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L’histoire romaine à Rome (RDDM)/La Vie romaine au temps d’Auguste

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L’histoire romaine à Rome (RDDM)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 66 (p. 69-101).
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L'HISTOIRE ROMAINE
A ROME

ROME SOUS AUGUSTE, D'APRES LES POETES CONTEMPORAINS.

Le succès qu’ont obtenu, il y a quelques années, dans le public les remarquables études de M. J.-J. Ampère sur l’Histoire romaine à Rome ne saurait encore être oublié des lecteurs de la Revue des Deux Mondes. On sait qu’également familier avec l’antiquité latine et avec la ville de Rome, devenue pour lui comme une seconde patrie, M. Ampère avait entrepris d’interpréter l’histoire romaine à la lumière des monumens de l’art et des localités anciennes qu’il connaissait mieux que personne. De ces travaux est sorti un grand livre, malheureusement interrompu par la mort. M. Ampère avait préparé de longues études, et il a laissé plusieurs morceaux à peu près achevés sur diverses parties de son sujet. Nous sommes heureux de pouvoir offrir à nos lecteurs-un de ces fragmens ; ils y retrouveront, nous l’espérons, quelques-unes des qualités de ce charmant esprit, l’érudition la plus spirituelle associée à un vif sentiment de l’art et à une rare pénétration historique. Ce qu’ils pourraient y remarquer d’incomplet leur rappellera la soudaineté d’une mort vraiment prématurée, puisqu’elle a saisi M. Ampère dans toute la force de la pensée et du talent.

En parlant d’Auguste, je ne saurais oublier les grands poètes qui l’ont immortalisé. Virgile a parlé magnifiquement de Rome ; il l’a retrouvée, par l’imagination et une certaine science, telle qu’elle avait pu être au temps d’Énée, et l’a peinte dans tout l’éclat extérieur qu’elle avait au temps d’Auguste ; il a exprimé l’effet que la première vue de la capitale du monde romain devait avoir produit sur un jeune provincial de Mantoue. « Insensé ! je croyais cette ville, qu’on appelle Rome, semblable à la nôtre… »

Urbem quam dicunt Romani, Melibœe, putavi,
Stultus ego, huic nostræ similem…


Nous ayons déjà rencontré de beaux vers de Virgile sur le Capitole doré (couvert de tuiles en bronze doré), sur le Tibre aux bords abrupts² comme il l’est aux portes de Rome, sur les théâtres où applaudissent les patriciens et les plébéiens séparés par Auguste. Le combat à coups de poing d’Entelle et de Darès offre une vive peinture du pugilat, tel que Virgile avait pu l’observer dans le stade où Auguste avait montré aux Romains les jeux de la Grèce. Enfin la longue description du jeu troyen est évidemment faite d’après les exercices équestres de la jeunesse romaine que l’on nommait ainsi, dans lesquels brillaient au premier rang les petits-fils d’Auguste, et qu’Auguste fit célébrer notamment après la dédicace de son forum et du temple de Mars Vengeur.

Il ne faut point chercher dans Virgile le sentiment de la campagne romaine[1], de l’air d’abandon, qui, grâce aux latifundia, commençait déjà à se montrer, de l’horizon sublime qu’on y découvre, sublimité bien sévère pour le génie de Virgile. Virgile a peint deux natures de préférence à celle-là, les vertes prairies de Mantoue, le cours onduleux du Mincio.

….. Tardis ingens ubi flexibus errat
Mincius……….
Pascentem niveos herboso flumine cycnos.

C’est aussi la nature napolitaine qu’il paraît souvent peindre volontiers, surtout dans ses églogues si grecques, car la Campanie, à beaucoup d’égards, c’est déjà la Grèce. Virgile avait visité Naples dans sa jeunesse ; si le village d’Andes, près de Mantoue, fut son berceau, Naples lui donna son tombeau, non celui qu’on montre aux étrangers avec un laurier replanté de temps en temps pour les touristes anglais. Naples a gardé aussi la tradition populaire, telle que le moyen âge l’a faite, de Virgile savant et magicien, dont l’école était sur le rivage, où des rochers portent encore le nom de scuola di Virgilio (école de Virgile).

Virgile a eu le sentiment de l’Italie, qui existait déjà, car il y avait une Italie depuis la fin de la guerre sociale. Il l’a célébrée avec amour[2], et dans cet hommage à la patrie italienne il n’a oublié ni le nord de la péninsule, hier encore gaulois, ni le midi, toujours à demi grec, ni le centre demeuré sabellique, ni la vaillante Étrurie.

À Rome, il ne reste nul vestige de l’auteur de l’Énéide, on sait seulement qu’il habitait sur l’Esquilin, près des jardins de Mécène. Ce voisinage avait attiré les poètes dans ce quartier ; Properce y habitait, comme Virgile et probablement Horace[3].

La légende a commencé de bonne heure pour Virgile. Avant que dans les fabliaux on eût fait du grand poète un sorcier malin et quelquefois dupé, dans la Vie de Virgile attribuée à Donat, parmi d’autres anecdotes puériles, il en est une dont l’origine pourrait bien se rattacher au tombeau de Virgilius, entrepreneur en boulangerie, ce tombeau découvert il y a quelques années en dégageant la Porte-Majeure d’un ouvrage de fortification qui remontait à Honorius. Ce monument bizarre, dans lequel le mort avait fait représenter en de curieux bas-reliefs tout ce qui se rapporte à la préparation, à la confection et à la vente du pain, ce monument, avant qu’il eût disparu dans les constructions d’Honorius, avait dû frapper les yeux du peuple par sa grandeur, sa singularité, sa situation à l’angle que formaient les voies Labicane et Prénestine. Le nom de Virgilius dans l’inscription avait pu faire croire au vulgaire que c’était le tombeau de Virgile. De là peut-être est venue une historiette ridicule, d’après laquelle Auguste aurait envoyé plusieurs fois des pains au poète, et le poète, mécontent d’être ainsi récompensé, aurait dit un jour à l’empereur que sans doute il était fils d’un boulanger. Le peuple, en voyant représentés sur ce qu’il prenait pour le tombeau de Virgile des pains transportés, pesés, distribués, a pu supposer que ces représentations faisaient allusion à un trait de la vie de Virgile, et imaginer le conte absurde dont je viens de parler.

La légende de Virgile magicien n’a pas été inconnue à Rome ; c’était à lui qu’on attribuait, au moyen âge, la fabrication de cette tour, garnie de miroirs magiques, où venait se réfléchir tout ce qui se passait dans le monde romain : vive expression de l’idée qu’on se faisait de la vigilance de l’empire ; fable qui est l’origine du nom que porte encore une rue, Tor di Specchi, la Tour aux Miroirs. Virgile a beaucoup abusé de la flatterie envers Auguste, employant, pour le déifier sous toutes les formes, des expressions que l’on n’hésiterait pas à déclarer ridicules, si on les trouvait ailleurs[4]. Leur excès même est une sorte d’excuse. Ce sont des exagérations poétiques et mythologiques qu’on ne saurait prendre au sérieux ; mais malheur à un temps où l’usage établit de pareils lieux communs !

Il y a pour Virgile une autre excuse. Il devait tout à Octave, qui, à la recommandation de Mécène, de Pollion, d’Alfenus Varus, fit deux fois rendre à Virgile ses biens, dont les vétérans, ce fléau de la propriété italienne, l’avaient dépouillé. Sa jeunesse n’avait vu que les guerres civiles, dont son âme tendre avait horreur, et qui troublaient ses studieux loisirs. Il n’avait embrassé aucun parti politique, et n’eut rien à trahir. Il faut, en déplorant quelques vers d’une complaisance immodérée pour le pouvoir nouveau, savoir gré à Virgile de ne lui avoir pas sacrifié la gloire de l’ancienne Rome, d’avoir loué le premier Brutus et le dernier Caton, d’avoir appelé celui-ci grand, et de l’avoir placé dans l’Elysée, comme donnant des lois aux âmes justes.

Les bustes de Virgile sont dénués de toute authenticité[5] ; mais il faut convenir que la douceur et la pureté des traits qu’on lui prête conviennent à ce qu’on sait de son caractère aimable et candide, non moins qu’à la pureté de son génie. Si ces portraits n’ont pas été faits d’après lui, on peut toutefois les dire très ressemblans et quelque sorte, car ils ressemblent à son âme et à ses vers. Il en serait de ces bustes comme de celui d’Homère, certainement idéal, mais qui est pour ainsi dire l’effigie de sa poésie sublime.

On n’a pas non plus de buste authentique d’Horace. Son portrait est dans ses œuvres, où il se peint tout entier avec un charmant abandon et sans trop se flatter, pas plus au physique qu’au moral, petit, replet, les yeux chassieux. Une médaille nous prouve qu’il vivait une figure fine et spirituelle, comme devait l’être, celle de l’auteur des Satires et des Epitres, qui forment la partie la plus originale de ses œuvres, celle où il a le plus mis de lui-même. Le souvenir d’Horace est beaucoup plus présent que celui de Virgile à Rome, et surtout aux environs de Rome. Ses poésies sont pleines d’allusions locales : au pont Fabricius, où l’on allait de préférence se noyer (Ponte quattro Capi), au ludus Æmilias, école de gladiateurs près de laquelle étaient des ateliers de statuaires, aux cimetières de l’Esquilin, hantés par les loups et les sorcières, et où il place la scène d’un affreux drame nocturne, sans analogue, que je sache, dans la poésie antique : le sujet de ce drame est le supplice d’un adolescent enterré vivant la tête hors du sol, auquel l’affreuse magicienne présente et enlève tour à tour des alimens pour que ses yeux se fendent, pour que son foie et la moelle de ses os desséché par cette torture puissent servir à la composition d’un philtre.

Sans cesse il est question, chez Horace, du Champ de Mars, le rendez-vous de la brillante jeunesse, qui offre à toutes les heures du jour les spectacles les plus variés : cavalcades nombreuses, prouesses des nageurs dans le Tibre, exercices de toute espèce, la lutte, la course, le jeu de balle et de cerceau, le jeu du trait, du disque, auquel les Romains d’aujourd’hui n’ont pas renoncé, et que, même dans l’intérieur de la ville, ils lancent volontiers à la tête des passans. Puis, quand arrive le soir, le Champ de Mars et les places publiques deviennent le théâtre des entretiens amoureux, et les rires agaçans des jeunes filles partent de tous les coins des rues.

Horace se représente comme un vrai flâneur, allant par les marchés, demandant le prix des légumes et du blé, rôdant à la tombée de la nuit dans le cirque, livré aux prédictions des charlatans, dans le Forum, où ces poètes en plein vent récitent leurs vers, où se débitent toutes les nouvelles au pied de la tribune, dont il ne reste que cela, et d’où elles se répandent par les carrefours.

…….Percontor quanti olus ac far ;
Fallacem Circum, vespertinumque pererro
Sæpe Forum ; assisto divinis……..


Le Forum n’est plus rempli comme autrefois de l’agitation d’un peuple libre, mais c’est toujours un lieu très fréquentée parfois la cohue y est grande ; on y voit à la fois trois enterremens et deux cents voitures. Les embarras de Rome commencent, ils ne sont pas encore ce qu’ils seront au temps de Juvénal ; mais déjà Horace, — que dirait-il à Paris ? — se plaint qu’à Rome on bâtit partout ; ce ne sont que fardeaux portés et traînés, grues qui élèvent des poutres et des pierres, files de chars funèbres, et à travers tout cela court un chien furieux, ou un pourceau immonde se précipite. On pense bien qu’Horace ne négligeait pas la promenade sous les portiques : c’est là, nous dit-il, que tout en marchant il prenait la résolution de devenir plus sage et meilleur.

Mais, outre la promenade, il y avait à Rome pour Horace les courses obligées, son supplice, et il nous fait connaître les divers quartiers de la ville où se traitaient les affaires : c’était surtout le Forum, où se trouvaient le Janus moyen qui était le lieu principal de réunion pour les gens d’affaires, puis le Putéal de Libon et la statue de Marsyas, près des Rostres, au pied de laquelle se rassemblaient les avocats. Un autre jour, il fallait aller servir de caution à un particulier qui demeurait sur le Quirinal, ce qui n’était pas bien loin de l’Esquilin, demeure de Mécène ; mais le même jour Horace devait se rendre de l’autre côté de Rome, à l’extrémité du mont Aventin, pour entendre la lecture d’un poème nouveau. A peine Mécène est-il revenu sur le triste Esquilin, que chacun sollicite Horace, attendant tout de son crédit.

En faisant cette promenade horatienne, en allant ça et là avec l’aimable poète, à travers les quartiers de Rome qu’il a parcourus et parfois mentionnés dans ses vers, on arrive sur la voie Sacrée, où l’on marche, peut-être comme lui, absorbé dans quelque rêverie frivole :

Nescio quid méditans nugaram, totus in illis.


Et encore à présent il peut arriver qu’on trouve là un fâcheux, qu’ayant lu son Horace on lui dise aussi, pour s’en délivrer, qu’on a une affaire sur l’autre rive du Tibre, près des jardins de César, c’est-à-dire vers la gare du chemin de fer, et que le fâcheux, comme celui d’Horace, se trouve avoir précisément affaire de ce côté. J’ai pour ma part essayé du moyen employé par le poète pour échapper à un secatore de son temps, et cet artifice ne m’a pas mieux réussi qu’à lui.

Cette course un peu forcée d’Horace peut être suivie et refaite pas à pas. Horace venait de l’Esquilin, de chez Mécène ; il avait trouvé sur son chemin la voie Sacrée, et musait, indolent, parmi les boutiques, se dirigeant peut-être vers celui des deux magasins de ses libraires qui était près de la statue de Vertumne, à l’entrée du quartier étrusque. Une fois là, il aurait poussé, je le crains, jusque dans ce Vélabre où se trouvaient toutes les élégances et toutes les corruptions de la vie romaine ; mais la rencontre du fâcheux changea tous ses plans, et Horace n’eut plus dès lors d’autre dessein que de lui échapper. La rencontre se fit sur la voie Sacrée, à un endroit qu’on pourrait presque indiquer, car ce fut avant le point où de sa bifurcation sortait la voie Neuve. Bientôt on arrive par cette rue au temple de Vesta[6], et de là le malheureux Horace, toujours traîné par son bourreau, le suit jusque dans le Transtevere.

Bien qu’Horace ait dit un jour : « Capricieux, j’aime Rome à Tibur et Tibur à Rome, » on voit que réellement il se déplaisait dans la vie agitée de la ville, et aimait la paix et la liberté des champs.

O rus, quando ego to aspiciam ?…


est un cri parti du cœur. « Tu sais, dit-il à l’intendant de son habitation rustique, démentant l’inconstance dont il s’accusait tout à l’heure, que, toujours sur ce point d’accord avec moi-même, je quitte, à regret la campagne toutes les fois que d’ennuyeuses affaires m’appellent à Rome. » C’est donc à la campagne qu’il faut l’aller chercher, car ce sont les souvenirs et les scènes champêtres qu’il s’est complu à retracer. Celui qui se borne à désigner, sans les décrire, les différens quartiers de Rome, trouve des expressions brièvement, mais vivement pittoresques, quand il s’agit des ombrages de Tibur ou de son habitation de la Sabine.

Je ne saurais mieux indiquer au lecteur comment s’y prend Horace pour donner une idée vraie des lieux qu’en citant quelques lignes de M. Patin, son savant et ingénieux interprète : « Ce n’est pas qu’Horace soit descriptif à la manière des modernes, jamais il ne décrit pour décrire ; il n’est jamais long, il s’en faut de tout, ni minutieux dans ses descriptions. Le plus souvent une épithète caractéristique, d’autres fois un petit nombre de circonstances, choisies parmi les plus frappantes, rangées dans l’ordre qui les découvre à une observation rapide, groupées de telle sorte qu’elles révèlent l’idée de l’ensemble, et que le tableau, largement ébauché par le poète, s’achève dans l’esprit du lecteur, voilà la vraie, la grande description de Virgile et d’Horace. Cette description est chez Horace toute passionnée, animée par un sentiment vrai des scènes qu’elle reproduit, par l’amour de quelques lieux préférés, par le goût de la nature champêtre et de la vie rustique. »

Que de vers charmans dans Horace, consacrés à peindre ce Tibur tant aimé, ce délicieux Tivoli dont il est si doux de goûter après lui, je dirai presque avec lui, les impérissables enchantemens ! Comment ne pas y murmurer cette ode ravissante dans laquelle, après avoir énuméré les beaux lieux qu’il avait admirés dans son voyage de Grèce, revenant à son cher Tibur, il s’écrie, comme d’autres pourraient le faire aussi : « Rien ne m’a frappé autant que la demeure retentissante d’Albunée[7], l’Anio qui tombe, le bois sacré de Tiburnus et les vergers qu’arrosent les eaux vagabondes ! »

Quam domus Albuneae resonantis,
Et præceps Anio, ac Tiburni lucus, et uda
Mobilibus pomaria rivis.


Est-il rien de plus gracieux, de plus sonore et de plus frais ? Malheureusement il ne reste d’Horace à Tivoli que les cascatelles, dont le murmure semble un écho de ses vers. Les ruines qu’on montre au voyageur, comme celles de la maison d’Horace, ne lui ont jamais appartenu, bien que déjà du temps de Suétone à Tibur on fît voir aux curieux la maison du poète.

C’est une erreur qui date de l’antiquité. Il ne paraît pas qu’Horace ait jamais eu une maison à Tivoli. Il y allait souvent, il y composait des vers, mais sans doute dans la maison de Mécène ou de Varus, l’ami de Virgile, qu’Horace a si bien pleuré. Il dit positivement qu’il ne possède d’autre bien de campagne que ce petit bien de la Sabine que Mécène lui avait donné. Avec quoi eût-il pu acheter une propriété ? était-il homme à faire des économies sur les modiques appointemens de la charge de scribe du trésor qu’il avait achetée ? Le vœu ou plutôt le rêve que forma Horace de finir ses jours près de Tibur ou dans le doux pays de Tarente ne prouve nullement qu’il ait eu une villa aux environs de Tarente ou de Tivoli. Horace parle aussi d’un séjour dans le frais Préneste, et personne n’a cherché une maison d’Horace à Palestrine. On en peut dire autant de son goût pour Baïes[8].

Le véritable pèlerinage à la demeure champêtre d’Horace, c’est celui qu’on peut faire à sa villa de la Sabine, dont l’emplacement a été si bien déterminé, près de Rocca Giovane, par M. Rosa. S’il ne reste de la maison que des briques et des pierres enfouies à l’endroit où une esplanade en fait connaître aujourd’hui remplacement, les lieux d’alentour portent des noms dans lesquels on a pu retrouver les anciens noms. Varia est Vico Varo ; le village de Mandela, dont Horace était voisin, s’appelle Bardella ; la Digentia est devenue la Licenza. Il y a aussi la fontaine d’Oratini, et, tout près des débris de l’habitation, la colline du poète, colle del Poetello. On a reconnu encore le mont Lucrétile, qui protégeait les chèvres d’Horace contre l’ardeur de l’été et les vents pluvieux. Ce pèlerinage, je ne l’ai point fait ; je m’engage à l’accomplir. En attendant, j’ai presque vu tous les environs de la villa Sabine d’Horace par les dessins de M. Bénouville et les explications de M. Noël des Vergers, qu’on trouve dans le nouvel et charmant Horace de M. Didot. Cette villa est celle que Mécène avait donnée à Horace. C’était « ce champ modeste qu’il avait rêvé, avec un jardin, auprès d’une eau toujours vive (celle qui s’appelle encore fonte d’Oratini), et un peu de forêts au-dessus. » La végétation a été changée par la culture, mais les grands traits du paysage subsistent. L’on voit toujours la chaîne de montagnes qui est coupée par une vallée profonde, celle où coule la Licenza, et l’on peut remarquer la justesse de tous les détails de cette description, que le poète semble s’excuser de faire si longue, loquaciter, et qui est renfermée dans quelques vers charmans et précis :

Continui montes nisi dissocientur opaca
Valle ; sed ut veniens dextrum latus aspiciet sol,
Lævum decedens curru fugiente vaporet.

Quand on est à Rome et qu’on aime Horace, on le suit encore plus loin. On se met en route avec lui, lorsqu’il part pour Brindes, et on l’accompagne au moins jusqu’à Terracine, à la frontière de l’état romain.

En mettant le pied sur la voie Appienne, Horace la salue comme la reine des grandes routes, et encore aujourd’hui nous comprenons son admiration, quand nous la parcourons après lui, marchant entre deux rangées de tombeaux de toutes les formes, de tous les âges, dont les débris attestent la magnificence infiniment variée, et dont quelques-uns sont encore presque intacts, foulant les dalles de lave sur lesquelles sa litière a passé, montant sur les trottoirs qui subsistent, nous retournant sans cesse pour contempler cette double file de ruines qui se prolongent en avant et en arrière, à perte de vue, à travers la campagne immense, inhabitée, silencieuse, traversée par d’autres ruines et terminée par ce mur bleuâtre de montagnes, l’horizon le plus suave et le plus fier qu’il puisse être donné à des yeux humains de contempler.

Nous arrivons ainsi avec Horace à Lariccia. Là nous disons comme lui :

Egressum magna me excepit Aricia Roma, enchantés de ces délicieux aspects dont Horace, moins occupé que nous ne le sommes du pittoresque, n’a point parlé. La ville moderne de Lariccia s’est perchée, comme il arrive souvent, dans la citadelle de la ville ancienne. M. Pierre Rosa, cet explorateur infatigable et sagace de la campagne romaine, qui excelle à découvrir les ruines que son aïeul Salvator Rosa aimait à peindre, a cru retrouver les restes de la petite auberge où Horace a logé (hospitio modico), et même des vases contenant l’orge destinée aux montures des voyageurs. Arrivés à l’entrée des marais Pontins, nous ne pouvons pas faire comme Horace, qui s’embarqua le soir sur un canal pour les traverser ; ce canal n’existe plus. Les marais Pontins ne sont plus des marais, mais des prairies à demi noyées, où croît une végétation luxuriante, où l’on voit les bergers à cheval pousser de leurs longues lances les bœufs enfoncés jusqu’au poitrail dans les grandes herbes. On roule rapidement sur une bonne route qui a remplacé la route antique, souvent envahie par les eaux au temps de Lucain :
Et quæ Pontinas via dividit uda paludes.


Horace préféra le canal à la route de terre, peut-être parce que le chemin était dégradé momentanément. Cette conjecture de M. Desjardins me paraît plausible. « Horace, dit-il, s’embarque le soir sans avoir soupé, se condamnant à ne point dormir pour faire un trajet de cinq lieues, auquel il fallut consacrer toute la nuit et une partie de la matinée du lendemain, en suivant le canal. En admettant comme vraisemblable qu’un épicurien, qui plaçait au nombre des malheurs tout ce qui devait lui imposer quelque gêne, choisît sans motif ce mode fatigant de transport, il est peu probable que les gens d’affaires, les personnes pressées d’arriver, se soumissent par fantaisie aux ennuis d’un pareil trajet. » Cependant il faut reconnaître qu’au dire de Strabon il était d’un usage très général de prendre cette voie, surtout la nuit.

Le moment de l’embarquement, la confusion qui s’ensuit, l’entassement des voyageurs dans le coche de Terracine, sont peints par Horace avec une amusante vivacité. « Les bateliers et les esclaves se disent des injures. — Aborde ici. — Tu en mets trois cents. Oh !… c’est assez… — Pendant qu’on paie sa place et qu’on attelle la mule, une heure se passe. » A entendre ces injures échangées, ces cris, à voir la lenteur avec laquelle on procède et le nombre de voyageurs qu’on empile dans le bateau, on dirait qu’Horace a eu affaire à des Romains d’aujourd’hui. Ce qui suit est encore caractéristique des mœurs du pays, et il n’est pas de voyageur en Italie qui ne se rappelle quelque incident pareil à celui qu’Horace va raconter. « Les cruels moustiques et les grenouilles des marais éloignent de nous le sommeil. Les mariniers et les passagers bien abreuvés chantent à l’envi leur maîtresse absentes Enfin, au moment où les voyageurs fatigués commencent à s’endormir, le conducteur paresseux envoie paître sa mule, attache à une pierre la corde de la barque, et, couché sur le dos, ronfle de grand cœur. Le jour était venu, et nous ne sentions pas le bateau marcher. L’un de nous, à tête vive, s’élance, et d’un bâton de saule laboure la tête et les reins de la mule et du batelier. »

Horace excelle dans les détails familiers. Ce n’est pas un touriste cherchant des impressions ; il voyage un peu à la manière de Montaigne, nous parlant de ses maux d’yeux, comme celui-ci de ce qu’il appelle sa colique. Cependant l’un et l’autre ; quand il leur en prend fantaisie, rencontrent des traits qui peignent. Ainsi Horace nous montre par un vers la ville volsque d’Anxur posée sur les rochers blancs qui dominent la moderne Terracine :

Impositum saxis late candentibus Anxur.


Ce vers n’est-il pas tout un tableau, tracé, comme faisaient les anciens, d’un pinceau sobre et vif.

Mais revenons à Rome. Horace n’a pas seulement caractérisé l’aspect de plusieurs parties de la ville qu’il avait devant les yeux ; par une divination singulière, épouvanté du danger des dissensions civiles, il a prévu et prophétisé l’aspect que présenterait un jour la cité d’Auguste, quand elle serait envahie par les barbares ; et au milieu du luxe et de l’opulence d’une civilisation qui semblait assurée, le poète, en général optimiste, s’est écrié : « Vainqueur, le barbare foulera aux pieds la cendre de Rome, où résonnera le sabot de son coursier. » Horace, chose étrange, semble entendre retentir sur la voie Sacrée le galop triomphant du cheval d’Alaric.

Horace ne nous a pas appris où était sa maison de ville ; probablement sur le mont Esquilin, où habitaient Mécène et, non loin de lui, Properce et Virgile. Ce qui est certain, c’est qu’Horace fut enterré dans les jardins de Mécène et auprès de celui-ci. Cette sépulture honore l’homme puissant qui, dans son testament, disait à Auguste : « Souviens-toi d’Horatius Flaccus comme de moi-même, » et qui, après avoir accueilli et protégé Horace pendant sa vie devait encore accueillir et protéger sa cendre, quand le poète ne serait plus. Oui, le souvenir de Mécène mérite d’être associé à celui d’Horace, non pas seulement parce qu’il fut pour lui un protecteur, mais parce qu’il mit de la grâce dans sa protection, encourageant la timidité du jeune homme inconnu qui l’abordait comme le fils d’un affranchi pouvait aborder le descendant des Lucumons d’Etrurie, et qui bientôt se sentait à l’aise auprès du troisième personnage de l’empire. Après avoir présenté Horace à Auguste, non-seulement Mécène invitait le poète à souper, mais, ce qui est plus aimable, il allait souper chez lui. Bien des riches ont porté ce nom de Mécène pour avoir encouragé les hommes de lettres tout différemment, c’est-à-dire les payant pour leur platitude et se remboursant en impertinence, les invitant à souper au bout de leur table somptueuse, au lieu de faire comme Mécène, qui allait dans la villa modeste d’Horace boire son petit vin de la Sabine. Le vrai Mécène était simple et cordial, quoiqu’il fût riche, et en faveur. Y en a-t-il eu beaucoup d’autres comme celui-là ?

A-t-on à Rome un portrait de Mécène ? Visconti reconnaissait ce personnage dans un prétendu Cicéron du Capitole. Plusieurs juges compétens, P.-E. Visconti, Missirini, Cigognara et Raoul-Rochette, se sont accordés à voir un Mécène dans un buste trouvé à Carseoli, qui ressemble à deux pierres gravées qui le représentent d’après Visconti. Dans le buste, le haut de la tête est chauve, particularité caractéristique de Mécène, qui, pour cette raison, était dans l’usage de se couvrir la tête de son manteau.

Les jardins de Mécène, que consacre la sépulture d’Horace, étaient sur l’Esquilin, alors aussi bien qu’aujourd’hui presque entièrement couvert de jardins. Ils avaient remplacé le cimetière des pauvres, où, comme dans les campi santi de nos jours, il n’y avait pour les cadavres des indigens que des fosses communes, appelées puits (puticuli). Mécène, fit disparaître ce lieu infect où les ossemens laissés, sans sépulture appelaient les loups et les oiseaux de proie, où Horace avait placé la scène des affreux enchantemens de Canidie, et le remplaça par ses jardins magnifiques. L’assainissement du quartier y gagna, et Horace put dire que les Esquilies étaient devenues salubres.

La maison de Mécène devait être considérable. On sait que le descendant des rois étrusques y avait réuni toutes les recherches du comfortable. Quand Auguste était malade, il se faisait transporter chez Mécène. En sa qualité de descendant des Étrusques, qui avaient, dit-on, inventé les tours, Mécène en avait fait construire une très élevée ; au sommet était un belvédère d’où il considérait, dit Horace, la fumée et l’agitation de l’opulente Rome ; c’est probablement de là que Néron prit plaisir à la voir brûler[9]. Il avait aussi la vue de Tibur, baigné par les eaux des pentes d’Æsula et des coteaux de Tusculum ; c’est un point du magnifique horizon de Rome saisi et croqué pour ainsi dire en passant par Horace. En supposant que les jardins de Mécène s’étendissent jusqu’au pied de l’Esquilin, et vinssent, ce qui est assez naturel, rejoindre le quartier élégant des Carines, on peut admettre qu’ils atteignaient le lieu où depuis Titus bâtit ses thermes sur une partie de la Maison-Dorée de Néron. Au-dessous de ces deux étages de constructions impériales, on voit des traces d’une construction plus ancienne attribuée à Mécène : c’est un reste de pavé en mosaïque, d’une élégante simplicité, qui par là conviendrait très bien à une époque encore voisine de la république et au goût exquis de Mécène ; Horace a peut-être soupé dans cette chambre, ornée d’une mosaïque aussi finement travaillée que ses vers.

Il est un poète de ce temps dont le nom ne rappelle pas la protection accordée aux lettres par Auguste, car Auguste fut son persécuteur et son bourreau : il le fit mourir consumé de la fièvre lente de l’exil, le reléguant, lui, l’aimable et brillant Ovide, à l’extrémité du monde romain. Ce n’est pas à Rome, c’est aux bords lointains du Danube qu’il faudrait aller chercher le tombeau d’Ovide, dans un pays barbare où l’on a cru en vain le retrouver. Il y a bien, près de Rome, le tombeau des Nasons, en un lieu d’où la campagne romaine se présente dans toute sa sauvage et sublime beauté, mais la cendre du plus illustre des Nasons est absente de leur sépulture. Des peintures ornaient ce sépulcre ; on avait cru y reconnaître Ovide dans un poète conduit aux Champs élyséens par Mercure et des sujets empruntés à ses Métamorphoses, mais il a fallu renoncer à cette supposition. Rien ne rappelait, dans le tombeau des Nasons, le banni qui fut leur seule gloire. Rien ne prouve que le sort lui ait accordé ce qu’il demandait à ses amis d’une manière si touchante : « Faites que mes os soient rapportés dans une petite urne ; ainsi je ne serai pas exilé encore après ma mort ; placez mes restes sous la terre aux portes de Rome. »

Inque suburbano condita solo[10].

Quelle a été la cause du malheur d’Ovide ? C’est encore un mystère. On voit, par les Tristes, que deux crimes lui étaient reprochés. L’une des accusations était ridicule : c’était d’avoir écrit l’Art d’aimer, d’avoir, comme il le dit spirituellement, enseigné ce que tout le monde sait. Louis XV mettait quelquefois les écrivains à la Bastille, mais il n’a pas imaginé d’envoyer Gentil-Bernard au Canada. D’ailleurs presque tous les poètes contemporains d’Ovide, notamment Horace, Virgile dans ses églogues, avaient écrit des vers plus répréhensibles que ceux d’Ovide, car ce dernier ne chanta que des passions qui peuvent se comprendre. Les vers d’Auguste sur Fulvie sont d’une grossièreté qu’Ovide ne se permit jamais. Le poète banni parle d’un autre tort qu’il confesse, et qui seul a pu être la cause véritable de son exil. Il y revient plusieurs fois, toujours en termes obscurs, s’accusant d’avoir vu ce qu’il ne devait pas voir :

Cur aliquid vidi ? cur noxia lumina feci ?


« Pourquoi ai-je vu quelque chose ? pourquoi mes yeux furent-ils coupables ? » Il se compare à Actéon. Ce que ses regards ont rencontré sans dessein peut faire rougir, et il doit le cacher :

Et quæcumque adeo possunt afferre pudorem,
Illa tegi cæca condita nocte decet.

Ces expressions voilées se rapportent très bien à quelque honte de la famille impériale, à un amour incestueux d’Auguste pour sa fille Julie, dont Ovide aurait été le témoin involontaire. L’une et l’autre en ce genre étaient capables de tout. On a supposé qu’il s’agissait d’une aventure entre Julie et Ovide lui-même ; mais les aveux et les réticences du poète ne s’accordent point avec une telle supposition[11] : ils s’expliquent mieux, si l’on admet que l’inceste impérial dont Caligula devait donner l’exemple avec ses trois sœurs avait commencé sous le toit modeste du sage Auguste[12]. J’avoue avoir de la peine à croire qu’Ovide eût rappelé si souvent un tel souvenir au coupable ; mais ce soupçon flétrissant est une juste punition du mystère qu’Auguste a laissé planer sur la faute si barbarement punie d’Ovide. Ovide a eu, dans ses Fastes, occasion de mentionner plusieurs localités de Rome, et j’ai eu soin de les signaler quand elles se présentaient. Les abords et les monumens du Palatin sont décrits dans une élégie des Tristes, et par le livre même d’Ovide, ce livre qu’il envie, parce qu’il verra Rome. « Je suis, dit-il, le livre du pauvre exilé, envoyé par lui à Rome. Indiquez-moi mon chemin dans cette ville où je suis étranger. Un seul ami s’est offert pour me guider. » Le livre suppliant se met donc en route vers le Palatin, il vient au quartier des libraires, près de l’Argiletum et de la Suburra. « Voici d’abord, lui dit son guide, les fora de l’empereur, c’est-à-dire le forum de César, le forum d’Auguste et l’ancien forum du peuple romain, devenu lui aussi le forum de César ; puis voici la voie Sacrée ; ceci est le lieu saint où Vesta garde le Palladium et le feu divin. A côté fut l’humble Regia de l’antique Numa. » Nous pouvons suivre facilement de place en place le livre errant ; sa marche nous a conduit au forum d’Auguste près de l’arc de Titus. Là, nous tournons avec lui à droite, et entrons par la porte du Palatin, voisine du temple de Stator. Nous arrivons ainsi à la maison d’Auguste ; nous reconnaissons les lauriers qui croissaient devant la porte, la couronne de chêne en mémoire des citoyens conservés, ce qui fournit au livre d’Ovide l’occasion de s’écrier : « Joins, père très bon, à ceux que tu as conservés un citoyen relégué aux extrémités de la terre ! »

Puis, poursuivant sa route, le livre, avec son guide, monte l’escalier du temple d’Apollon, escalier que les vers d’Ovide nous prouvent avoir été très élevé :

……. Gradibus sublimia celsis
Ducor ad intensi candida templa dei.


Il voit les statues des Danaïdes et nous apprend que Danaüs était représenté un glaive à la main. Enfin il veut entrer dans la bibliothèque. « Là, je cherchais mes frères, dit-il, excepté ceux que leur père voudrait n’avoir pas mis au monde, » c’est-à-dire les trois livres de l’Art d’aimer, cause ou plutôt prétexte de sa ruine. Ce jeune frère veut prendre place près de ses aînés ; mais le gardien du lieu, le custos, comme on dit encore à Rome (custode), repousse l’étranger et le force à sortir de ce lieu saint. Il gagne alors les temples qui touchent au théâtre voisin, c’est-à-dire tente de pénétrer dans la bibliothèque du portique d’Octavie, placée près du théâtre de Marcellus, puis dans l’atrium de la Liberté, dans la bibliothèque de Pollion ; mais là encore l’entrée lui est refusée. Tout cela veut dire, ce me semble, que les bibliothèques impériales et particulières se fermèrent devant le livre qui contenait les plaintes et les supplications d’Ovide. C’est une dureté de plus d’Auguste envers sa victime.

Le quartier de Rome où l’exilé suivait en pensée la marche timide de son livre cruellement repoussé, ce quartier était le sien ; il logeait près du Capitole ; on le voit par la belle élégie où il retrace ses derniers momens de Rome :

Quæ mihi supremum tempos in urbe fuit.


Dans cette triste nuit, la lune éclairait pour lui les temples du Capitole. Ovide y peint sa douleur en traits que les exilés reconnaîtront, et quel exil que celui de Rome pour un Romain ! Il peint aussi le désespoir de sa femme. Ovide, ce me semble, n’eût pas osé le faire, s’il avait été trop mauvais époux. On peut admettre qu’il était alors un peu revenu de ses erreurs de jeunesse. La généreuse conduite d’une épouse qui lui resta courageusement dévouée me porte à croire qu’il n’avait eu avec elle que des torts qu’on peut pardonner. Celle qui protégea si noblement les intérêts et l’infortune du banni protège encore sa mémoire. Elle a inspiré à l’auteur léger de l’Art d’aimer, mûri par l’âge et le malheur, des vers d’une tendresse grave et pénétrante qui font penser à un sonnet de Pétrarque. « Toi que j’ai laissée jeune lorsque je quittai Rome, tu dois avoir vieilli par mes maux. Oh ! fassent les dieux que je te voie telle que tu es devenue, et que je puisse baiser avec tendresse tes joues changées ! »

Nous devons au malheur d’Ovide des descriptions de Rome d’un genre particulier, des descriptions que lui dictent l’imagination et le souvenir. « Rome et ma maison m’obsèdent, et le regret des lieux, et tout ce qui reste de moi dans la ville que j’ai perdue… Devant mes regards sont errantes ma maison, Rome, la forme des lieux. »

Roma domusquo subit, desideriumque locorum.
………..
Ante oculos errant domus, urbs et forma locorum.

La privation du pays natal lui en fait vivement sentir le charme. « Je ne sais, dit l’exilé, par quelle douceur il nous tient saisis et ne nous permet pas de l’oublier ; » puis vient ce qui est toujours pour lui la conclusion : quoi de meilleur que Rome ?

Quid melius Roma ?…

Sa consolation et son tourment étaient de se transporter en esprit dans cette Rome, tout son désir de suivre par la pensée les différentes phases de la journée romaine, de parcourir cette ville bien-aimée, d’en ranimer devant lui l’image, d’en contempler les merveilles. « Voici, dit-il, que les débats du Forum sont terminés : les jeux équestres, les combats simulés, les luttes commencent ; la scène se remplit, les spectateurs applaudissent dans le Champ de Mars ; on lance la balle, on roule le cerceau ; puis les trois théâtres s’ouvrent à la multitude après les trois forum. » Tantôt Ovide visite en idée sa demeure, depuis si longtemps abandonnée ; tantôt, s’élançant à travers les principaux monumens de Rome, il les voit et les montre de loin, comme s’il était réellement au milieu d’eux. « De ma maison, je me dirige vers chaque endroit de la belle ville ; je vois, je perce tout par les yeux de la pensée, les forum, les temples ; les théâtres tapissés de marbre ; puis m’apparaît le portique immense s’étendant sur le sol aplani, les gazons du Champ de Mars qui regardent les beaux jardins d’Agrippa, les Euripes, l’eau Virgo. »

Dans cette énumération, Ovide a eu soin de faire entrer les nouveaux embellissemens de Rome : inutile effort pour désarmer l’inflexible cruauté d’Auguste. Parmi toutes ses réminiscences, on sent l’élan de son âme vers la ville absente. Rome apparaît sans cesse à l’exilé avec la vivacité douloureuse du regret : l’on applaudit ses vers sur le théâtre ; là sont quelques amis vrais dont la fidélité le console, et des amis ingrats dont la trahison vient le déchirer ; là est une société de poètes auxquels il recommande de se souvenir de lui le jour de leur réunion, bien qu’il ne soit plus, dit-il, un poète romain, mais un bel esprit sarmate. « Pourquoi vous envoyer ces vers ? s’écrie-t-il. C’est que je veux de quelque manière être avec vous. » S’il célèbre dans son désert le jour natal de sa femme, il croit voir la fumée de l’encens se diriger du côté de l’Italie. Malheureusement, ce n’est pas toujours une illusion aussi touchante qui le transporte à Rome, c’est aussi la pensée d’un triomphe de Tibère, de Tibère qui devait être pour Ovide aussi inexorable qu’Auguste. La vive imagination du poète voit et peint de loin, comme si elle était présente, cette scène triomphale à laquelle on aimerait mieux qu’il applaudît moins. Il est encore plus triste de l’entendre, quand il a reçu les portraits d’Auguste, de Tibère et de Livie, déclarer qu’il est de retour à Rome, puisqu’il jouit de ces présences augustes et qu’il ne lui manque plus que de voir la maison du Palatin pour s’y croire revenu tout à fait. « Quand je vois César, il me semble que je vois Rome. » Certes, pour le pauvre banni, le mensonge de la flatterie ne pouvait aller plus loin.

Ovide se relève trop rarement par la fierté du poète, auquel nul ne peut enlever son génie et sa gloire. Il le fait cependant une fois, et cette fois les sept collines lui apparaissent plus noblement. « On m’a enlevé tout ce qui pouvait m’être ravi, mais mon génie me reste, et j’en jouis. Quand on trancherait mes jours par le glaive, ma gloire survivrait à ma vie, et tant que Rome de ses montagnes contemplera l’univers soumis, je serai là. »

Deux autres poètes du temps d’Auguste méritent de trouver place ici, parce qu’ils ont esquissé en passant quelques vues de Rome, et tracé quelques croquis de la vie romaine. Ces poètes sont Tibulle et Properce.

À cet égard, il y a moins à recueillir chez Tibulle, qui mourut jeune, à trente-six ans, comme Raphaël et Mozart, — suivit Messala en Orient et dans la Gaule, des bords du Cyndus à ceux de l’Adour, et vécut souvent hors de Rome. Dans son petit bien de Pedum, il se complaît dans la peinture. ou plutôt le rêve, de la vie champêtre, auprès de sa Délie. Il a décrit avec un grand charme les occupations et les fêtes rurales, entre autres la fête de Palès, dans laquelle on purifiait les champs et les troupeaux, selon l’antique rite des aïeux, que Tibulle nous a conservé. Dans ce tableau très circonstancié et très vivant de la vie rustique près de Rome, on ne trouve nul trait individuel et local ; nous ne saurions pas même que la villa de Tibulle était à Pedum, si Horace ne nous l’avait appris.

Il ne nous donne non plus aucun renseignement sur son existence à Rome. Il chante la simplicité de la Rome antique, et, comme Virgile, Properce, Ovide, il l’oppose ingénieusement à la magnificence de la Rome de son temps. « Alors, dit-il par un retour rêveur vers les âges lointains, les vaches paissaient les herbages du Palatin, et il y avait des chaumières sur le Capitole. » Ce contraste frappait alors d’autant plus que l’empire, qui apparaissait comme un nouveau commencement quand il était réellement (pour emprunter une expression célèbre) le commencement de la fin, ramenait les Romains au souvenir du fondateur antique dont Auguste aspirait à renouveler l’institution, et de l’âge d’or, que, par une illusion bientôt détrompée, on se flattait de voir renaître. Tibulle, du reste, paraît avoir conservé dans sa vie, que la tendresse remplissait, les croyances ou au moins les pratiques de la vieille superstition romaine : il consulte les sorcières de l’Esquilin ; il écoute le discours que lui adresse dans la rue une prêtresse furieuse de Bellone, qui, selon l’usage de ce culte emprunté à celui de Cybèle, a fait couler volontairement son sang. Enfin, s’il a offensé les dieux, il est prêt à faire, pour les désarmer, ce que fait encore chaque jour un pénitent romain : à se prosterner dans le temple, à en baiser le seuil, à se traîner à genoux vers les portes et à les frapper de son front.

À ces réminiscences près d’un passé très ancien, Tibulle ne nous parle guère de Rome que pour exprimer la douceur qu’il goûte à ne pas s’y trouver.

Ferreus est, eheu ! quisquis in urbe manet…


Une fois cependant il la regrette, c’est lorsque, partant pour la guerre avec Messala, il lui coûte d’abandonner Délie ; il se peint alors inventant des prétextes à retarder son départ, et Délie en pleurs, se retournant pour contempler, de la porte Capène, cette voie Appienne où elle le cherche encore quand elle ne le voit plus :

Quin fleret, nostras respiceretque vias.

Rome apparaît dans les regrets de Tibulle, quand, tombé malade à Corcyre, il craint d’y mourir seul, loin de sa sœur et de sa mère. Cette douleur lui fut épargnée. Il mourut à Rome ; sa mère lui ferma les yeux ; sa sœur vint à ses funérailles. De loin, Tibulle avait rêvé son retour inattendu à Rome, la surprise et la joie de Délie ; il avait écrit ces vers, qui sont au nombre des plus touchans de l’antiquité :

Tunc veniam subito, nec quisquam nuntiet ante :
Sed videar cœlo missus adesso tibi.
Tunc mihi, qualis eris, longos turbata capillos,
Obvia nudato, Delia, curre pede…


Mais depuis ce temps il avait quitté Délie, pu Délie l’avait quitté ; il avait aimé une autre femme, appelée Némésis : « Toutes deux, dit Ovide, vinrent donner des baisers à son cadavre. »

Properce nous a plus appris sur lui-même que Tibulle, et nous pouvons mieux le suivre à Rome, d’où il ne paraît pas être sorti. Il n’a pas suivi, comme Tibulle, la guerre et les camps ; sa vocation n’était point pour les armes :

….. Non natus idoneus armis.

C’est ce que disait déjà Cicéron. Cela était nouveau : un Romain osait avouer qu’il n’avait rien du guerrier, qu’il était ce que nous appellerions un pur homme de lettres.

Properce aimait Rome, et il nous apprend que Cinthie l’aimait à cause de lui. « Je lui suis cher, dit-il, et, à cause de moi, Rome lui est chère. »

Illi carus ego, et per me carissima Roma
Dicitur.

A un ami qui veut partir, il dit : « Toutes les merveilles le cèdent à la terre romaine. La nature y a placé tout ce qui peut se trouver ailleurs… Là coule l’Anio des sommets du Tibur, et toi, Clitumne, et toi, eau Marcia, sur un monument immortel ; là sont les eaux sœurs des lacs d’Albe et de Némi, et l’onde où le coursier de Pollux s’est désaltéré… Rome est ta mère, ô Tullus, et le plus beau séjour du monde. »

Ses amis lui reprochent de ne pouvoir la quitter. S’il la quitte dans un dépit amoureux contre Cinthie, il regrette bientôt, sur la mer et au milieu des tempêtes, Rome et Cinthie. Ces souvenirs le suivent dans la solitude, où il avait gravé le nom de Cinthie sur les rochers et sur l’écorce des arbres :

Quid mihi desidiæ non cessas fingere crimen,
Quod faciat nobis conscia Roma moram ?

La navigation qu’il entreprit le conduisit à Athènes, où il nous apprend qu’il veut se guérir de son amour, en ce moment mal récompensé. Ce voyage d’Athènes lui apparaît comme nous apparaît aujourd’hui un voyage de Rome ; il verra des tableaux et des théâtres :

Aut certe tabulæ capient mea lumina pictæ,
Sive ebore exactæ, seu magis ære raanus.

Properce, qui était savant, trop savant pour un poète, et surtout pour un poète érotique, aimait Rome en érudit, comme nous autres qui y venons l’étudier avons droit de l’aimer. Il avait formé le dessein, qu’il n’exécuta point, de chanter ses gloires anciennes et nouvelles, depuis Romulus jusqu’à Auguste. Cependant il lui resta des études qu’il avait faites pour son ouvrage sur Rome un penchant manifeste à placer dans ses élégies le résultat de ces études à côté de l’érudition mythologique dont il les a trop remplies. J’ai eu souvent à le citer dans la partie de mon ouvrage qui touche aux origines de Rome. Nul poète latin n’a eu autant que lui le sentiment de la Rome primitive.

Properce s’est chargé du soin de nous donner son adresse un jour qu’il a perdu ses tablettes, ses précieuses tablettes. « Elles n’étaient pas dorées, le buis était commun, la cire grossière ; mais, envoyées à Cinthie et renvoyées par elle, on y lisait des choses charmantes : « Paresseux, qu’es-tu devenu hier ? quelque autre t’a-t-elle semblé plus belle que moi ? » ou bien : « Viens aujourd’hui,

Cessabimus una ;
Hospitium tota nocte paravit amor. »


« Et un avare y écrit ses comptes ! » ajoute Properce. Pour les recouvrer, il promet une récompense honnête, et ordonne à un esclave de faire poser une affiche sur une colonne, quelque colonne de temple ou de portique, et de mettre dans l’affiche que le maître des tablettes demeure sur l’Esquilin.

C’est probablement à tort que j’ai indiqué cette habitation de Properce parmi celles des familles de race sabine ou sabellique comme lui, — il était Ombrien, — établies anciennement sur le mont Esquilin, car il n’avait ni aïeux ni fortune : c’est lui-même qui nous l’apprend[13]. La raison qui lui avait fait choisir l’Esquilin pour lieu de sa demeure était plus vraisemblablement le voisinage de Mécène, qui fut toujours bienveillant pour Properce comme pour Horace !

Properce, du reste, s’arrangeait très bien de sa pauvreté, pourvu qu’il conservât l’amour de Cinthie. Il n’envie la richesse de personne, comme il le dit à un ami opulent qui avait une villa au bord du Tibre, avec un grand parc d’où, couché mollement sur la rive du fleuve, il buvait dans des coupes, ouvrage de Mentor, en contemplant la course rapide des barques à voile et la marche lente des bateaux qui remontaient tirés par des cordes :

Et modo tam celeres mireris currere lintres,
Et modo tam tardas funibus ire rates ;


spectacles, surtout le second, que l’on peut, sans être plus riche que Properce, se donner encore aujourd’hui au bord du Tibre.

Mécène encourageait Properce dans l’entreprise de son poème national, parce qu’il devait aboutir à Auguste ; mais Properce, qui avait accepté cette tâche pour plaire à Mécène, comprit que son génie n’était point là. Il se contenta de souhaiter à Auguste la conquête du monde, à laquelle Auguste ne pensait point, comme Horace lui prédisait la prochaine soumission de l’Inde et de la Chine. Properce, qui a renoncé à toute gloire militaire, sera content s’il assiste aux triomphes de l’empereur, s’il voit son char chargé de dépouilles s’arrêter fréquemment dans sa marche pour qu’Auguste reçoive les applaudissemens du peuple. Lui cependant, appuyé sur le sein de la jeune fille qu’il aime, lira les noms des villes conquises, verra les traits et les arcs des soldats étrangers, les chefs assis sous les trophées d’armures, et il lui suffira d’applaudir avec la foule dans la voie Sacrée.

L’aimable Tibulle est le seul des poètes de ce temps auquel je n’aie pas à reprocher un vers en l’honneur d’Auguste. Les âmes tendres ne sont pas toujours les plus faibles.

Les élégies de Properce contiennent aussi des peintures de la Rome de son temps. Il nous a déjà décrit le portique de Pompée et le temple d’Apollon ; il nous promène dans le Champ de Mars, ce lieu de rendez-vous des jeunes Romains, — et où les dames romaines venaient aussi se montrer, — sous les portiques, au théâtre, si dangereux pour la vertu, et où la sienne ne savait résister ni à une attitude gracieuse, ni à un chant sur la scène, ni près de lui à une robe entr’ouverte ou à de beaux cheveux.

Heureusement il n’entre point dans mon sujet, car je serais fort embarrassé pour le faire, d’exposer tous les préceptes dont se compose la science qu’Ovide a appelée l’Art d’aimer, et où le véritable amour, qui n’est pas un art et qui ne s’enseigne pas, tient très peu de place ; mais il en est que je puis et que je dois mentionner ici, car ils se rapportent aux divers monumens de Rome dont j’écris l’histoire.

Au premier rang sont le grand cirque et les trois théâtres de Rome, toujours désignés ainsi, ce qui prouve que nous les connaissons tous : Ovide, dans l’intérêt de l’art qu’il enseigne, recommande de les fréquenter. Les instructions qu’il donne à ce sujet au disciple qu’il veut former contiennent d’assez curieux renseignemens sur les mœurs de la ville impériale et les habitudes de la galanterie romaine.

D’abord on voit que les femmes accouraient en foule au théâtre et au cirque ; « elles s’y précipitaient, dit-il, comme des légions de fourmis et des essaims d’abeilles, » et, malgré les prescriptions d’Auguste, qui les avaient reléguées dans ce que nous appelons le paradis, y étaient assises à côté des hommes, auxquels Ovide enseigne à tirer parti de ce rapprochement forcé :

Proximus a domina, nullo prohibente, sedeto.


Il nous apprend aussi, ce que nous aurions peut-être deviné, qu’elles venaient au théâtre très parées, autant pour être vues que pour voir.

Sic ruit in celebres cultissima fœmina ludos.
……..
Spectatum veniunt, veniunt spectentur et ipsœ.

Aux processions du cirque, dans lesquelles on promenait les images des dieux, que chacun applaudissait plus ou moins selon sa dévotion particulière, Ovide recommande à son amoureux d’applaudir surtout quand passera la statue de Vénus. Si un peu de poussière tombe sur le vêtement blanc de sa belle voisine, qu’il s’empresse de l’en débarrasser, et qu’il fasse de même, s’il n’y a pas de poussière :

Utque fit, in gremium pulvis si forte puellæ
Deciderit, digitis excutiendus erit :
Et si nullus erit pulvis, tameon excute nullum.


Ovide recommande une foule de petits soins qui, à l’en croire, ont souvent réussi : arranger un coussin, rafraîchir l’air avec un flabellum autour de la belle, ou placer un tabouret sous ses pieds ; ou encore on peut lui conseiller de glisser ses pieds dans les intervalles des barreaux de la grille qui la sépare du podium. « Lève-toi quand elle se lève, dit-il, et, tant qu’elle est assise, demeure assis. » On voit par Ovide que les théâtres à Rome, de son temps, étaient déjà une école de corruption :

Ille locus casti damna pudoris habet,


et dans son poème intitulé le Remède de l’Amour il peint leurs dangers dans les mêmes termes que les pères de l’église, dont ces aveux du léger poète justifient la sévérité.

Et puis le cirque a beaucoup d’avantages, dit Ovide : il offre des moyens d’entamer la conversation ; ce qui est annoncé publiquement peut fournir les premiers mots. « N’oublie pas de demander à qui appartiennent les chevaux qui vont courir. » — « Ce cheval est-il à Borghese, celui-ci à Piombino ? » Voilà ce qu’on se dit aujourd’hui pendant le carnaval, sur les estrades de la Place du Peuple, avant la course des Barberi. — Ovide a soin d’ajouter : « Bon ou mauvais, déclare-toi toujours pour celui qu’elle favorise. »

Ovide énumère les promenades que doit fréquenter celui qui cherche une beauté à séduire. Nous savons déjà qu’il doit aller, très soigné de sa personne, dans le portique de Pompée, qui est indiqué comme la promenade d’été. Le poète nomme avec lui d’autres portiques que nous connaissons, celui d’Apollon sur le Palatin, celui d’Octavie, celui d’Agrippa, et le portique Livius, orné de peintures anciennes ; même il permet, ce qui n’est pas très discret, de suivre celle qu’on veut toucher. « Elle erre d’un pied indolent sous le vaste portique ; mesure ton pas attardé sur les siens. Tantôt passe devant elle, tantôt reste en arrière ; précipite tour à tour et ralentis ta marche ; ne crains pas de franchir quelques colonnes pour te trouver à ses côtés. »

Abusant des choses sacrées pour un but très profane, Ovide engage aussi son disciple à fréquenter les temples, celui où l’on célébrait les fêtes d’Adonis, — ce devait être le temple de Cybèle, sur le Palatin, — le temple d’Isis, à ce moment hors de Rome, où il se passait bien des choses dont il valait mieux ne pas s’informer ; il l’exhorte même à se mêler à la foule des Juifs, quand ils honorent le septième jour, le sabbat. Je crains que, dans les belles funzioni, nom qu’on donne aux pompeuses cérémonies du culte romain, il ne se trouve plusieurs jeunes gens qui, sans le savoir, suivent les conseils d’Ovide plus qu’ils n’écoutent les conseils de leur confesseur, — et ils en ont un, car à Rome, quand on ne se confesse pas, on va en prison.

Ovide ne veut pas qu’on manque d’assister à un triomphe, quand viendra celui qu’il présage pour le jeune Caïus. « Les jeunes gens et les jeunes femmes seront mêlés pour le contempler ; ce jour répandra un entrain général. Alors une d’entre elles te demandera les noms des rois enchaînés, et des statues qu’on porte, des pays, des fleuves et des montagnes. Réponds à tout, et même n’attends pas qu’on t’interroge : Voilà l’Euphrate, le front couronné de roseaux ; celui qui a une chevelure azurée, ce sera le Tigre ; de ceux-ci, tu feras des Arméniens ; cette région, c’est la Perse ; cette ville est située dans la vallée des Achéménides. Tu diras : « Voici tel général, voici tel autre, nommant juste, si tu peux, sinon le mieux possible. »

Le spectacle des triomphes nous ramène à la voie Sacrée, dont nous avons appris à connaître les habituées. C’était aussi là, ou près de là, que l’on achetait les cadeaux qui devaient gagner leurs pareilles d’un étage plus relevé. La voie Sacrée côtoyait un marché ; ce marché était le marché des gourmands, forum cupedinis ; on y vendait des comestibles. Ovide recommande à l’amant de faire porter chez celle à qui il veut plaire, comme s’ils venaient de sa villa, près de Rome, des fruits ou du gibier achetés dans la voie Sacrée.

La voie Sacrée était bordée de boutiques appartenant au commerce élégant, comme nous l’apprennent les inscriptions. Dans les conseils qu’Ovide adresse aux belles adorées, car il en a aussi pour elles, il les engage à montrer les cadeaux qu’elles ont reçus, pour tenter ainsi celui qui peut en faire d’autres, et, s’il ne semble pas comprendre, de lui demander : « Qu’y a-t-il de nouveau dans la voie Sacrée ? » Le poète pousse la complaisance pour elles jusqu’à leur indiquer où elles pourront acheter de faux cheveux blonds ; elles en trouveront dans le portique de Philippe, qu’on venait de reconstruire devant le temple d’Hercule Musagète.

« Qui le croirait ? s’écrie Ovide, les tribunaux eux-mêmes sont favorables à l’amour. » Et il cite particulièrement le forum de César, placé sous la protection de Vénus, qui y avait son temple. « Là, dit-il, le jurisconsulte est surpris par l’amour. Celui qui doit veiller aux intérêts d’autrui se trahit lui-même ; en ce lieu, la parole fait défaut à l’avocat disert. Un cas inattendu se présente où il a sa propre cause à plaider. Vénus, de son temple voisin, sourit en voyant celui qui était patron se faire client. »

Mais ces beautés qui tournent la tête des jurisconsultes et des avocats romains courent quelque danger à mettre le pied dans leur empire, car il s’y trouve parfois des habitués du lieu très bien mis, et qui deviennent soudain amoureux du manteau que porte une des belles promeneuses. On entend alors le forum, rendu à sa destination primitive, retentir de cent cris qui redemandent le bien volé.

Ovide a aussi pour elles des conseils qui se rapportent à leurs fructueuses promenades. Sauf le Champ de Mars, réservé aux exercices des hommes[14], les lieux qu’il les invite à fréquenter sont les mêmes : les portiques de Pompée, d’Apollon, d’Agrippa, le temple d’Isis, le théâtre et le cirque. Il y ajoute les amphithéâtres temporaires dont il n’a point encore parlé, où l’arène, dit-il, est rougie de sang ; singulier accompagnement des liaisons amoureuses, mais dont aucune dame espagnole ne s’étonnera !

Chaque époque de l’année romaine avait, dans l’antiquité comme de nos jours, son aspect particulier, et le devait alors, comme aujourd’hui, aux solennités de chaque mois. Cette histoire de l’année romaine, qui, elle aussi, se comprend mieux à Rome, est éparse dans les poètes. Elle est réunie, et on peut la suivre sans interruption dans les Fastes d’Ovide, qui est un calendrier poétique.

Rome, au commencement de janvier, avait un air de fête que lui donnaient les étrennes et l’entrée en charge des magistrats ; on se visitait, on se portait des cadeaux ; chacun allait, en habit blanc, faire ses dévotions à Jupiter, dans le temple du Capitole. On fait encore les visites et les cadeaux, les strenœ, dont l’usage, qui remonte à Numa ; s’est conservé jusqu’à nous avec leur nom (strena, étrenne), et d’ici s’est répandu dans toute l’Europe. Il n’y avait pas d’autres grandes solennités durant le mois de janvier, le plus froid de l’année à Rome, comme il n’y en a pas aujourd’hui pendant le mois de juillet et la première partie du mois d’août, parce que c’est l’époque des chaleurs excessives.

Le mois de février amenait les folles Lupercales, qui donnaient à Rome l’aspect de gaîté bruyante qu’elle offre aujourd’hui, vers la même époque, pendant le carnaval, et peu de jours après les fêtes publiques des morts, pendant lesquelles on allait, comme on va aujourd’hui à Rome le jour des morts, visiter les tombes de ses parens. Pendant les Feralia, les mariages étaient interdits, les temples étaient fermés, les images des dieux étaient voilées dans les carrefours, comme le sont les images sacrées pendant la semaine sainte. Ainsi succède au carnaval le carême, pendant lequel, à Rome, on ne peut pas non plus se marier. C’était un temps de superstitieux effroi ; alors les mânes, sorties de leurs tombeaux, erraient par la ville en poussant des gémissemens. Puis l’on célébrait les jeux terentins en l’honneur des divinités infernales. Sauf l’explosion de joie des Lupercales, le mois de février était un mois de cérémonies sombres et funèbres.

Le 1er mars, autrefois le premier jour de l’année romaine, voyait se renouveler les visites et les cadeaux du jour de l’an. Venaient ensuite des fêtes de Minerve, qui duraient cinq jours (quinquatries). Ces fêtes, d’origine étrusque, se célébraient le premier jour par le repos : les écoliers étaient en vacance ; c’était la fête des artisans aussi, des médecins, des pédagogues, des poètes, classés avec les artisans. Les trois jours suivans étaient remplis par des jeux de gladiateurs, divertissement d’origine étrusque aussi, et qui devait dominer dans une fête étrusque. Le cinquième, les joueurs de flûte, tous Étrusques, après que leurs instrumens avaient été purifiés, parcouraient les rues en robes de femme et masqués, ce qui faisait ressembler au carnaval les Quinquatries encore plus que les Lupercales. Ils finissaient par se rendre sur le Cœlius dans le temple de Minerve, qui avait, disait-on, inventé la flûte, et pour cette raison était la patronne de leur confrérie.

Le mois d’avril, le mois où, après les incertitudes de mars, le printemps triomphe décidément à Rome, était un mois de fêtes continuelles. Les calendriers romains comptent dans ce mois quinze jours sur trente consacrés aux jeux, et quatre fêtes : les Fordicidia, les Palilia, les Vinalia et la fête de la déesse Robigo.

Les jeux mégalésiens étaient consacrés à Cybèle et se célébraient sur le Palatin, où était son temple. Ils duraient six jours. C’étaient les jeux aristocratiques par excellence. Tout y était magnifique. Ils étaient ordonnés par les édiles curules ; les magistrats y paraissaient en robe de pourpre ; il n’était pas permis aux esclaves d’y assister. Dans ces jeux ne figurèrent jamais les plaisirs vulgaires du cirque ; ils étaient remplacés par les plaisirs délicats de l’esprit, par les représentations dramatiques, par les comédies, imitées du grec, de Plaute et de Térence.

Cependant ces jeux avaient aussi un côté populaire. La confrérie des prêtres de Cybèle portait sa statue à travers les rues de Rome, et cette procession tumultueuse était accompagnée du cortège en délire des ministres efféminés de la déesse asiatique, soufflant dans les flûtes et les cornes phrygiennes, faisant retentir le tambour de basque et poussant des hurlemens,

Urbis per medias exululata.

Les jeux de Cérès étaient, au contraire, des jeux dont l’origine était nationale et le caractère rustique. Ovide s’adresse aux paysans. « Offrez à Cérès, leur dit-il, le far et le grain de sel ; jetez dans la flamme de votre foyer quelques grains d’encens, et si vous n’avez pas d’encens, allumez des torches goudronnées. Les petites offrandes plaisent à la bonne Cérès, pourvu qu’elles soient pures. »

Les gens de la campagne devaient accourir en grand nombre, vêtus de blanc, aux jeux de Cérès, qui avaient lieu dans le cirque durant plusieurs jours, et pendant lesquels on banquetait et l’on était en liesse.

Quant aux fêtes du mois d’avril, la plus grande était la fête des Megalesia, dont faisaient partie les ludi magni ; elle était différente des jeux mégalésiens, car elle se célébrait non pas en l’honneur de Cybèle, mais en l’honneur de Jupiter. C’était une fête toute grecque, comme a soin de le faire remarquer avec satisfaction Denys d’Halicarnasse, qui veut retrouver toujours les antiquités de la Grèce à Rome, où il en a quelquefois indiqué avec raison la présence. La description qu’il nous donne des Megalesia faite con amore, est très détaillée.

La fête des Fordicidia était aussi liée à la prospérité des champs. On en faisait remonter l’origine à Numa, ce qui voulait dire qu’elle était d’institution sabine. C’était une fête bizarre et sanglante. On immolait trois vaches pleines au Capitole et trente dans la Curie, qui, dit Ovide, était inondée de sang ; puis on arrachait du corps de ces trente-trois vaches les corps des veaux encore à naître, on les brûlait, et leurs cendres était conservées pour que la plus âgée des vestales purifiât le peuple romain avec ces cendres le jour de la fête de Palès : c’était, croyait-on, un moyen d’obtenir de la terre, considérée comme grosse de tous les germes, la fécondité par l’offrande d’une double vie.

La célébration de cette fête étrange était renfermée dans l’enceinte du temple de Jupiter et dans l’enceinte de la Curie ; le peuple n’y participait point. En revanche, la fête de Palès (Palilia) était une fête populaire à laquelle tout le monde prenait part. Ovide déclare avoir souvent tenu dans sa main une poignée de cendres avec des tiges de fèves, avoir sauté par-dessus trois feux allumés, avoir aspergé les troupeaux avec un rameau de laurier. Cette cérémonie, qui avait lieu dans les Palilia, est exactement semblable à la bénédiction des animaux qui s’accomplit, lors de la Saint-Antoine, par l’aspersion de l’eau bénite. Toutes les bergeries étaient décorées de rameaux et de feuillages, et leurs portes décorées de festons. On adressait des prières à Palès, déesse des troupeaux, et le jour de la fête de cette déesse rustique était regardé comme l’anniversaire de la fondation de Rome par un berger. Cet anniversaire est encore célébré à Rome chaque année dans un banquet archéologique.

J’ai parlé ailleurs, d’après Ovide, des deux autres fêtes du mois d’avril : les Vinalia du printemps, en l’honneur de Vénus Érycine, pendant lesquelles les courtisanes allaient offrir à la déesse, dans son temple de la porte Colline, des myrtes et des roses ; les Robigalia, destinés à conjurer la rouille (robigo), maladie des blés, dont les Romains avaient fait une déesse funeste. On se souvient peut-être qu’Ovide, revenant de Nomentum, rencontra sur la route une blanche procession qui allait au bois sacré de la déesse Robigo pour y brûler les entrailles d’un chien et d’une brebis. On voit que les solennités du mois d’avril se rattachaient presque toutes à la fertilité de la terre et des troupeaux.

De même les fêtes de Flore et les jeux floraux, qui commençaient en avril et se terminaient en mai, avaient pour but d’obtenir l’abondance, non pas seulement des fleurs, mais de toutes les productions de la terre : les fruits, l’herbe, les moissons. Ces fêtes de la fécondité étaient un temps de joie et de licence. L’on dansait dans les festins, au lieu de se borner à regarder danser, et des courtisanes paraissaient nues sur le théâtre. Les femmes portaient non pas des robes blanches, comme aux chastes fêtes de Cérès, mais des vêtemens de diverses couleurs, ce qui était ordinairement interdit aux matrones romaines. Rome, en ce moment de l’année où la vie y éclate pour ainsi dire dans toute sa puissance et toute son ardeur, était plongée dans une sorte d’ivresse.

L’été romain commençait le 9 mai, et en effet à Rome on commence alors à le sentir. A partir de ce moment jusqu’à la fin de mai, les fêtes et les jeux devenaient plus rares, et à la fin de juin les Fastes d’Ovide s’arrêtent.

Les jeux reprenaient dans le mois de juillet, qui en comptait dix-neuf, encore plus que le mois d’avril. Parmi eux étaient les jeux apollinaires dans le grand cirque, auxquels on assistait couronné de fleurs, et pendant lesquels on dînait dans la rue.

Bien que l’inachèvement des Fastes nous prive du tableau de la vie religieuse des Romains durant les six derniers mois de l’année, ils nous en ont assez appris durant les six premiers pour que nous puissions nous faire une idée de ce que j’appellerai la Rome religieuse de l’antiquité. Si l’on joint aux grandes solennités dont j’ai parlé des solennités politiques comme les fériés latines, des fêtes populaires comme les Compitalia[15], la fête des carrefours dans laquelle on offrait des gâteaux de miel aux dieux lares ; si l’on compte les anniversaires des dédicaces de temples et ceux de grands événemens historiques, ou de journées mémorables dans la vie des empereurs, on aura une idée des phases de l’année romaine dans l’antiquité. Ceux qui ont passé un an à Rome y retrouveront quelque chose des physionomies successives qu’offre aussi l’année dans la Rome moderne, l’un des grands intérêts d’un séjour prolongé dans cette ville.

Les diverses saisons de Rome passent devant nous dans les vers des poètes romains. Voici l’hiver : Horace se tient chez lui, regardant par sa fenêtre le Soracte chargé de neige, commandant à son esclave de mettre force bois au feu. Le Soracte chargé de neige, événement rare, n’est pas sans exemple ; mais plusieurs autres détails descriptifs montrent que l’hiver était plus rigoureux à Rome que de nos jours, et qu’il en était encore ainsi au temps d’Auguste. Quand Horace dit pour annoncer le printemps : « Les neiges ont fui, l’herbe reparaît dans les champs, »

Diffugere nives, redeunt jam gramina campis,

il parle comme si les neiges avaient séjourné sur le sol et si l’herbe avait disparu des champs, ce qui n’a pas lieu aujourd’hui. La neige ne séjourne point à Rome ; on y voit de l’herbe et on y peut même cueillir de petites fleurs toute l’année.

Horace souffre des ardeurs de l’été, de cet été brûlant dont Properce peint si bien les accablantes ardeurs. C’est alors qu’il va chercher la fraîcheur à Préneste, à Tibur, dans sa petite villa de la Sabine. La fraîcheur de l’ombre et des eaux, que lui et Virgile aiment à rendre par le mot gelidus, est bien celle qu’on éprouve à Rome ou aux environs, et que l’ardeur du soleil fait sentir si vivement par contraste. Properce en souffre, surtout pour Cinthie, qui est malade.

Enfin l’automne, malsain au commencement jusqu’à ce qu’aient tombé les pluies, l’automne, trop souvent funeste, est appelé mortel par Horace. Il applique la dénomination de plumbeus auster au vent du sud-est, et il est impossible de rendre plus exactement l’impression que cause ce vent de plomb qu’on appelle le sirocco.

La vie élégante de Rome est tout entière dans Horace, dans Ovide, dans Tibulle, dans Properce : Mécène est traîné en cabriolet anglais ; Cinthie fait voler sur la voie Appienne ses mulets à queue coupée ; elle va à Baïes, ce rendez-vous des voluptés romaines, pareille à certaines villes d’eaux de nos jours, et dont Properce l’engage à fuir les séductions.

Les poètes qui viennent de nous occuper, surtout Ovide et Properce, nous initient à un côté de la vie de Rome qui, pour nous, en complète le tableau, — à l’existence des courtisanes, au demi-monde romain.

Ces courtisanes sont de diverses sortes. Il y en a qui, rejetant leur manteau en arrière et le brodequin crotté, parcourent la voie Sacrée[16], comme ces pauvres femmes qui arpentent le soir nos boulevards,

Cui sæpe immundo Sacra conteritur via socco ;


mais celles-là, on peut le croire, tiennent peu de place dans la vie, et dans les vers des poètes, bien que, dans un moment d’humeur, Properce leur donne la préférence. Celles qu’ils aiment avec une passion véritable, qu’ils chantent, dont ils célèbrent les bontés et maudissent les rigueurs, sont d’une autre sorte. Ce sont bien aussi des beautés vénales, et Properce le savait trop bien quand il déplore l’arrivée d’un certain préteur, venu d’Illyrie, « riche proie pour Cinthie, dit-il, et pour lui-même grand souci, » qu’il conseille à la dame de renvoyer le plus tôt possible en Illyrie après l’avoir plumé convenablement ; mais ce sont des femmes cultivées, musiciennes et même quelquefois poètes, qui se croient les égales de Corinne et d’Érinna, dit Properce avec un peu de malice et peut-être quelque jalousie de poète ; ce qui ne l’empêche pas de préférer aux lectures publiques une lecture de ses vers faite dans un tête-à-tête avec Cinthie, et de mépriser le jugement du public, s’il a le suffrage de sa maîtresse. De son côté, elle apprécie les vers qu’il fait pour elle et qu’on lit dans tout le Forum : lorsqu’elle les récite, elle méprise les richards. Cependant elle n’est pas toujours aussi désintéressée.

Ce qui est curieux, c’est que Cinthie est dévote, ainsi que le seront les courtisanes romaines du XVIe siècle. Après s’être lavé le visage, s’être coiffée, avoir mis sa robe et placé des fleurs dans ses cheveux, elle fait sa prière, que Properce a soin de lui dicter et où il ne s’oublie pas ; puis elle brûle de l’encens sur son autel domestique, promène dans toute la maison une flamme purifiante. On la voit aussi, un autre jour, aller s’asseoir dans les temples devant les statues des dieux ; mais toute cette dévotion est une dévotion italienne qui n’empêche rien. Après la pieuse matinée qu’il vient de décrire, Properce fait le récit de la folle nuit qui la suivra et dans laquelle figureront les coupes de vin, les parfums, les danses emportées, les libres propos, un bruit à être entendu dans la rue et à empêcher de dormir les voisins. Une autre fois des pratiques religieuses du culte égyptien séparent pendant plusieurs jours Cinthie de son amant. On se sépare encore à Rome durant certaines solennités.

Quelles que fussent l’élégance de ces femmes et leur culture, elles passaient la nuit à jouer et buvaient volontiers ; leur demeure voit bien des scènes de désordre, et quelquefois des scènes assez brutales. Les amoureux qui viennent les supplier d’ouvrir leur porte, au-dessus de laquelle ils suspendent des couronnes, heurtent violemment à ces portes ou les enfoncent, brisent les volets des fenêtres, et, parfois ivres, font dans la rue un grand tapage. Ces vacarmes nocturnes avaient lieu surtout dans la Subura, quartier mal famé, bruyant toute la nuit, où demeurait, à ce qu’il semble, la belle Cinthie, chez laquelle Properce montait quelquefois au moyen d’une échelle de corde.

Properce a raconté assez vivement une de ces scènes dont je parlais tout à l’heure, et cette fois l’emportement et la violence furent le fait, non de l’amant jaloux, mais de la maîtresse irritée ; c’est qu’aussi l’amant était bien coupable. Cinthie était allée à Lanuvium assister à une vieille solennité religieuse, dans laquelle des jeunes filles allaient en tremblant donner à manger à un serpent, qui ne leur faisait aucun mal, si elles étaient innocentes, une des mille versions, de la coupe enchantée. Pendant cette course pieuse, faite au grand galop sur les dalles de la voie Appienne, — on dirait une minente se rendant en carrattelle à la fête du Divino Amore, — Cinthie s’est arrêtée dans une auberge de la route, où il s’est passé des choses dont Properce rougit. Indigné, il a voulu se venger, et il a fait venir deux belles, l’une, Phyllis, de Laventin, quartier autrefois populaire, l’autre, Teïa, qui habitait sur le Capitole entre les deux bois sacrés, ce qui prouve que les bois, plus anciens que Rome, existaient encore, et aussi que le Capitole était alors habité, et par qui ! Phyllis et Teïa aiment à boire, et alors ne respectent rien. Suit la peinture un peu trop vive de cette débauche, rien n’y manque. Il y a là un joueur de flûte. Phyllis fait retentir les crotales, comme une Romaine les castagnettes. Le sol est semé de roses. On boit, on joue aux dés ; mais tout à coup Cinthie entre en abattant les portes, et enfonce ses ongles dans le visage de Phyllis. Teïa crie au secours. Les bourgeois du voisinage se réveillent au bruit qui trouble la rue. Un cabaret voisin reçoit les fugitives. Cinthie alors soufflette Properce, et lui impose, avant de se réconcilier, des conditions parmi lesquelles se trouve celle de ne pas regarder de côté vers la porte supérieure du théâtre. C’est là qu’Auguste avait relégué les femmes.

L’on voit ailleurs qu’il fallait donner aux portiers de ces dames ce qu’il faut donner aujourd’hui aux portiers des grandes dames de Rome, si l’on veut arriver jusqu’à elles, et qu’on appelle la buona mano :

Janitor ad dantes vigilet : si polset inanis,
Surdus in obductam somniet usque seram.

Properce fait parler la porte d’une de ces dames. « Moi, dit-elle, devant qui s’arrêtaient les chars dorés, moi que baignaient les larmes des amoureux supplians, maintenant je gémis maltraitée dans des rixes nocturnes d’ivrognes et battue par d’indignes mains. » À cette porte, on suspend des couronnes de fleurs qui déshonorent sa maîtresse, chansonnée par la ville. On y voit aussi les torches éteintes que les soupirans éconduits ont jetées en partant. Pendant ce temps, un pauvre amant passe la nuit dans le carrefour, couché à terre, à se morfondre et à supplier en vain de s’ouvrir la porte, qui ne s’ouvre point. Cette porte joue un grand rôle dans toutes les poésies amoureuses de ce temps. Tibulle adresse à la porte de Délie tantôt des prières, tantôt des malédictions. Après s’être emporté contre elle, il lui demande pardon, comme il ferait pour Délie elle-même.

Le portier, esclave qu’on enchaînait parfois dans sa loge, était un personnage qu’il était fort important de gagner. Une élégie d’Ovide, adressée au portier de Corinne, peut nous donner quelque idée des chants que les amoureux transis, mais seulement de froid, adressaient à leurs inhumaines ; car on y sent comme une espèce de refrain : « tire le verrou[17], excutepost seram, » répété plusieurs fois.

Ces dames avaient quelquefois à leur service des eunuques, comme les reines d’Orient.

Quant à leurs agrémens personnels, les blondes étaient plus recherchées, parce que dans les pays méridionaux elles sont plus rares. Lorsque cet attrait leur manque, elles y suppléent par une chevelure empruntée, ce que Properce reproche à Cinthie. Leur beauté n’est pas toujours la même. Cinthie était grande, elle avait la main longue et fine, la beauté imposante de Junon et de Pallas, elle était blanche et rose. Properce compare son teint à des feuilles de rose qui trempent dans du lait :

Utque rosæ puro lacte natant folia.

Ces belles personnes étaient exigeantes et impérieuses. Properce reçoit au milieu de la nuit une lettre de sa maîtresse qui lui ordonne de partir sur-le-champ pour Tibur, « où, dit-il, sur un sommet deux tours s’élèvent, et où l’eau de l’Anio tombe dans de larges bassins. » Les tours et les bassins n’y sont plus, et l’Anio se précipite aujourd’hui dans un gouffre. Properce n’est pas très satisfait du message. Aller la nuit de Rome à Tivoli ne serait pas sûr aujourd’hui, et, à ce qu’il paraît, ne l’était pas plus au temps de Properce ; mais les brigands et les chiens de la campagne romaine sont encore moins à craindre pour lui que les pleurs de Cinthie. Vénus le protégera, et s’il meurt, celle qui aura causé sa mort viendra avec des parfums et des guirlandes s’asseoir près de son tombeau :

Viendras-tu pas du moins, la plus belle des belles,
Dire sur mon tombeau : « Les parques sont cruelles ? »


comme parle André Chénier, plus antique de tour et de simplicité que Properce lui-même. Ce que celui-ci ajoute est remarquable : « Fassent les dieux qu’elle ne place pas mes os dans un lieu fréquenté où le vulgaire chemine à toute heure, car les tombeaux des amans sont insultés par une foule pareille. Qu’une terre écartée me couvre d’un abri de feuillage, ou que je sois enfoui à l’écart dans un sable ignoré ! Que mon nom ne soit pas lu par les passans sur la voie publique ! »

Ce désir manifesté par Properce est si contraire au sentiment ordinaire des anciens Romains, toujours jaloux de faire acte de présence après leur mort sur les voies romaines, que j’ai dû le citer comme un complément à ce que j’ai dit sur les tombeaux qui bordaient ces voies.

On peut donner une explication de ce vœu tout à fait exceptionnel de Properce. Properce était né en Ombrie, pays anciennement étrusque, et l’on a trouvé, près de Pérouse, des tombeaux étrusques dont lui-même fait mention. Or j’ai fait remarquer que les tombeaux étrusques se distinguaient des tombeaux romains précisément par le soin qu’on mettait à ne rien montrer à l’extérieur[18].


J.-J. AMPERE.

  1. Quelques traits cependant la rappellent vivement : les chèvres qui sont suspendues aux rochers couverts de broussailles (Ecl., I, 77) :
    Dumosa pondere procul de rupe videbo.
    Tout voyageur qui a erré dans la campagne de Rome peut dire : Vidi.
  2. Georg., II, 136.
  3. Virgile aurait eu une propriété près de Tivoli, s’il est vrai qu’un diplôme tiburtin de l’an 945 fasse mention d’un fundus Virgtilanus, à moins toutefois que ce bien eût appartenu à un autre Virgile, ce qui est bien possible.
  4. Offrant à César de choisir dans le ciel le nom et le rôle qui lui conviendront le mieux, et faisant allusion au mois d’août, qui a reçu son nom et dont il sera, s’il veut, le signe divin, Virgile l’avertit que le scorpion resserre ses bras pour lui faire de la place et lui permettre d’occuper à lui seul un plus grand espace que les autres signes du zodiaque. (Georg., I, 34.)
  5. Icon. rom., I, p. 180. L’auteur de l’Iconographie romaine pense que quelques traits de ressemblance ont pu rester au portrait de Virgile placé en tête d’un manuscrit de ses œuvres, qui se trouve au Vatican. Ce manuscrit ne remonte pas au-delà du XIIe siècle ; mais évidemment le Virgile qui est en tête n’a pas été imaginé au moyen âge. Il a donc dû être copié d’après de plus anciens manuscrits. Nous savons par Martial (XIV, 1, 86) que l’on mettait les portraits des auteurs en tête de leurs ouvrages.
  6. Le temple de Vesta était sur la voie Neuve. Il est nommé au lieu du temple de Castor à cause de la grande proximité des deux édifices ; mais c’est celui-ci que touchait le tribunal du prêteur, devant lequel seulement le fâcheux pouvait avoir affaire pour un procès.
  7. De la sibylle de Tivoli, dont on croît reconnaître, mais hélas ! à tort, le temple élégant suspendu au-dessus d’un gouffre de verdure, d’ondes et de bruit. Voyez Nibby (Dint., III, p. 203). Je pense comme lui que domus Albuneœ ne veut pas dire le temple, mais plutôt la grotte de la sibylle. Ailleurs (Carm., IV, 3, 10) Horace parle des eaux qui fertilisent Tibur, elles y sont encore, et des épaisses forêts qui l’avoisinent, celles-là n’y sont plus.
  8. Carm., III, 4, 24.
  9. Quant à l’édifice qui, à Tivoli, porté Tel nom de maison de Mécène, et dans lequel on a fait servir aux travaux d’une usine une portion des cascatelles chantées par Horace, il est reconnu aujourd’hui que c’était un temple, et un temple d’Hercule. On a trouvé une inscription qui le prouve.
  10. Ovide pensait certainement au tombeau de sa famille, à ce tombeau des Nasons qu’on a découvert à quelques milles de Rome.
  11. Ovide dit positivement qu’il parle de la faute d’un autre :
    Alterius facti culpa silenda mihi.
    (Trist., n, 208.)
    Dans quelques passages, il est parlé d’une erreur :
    Sed partem nostri criminis error habet.
    (Ib., III. 5, 48.)
    Principiumque mei criminis error habet.
    (Ib., III, 6, 26.)
    Ovide semble vouloir insinuer qu’en voyant ce qu’il a cru voir il s’est trompé.
  12. Voltaire semble avoir admis à la fois l’amour d’Ovide et celui d’Auguste pour Julie :
    Amant incestueux de sa fille Julie,
    De son rival Ovide il proscrivit les vers.
    (Épitre à Horace.)
  13. Eleg., II, 34,55 et 56.
  14. Ovide, en faisant allusion à la natation dans le Tibre, l’un de ses exercices, nomme aussi la très fraîche eau virgo (gelidissima virgo) ; ce qui peut s’entendre du frigidarium des thermes d’Agrippa.
  15. Den. Hal., IV, 14.
  16. C’est aussi à la voie Sacrée que se rapportent, je crois, ces vers, où il est question d’une lena :
    Ceu clauda pererret
    Saxosamque terat sedula culpa viam.
    La voie Sacrée, dont la présence de la lena achève de caractériser un des aspects, s’appelle ici saxosa à cause de ses larges dalles : « Saxa madent (Luc), les dalles sont inondées » (Dict, de Quicherat). Et Properce, lui aussi, s’adressant à la voie Appienne :
    Appia, die, quæso, quantum, te teste, triumphum
    Egerit, effusis per tua saxa rotis.
    (Prop., v. 8, 17.)
  17. Ou la barre qui sert encore à fermer les portes à Rome.
  18. Ici s’arrête le manuscrit inédit de M. Ampère. Il se proposait de « juger, » à la fin de ce chapitre, « la moralité des poètes du siècle d’Auguste ; » mais cette « conclusion » n’a pas été écrite.