L’Ennemie intime, par Marcelle Tinayre

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La Revue hebdomadaireannée 40, tome 5, numéro 22 (p. 97-101).

L’ENNEMIE INTIME, par Marcelle Tinayre[1].


Après une période de recueillement — quatre années, je crois ! — Mme Marcelle Tinayre vient de publier un roman qui est un roman noir : l’Ennemie intime. On sait que la tonalité la plus sombre règne dans les livres à la mode. Les femmes mêmes n’hésitent pas à s’aventurer dans les domaines sataniques, comme le prouve avec éclat Mme Marguerite Jouve, dont le jury Minerva a couronné Nocturne et le Maléfice.

Avec l’Ennemie intime, nous ne pénétrons pas dans le royaume démoniaque, qui sent le soufre, la sorcellerie, et où les nuits se peuplent de ballets macabres. Si cette jeune et originale romancière, Marguerite Jouve, est une fille spirituelle d’Hoffmann et de Baudelaire, Mme Tinayre se rattache tout naturellement à nos peintres de mœurs et de caractères. Son nouveau roman se développe sur le rythme classique. C’est une tragédie bourgeoise. Dans une petite ville de province vit un entrepreneur enrichi, M. Capdenat. Il est bien le fils de cette région rude, Le Rouergue, où les caractères sont durs et les volontés obstinées. C’est un tyran. Il a fait à moitié l’étape, et comptait sur la politique pour apaiser son appétit de domination. En pleine campagne électorale, une congestion le terrasse un soir ; on le saigne, on le sauve, mais sa vie active est finie. Quelque temps après, une nouvelle attaque le laisse à demi paralysé, le pied lourd et la jambe raide ; quant à son humeur, jamais on n’en connut de plus acariâtre et de plus violente. À part les serins et le chat persan, personne ne peut vivre chez lui : sa femme — pauvre créature effacée et terrorisée — est morte ; son fils, grand blessé de guerre, est parti en claquant la porte ; le despote s’est brouillé aussi avec son gendre, l’architecte parisien Alquier. Sa fille, Geneviève, revient seule de loin en loin affronter les reproches du vieillard toujours fumant de colère, et récriminant : « On le délaisse… Ses enfants sont dénaturés. » La jeune femme s’enfonce dans la mélancolie du sombre intérieur. Que peut-elle faire ? Elle est belle et faible. Elle a cette grâce pliante des êtres marqués pour l’amour et qui finissent toujours par être victimes. Quel que soit le drame qui se prépare, il ne peut que s’abattre sur cette nuque dorée et sur ces épaules fléchissantes.

Ce drame, une gouvernante introduite dans la maison va le tisser de ses mains cupides, patientes et sournoises. Renaude Vipreux est bien nommée : c’est une vipère ! qui s’en douterait ? Avec son manteau étriqué et son chignon, elle a l’aspect chétif d’une vieille fille de la bourgeoisie « qui a eu des malheurs ». Geneviève la prend en pitié : « Pourvu qu’elle reste ! M. Capdenat est si brutal… Aucune domestique n’a pu durer à son service ! » La jeune femme n’a pas vu la dureté des petits yeux jaunes. En quelques heures, ce regard luisant a tout scruté : sa beauté, son luxe, et jusqu’à son secret le plus intime. Geneviève, mal mariée, a une liaison. Vous devinez bien que Renaude surprend, dès le premier jour, une lettre amoureuse, et tient l’imprudente à sa merci. Nous pressentons en elle l’orgueil féroce, le pharisaïsme, toutes les dissimulations de la femme laide et humiliée.

Habile romancière, experte dans l’art de mener un récit, et de découvrir peu à peu la vérité psychologique, Mme Tinayre n’a garde de nous ouvrir dès le début ce cœur racorni que dévore une braise si ardente. Elle peint Renaude, telle que la voient les gens de Villefarge, qui louent ses mérites et son dévouement. À peine, de loin en loin, quelque menu fait décèle le travail secret de la gouvernante : elle s’est débarrassée des serins, du chat persan… puis d’une pauvre créature, Maria-la-Bossue, qui avait — soupirait-elle — des visions ! Petits coups d’état, mais qui trahissent une autorité s’insinuant dans tous les détails. Toujours réticente, avec son singulier mélange de servitude et d’ambition, elle poursuit son œuvre. Que désire-t-elle ? Sans doute, elle capte l’héritage de Capdenat. Mais il y a dans son cas bien autre chose qu’une banale histoire d’accaparement. Aux dernières pages, tout ce que nous pressentions se révèle enfin. Capdenat est mort. Geneviève, savamment torturée par l’adversaire, et s’enfuyant en auto, la nuit, le cœur affolé, dans un pays vertigineux, a trouvé dans un accident la délivrance de tous ses maux. La vieille fille est seule dans la maison désertée. Elle reste maîtresse du champ de bataille. Hallucinée, en tête à tête avec sa vie, avec ses péchés, elle erre comme une ombre de chambre en chambre. C’est le moment qu’a choisi Mme Tinayre pour prospecter jusqu’au fond cette âme rongée par le mal. L’analyse est très belle :

« Elle appelait « fierté » l’incoercible orgueil qui saignait en elle depuis l’enfance. Tout l’avait blessé, cet orgueil : la ruine des parents, le célibat imposé à la fille ardente et pauvre, la souffrance de vieillir sans avoir mangé à sa faim et bu à sa soif le pain et le vin de la vie, sans avoir eu d’autres champs d’action que la chambre d’une infirme, d’autre société que de petites gens, des prêtres, des religieuses… Être de la race des forts et se sentir entravée ! Être de la race des maîtres et servir !… quel supplice pour Renaude ! La déchéance, l’ignoble injure de Capdenat, et par contraste — fer rouge sur une plaie — cette révélation vivante de la beauté, du luxe, du coupable amour : Geneviève.

« Et moi, alors, et moi ?… Moi, qui n’ai rien eu que les miettes du repas, vieille, dépendante, humiliée, je n’aurai rien à dire ? Je devrai ne rien faire ? J’assisterai, passivement, à ce scandale ?… Non !… si le vice ne reçoit pas son châtiment, je douterai de la justice de Dieu. Je dirai que la chasteté, le dévouement et l’abnégation ne sont qu’une monnaie de singe. »

Ce n’est pas la première fois, dans la littérature féminine, que le vice prend le masque de la piété. Comme Molière, dont elle a eu le courage de se souvenir ouvertement, Mme de Girardin a mis en scène la fausse dévotion. Dans Lady Tartuffe, l’hypocrisie s’est faite femme : elle a donc ces raffinements dans la calomnie, cette perfidie dans les allusions dont les hommes — si mauvais soient-ils — n’ont pas tout à fait le secret. Certains reprochent à Mme Tinayre d’avoir créé un type odieux. Même querelle fut faite jadis à Mme de Girardin. À ceux qui lui écrivaient : « Votre lady Tartuffe est un monstre, » elle répondait sans embarras : « C’est un bouquet que j’ai fait des noirceurs de cinq ou six femmes de ma connaissance. »

Dans l’Ennemie intime, la figure de M. Capdenat, et surtout celle de Renaude, sont traitées de main de maître. Toutes n’ont pas ce puissant relief. Lucien Alquier, et aussi l’ami de Geneviève, le faible Bertrand, paraissent ébauchés. Par contre, Mme Tinayre a tracé d’un personnage de second plan, Mme de l’Espitalet, un ravissant portrait de vieille dame, rayonnant de bienveillance et de belle humeur. L’excellente femme remet à l’honneur, dans le livre, les vertus chrétiennes, si étrangement travesties par la misérable Renaude.

Quant au décor, il est excellent. Lisez plutôt cette description du salon de M. Capdenat : « L’air avait le goût poussiéreux des pièces encombrées d’étoffes mal entretenues et mal aérées. Des rideaux à baldaquin, des portières épaisses, imitaient les tapisseries flamandes. Contre les murs couverts d’un papier moutarde à palmettes brunes, s’alignaient des chaises de cuir. Le buffet Henri II sculpté sous la présidence de Carnot, montrait un luxe confus de colonnes torses, de rinceaux, d’acanthes, et deux trophées de gibier sur les panneaux. Un tapis, assorti aux tentures, cachait la table ronde. La suspension, transformée en lustre électrique, avait gardé son dôme vert. La cheminée s’enorgueillissait d’une coupe en bronze et de deux candélabres qui ne servaient à rien. De chaque côté, se faisant pendant, miroitaient les cadres inclinés de deux photographies agrandies. » Ce salon ouvre sa fenêtre sur la place entourée d’arcades, aux piliers trapus. Mme Tinayre excelle dans ces tableaux. Elle a le don de vérité, et l’élégance du style. La vie de province qu’elle peint est toujours, par un côté, celle de Balzac : le goût d’épier le voisin, la curiosité infatigable, l’interprétation de ce qu’on observe, de ce qu’on devine, sont de tous les temps. Mais certaines peintures éclairent les transformations d’après-guerre. La bourgeoisie ruinée agonise. Dans la poussière de quelques greniers, les petits rentiers meurent de faim, au milieu des épaves de leur mobilier, et rêvant encore — les malheureux ! — au relèvement des fonds russes. Les vitrines mêmes de la petite ville reflètent l’évolution rapide des mœurs. La mercière, devenue modiste, se dénomme Jane, à l’anglaise. Le lampiste expose des fers électriques et des appareils de T. S. F. À côté du cinéma, et du tapissier-décorateur, vous voyez d’ici la figure archaïque que font les bons vieux marchands, vendeurs de moines pour chauffer les lits, et de panières d’osier à roulettes, à l’usage des marmots qui ne savent pas encore marcher seuls. En traits bien choisis, Mme Tinayre peint la vie provinciale de notre temps, éblouie et trépidante, qui se met peu à peu sur le rythme de l’auto et du phonographe.

Que le changement de décor ne nous trompe pas ! À côté des vitrines tapageuses, il y a les façades noires et secrètes. Il y a la maison Capdenat, où s’est embusquée l’ennemie en robe grise, et en souliers plats. La province reste décidément pour les romanciers une riche matière, abondante en drames, et où le crime est d’autant plus saisissant qu’il reste si longtemps couvé !


JEAN BALDE.



  1. Ernest Flammarion, éditeur.