Poésies diverses (Chateaubriand)/L’Esclave

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Poésies diversesGarnier frèresvol. 3 (p. 554-555).

V.

L’ESCLAVE.


Tunis, 1807.


Le vigilant derviche à la prière appelle
Du haut des minarets teints des feux du couchant.
Voici l’heure au lion qui poursuit la gazelle ;
Une rose au jardin moi je m’en vais cherchant.
Musulmane aux longs yeux, d’un maître que je brave
Fille délicieuse, amante des concerts,
Est-il un sort plus doux que d’être ton esclave,
Toi que je sers, toi que je sers ?

Jadis, lorsque mon bras faisoit voler la prame
Sur le fluide azur de l’abîme calmé,
Du sombre désespoir les pleurs mouilloient ma rame ;
Un charme m’a guéri : j’aime et je suis aimé.
Le noir rocher me plaît ; la tour que le flot lave
Me sourit maintenant aux grèves de ces mers :
Le flambeau du signal y luit pour ton esclave,
Toi que je sers, toi que je sers !

Belle et divine es-tu, dans toute ta parure.
Quand la nuit au harem je glisse un pied furtif !
Les tapis, l’aloès, les fleurs et l’onde pure.
Sont par toi prodigués à ton jeune captif.
Quel bonheur ! au milieu du péril que j’aggrave,
T’entourer de mes bras, te parer de mes fers,

Mêler à tes colliers l’anneau de ton esclave,
Toi que je sers, toi que je sers !

Dans les sables mouvants, de ton blanc dromadaire
Je reconnois de loin le pas sûr et léger ;
Tu m’apparois soudain : un astre solitaire
Est moins doux sur la vague au pauvre passager ;
Du matin parfumé le souffle est moins suave,
Le palmier moins charmant au milieu des déserts.
Quel sultan glorieux égale ton esclave.
Toi que je sers, toi que je sers !

Mon pays, que j’aimois jusqu’à l’idolâtrie,
N’est plus dans les soupirs de ma simple chanson ;
Je ne regrette plus ma mère et ma patrie ;
Je crains qu’un prêtre saint n’apporte ma rançon.
Ne m’affranchis jamais ! laisse-moi mon entrave !
Oui, sois ma liberté, mon Dieu, mon univers !
Viens, sous tes beaux pieds nus, viens fouler ton esclave,
Toi que je sers, toi que je sers !