni son rang ni l’expérience pour commander, & qui ne pouvant être à la tête des affaires, faute d’habileté, se plaît à renverser par son crédit les dispositions du ministere ; « le fanatique, sans recevoir l’onction, se consacre lui-même ; & n’ayant pas besoin de médiateur pour aller à Dieu, il substitue ses visions à la révélation & ses grimaces aux cérémonies.

En général nous avons vû en Angleterre nos enthousiastes en fait de religion, passionnés pour le gouvernement républicain, tandis que les plus superstitieux étoient les partisans de la prérogative. De même, continue le même auteur, nous voyons ailleurs deux partis, dont l’un esclave & tyran de la cour est dévoüé à l’autorité, & l’autre peu soûmis conserve quelques étincelles de l’amour pour la liberté ».

Si la superstition subjugue & dégrade les hommes, le fanatisme les releve : l’une & l’autre sont de mauvais politiques ; mais celui-ci fait les bons soldats. Mahomet n’eut presque jamais qu’un croyant contre dix infideles dans la plûpart de ses combats : avec trois cents hommes, il étoit en état d’en vaincre dix mille, tant la confiance en des légions célestes & l’espérance d’une couronne immortelle donnoient de force à sa petite troupe. Un général d’armée, un ministre d’état, peuvent tirer grand parti de ces ames de feu. Mais aussi quels dangereux instrumens en de mauvaises mains ! Un enthousiaste est souvent plus redoutable avec ses armes invisibles, qu’un prince avec toute son artillerie. Que faire à des gens qui mettent leur salut dans la mort ; qui se multiplient à mesure qu’on les moissonne, & dont un seul suffit pour réparer les plus nombreuses pertes ? Semblables au polype, partagez tout le corps en mille pieces, chaque membre coupé forme un nouveau corps. Exilez ces esprits ardens au fond des provinces, ils mettront toutes les villes en feu. Il ne resteroit donc qu’à les enfermer çà & là dans les prisons, où ils se consumeroient comme des tisons embrasés, jusqu’à ce qu’ils fussent réduits en cendres.

On ne sait guere quel parti prendre avec un corps de fanatiques ; ménagez-les, ils vous foulent aux piés ; si vous les persécutez, ils se soûlevent. Le meilleur moyen de leur imposer silence, est de détourner adroitement l’attention publique sur d’autres objets ; mais ne forcez jamais. Il n’y a que le mépris & le ridicule qui puissent les décréditer & les affoiblir. On dit qu’un chef de police, pour faire cesser les prestiges du fanatisme, avoit résolu, de concert avec un chimiste célebre, de les faire parodier à la foire par des charlatans. Le remede étoit spécifique, si l’on pouvoit desabuser les hommes sans de grands risques ; mais pour peu qu’on leve le voile, il est bien-tôt déchiré. Ménagez la religion & le peuple, parce qu’ils sont redoutables l’un par l’autre.

Le fanatisme a fait beaucoup plus de mal au monde que l’impiété. Que prétendent les impies ? se délivrer d’un joug, au lieu que les fanatiques veulent étendre leurs fers sur toute la terre. Zélotypie infernale ! A-t-on vû des sectes d’incrédules s’attrouper, & marcher en armes contre la divinité ? Ce sont des ames trop foibles pour prodiguer le sang humain : cependant il faut quelque force pour pratiquer le bien sans motif, sans espoir, & sans intérêt. Il y a de la jalousie & de la méchanceté à troubler des ames en possession d’elles-mêmes, parce qu’elles n’ont ni les prétentions, ni les moyens que vous avez… On se garde bien au reste d’adopter de semblables raisonnemens, qui ont fait le tourment de tant d’hommes aussi célebres par leurs disgraces, que par les écrits qui les leur ont attirées.

Mais s’il étoit permis d’emprunter un moment, en faveur de l’humanité, le style enthousiaste, tant de fois employé contr’elle, voici l’unique priere qu’on opposeroit aux fanatiques :

« Toi qui veux le bien de tous les hommes, & qu’aucun ne périsse ; puisque tu ne prens aucun plaisir à la mort du méchant, délivre nous, non pas des ravages de la guerre & des tremblemens de terre, ce sont des maux passagers, limités, & d’ailleurs inévitables, mais de la fureur des persécuteurs qui invoquent ton saint nom. Enseigne-leur que tu hais le sang, que l’odeur des viandes immolées ne monte point jusqu’à toi, & qu’elle n’a point la vertu de dissiper la foudre dans les airs, ni de faire descendre la rosée du ciel. Éclaire tes zélateurs, afin qu’ils se gardent au-moins de confondre l’holocauste avec l’homicide. Remplis-les tellement de l’amour d’eux-mêmes, qu’ils puissent oublier leur prochain, puisque leur pitié n’est qu’une vertu destructive. Hé ! quel est l’homme que tu as chargé du soin de tes vengeances, qui ne les mérite cent fois plus que les victimes qu’il t’immole ? Fais entendre que ce n’est ni la raison ni la force, mais ta lumiere & ta bonté, qui conduisent les ames dans tes voies, & que c’est insulter à ton pouvoir, que d’y mêler le bras de l’homme. Quand tu voulus former l’Univers, l’appellas-tu à ton secours ? & s’il te plaît de m’introduire à ton banquet, n’es-tu pas infini dans tes merveilles ? mais tu ne veux pas nous sauver malgré nous. Pourquoi n’imite-t-on pas la douceur de ta grace, & prétend-t-on m’inviter par la crainte à t’aimer ? Répands l’esprit d’humanité sur la terre, & cette bienveillance universelle, qui nous remplit de vénération pour tous les êtres avec qui nous partageons le don précieux du sentiment, & qui fait que l’or & les émeraudes fondus ensemble ne sauroient jamais égaler devant toi le vœu d’un cœur tendre & compatissant, encore moins expier l’horreur d’un homicide ».

Fanatisme du patriote. Il y a une sorte de fanatisme dans l’amour de la patrie, qu’on peut appeller le culte des foyers. Il tient aux mœurs, aux lois, à la religion, & c’est par-là sur-tout qu’il mérite davantage ce nom. On ne peut rien produire de grand sans ce zele outré, qui grossissant les objets, enfle aussi les espérances, & met au jour des prodiges incroyables de valeur & de constance. Tel étoit le patriotisme des Romains. Ce fut ce principe d’héroïsme qui donna à tous les siecles le spectacle unique d’un peuple conquérant & vertueux. On peut regarder le vieux Brutus, Caton, les Decius pere & fils, & les trois cents Fabius dans l’histoire civile, comme les lions & les baleines dans l’histoire naturelle, & leurs actions prodigieuses, comme ces volcans inattendus, qui desolant en partie la surface du globe, affermissent ses fondemens, & causent l’admiration après l’effroi. Mais ne mettez pas au même rang les vains déclamateurs, qui s’enthousiasment indifféremment de tous les préjugés d’état, & qui préferent toûjours leur pays, uniquement parce qu’ils y sont nés. Il est sans doute beau de mourir pour sa patrie ; & quelle est la chose pour laquelle on ne meurt pas ? Donc la nature n’a pas mis de bornes à ces maximes… Écoutez les plus beaux vers, ou l’idée la plus neuve & la plus sublime d’un de nos grands poëtes dans ces derniers jours. Voyez comme une mere parle à son époux, qui veut lui arracher son fils, pour le sacrifier au fils de ses rois.

Va, le nom de sujet n’est pas plus grand pour nous,
Que ces noms si sacrés & de pere & d’époux.
La nature & l’hymen, voilà les lois premieres,
Les devoirs, les liens des nations entieres :
Ces lois viennent des dieux, le reste est des humains.

Cet article est de M. Deleyre, auteur de l’analyse de la philosophie du chancelier Bacon.

Fanatisme, (maladie) voyez Démonomanie, Mélancolie, & l’article précédent.