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L’Hérédité morbide

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L’hérédité morbide
Ch. Féré

Revue des Deux Mondes tome 126, 1894



L’HÉRÉDITÉ MORBIDE



I. A. Sanson, l’Hérédité normale et pathologique, 1893. — II. Nordau, Dégénérescence, 1893. — III. Ch. Féré, la Famille névropathique, théorie tératologique de l’hérédité et de la prédisposition morbides et de la dégénérescence, 1894.


La maladie est une peine non seulement lorsqu’elle arrive en réalité, mais même lorsqu’elle ne vient pas, si on a de bonnes raisons de la craindre pour soi-même ou pour les siens. Vivre sous la menace du mal est une souffrance perpétuelle. Or, une des raisons de craindre les plus légitimes est sans contredit l’hérédité, qui dans un grand nombre de maladies passe pour fatale. L’étude de l’hérédité morbide est donc pleine d’intérêt, non seulement parce que la connaissance de ses lois impose des mesures préventives ; mais parce que l’étude particulière des restrictions qu’on peut apporter à la fatalité de ces lois a aussi un résultat avantageux, qui est de soulager en les rassurant ceux qui n’ont plus qu’à subir leur sort. À ce double point de vue, la question de l’hérédité morbide mérite considération autant au point de vue pratique, qu’au point de vue théorique.

Qu’est-ce donc que l’hérédité morbide ? L’hérédité biologique, dit Sanson, est la transmission des ascendans aux descendans, par voie de génération sexuelle, des propriétés ou qualités naturelles ou acquises. Parmi les propriétés acquises, il faut comprendre les propriétés morbides. L’hérédité des propriétés morbides paraît obéir aux mêmes lois que celles de l’hérédité des propriétés naturelles, pour laquelle on peut accepter les formules de Darwin : 1o Loi de l’hérédité directe et immédiate, d’après laquelle les parens tendent à léguer leurs caractères physiques et moraux à leur descendans directs ; 2o Loi de prédominance de l’hérédité directe, suivant laquelle les caractères de l’un des deux générateurs prédominent dans le produit ; 3o Loi d’hérédité en retour, hérédité de race, qui s’applique aux faits souvent observés d’atavisme, c’est-à-dire à la réapparition chez les descendans des caractères d’un ancêtre plus ou moins éloigné ; 4o Loi de l’hérédité homochrone, c’est-à-dire de l’apparition des caractères héréditaires aux mêmes époques de la vie chez les ascendans et chez les descendans. Les pathologistes font un abus de langage lorsqu’ils appliquent l’expression d’hérédité collatérale à la coexistence d’une même maladie chez des parens collatéraux : les faits de ce genre rentrent dans la loi de l’hérédité en retour ou atavique. On a admis une hérédité dite d’imprégnation, qui consisterait en ce qu’une femelle pourrait transmettre aux produits d’un second conjoint des caractères du premier ; les faits qui ont pu servir à appuyer cette hypothèse, dont M. Sanson a fait justice, sont probablement aussi des faits incompris d’hérédité en retour.

Il s’en faut d’autre part que l’hérédité morbide obéisse d’une façon constante aux lois de l’hérédité normale. C’est un fait notoire que dans les familles morbides les maladies ne se transmettent pas le plus souvent avec une similitude parfaite. L’hérédité homologue ou similaire qui s’observe surtout dans les maladies mentales est rare pour les autres maladies ; ordinairement la maladie se transforme dans les descendances : un diabétique donne naissance à un fils ataxique, à une fille hystérique, à une autre qui devient épileptique. On a groupé ces faits sous les désignations d’hérédité dissemblable, par transformation ou par substitution, désignations paradoxales, car c’est justement la ressemblance qui est le principal caractère de l’hérédité. John Hunter semble avoir prévu les objections que l’on peut faire à ce genre d’hérédité, quand il soutient qu’il n’existe pas de maladies héréditaires, à proprement parler, mais seulement une disposition héréditaire à les contracter. Cette hypothèse, encore qu’un peu vague, pouvait rendre compte non seulement de l’hérédité dissemblable, mais aussi de l’absence d’hérédité qui est heureusement assez fréquente. L’hérédité morbide a d’autant plus de chances de se manifester que les deux générateurs sont atteints de la même tare. Les mariages consanguins qui ont été accusés de jouer un rôle important dans la genèse des névropathies, de la surdi-mutité et des dégénérescences en général, n’agissent en réalité que par l’accumulation de l’hérédité. La consanguinité n’opère qu’en favorisant l’hérédité des qualités familiales bonnes ou mauvaises : dans les familles saines, elle est à rechercher ; dans les familles morbides, elle est à éviter ; la zootechnie fournit de nombreux faits à l’appui de cette opinion, déjà suffisamment justifiée par les observations sur l’homme.

La sélection pathologique des névropathes, qui semblent s’attirer par des sympathies invincibles, réalise les mêmes chances de dégénérescence que la consanguinité morbide. Cette sélection pathologique se manifeste non seulement chez les névrosés, les hystériques, les vésaniques, mais aussi dans une autre catégorie d’anormaux, les criminels, chez lesquels le vice devient la base d’unions progressivement dégénératives.

Plusieurs maladies infectieuses, qui se propagent ordinairement par contagion, peuvent être transmises à l’enfant soit par la mère, soit même par le père, la mère demeurant indemne. La maladie étant due à un agent d’infection spécial, c’est-à-dire à un être qui a une existence propre, cette transmission ne peut pas être considérée à proprement parler comme un fait d’hérédité. Les élémens générateurs n’ont pu que servir de véhicules à l’agent morbide ou à ses produits. Ce qui a été transmis, ce n’est pas un caractère naturel et ce n’est même pas un caractère définitivement acquis, c’est une propriété étrangère et accidentellement surajoutée, susceptible de disparaître ou d’être détruite. La transmission des maladies infectieuses ne répond donc pas aux conditions exigées par la définition de l’hérédité biologique.

Les maladies qui répondent à cette définition sont unies par des liens évidens de parenté : quelle que soit la variété de leur aspect elles constituent une véritable famille.

L’hérédité directe et similaire de certaines maladies a frappé de tous temps les observateurs ; mais c’est surtout dans les maladies mentales que cette hérédité a été le plus souvent régulièrement constatée. Les travaux d’Esquirol, de Parchappe, de Guislain, de Baillarger, de Moreau de Tours, n’ont fait que révéler des différences de degré dans la fréquence de cette cause.

Assez souvent, la tare familiale se manifeste d’une manière graduelle : une ou plusieurs générations montrent des troubles légers, pour ainsi dire préparatoires. L’hérédité a besoin d’être accumulée, capitalisée en quelque sorte, avant de se traduire par une entité morbide à laquelle on puisse imposer un nom. On trouve souvent, parmi les ascendans des aliénés, des individus atteints d’un état habituel de surexcitation, des enthousiastes, des originaux, des inventeurs malheureux, des dissipateurs, des irréguliers affectés de tics intellectuels ou moraux.

L’hérédité ne se manifeste pas au même degré dans toutes les formes de folie : elle est moins évidente dans les formes aiguës que dans les formes chroniques. Les troubles mentaux en général ont de grandes chances de se transmettre par hérédité lorsqu’ils sont en activité au moment de la conception. Ils se transmettent moins sûrement quand les générateurs se trouvent comme en temps d’armistice ou de trêve, et surtout s’ils ont eu leur première atteinte après la naissance de l’enfant. Les faits dans lesquels on voit un individu qui n’a pas encore été aliéné transmettre à ses descendans la prédisposition à le devenir montrent bien que ce qui se transmet, ce n’est pas la maladie elle-même, mais bien l’aptitude à l’acquérir. Il n’est pas très rare d’ailleurs de voir un fils atteint d’une névropathie dont son ascendant ne sera affecté que plus tard. L’hérédité morbide élude souvent la loi de l’homochronie.

L’hérédité accumulée aboutit à la production d’individus souvent reconnaissables à des malformations physiques, et à des émotivités anormales, qui constituent ce qu’on appelle les stigmates physiques et les stigmates psychiques de la dégénérescence. Toutefois on ne peut pas dire que l’hérédité imprime à la folie des caractères absolument spéciaux ; mais il faut reconnaître que les héréditaires, plus sensibles aux excitations de toutes sortes, souffrent plus souvent d’accès aigus sous l’influence de causes insignifiantes et, plus souvent chez eux, ces accès disparaissent aussi facilement et aussi subitement qu’ils se sont produits.

C’est dans la folie qu’on observe le plus souvent la transmission similaire, mais certaines formes sont plus aptes à passer d’une génération à la suivante, par exemple la folie du suicide. On cite une famille dont dix membres se donnent la mort dans l’espace de cinquante ans. Un des faits les plus curieux de ce genre est rapporté par le névrologiste américain Hammond : un individu âgé de 35 ans se coupe la gorge avec un rasoir dans un bain ; il laisse trois enfans : deux fils qui se tuent au même âge et de la même manière ; une fille qui, à 35 ans, se détruit aussi en se coupant la gorge dans un bain ; cette dernière seule a un fils qui, après deux tentatives avortées, se tue à 31 ans par un procédé identique.

Parmi les faits les plus propres à démontrer le caractère familial des affections mentales, il faut citer les cas de folie gémellaire et certains cas de folie collective développés dans une même famille. On rapporte des faits bien observés de jumeaux atteints des mêmes troubles psychopathiques, se manifestant par accès contemporains, bien que ces individus fussent séparés l’un de l’autre par de longues distances.

Aujourd’hui, on ne peut pas mettre en doute l’hérédité des troubles mentaux, aussi bien de ceux dont on ne connaît pas les lésions anatomiques que de ceux qu’on croit connaître mieux, comme la paralysie générale et la démence sénile. Mais ce dont il est encore moins permis de douter, c’est que le plus souvent il ne s’agit pas d’hérédité directe et similaire, mais ordinairement d’hérédité dite collatérale et dissemblable. Le fils peut ne pas hériter de son père, et si c’est le neveu qui hérite, on le voit en général atteint d’une affection mentale différente de celle de son oncle. Il faut donc convenir que ce qu’on entend par hérédité dans les maladies mentales ne répond pas le plus souvent à la définition de l’hérédité biologique normale.

Cette dissemblance si fréquente dans l’hérédité de la folie s’accentue si on considère les alliances de la famille psychopathique. Dans les familles d’aliénés, on rencontre en effet très fréquemment des troubles nerveux très différens par leur aspect. Un psychiatre anglais, Prichard, a désigné sous le nom de folie morale un trouble d’esprit qui non seulement entraîne à des actes anormaux et le plus souvent nuisibles, mais s’accompagne d’un défaut de conscience de la valeur morale de ces actes. Ce genre de folie diffère de la folie impulsive dans laquelle le malade est poussé à des actes violens, nuisibles ou criminels, par une force invincible, mais qui lui laisse l’appréciation plus ou moins saine de la valeur de ces actes. Ces formes morbides, qui ne vont guère sans quelque trouble général de l’intelligence, ont une analogie frappante avec le vice et le crime.

Le vice et le crime sont du reste, comme la folie, souvent héréditaires : on observe aussi chez les criminels l’hérédité directe et similaire, mais bien plus souvent ils se rencontrent combinés dans les familles avec les troubles de l’esprit les plus divers : folie, imbécillité, idiotie, etc. Ce n’est pas seulement dans la même famille qu’on observe la combinaison de la folie et du crime : c’est souvent aussi chez le même individu. Les médecins des établissemens pénitentiaires ont constaté depuis longtemps la fréquence des troubles mentaux chez les détenus, et ils ont acquis la conviction que les causes de la folie dite pénitentiaire sont inhérentes au prisonnier et non à la prison. Du reste, on l’a déjà remarqué, la débauche, les perversions instinctives se rencontrent fréquemment dans les antécédens héréditaires des aliénés. Lorsque la maladie se caractérise chez un délinquant, elle éclaire d’un jour nouveau la multiplicité des condamnations antérieurement subies. Du reste, les criminels et les fous sont unis aussi bien par l’analogie de leurs caractères morphologiques et psychologiques que par l’hérédité. Les grandes commotions sociales, en fournissant une occasion aux instincts criminels, et une excitation aux prédispositions vésaniques, peuvent mettre en lumière des monstruosités psychiques héréditaires et manifester pour ainsi dire expérimentalement le lien qui unit ces deux tares. Parmi ceux qui ont pris une part particulièrement malfaisante aux insurrections de ce siècle, on cite bon nombre d’individus qui ont été traités comme aliénés, ou qui ont eu des aliénés dans leur famille. Ces associations et ces combinaisons suffiraient, à défaut d’autres argumens, à combattre la théorie atavique du crime.

Ce n’est pas seulement la criminalité qui a des liens de famille avec la folie. Le tempérament artistique, le génie lui-même ont avec elle de fréquentes connexions : il n’y a pas de grand génie sans quelque mélange de folie, dit un ancien. Nombreux en effet sont les hommes illustres à différens titres qui ont été atteints de troubles mentaux divers, ou qui appartenaient à des familles où ces troubles étaient communs. C’est la fréquence de ces associations qui a conduit Moreau de Tours à sa formule : Le génie est une névrose. Au reste, si les grands hommes sont rarement exempts d’un grain de folie, il n’est pas rare non plus que les imbéciles possèdent un grain de génie. C’est ainsi qu’on trouve dans les asiles des calculateurs, des musiciens qui, s’ils ne sont pas tout à fait dignes du nom de génies partiels que Félix Voisin leur a donné, n’en font pas moins preuve d’aptitudes remarquables dans leur spécialité.

M. Nordau a cherché à démontrer la constance de ces associations chez une certaine catégorie d’artistes et de littérateurs dont l’imagination semble prendre plaisir à s’éloigner des idées communes. On lui reproche de n’avoir pas compris que la folie de ces soi-disans décadens ne consistait qu’à vouloir étonner ou scandaliser, et qu’au fond ils ne pensent guère autrement que leurs contemporains. Si ce reproche peut atteindre M. Nordau, il ne suffit pas cependant à laver les auteurs visés du soupçon de folie. C’est en effet un fait d’observation courante que ceux qui simulent la folie ont été aliénés, le sont, ou le seront. La répugnance que beaucoup de personnes éprouvent à admettre la parenté du génie et des autres anomalies de l’esprit, ne repose que sur un préjugé sans fondement. La constatation d’un fait biologique ne constitue pas un opprobre. Isidore-Geoffroy Saint-Hilaire a dit avec raison que les monstres sont monstres par leur organisation tout entière : on peut dire aussi bien que les anormaux sont anormaux par leur organisation tout entière ; et ce qui est vrai au point de vue anatomique l’est nécessairement au point de vue psychologique.

La civilisation favorise la production d’êtres exceptionnels, aussi bien des hommes de génie que des êtres les plus dégradés par le vice ou par les perversions intellectuelles. Les nations les plus civilisées se distinguent autant par le nombre de leurs aliénés et de leurs criminels que par celui de leurs hommes de talent. La civilisation produit ou au moins excite la tendance à la variation, qui se manifeste principalement dans le sexe masculin, que l’on voit fournir le plus grand nombre d’anomalies psychiques de tout ordre, et en particulier les défauts les plus caractérisés, comme l’idiotie, la surdi-mutité, bien moins fréquentes dans le sexe féminin, et aussi le génie. Le développement parallèle du génie, de la folie et du crime constitue une des illustrations les plus intéressantes de la tendance à la variation qui caractérise l’évolution de l’humanité, et qui aboutit à une inégalité progressive contre laquelle les lois restrictives de l’individualisme ne sauraient prévaloir.

Les anomalies psychiques sont fréquemment alliées dans les familles et dans les individus avec d’autres maladies du système nerveux, maladies à lésions ou maladies sans lésions connues, les névroses. La fréquence relative des manifestations nerveuses, soit isolées, soit associées aux maladies mentales et à d’autres maladies dont il sera question bientôt est tellement prédominante, que l’ensemble de ces manifestations morbides familiales a pu être désigné sans contestation sous le nom de famille névropathique.

Les maladies nerveuses peuvent se montrer héréditaires, et directement passer du père au fils : on peut citer des exemples de cette hérédité directe pour l’ataxie locomotrice, pour l’épilepsie, pour l’hystérie, etc. ; mais le plus souvent encore, comme dans les psychopathies, c’est l’hérédité indirecte et dissemblable que l’on observe. Les liens de famille entre les maladies à lésions du système nerveux et les névroses s’établissent non seulement par des coïncidences fréquentes chez des parens, mais encore par leurs manifestations chez le même individu, soit en même temps, soit à des périodes différentes de sa vie. Il n’est pas rare non plus de rencontrer, dans l’histoire d’un même malade, des troubles mentaux et des troubles névropathiques ; du reste un certain nombre de maladies comportent ces deux ordres de symptômes.

Le tableau déjà passablement chaotique de l’hérédité morbide serait encore incomplet si on omettait d’ajouter que, parmi les membres d’une famille nerveuse, on rencontre souvent des individus affectés de troubles de la nutrition, goutte, rhumatisme chronique, diabète, maladies héréditaires aussi assez souvent, et qui, autant par leurs allures que par leur parenté, méritent bien le nom de névroses de la nutrition. Et il faut encore noter que d’autres maladies de nature parasitaire ou soupçonnées telles, comme la tuberculose et le cancer, paraissent plus fréquentes dans les mêmes familles. Cette dernière coïncidence peut s’expliquer par ce fait que le système nerveux réglant la nutrition, peut, lorsque son activité est en défaut, diminuer la résistance de l’organisme, et favoriser l’action des agens morbides.

La question de l’hérédité morbide se complique encore par la constatation de deux faits qui sont absolument hors de doute C’est d’abord que, dans un grand nombre de familles tarées, il existe des individus parfaitement indemnes, sans qu’on puisse interpréter ces exceptions par les incertitudes de la paternité ; et d’autre part, qu’un grand nombre d’affections généralement regardées comme héréditaires ou familiales peuvent apparaître dans une famille en dehors de toute hérédité. On connaît même actuellement plusieurs maladies qui méritent le nom de familiales, et atteignent plusieurs enfans d’une même génération sans qu’on puisse leur trouver un semblable, un analogue, soit dans la ligne paternelle, soit dans la ligne maternelle. La persistance d’individus sains dans une famille en décadence peut s’expliquer par la loi de l’hérédité en retour. Mais l’apparition d’une maladie familiale sans aucune ressemblance dans les ascendans constitue bien une exception aux lois de l’hérédité normale. Cette exception semble indiquer que des maladies dites héréditaires peuvent être simplement congénitales et dues à un vice de développement.

On est même en mesure aujourd’hui d’accuser un certain nombre d’agens toxiques ou infectieux d’être capables de déterminer les mêmes prédispositions morbides que l’hérédité, grâce à l’influence qu’ils exercent sur les générateurs. C’est ainsi qu’on peut attribuer à l’alcoolisme chronique, au saturnisme, au morphinisme et à d’autres intoxications chroniques des parens un grand nombre d’affections nerveuses et de psychopathies qui se développent chez les enfans, à des âges divers, en leur conférant des caractères tout à fait différens de caractères acquis de leurs parens. Des intoxications aiguës et passagères peuvent avoir le même effet : l’ivresse des parens au moment de la conception ou pendant la gestation a été accusée, et à bon droit, de produire chez les enfans l’imbécillité, l’idiotie, l’épilepsie, etc.

Ce que fait l’ivresse toxique, l’ivresse émotionnelle peut le produire. Les émotions aiguës ou chroniques de la mère pendant la gestation peuvent sans aucun doute avoir une influence nocive sur l’enfant en déterminant des troubles de développement qui pourront se manifester, soit par des anomalies de formes, soit par des troubles fonctionnels qui trahissent des anomalies de structure. La mauvaise alimentation, une hygiène défectueuse, en agissant directement sur la nutrition de la mère, peuvent avoir les mêmes effets. Toutes ces conditions peuvent enfin se trouver accumulées dans certaines circonstances où on voit apparaître un grand nombre d’enfans défectueux ou mort-nés. L’opinion populaire ne se trompe guère dans son interprétation quand elle dit par exemple : c’est un enfant du siège, pour expliquer en même temps sa défectuosité et l’absence d’hérédité morbide.

En somme, la prédisposition aux maladies peut être héréditaire ou congénitale. Mais la transmission héréditaire n’est pas fatale, et le plus souvent elle est dissemblable, c’est-à-dire qu’elle échappe aux lois normales de l’hérédité. On peut donc arriver à admettre que la prédisposition est due à des conditions très diverses de la nutrition des générateurs. Quelques auteurs ont lié l’idée de dégénérescence à celle d’hérédité et désignent toute une catégorie de malades sous le nom d’héréditaires dégénérés ; mais nombre d’individus, qui présentent les caractères de cette catégorie de malades, ne sont pas des héréditaires. La nécessité de ce lien entre la dégénérescence et l’hérédité doit disparaître avec la notion d’hérédité fatale : on peut être dégénéré sans être héréditaire ; et on peut échapper à l’hérédité morbide.

Les maladies qui ne se développent qu’en raison d’une prédisposition héréditaire ou congénitale constituent des manifestations d’une tendance à la dégénérescence. Morel a montré depuis longtemps qu’une race d’aliénés, quelle que soit son origine, tend à s’épuiser dès la quatrième génération. C’est un fait qu’on retrouve dans l’histoire des autres maladies héréditaires. La tendance à la stérilité est, comme la dissemblance, un indice de la diminution de la vitalité, et on les retrouve réunies aussi bien dans les espèces végétales que dans les espèces animales qui disparaissent. C’est cette diminution de la vitalité qui constitue la dégénérescence ; on la retrouve dans la disparition des variétés qui résultent du croisement de races dissemblables. M. Dixon a fait voir que, comme l’a montré Morel pour les familles pathologiques, les familles de mulâtres disparaissent si elles ne se croisent pas avec des nègres ou avec des blancs ; et la quatrième génération serait aussi pour elles la limite de la descendance. On est donc autorisé à penser que c’est à titre de dégénérescences que les maladies diverses qui ne se développent guère qu’à la condition d’une prédisposition nocive se rencontrent dans les mêmes familles.

La dissemblance qu’on observe dans les familles morbides n’est pas seulement caractérisée par la variété des tendances pathologiques. La prédisposition morbide coïncide fréquemment avec des conditions physiques qui sont de nature à jeter quelque lumière sur sa genèse. Les psychopathies, les névropathies, les névroses de la nutrition coïncident souvent, surtout les premières, soit chez le malade lui-même, soit dans sa famille, avec des malformations congénitales.

Les malformations congénitales sont d’ailleurs assez souvent héréditaires comme les maladies auxquelles on les trouve associées. L’hérédité tératologique comprend des faits très analogues à ceux qui ont été signalés dans l’hérédité pathologique. Si on voit assez souvent des malformations comme le sexdigitisme, la syndactylie, l’ectrodactylie se transmettre directement pendant plusieurs générations, bien plus souvent on voit dans une même famille des malformations différentes. C’est que, suivant l’âge de l’embryon auquel un même trouble de nutrition se produit, la malformation peut varier de forme et de siège. On a même admis que la variation des espèces pouvait avoir une origine tératologique ; cependant on ne connaît guère de malformations qui se soient établies définitivement. On peut citer les chats sans queue du Japon et de l’île de Man ; mais en admettant l’origine tératologique de ces races, elles constituent une exception unique.

Si on observe souvent des malformations variées dans la même famille, il n’est pas rare non plus de rencontrer la multiplicité des anomalies chez le même individu ; et c’est cette multiplicité qui mérite surtout d’appeler l’attention.

La plupart des malformations compatibles avec la vie peuvent coïncider avec les affections du système nerveux : et les malades dont le système nerveux est le plus gravement atteint sont justement ceux qui présentent le plus souvent des malformations multiples : les idiots, les imbéciles présentent presque toujours des anomalies congénitales qu’on retrouve aussi fréquemment chez les sourds-muets, chez les épileptiques, etc. Chez les aliénés on rencontre des anomalies moins grossières, mais qui paraissent de plus en plus fréquentes à mesure qu’on étudie avec plus de soin la morphologie de ces malades. Pour les névropathes, l’étude des anomalies physiques est encore le plus souvent négligée ; mais elles n’en sont pas moins très fréquentes chez eux. Plus une névropathie laisse d’importance aux conditions causales accidentelles, moins les malades qui en sont atteints présentent d’anomalies morphologiques. Chez les épileptiques qui ont été atteints à un âge avancé et qui avaient résisté par conséquent à un grand nombre d’agens provocateurs, on trouve beaucoup moins d’anomalies que chez ceux qui ont été atteints dans l’enfance ou dans l’adolescence. Si les premiers ont tenu contre un plus grand nombre de causes occasionnelles, c’est qu’ils étaient moins prédisposés, comme ils étaient moins anormaux.

Les malformations tératologiques ne se rapprochent pas seulement des névropathies par leur parenté et par les caractères de leur hérédité ; mais on peut retrouver dans leur genèse, en dehors de l’hérédité, toutes les conditions défectueuses de la génération et de la gestation qui ont été accusées, et à juste titre, de pouvoir donner naissance aux maladies du système nerveux : émotions, chocs, mauvaise alimentation, alcoolisme, ou toute autre intoxication, infections, etc. On a noté la plus grande fréquence des malformations chez les enfans naturels, dans les cas de conception pendant l’ivresse, de disproportion d’âge des générateurs, etc.

Si au point de vue du développement et des anomalies intellectuelles le sexe masculin paraît présenter une tendance plus marquée à la variation, il paraît en être de même au point de vue de la morphologie. M. Francis Warner ayant passé en revue tout récemment, dans les écoles d’Angleterre, 50 000 enfans, trouve 8,77 pour 100 d’anomalies physiques chez les garçons et seulement 6,78 chez les filles ; les anomalies fonctionnelles se trouvent aussi plus fréquentes chez les garçons dans cette enquête. Une étude de ce genre devrait comprendre aussi les enfans qui ne fréquentent pas l’école pour cause d’infirmités. Néanmoins son résultat concorde avec les statistiques chirurgicales qui nous montrent que les anomalies de développement les plus communes, comme le bec-de-lièvre, sont plus fréquentes dans le sexe masculin.

Les rapports de la tératologie avec la pathologie peuvent être illustrés par des faits nombreux et variés, dans lesquels on voit une anomalie locale d’un organe ou d’un tissu déterminer le siège d’une lésion pathologique, et montrer que les défauts congénitaux constituent les facteurs personnels les plus importans des maladies. Ce n’est pas abuser de l’hypothèse que d’admettre que les organes qui montrent des aptitudes fonctionnelles restreintes ont quelque défaut de développement anatomique. Du reste, dans l’évolution normale des organes, nous voyons que certaines parties qui se sont développées plus péniblement et plus lentement, et sont plus sujettes à des anomalies, subissent les premières l’atrophie sénile. Il n’y a pas lieu de s’étonner qu’elles subissent aussi plus facilement l’influence des agens morbides.

Comme la monstruosité, la prédisposition morbide est le résultat d’une évolution troublée. De même que, dans les familles, les anomalies de formes peuvent présenter des localisations très diverses, de même les anomalies de structure peuvent varier de siège. On peut ainsi comprendre comment, sous l’influence des conditions diverses qui provoquent d’ordinaire les manifestations des maladies héréditaires — puberté, ménopause, fatigue, chocs physiques ou moraux, intoxications, infections — on voit survenir dans une même famille des affections diverses, mais portant le plus souvent sur le même système. Il est à remarquer que la plupart de ces conditions provocatrices n’agissent qu’en raison de l’épuisement qui en résulte. On inscrit souvent la croissance au nombre des conditions favorables au développement des maladies. Mais, en réalité, les périodes de croissance, où les processus de nutrition sont les plus énergiques, ne peuvent être et ne sont que des périodes de résistance : c’est dans le temps qui suit les périodes de croissance et surtout les périodes de croissance rapide que la susceptibilité se développe.

Si les troubles d’évolution du système nerveux sont les plus importans au point de vue de la genèse des maladies, c’est que c’est lui qui domine les phénomènes de la vie de nutrition aussi bien que ceux de la vie de relation. Les troubles d’évolution de ce système peuvent servir à rendre compte des nombreuses variétés des manifestations morbides dans les familles pathologiques.

Le défaut de ressemblance dans la descendance qu’on retrouve dans les familles pathologiques et tératologiques met en évidence le défaut d’énergie embryogénique qui s’accentue dans ces familles au point d’en arriver à la stérilité au bout de quelques générations. L’atténuation de la puissance embryogénique qui peut se traduire par des défauts d’élémens très divers, peut servir à l’interprétation de ce qu’on appelle l’hérédité morbide dissemblable et de cette autre hérédité paradoxale désignée sous le nom d’hérédité morbide collatérale.

Il est à remarquer que la dissemblance dans les familles morbides n’est pas absolument désordonnée. Le chef d’une famille de dégénérés donne naissance à des produits dissemblables par des troubles d’évolution divers et diversement situés qui créent des prédispositions morbides variées, mais dont la variété n’est pas telle qu’on ne retrouve dans leurs manifestations des analogies capables de constituer un air de famille. La dégénération en effet ne s’opère pas sans une certaine règle. Comme l’a bien vu Morel, les dégénérés dissemblables d’une famille ressemblent à des dégénérés dissemblables d’une autre famille, de sorte que d’où qu’ils viennent, les dégénérés, comme les monstres, sont susceptibles d’une classification scientifique. La dégénérescence a ses lois comme l’évolution normale : quelle que soit sa cause, elle se manifeste sous un nombre relativement restreint de formes communes.

La théorie de la nature tératologique des manifestations de l’hérédité morbide est actuellement la seule qui puisse permettre d’expliquer comment des conditions très diverses de la génération, telles que l’extrême jeunesse ou l’âge trop avancé des générateurs, leur disproportion d’âge, les troubles permanens ou même passagers de leur vitalité, l’ivresse, les intoxications, les infections, l’épuisement accidentel du système nerveux, la neurasthénie acquise, peuvent produire les mêmes effets que l’hérédité morbide. On n’a pas à s’étonner en effet de voir que les dégénérés par hérédité ne diffèrent pas des dégénérés par troubles de la nutrition des générateurs, si les dégénérescences résultent en général de troubles de l’embryogénie qui se réduisent en somme à des troubles de la nutrition. La théorie tératologique de l’hérédité morbide et de la dégénérescence permet de comprendre non seulement la dissemblance dans l’hérédité morbide, mais encore l’absence d’hérédité dans les maladies du groupe soi-disant héréditaire, mais qui mérite mieux d’être qualifié de dégénératif.

Les troubles du développement sont d’autant plus importans au point de vue de leurs conséquences qu’ils se produisent à une époque plus rapprochée du début de l’évolution. Les formes extérieures sont déjà constituées longtemps avant que la structure des organes ait atteint sa perfection. C’est ainsi que, chez l’homme, la naissance surprend en plein développement certaines parties du système nerveux et des plus importantes au point de vue de la vie de relation. Il est donc facile de comprendre qu’il peut exister des troubles d’évolution du système nerveux dus à l’hérédité morbide ou provoqués par des influences de milieu sans déviations morphologiques extérieures. On a du reste attribué à des troubles d’évolution du système nerveux plusieurs lésions des centres que l’on trouve dans des névropathies familiales où on peut ne pas rencontrer de malformations externes.

Une race se forme par la fixation des caractères spécifiques transmissibles par génération sexuelle. Les familles et les individus qui composent la race transmettent à leurs descendans des caractères de famille et des caractères individuels, se combinant avec une variété infinie pour constituer des personnalités qui ne peuvent cependant différer entre elles que dans une mesure telle que les adaptations au milieu physique et au milieu social ne soient pas sensiblement modifiées. Lorsque les qualités spécifiques qui caractérisent la race cessent de se transmettre par hérédité ; lorsque, dans une famille, les enfans cessent de ressembler à leurs parens et à leurs frères et sœurs, sans recouvrer un type ancestral, et qu’il en résulte un changement défectueux dans l’adaptation au milieu physique et au milieu social, on dit que la race dégénère. Il faut entendre en effet par dégénérescence la perte des qualités héréditaires qui ont déterminé et fixé les caractères de la race. La caractéristique de ce qu’on appelle dans les races humaines l’hérédité morbide, qui n’est autre chose qu’une dégénérescence, c’est justement la tendance anormale à la variation de la descendance, qui devient de moins en moins capable de s’adapter en raison de ses défauts physiques, intellectuels et moraux. Dans les races artificielles d’animaux domestiques, la dégénérescence a souvent pour résultat la réversion vers un type primitif de l’espèce avec capacité de recouvrer les adaptations anciennes. C’est qu’en réalité on a donné le nom de « race » à une variété dont les qualités héréditaires n’avaient pas la fixité qui caractérise la race. Dans les races naturelles on n’observe pas de ces réversions. Dans les races humaines en particulier, la dégénérescence ne se manifeste pas, quoi qu’en aient dit bon nombre d’auteurs par des retours à des formes ancestrales, mais bien par des troubles de l’évolution amenant des malformations somatiques et des perversions fonctionnelles incompatibles non seulement avec les adaptations actuellement nécessaires mais même avec les adaptations ancestrales. Le bec-de-lièvre, le spina-bifida, les vices de conformation des organes génitaux si fréquens chez les dégénérés n’ont rien à faire avec les types ancestraux ; et la stérilité, qui est l’aboutissant nécessaire de la dégénérescence, ne peut guère avoir de relation avec l’atavisme. En les considérant de près, on voit clairement que les vices de conformation des dégénérés, que l’on appelle les stigmates de la dégénérescence, sont des malformations tératologiques. Si le dégénéré ne donne pas naissance à des êtres qui lui ressemblent, ce n’est pas parce qu’il a acquis la propriété particulière de transmettre des caractères qui ne lui appartiennent pas : mais c’est que la dégénérescence est la dissolution de l’hérédité. L’hérédité normale nécessite une embryogénie normale ; les maladies susceptibles d’être héréditaires et liées à une prédisposition paraissent résulter d’une embryogénèse troublée. Les troubles de l’embryogénèse ont des résultats différens suivant l’époque où ils se produisent ; aussi n’est-il pas de règle qu’ils se transmettent directement dans leur forme.

La ressemblance que l’on trouve dans l’espèce humaine chez les dégénérés d’origine différente, ressemblance qui permet d’en faire une classification dont le cadre est en somme assez restreint, on la reproduit dans les expériences qui ont pour but de provoquer des monstruosités artificielles. Que l’on trouble l’incubation des œufs de poule par des écarts de température, qu’on les chauffe trop ou qu’on ne les chauffe pas assez, qu’on les prive d’air ou qu’on introduise dans le milieu où ils respirent des substances toxiques ou capables de modifier la nutrition de l’embryon, de l’éther, du chloroforme, des alcools, des essences, de la nicotine ; qu’on fasse pénétrer ces mêmes substances dans l’albumen ; qu’on les ébranle par des chocs brusques ou par des secousses faibles, mais répétées, on produit toujours des monstruosités, mais on ne voit pas qu’une quelconque de ces causes provoque exclusivement la formation d’une monstruosité spéciale. Chacune de ces causes produit des difformités variées, dont chacune ressemble à d’autres difformités provoquées par d’autres causes. En somme on retrouve dans les couvées expérimentalement troublées les faits généraux déjà signalés dans la descendance des dégénérés : la dissemblance dans les mêmes familles et la ressemblance des types dissemblables d’une famille avec ceux d’une autre famille.

Ce n’est pas seulement parce qu’elles aboutissent à la stérilité que l’hérédité morbide et la dégénérescence concourent à la destruction des familles et des races ; c’est encore en produisant dans les familles et dans les races des différences intellectuelles et morales qui conduisent à des dissensions et à des luttes aussi néfastes que les maladies. Lorsque des croisemens multipliés d’individus normaux se sont effectués dans une même localité ou dans un même pays, ils finissent par créer non seulement des ressemblances physiques, un air de famille, un type national, mais aussi des ressemblances psychiques qui entraînent une communauté de goûts, d’intérêts et par conséquent d’idées morales susceptibles de se fixer pendant une longue suite de générations et de constituer un caractère de famille ou de nation. La dissolution de l’hérédité qui peut se réaliser, soit par l’introduction d’étrangers de races trop différentes, soit sous l’influence de causes autochtones de dégénérescence, se traduit non seulement par des dissemblances physiques, mais aussi par des dissemblances psychiques et morales qui accompagnent nécessairement les premières. Les discordes sociales qui naissent dans un peuple, comme celles qui divisent si souvent les familles de dégénérés, constituent en somme une manifestation de la dissolution de l’hérédité : elles ont leur source dans un fait biologique.

Les faits qui autorisent à considérer l’hérédité morbide ou la dégénérescence en général comme la conséquence de troubles de la nutrition pendant la période développementale de l’évolution permettent de comprendre les exceptions aux lois de l’hérédité, et par conséquent d’entrevoir la possibilité de réaliser les moyens de favoriser ces exceptions et de lutter contre la dégénérescence.

On ne pouvait guère manquer de proposer d’interdire par une loi le mariage à certaines catégories de dégénérés. C’était imiter par une stérilité artificielle leur procédé naturel d’extinction. La méthode serait impraticable en raison de l’impossibilité de fixer une limite, et elle serait sûrement inefficace en raison du tempérament des individus visés qui ne leur impose guère la soumission aux lois. La lutte peut être entreprise par des procédés moins incertains.

La restauration d’une race dégénérée, — le retour à la médiocrité, comme on dit, — peut s’effectuer par des croisemens avec des individus de races saines. M. Sanson a montré, par de bons exemples tirés de la zootechnie, que l’hérédité des caractères biologiques, et même peut-être du sexe, est en général sous l’influence des conditions de nutrition des générateurs. C’est le plus fort qui entraîne la ressemblance de son côté. On peut admettre que dans une union comprenant un facteur morbide, c’est le facteur sain qui a le plus de chance de l’emporter, d’autant plus qu’il a en sa faveur l’hérédité atavique de l’autre côté. Mais est-ce parce que à notre époque les élémens absolument sains sont rares ? est-ce pour tout autre raison ? Ce qu’on voit d’ordinaire, c’est qu’à ces croisemens les bons ont plus de chances de perdre que les mauvais de gagner.

Ce ne sont pas seulement les croisemens heureux qui sont capables de réaliser le retour à la médiocrité. On peut voir dans une famille de dégénérés les enfans naître de moins en moins défectueux à mesure que les conditions biologiques des parens s’améliorent. Que les troubles de la nutrition aient une influence nuisible et qu’inversement toutes les améliorations de la nutrition soient susceptibles de se traduire par une amélioration corrélative des produits, il n’y a d’ailleurs là rien qui doive surprendre. La génération est en somme le résultat d’un excès de nutrition : les organismes inférieurs, en absorbant dans le milieu où ils vivent plus d’élémens qu’il n’en faut pour réparer leurs pertes, augmentent de volume ; quand cette augmentation dépasse une certaine limite, l’individu se fragmente pour former des êtres nouveaux. Le procédé est beaucoup plus complexe chez les animaux supérieurs, mais il est au fond le même ; et Hæckel a pu appeler la reproduction une excroissance de l’individu. Les meilleures conditions de la génération sont les meilleures conditions de la nutrition. C’est à la régularité de la nutrition des feuillets blastodermiques et de leurs dérivés qu’est due la régularité de leur plissement, et encore la régularité de leur évolution ultérieure. L’arrêt du développement d’une seule cellule aux premières périodes de l’évolution est susceptible de déterminer des difformités graves.

Les faits observés dans les familles humaines, où on voit des dégénérés donner naissance à des produits de moins en moins défectueux à mesure que leurs propres conditions de nutrition s’améliorent, indiquent que sous l’influence d’une suractivité nutritive des organismes défectueux peuvent fournir une épigénèse normale. Du reste, la possibilité de combattre pendant la période embryonnaire la tendance dégénérative qui se manifeste par le retard du développement, et la fréquence des anomalies morphologiques peut être établie sur des faits expérimentaux qui pour être peu nombreux n’en sont pas moins significatifs. Dans l’incubation artificielle des œufs de poule, on voit que certaines conditions capables d’accélérer le développement normal sont susceptibles aussi de résister à l’influence retardante et déformante d’agens perturbateurs qui ont été mis en jeu avant l’incubation.

Darwin a remarqué que la fonction reproductrice est la plus délicate de toutes, aussi est-elle considérablement influencée par le milieu ; malgré une alimentation surabondante, un grand nombre d’animaux sauvages deviennent stériles ou ne donnent que des produits mal venus ou difformes par le seul fait d’être tenus en captivité ; les animaux domestiques, au contraire, deviennent plus féconds sous l’influence d’un meilleur régime.

Si les influences du milieu se réduisent en somme à des modifications de la nutrition ; si, d’autre part, les processus embryogéniques sont de même nature que les processus de la nutrition en général, on peut admettre que les influences de milieu qui sont capables de modifier heureusement la nutrition d’un organisme défectueux sont aussi capables de le mettre dans de meilleures conditions pour fournir au développement de l’embryon.

En résumé l’observation et l’expérience montrent que pour lutter avec chance de succès contre l’hérédité morbide et la dégénérescence, qui ne sont d’ailleurs pas fatales, aucune des conditions de la nutrition, aucune des influences de milieu capables d’agir sur le développement ne doit être négligée.

Ch. Féré.