Le Puits de sainte Claire/L’Humaine Tragédie

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Le Puits de sainte ClaireCalmann-Lévy (p. 135-244).


À J.-H. Rosny.


VII

L’HUMAINE TRAGÉDIE


Πᾶς δ’ὸδυνηϱὁς βίος ἀνθρώπων,
ϰοῠ'ϰ ἒστι πόνων ᾰνάπαυσις
ἀλλ’ὃ τι τοῦ ζῇν φὶλτερον, ἄλλο
σϰότος ἀμπίσχων ϰρὐπτει νεφέλαις
.

(Eurip. Hipp. v. 190 et seq.).


I

FRA GIOVANNI

En ce temps-là, celui qui, né d’un homme, était vrai fils de Dieu, et qui avait pris pour sa dame celle à qui pas plus qu’à la Mort nul n’ouvre la porte en souriant, le pauvre de Notre Seigneur Jésus-Christ, saint François, était monté au ciel. La terre, qu’il avait parfumée de ses vertus, gardait son corps nu et la semence de ses paroles. Ses fils spirituels se multipliaient parmi les peuples, car la bénédiction d’Abraham était sur eux.

Les rois et les reines ceignaient le cordon du pauvre de Jésus-Christ. Les hommes en foule cherchaient dans l’oubli de soi-même et du monde le vrai contentement. Et, fuyant la joie, ils la trouvaient.

L’ordre de Saint-François s’étendait sur toute la chrétienté ; les maisons des pauvres du Seigneur couvraient l’Italie, l’Espagne, les Gaules et les Allemagnes. Et une maison très sainte s’élevait dans la ville de Viterbe. Fra Giovanni y professait la pauvreté. Il vivait humble et méprisé, et son âme était un jardin clos.

Il eut, par révélation, la connaissance des vérités qui échappent aux hommes habiles et prudents. Et, bien qu’il fût ignorant et simple, il savait ce que ne savent point les docteurs du siècle.

Il savait que le soin des richesses rend les hommes méchants et misérables, et que, naissant pauvres et nus, ils seraient heureux s’ils vivaient tels qu’ils naquirent.

Il était pauvre avec allégresse. Il se délectait dans l’obéissance. Et, renonçant à former des desseins, il goûtait le pain du cœur. Car le poids des actions humaines est inique, et nous sommes des arbres qui portent des fruits empoisonnés. Il craignait d’agir, car l’effort est douloureux et vain. Il craignait de penser, car la pensée est mauvaise.

Il était humble, sachant que l’homme n’a rien en propre dont il se puisse glorifier, et que la superbe endurcit les âmes. Et il savait encore que ceux qui n’ont, pour tout bien, que les richesses de l’esprit, s’ils en font gloire, s’abaissent par cet endroit jusqu’aux puissants de ce monde.

Et fra Giovanni passait en humilité tous les moines de la maison de Viterbe. Le gardien du couvent, le saint frère Silvestre, était moins bon que lui, parce que le maître est moins bon que le serviteur, la mère moins innocente que le petit enfant.

Voyant que fra Giovanni avait coutume de se dépouiller de sa robe pour en vêtir les membres souffrants de Jésus-Christ, le gardien lui défendit, au nom de la sainte obéissance, de donner ses vêtements aux pauvres. Or, le jour que cette défense lui avait été faite, Giovanni alla, selon sa coutume, prier dans le bois qui couvre les pentes du Cunino. On était en hiver. La neige tombait et les loups descendaient dans les villages.

Fra Giovanni, agenouillé au pied d’un chêne, parla à Dieu comme un ami à un ami et le supplia d’avoir pitié des orphelins, des veuves et des prisonniers ; pitié du maître du champ que pressent rudement les usuriers lombards ; pitié des daims et des biches de la forêt poursuivis par les chasseurs, du lièvre et de l’oiseau pris au piège. Et il fut ravi en extase, et il vit une main dans le ciel.

Quand le soleil eut glissé derrière la montagne, l’homme de Dieu se leva et prit le chemin du couvent. Il rencontra, sur la route blanche et muette, un pauvre qui lui demanda l’aumône pour l’amour de Dieu.

— Hélas ! lui répondit-il, je n’ai rien que ma robe et le gardien m’a défendu de la couper pour en donner la moitié. Je ne puis donc la partager avec vous. Mais si vous m’aimez, mon fils, vous me la déroberez tout entière.

Ayant entendu ces paroles, le pauvre dépouilla le moine de sa robe.

Et fra Giovanni s’en alla nu sous la neige qui tombait, et il entra dans la ville. Comme il traversait la place, n’ayant qu’un linge autour des reins, les enfants, qui jouaient et couraient, se moquèrent de lui. Pour lui faire injure, ils lui montraient le poing en passant le pouce entre l’index et le doigt du milieu, et ils lui jetaient de la neige mêlée de boue et de cailloux.

Il y avait sur la place publique des pièces de bois destinées à la charpente d’une maison. Une de ces pièces de bois était placée en travers sur les autres. Deux enfants vinrent se poser chacun à un bout de cette poutre et ils se balancèrent. Ces deux enfants étaient de ceux qui avaient raillé le saint et lui avaient jeté des pierres.

Il s’approcha d’eux en souriant, et il leur dit :

— Chers petits, me permettez-vous de partager votre jeu ?

Et, s’étant assis à l’un des bouts de la poutre, il se balança avec les enfants.

Et des citoyens qui vinrent à passer dirent :

— En vérité, cet homme est hors de raison.

Mais après que les cloches eurent sonné l’Ave Maria, fra Giovanni se balançait encore. Et il advint que des prêtres de Rome, venus à Viterbe pour visiter les Frères mendiants, dont le renom était grand dans le monde, passèrent sur la place publique. Et ayant ouï les enfants qui criaient : « Voici le petit frère Giovanni, » ces prêtres s’approchèrent du moine et le saluèrent très honorablement. Mais le saint homme ne leur rendit point le salut, et, faisant comme s’il ne les voyait pas, il continua de se balancer sur la poutre branlante. Et les prêtres se dirent entre eux :

— Laissons cet homme. Il est tout à fait stupide.

Alors fra Giovanni se réjouit, et son cœur fut inondé de délices. Car ces choses, il les accomplissait par humilité et pour l’amour de Dieu. Et il mettait sa joie dans l’opprobre comme l’avare renferme son or dans un coffre de cèdre, armé d’une triple serrure.

À la nuit, il alla frapper à la porte du couvent. Et, ayant été admis au dedans, il parut nu, sanglant et souillé de fange. Il sourit et dit :

— Un voleur bienfaisant m’a pris ma robe et des enfants m’ont jugé digne de jouer avec eux.

Mais les frères s’indignaient qu’il eût osé traverser la ville en un état si peu honorable.

— I1 ne craint point, disaient-ils, d’exposer aux risées et à la honte le saint ordre de Saint-François. Il mérite un châtiment très rude.

Le Général, averti qu’un grand scandale désolait le saint Ordre, assembla tous les frères du chapitre et fit mettre fra Giovanni à genoux au milieu d’eux. Le visage tout enflammé de colère, il le réprimanda d’une voix rude. Puis il consulta l’assemblée sur la peine qu’il convenait d’infliger au coupable.

Les uns voulaient qu’il fût mis en prison ou suspendu dans une cage au clocher de l’église. Les autres étaient d’avis qu’on l’enchaînât comme un fou.

Et fra Giovanni leur disait, tout joyeux :

— Vous avez bien raison, mes frères : je mérite ces châtiments, et de plus grands encore. Je ne suis bon qu’à perdre vainement tous les biens de Dieu et de mon Ordre.

Et le frère Marcien, qui était d’une grande sévérité dans ses mœurs et dans ses maximes, s’écria :

— N’entendez-vous point qu’il parle comme un hypocrite et que cette voix mielleuse sort d’un sépulcre blanchi ?

Et fra Giovanni dit encore :

— Frère Marcien, je suis capable de toutes les infamies, si Dieu ne me vient en aide.

Cependant le Général méditait la conduite singulière de fra Giovanni, et il priait l’Esprit saint de l’inspirer dans le jugement qu’il allait rendra. Et, à mesure qu’il priait, sa colère se changeait en admiration. Il avait connu saint François, du temps que cet ange, né d’une femme, était de passage sur la terre, et l’exemple du préféré de Jésus l’avait instruit dans la beauté spirituelle.

C’est pourquoi la lumière se fit dans son âme et il discerna dans les œuvres de fra Giovanni une céleste simplicité.

— Mes frères, dit-il, loin de blâmer notre frère, admirons la grâce qu’il reçoit abondamment. En vérité, il est meilleur que nous. Ce qu’il a fait, il l’a fait à l’imitation de Jésus-Christ, qui laissait venir à lui les petits enfants et qui souffrit que les bourreaux le dépouillassent de ses vêtements.

Et il parla de la sorte au frère agenouillé :

— Mon frère, voici la pénitence que je vous impose : Au nom de la sainte obéissance, je vous ordonne d’aller dans la campagne et, quand vous rencontrerez un pauvre, de le prier de vous dépouiller de votre tunique. Et quand il vous aura laissé nu, vous rentrerez dans la ville et vous jouerez sur la place publique avec les enfants.

Ayant ainsi parlé, le Général descendit de sa chaire et, relevant fra Giovanni, il s’agenouilla devant lui et lui baisa les pieds. Puis, se tournant vers les moines assemblés, il leur dit :

— En vérité, mes frères, cet homme est le jouet de Dieu.


II

LA LAMPE

En ce temps-là, fra Giovanni connut que les biens de ce monde viennent de Dieu, et qu’ils doivent être la part des pauvres, qui sont les préférés de Jésus-Christ.

Les chrétiens célébraient la naissance du Sauveur ; et fra Giovanni était venu dans la ville d’Assise. Cette ville est sur une montagne. Et de cette montagne s’est levé le Soleil de charité.

Or, l’avant-veille de Noël, fra Giovanni priait agenouillé devant l’autel sous lequel saint François repose dans une auge de pierre. Et il méditait, songeant que saint François était né dans une étable, comme Jésus. Et tandis qu’il méditait, le sacristain vint lui demander de vouloir bien garder l’église, pendant le temps qu’il souperait. L’église et l’autel étaient chargés d’ornements précieux. L’or et l’argent y abondaient, parce que les fils de saint François étaient déchus de la pauvreté première. Et ils avaient reçu les présents des reines.

Fra Giovanni répondit au sacristain :

— Mon frère, allez prendre votre repas. Et je garderai l’église au gré de Notre-Seigneur.

Et, ayant ainsi parlé, il continua sa méditation. Et, tandis qu’il était seul, en prière, une pauvre femme vint dans l’église et lui demanda l’aumône pour l’amour de Dieu.

— Je n’ai rien, répondit le saint homme ; mais l’autel est chargé d’ornements, et je vais voir si je ne pourrais pas vous en donner quelque chose.

Une lampe d’or pendait au-dessus de l’autel, toute garnie de sonnettes d’argent. Et, considérant cette lampe, il se dit à lui-même :

— Voici des sonnettes qui ne sont que de vains ornements. La véritable parure de cet autel, c’est le corps de saint François qui repose nu sous la dalle avec une pierre pour oreiller.

Et, tirant son couteau de sa poche, il détacha les sonnettes l’une après l’autre et les donna à la pauvre femme.

Et quand le sacristain, ayant pris son repas, revint dans l’église, fra Giovanni, le saint de Dieu, lui dit :

— Mon frère, ne vous inquiétez pas au sujet des sonnettes qui se trouvaient à la lampe. Je les ai données à une pauvre femme qui en avait besoin.

Et fra Giovanni avait agi de la sorte parce qu’il savait par révélation que toutes les choses en ce monde, appartenant à Dieu, appartiennent aux pauvres.

Et il fut blâmé sur la terre par les hommes attachés aux richesses. Mais il fut trouvé louable aux regards de la bonté divine.


III

LE DOCTEUR SÉRAPHIQUE

Fra Giovanni n’était point avancé dans la connaissance des lettres, et il se réjouissait de son ignorance comme d’une source abondante d’humiliations.

Mais, ayant vu, dans le couvent de Sainte-Marie-des-Anges, plusieurs docteurs en théologie méditer sur les perfections de la Très Sainte-Trinité et sur les mystères de la Passion, il douta s’ils n’avaient pas plus que lui l’amour de Dieu, par l’effet d’une plus grande connaissance.

Il fut contristé dans son âme, et, pour la première fois, il tomba dans la tristesse. Et ce sentiment était contraire à son état. Car la joie est la part des pauvres.

Il résolut de porter son inquiétude au général de l’Ordre, afin de s’en délivrer comme d’un fardeau inique. Or, Giovanni di Fidanza était alors général de l’Ordre.

Dans les langes, il avait reçu de saint François le nom de Bonaventure. Il avait étudié la théologie à l’Université de Paris. Et il excellait dans la science de l’amour, qui est la science de Dieu. Il connaissait les quatre degrés qui élèvent la créature au Créateur, et il méditait le mystère des six ailes des chérubins. C’est pourquoi il était nommé le docteur séraphique.

Et il savait que la science est vaine sans l’amour. Fra Giovani l’alla trouver tandis qu’il se promenait dans le jardin, sur la terrasse qui domine la ville.

Ce jour était un dimanche. Et les artisans de la ville et les paysans qui travaillent aux vignes gravissaient, au pied de la terrasse, la rue montueuse qui conduit à l’Église.

Et fra Giovanni, voyant frère Bonaventure dans le jardin, au milieu des lys, s’approcha de lui et dit :

— Frère Bonaventure, ôtez de mon esprit le doute qui me tourmente et répondez-moi. Un ignorant peut-il aimer Dieu avec autant d’amour qu’un savant ?

Et frère Bonaventure répondit :

— Je vous le dis en vérité, fra Giovanni ; une pauvre vieille femme peut égaler et surpasser en l’amour de Dieu tous les docteurs en théologie. Et comme la seule excellence de l’homme est dans l’amour, je vous le dis encore, mon frère : telle femme très ignorante sera élevée dans le ciel au-dessus des docteurs.

Fra Giovanni, en entendant ces paroles, fut comblé de joie. Et, se penchant sur le mur bas du jardin, il regarda avec amour les passants. Et il cria de toute sa voix :

— Femmes pauvres, simples et ignorantes, vous serez placées dans le ciel bien au-dessus de frère Bonaventure.

Et le docteur séraphique, au discours du bon frère, sourit parmi les lys du jardin.


IV

LE PAIN SUR LA PIERRE

Parce que le bon saint François avait dit à ses fils : « Allez, et mendiez votre pain de porte en porte », fra Giovanni fut, un jour, envoyé dans une certaine ville. Ayant franchi le châtelet, il alla par les rues mendier son pain de porte en porte, selon la règle, pour l’amour de Dieu.

Mais les gens de cette ville étaient plus avares que les Lucquois et plus durs que les Pérugins. Les boulangers et les tanneurs qui jouaient aux dés devant leur boutique repoussèrent avec de dures paroles le pauvre de Jésus-Christ. Et les jeunes femmes, tenant leur nouveau-né dans leurs bras, détournaient la tête. Et comme le bon frère, qui se réjouissait dans l’opprobre, souriait aux refus et aux injures :

— Il se moque, disaient les habitants de la ville. C’est un insensé, ou plutôt un fainéant et un ivrogne. Il a bu trop de vin. Ce serait pécher que de lui donner seulement une mie du pain de notre huche.

Et le bon frère leur répondait :

— Vous avez raison, mes amis ; je ne mérite point de vous faire pitié, et je ne suis pas digne de partager la nourriture de vos chiens et de vos cochons.

Les enfants qui, dans ce moment, sortaient de l’école, entendirent ces propos ; ils poursuivirent le saint homme en criant :

— Au fou ! au fou !

Et ils lui jetèrent de la boue et des pierres.

Et fra Giovanni s’en alla dans la campagne. La ville était assise au penchant d’une colline, et elle était entourée de vignes et d’oliviers.

Il descendit par un chemin creux et, voyant à ses côtés les grappes mûres de la vigne qui pendaient aux branches des ormeaux, il étendit le bras, et bénit les raisins. Il bénit aussi les oliviers et les mûriers et tout le blé de la plaine. Cependant il avait faim et soif ; et il se délectait dans la soif et la faim.

Au bout d’un chemin, il vit un bois de lauriers. C’était la coutume des frères mendiants d’aller prier dans les bois, parmi les pauvres animaux à qui les hommes cruels font la chasse. C’est pourquoi fra Giovanni entra dans le bois et chemina sur le bord d’un ruisseau clair et chantant. Et il vit une pierre plate au bord de ce ruisseau.

À ce moment, un jeune homme d’une beauté merveilleuse, vêtu d’une robe blanche, posa un pain sur la pierre et s’en alla.

Et fra Giovanni, s’étant agenouillé, pria, disant :

— Que vous êtes bon, mon Dieu, de faire servir votre pauvre par la main d’un de vos anges ! Ô pauvreté bénie ! Ô très magnifique et très riche pauvreté !

Et il mangea le pain de l’ange et but l’eau de la fontaine. Et il fut fortifié dans son corps et dans son âme. Et une main invisible écrivit sur les murs de la ville : « Malheur aux riches ! »


V

LA TABLE SOUS LE FIGUIER

À l’exemple de saint François, son père bien-aimé, fra Giovanni allait dans l’hôpital de Viterbe soigner les lépreux. Il leur donnait à boire et lavait leurs plaies.

Et s’ils blasphémaient, il leur disait : « Vous êtes les préférés de Jésus-Christ. » Et il y avait des lépreux très humbles qu’il assemblait dans une chambre et avec lesquels il se réjouissait comme une mère au milieu de ses enfants.

Mais les murs de l’hôpital étaient épais, et le jour n’entrait que par des fenêtres étroites et hautes. Et, dans cet air malin, les lépreux avaient peine à vivre. Et fra Giovanni vit que l’un d’eux, nommé Lucide, qui était d’une grande patience, dépérissait dans l’air mauvais.

Fra Giovanni aimait Lucide et il lUi disait :

— Mon frère, vous êtes Lucide, et il n’est pas de pierre pLUs pure que votre cœur, aux yeux de Dieu.

Et, s’apercevant que Lucide souffrait plus que les autres de l’odeur pernicieuse qu’on respirait dans l’hôtellerie, il lui dit un jour :

— Ami Lucide, chère brebis du Seigneur, tandis qu’on respire ici la peste, nous buvons, dans les jardins de Sainte-Marie-des-Anges, le parfum des cytises. Venez avec moi dans la maison des petits frères. Vous y verrez et vous y goûterez le beau ciel, et vous serez soulagé.

En parlant de la sorte, il prit le lépreux par le bras, le couvrit de son manteau et le conduisit à Sainte-Marie-des-Anges.

Arrivé à la porte du couvent, il appela le frère portier avec des cris joyeux :

— Ouvrez, dit-il, ouvrez à l’ami que je vous amène. Il se nomme Lucide et il est bien nommé, car c’est une perle de patience.

Le portier ouvrit la porte. Mais quand il vit entre les bras de fra Giovanni un homme dont le visage livide et comme muet était couvert d’écailles, il reconnut un lépreux. Et, tout épouvanté, il courut avertir le frère gardien. Ce gardien se nommait Andréa de Padoue, et il menait une vie très sainte. Pourtant, quand il apprit que fra Giovanni amenait un lépreux au couvent de Sainte-Marie-des-Anges, il fut irrité. Il vint à lui, le visage enflammé de colère, et lui dit:

— Restez dehors avec cet homme. Vous êtes insensé d’exposer ainsi vos frères à la contagion.

Fra Giovanni, sans rien répondre, baissa la tête. Toute joie s’était effacée de son visage. Et Lucide, voyant sa peine :

— Mon frère, lui dit-il, je suis affligé de ce que vous êtes contristé à cause de moi.

Et fra Giovanni baisa le lépreux sur la joue.

Puis il dit au gardien :

— Mon père, me permettrez-vous de me tenir dehors auprès de cet homme et de partager mon repas avec lui ?

Le gardien répondit :

— Faites à votre volonté, puisque vous vous mettez au-dessus de la sainte obéissance.

Et, ayant dit, il rentra dans la maison. — Il y avait devant la porte du couvent un banc de pierre sous un figuier. Sur ce banc, fra Giovanni posa son écuelle. Et tandis qu’il soupait avec le lépreux, le gardien se fit ouvrir la porte. Il vint se placer sous le figuier, et dit :

— Fra Giovanni, pardonnez-moi de vous avoir offensé. Je viens partager votre repas.


VI

LA TENTATION

Alors Satan s’assit sur le penchant d’une colline et il regarda les maisons des Frères. Il était noir et beau, semblable à un jeune Égyptien. Et il songea dans son cœur :

— Parce que je suis l’Adversaire et parce que je suis l’Autre, je tenterai ces moines, et je leur dirai ce que tait Celui qui leur est ami. Et j’affligerai ces religieux en leur disant la vérité et je les contristerai en prononçant des discours raisonnables. J’enfoncerai la pensée comme une épée dans leurs reins. Et quand ils sauront la vérité, ils seront malheureux. Car il n’y a de joie que dans l’illusion, et la paix ne se trouve que dans l’ignorance. Et parce que je suis le maître de ceux qui étudient la nature des plantes et des animaux, la vertu des pierres, les secrets du feu, le cours des astres et l’influence des planètes, les hommes m’ont nommé le Prince des Ténèbres. Et ils m’appellent le Malin parce que fut construit par moi le cordeau au moyen duquel Ulpien redressa la loi. Et mon Royaume est de ce monde. Or, je tenterai ces moines, et je leur ferai connaître que leurs œuvres sont mauvaises et que l’arbre de leur charité porte des fruits amers. Et je les tenterai sans haine et sans amour.

Ainsi parla Satan dans son cœur. Cependant, comme les ombres du soir s’allongeaient au pied des collines, et comme fumaient les toits des chaumières, le saint homme Giovanni sortit du bois où il avait coutume de prier, et il suivit le chemin de Sainte-Marie-des-Anges en disant :

— Ma maison est la maison de délices, parce qu’elle est la maison de pauvreté.

Et, ayant vu fra Giovanni qui cheminait, Satan songea :

— Celui-ci est de ceux que je tenterai.

Et il releva son manteau noir sur sa tête et il alla, par le chemin bordé de térébinthes, au devant du saint homme.

Et il s’était rendu semblable à une veuve voilée. Quand il eut rejoint fra Giovanni, il prit une voix mielleuse pour lui demander l’aumône, disant :

— Donnez-moi l’aumône pour l’amour de Celui qui vous est ami, et que je ne suis pas digne de nommer.

Et fra Giovanni répondit :

— Il se trouve que j’ai sur moi une petite tasse d’argent qu’un seigneur du pays m’a donnée pour qu’elle fût fondue et employée à l’autel de Sainte-Marie-des-Anges. Vous pouvez la prendre, madame ; j’irai demain prier le bon seigneur de m’en remettre une autre du même poids pour la sainte Vierge. Ainsi ses désirs seront accomplis et, de plus, vous aurez reçu l’aumône pour l’amour de Dieu.

Satan prit la tasse et dit :

— Bon frère, permettez à une pauvre veuve de baiser votre main. La main qui donne est douce et parfumée.

Fra Giovanni répondit :

— Madame, gardez-vous bien de me baiser la main. Éloignez-vous au contraire sans retard. Car, autant qu’il me semble, vous êtes belle de visage, bien que noire comme le roi mage qui porta la myrrhe. Et il ne convient pas que je vous voie davantage. Car tout est péril au solitaire. Ainsi donc, souffrez que je vous quitte, en vous recommandant à Dieu. Et pardonnez-moi si j’ai manqué de politesse à votre égard. Car le bon saint François avait coutume de dire : « La courtoisie sera la parure de mes fils, comme les fleurs ornent les collines ».

Mais Satan dit encore :

— Mon bon père, enseignez-moi du moins une hôtellerie où je puisse passer honnêtement la nuit.

Fra Giovanni répondit :

— Allez, madame, dans la maison de Saint-Damien, chez les pauvres dames de Notre-Seigneur. Celle qui vous recevra est Claire, et c’est un clair miroir de pureté, et elle est la duchesse de Pauvreté.

Et Satan dit encore :

— Mon père, je suis une femme adultère et je me suis donnée à beaucoup d’hommes. Et fra Giovanni lui dit:

— Madame, si je vous croyais chargée des péchés que vous dites, je vous demanderais comme un grand honneur la permission de vous baiser les pieds, car je vaux bien moins que vous, et vos crimes sont petits au regard des miens. Pourtant, j’ai reçu des grâces plus grandes que celles qui vous ont été accordées. Car alors que saint François et ses douze disciples étaient encore sur la terre, j’ai vécu avec des anges.

Et Satan répliqua :

— Mon père, quand je vous ai demandé l’aumône pour l’amour de Celui qui vous aime, je formais dans mon cœur un dessein mauvais. Et je veux vous en instruire. Je vais mendiant par les chemins sous un voile de veuve, afin de recueillir une somme d’argent que je destine à un homme de Pérouse qui jouit de mon corps, et qui s’est engagé, s’il recevait cette somme, à tuer par surprise un chevalier que je hais, parce que, m’étant offerte à lui, il m’a méprisée. Or, cette somme était imparfaite. Mais le poids de votre tasse d’argent l’a complétée. Et l’aumône que vous m’avez faite sera le prix du sang. Vous avez vendu le juste. Car ce chevalier est chaste, sobre et pieux, et je le hais pour cela. Et c’est vous qui aurez causé sa mort. Vous avez mis un poids d’argent dans le plateau du crime.

En entendant ce discours, le bon fra Giovanni pleura. Et, se retirant à l’écart, il se mit à genoux dans un buisson d’épines et il pria le Seigneur, disant :

— Seigneur, faites que ce crime ne retombe ni sur cette femme ni sur moi, ni sur aucune de vos créatures, mais qu’il soit porté sous vos pieds percés de clous et qu’il soit lavé dans votre sang précieux. Laissez tomber sur moi et sur ma sœur du grand chemin une goutte d’hysope, et nous serons purifiés, et nous passerons la neige en blancheur.

Cependant l’Adversaire s’éloigna, songeant :

— Je n’ai pu tenter cet homme, à cause de son extrême simplicité.


VII

LE DOCTEUR SUBTIL

Satan revint s’asseoir sur la montagne qui, regardant Viterbe, rit sous sa couronne d’oliviers. Et il dit en son cœur :

— Je tenterai cet homme.

Il formait ce dessein en son esprit, parce qu’il avait vu fra Giovanni qui, ceint d’une corde et un sac sur l’épaule, traversait la prairie, se rendant à la ville pour y mendier son pain, selon la règle.

Et Satan prit l’apparence d’un saint évêque, et il descendit dans la prairie. Une mitre étincelante chargeait sa tête, et les pierres de cette mitre jetaient des flammes véritables. Sa chape était couverte de figures brodées et peintes telles qu’aucun artisan au monde n’en aurait pu faire de pareilles.

Il y était représenté lui-même, dans la soie et l’or, sous les apparences d’un saint Georges et d’un saint Sébastien et aussi sous les apparences de la vierge Catherine et de l’impératrice Hélène. La beauté de ces visages répandait le trouble et la tristesse. Et cette chape était d’un artifice merveilleux. Rien d’aussi riche ne se voit dans les trésors des églises.

Ainsi, portant la mitre et la chape, et pareil en majesté à cet Ambroise dont Milan s’honore, Satan cheminait, appuyé sur sa crosse, dans la prairie en fleur.

Et, s’approchant du saint homme, il lui dit :

— La paix soit avec vous !

Mais il ne dit point quelle était cette paix. Et fra Giovanni crut que c’était la paix du Seigneur.

Il songea :

— Cet évêque, qui me donne le salut de paix, fut sans doute en son vivant un saint pontife et un martyr inébranlable dans sa constance. C’est pourquoi Jésus-Christ a changé aux mains de son confesseur la crosse de bois en crosse d’or. Aujourd’hui ce saint est puissant dans le ciel. Et voici qu’après sa mort bienheureuse, il se promène dans la prairie peinte de fleurs et brodée de perles de rosée.

Ainsi pensa le saint homme Giovanni, et il ne s’étonna point. Et, ayant salué Satan avec une grande révérence, il lui dit :

— Seigneur, vous êtes miséricordieux d’apparaître à un pauvre homme tel que moi. Mais cette prairie est si belle qu’il n’est pas surprenant que les saints du paradis s’y promènent. Elle est peinte de fleurs et brodée de perles de rosée, et c’est un ouvrage aimable du Seigneur.

Et Satan lui dit :

— Ce n’est point la prairie, c’est ton cœur que je viens regarder ; et c’est pour te parler que je suis descendu de la montagne. J’ai, pendant les siècles, grandement disputé dans l’Église. Sur les assemblées des docteurs ma voix grondait comme la foudre, ma pensée luisait comme l’éclair. Je suis très savant, et l’on me nomme le docteur Subtil. J’ai disputé avec les anges. Et je veux disputer avec toi.

Fra Giovanni répondit :

— Comment le pauvre petit homme que je suis pourrait-il disputer avec le docteur Subtil ? Je ne sais rien, et telle est ma stupidité, que je ne puis retenir dans ma tête que les chansons en langue vulgaire, quand on y a planté des rimes pour aider la mémoire, comme dans : Faites, Jésus, clair miroir, Que mon cœur ne soit pas noir ; ou dans : Sainte Marie, Vierge fleurie.

Et Satan répondit :

— Fra Giovanni, les dames de Venise s’amusent à montrer leur adresse en faisant entrer un grand nombre de pièces d’ivoire dans une boîte de cèdre qui semblait d’abord trop petite pour les contenir. C’est ainsi que j’introduirai dans ta tête des idées qu’on ne croyait pas qu’elle pût recevoir. Et je te remplirai d’une sagesse nouvelle. Je te montrerai que, pensant marcher dans la droite voie, tu erres comme un homme ivre, et que tu pousses la charrue sans souci d’aligner les sillons.

Fra Giovanni s’humilia, disant :

— Il est vrai que je ne suis qu’un insensé et que je ne fais rien que de mal.

Et Satan lui dit :

— Que penses-tu de la pauvreté ?

Le saint nomme répondit :

— Je pense que c’est une perle précieuse.

Et Satan répliqua :

— Tu prétends que la pauvreté est un grand bien, et tu ôtes aux pauvres une part de ce grand bien en leur faisant l’aumône.

Et fra Giovanni songea et dit :

— L’aumône que je fais, je la fais à Notre-Seigneur Jésus-Christ dont la pauvreté ne peut être diminuée. Car elle est infinie, et elle sort de lui comme une source inépuisable, et il la répand sur ses préférés. Et ceux-là seront toujours pauvres, selon la promesse du fils de Dieu. En donnant aux pauvres, je ne donne point aux hommes, mais à Dieu, comme les citoyens payent l’impôt au podestat, et l’impôt est pour la ville qui, par l’argent qu’elle en reçoit, pourvoit à ses besoins. Et ce que je donne est afin de paver la cité de Dieu. Il est vain d’être pauvre de fait, si l’on n’est pauvre par l’esprit. Car la véritable pauvreté est esprit. La robe de bure, le cordon, les sandales, la besace et l’écuelle de bois n’en sont que les images mémorables. La pauvreté que j’aime est spirituelle et je lui dis : « Ma Dame », parce qu’elle est une idée, et que toute beauté est en cette idée.

Satan sourit et répliqua :

— Fra Giovanni, tes maximes sont celles d’un sage de la Grèce, nommé Diogène, qui enseignait aux universités, du temps où guerroyait Alexandre de Macédoine.

Et Satan dit encore :

— Est-il vrai que tu méprises les biens de ce monde ?

Et fra Giovanni répondit :

— Je les méprise.

Et Satan lui dit :

— Vois que tu méprises en même temps les hommes laborieux qui, les produisant, accomplissent ainsi l’ordre qui a été donné à Adam, ton père, lorsqu’il lui a été dit : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » Puisque le travail est bon, le fruit du travail est bon. Pourtant tu ne travailles pas et tu n’as pas souci du travail des autres. Mais tu reçois l’aumône et tu la donnes, au mépris de la loi imposée à Adam et à sa semence dans les siècles.

— Hélas ! soupira le frère Giovanni, je suis chargé de crimes et l’homme du monde le plus scélérat et le plus inepte tout ensemble. Aussi ne me regardez point, et lisez au Livre. Notre Seigneur a dit : « Les lys des champs ne travaillent ni ne filent ». Et il a dit encore : « Marie a la bonne part qui ne lui sera pas ôtée. »

Alors Satan leva la main, comme qui dispute et s’apprête à faire sur ses doigts le compte de ses arguments. Et il dit :

— Giovanni, ce qui a été écrit d’un sens, tu le lis de l’autre et, étudiant ton livre, tu sembles moins un docteur au pupitre qu’un âne au râtelier. Je vais donc te reprendre comme le maître reprend l’écolier. Il a été dit que les lys des champs n’ont point besoin de filer, parce qu’ils sont beaux, et que la beauté est une vertu. Et il est dit encore que Marie n’a pas à faire le ménage, puisqu’elle fait l’amour avec celui qui la visite. Mais toi qui n’es pas beau et qui ne t’instruis pas, comme Marie, dans les choses de l’amour, tu traînes tristement par les chemins une vie ignominieuse.

Giovanni répondit :

— Seigneur, comme un peintre habile représente sur une étroite tablette de bois une ville entière avec ses maisons, ses tours et ses murailles, de même vous avez peint en peu de mots mon âme et mon visage, avec une merveilleuse exactitude. Et je suis tout à fait ce que vous dites. Mais si je suivais parfaitement la règle établie par saint François, l’ange du Seigneur, et si je pratiquais la pauvreté spirituelle, je serais le lys des champs et j’aurais la part de Marie.

Et Satan l’interrompit et dit :

— Tu prétends aimer les pauvres. Mais tu préfères le riche et ses richesses, et tu adores Celui qui possède et donne des trésors.

Et Giovanni répondit :

— Celui que j’aime possède, non les biens du corps, mais ceux de l’esprit.

Et Satan répliqua :

— Tous les biens sont de chair et se goûtent par la chair. Et cela, Épicure l’a enseigné et Horace le satirique l’a mis dans ses chants.

Ayant écouté ce discours, le saint homme Giovanni soupira :

— Seigneur, je ne vous entends point.

Satan haussa les épaules et dit :

— Mes paroles sont exactes et littérales et cet homme ne les entend pas. Et j’ai disputé avec Augustin et Jérôme, avec Grégoire et celui qu’on a surnommé Bouche-d’Or. Et ceux-là m’entendaient moins encore. Les misérables hommes marchent à tâtons dans les ténèbres, et l’Erreur élève sur leurs têtes son dais immense. Les simples et les savants sont le jouet de l’éternel mensonge.

Et Satan dit encore au saint homme Giovanni :

— As-tu le bonheur ? Si tu as le bonheur, je ne prévaudrai pas contre toi. Car l’homme ne pense que dans la douleur, et il ne médite que dans la tristesse. Et tourmenté de craintes et de désirs, anxieux, il s’agite dans son lit et déchire son oreiller de mensonges. Pourquoi tenter cet homme ? Il est heureux.

Mais frère Giovanni soupira :

— Seigneur, je suis moins heureux depuis que je vous écoute. Et vos discours me troublent.

En entendant ces paroles, Satan rejeta son bâton pastoral, sa mitre et sa chape. Et il parut nu. Il était noir et plus beau que le plus beau des anges.

Il sourit avec douceur, et dit au saint homme :

— Rassure-toi, mon ami. Je suis le mauvais esprit.


VIII

LE CHARBON ARDENT

Or, le frère Giovanni était simple de cœur et d’esprit, et sa langue était liée ; il ne savait pas parler aux hommes.

Mais un jour qu’il priait selon sa coutume au pied d’une yeuse antique, un ange du Seigneur lui apparut et le salua, disant :

— Je te salue parce que je suis celui qui visite les simples et qui annonce les mystères aux vierges.

Et l’ange tenait dans sa main un charbon ardent. Il posa le charbon sur les lèvres du saint. Et il parla encore et dit :

— Par ce feu, tes lèvres resteront pures et elles seront ardentes. Et la brûlure que j’ai faite y demeurera. Ta langue sera déliée et tu parleras aux hommes. Car il faut que les hommes entendent la parole de vie et qu’ils sachent qu’ils ne seront sauvés que par la simplicité du cœur. C’est pourquoi le Seigneur a délié la langue du simple.

Et l’ange retourna au ciel. Et le saint homme Giovanni fut saisi d’épouvante. Il pria et dit :

— Mon Dieu, le trouble de mon cœur est si grand que je ne sens pas sur ma lèvre la douceur du feu qu’y a mis votre ange.

» Vous voulez me châtier, Seigneur, puisque vous m’envoyez parler aux hommes qui ne m’entendront point. Je serai odieux à tous, et vos prêtres eux-mêmes diront : « Il blasphème ! »

» Car votre raison est contraire à la raison des hommes. Mais que votre volonté soit accomplie.

Et, s’étant levé, il alla vers la ville.


IX

LA MAISON D’INNOCENCE

Ce jour-là, fra Giovanni était sorti du couvent à l’heure matinale où les oiseaux s’éveillent en chantant. Et il allait à la ville. Et il songeait :

— Je vais à la ville pour y mendier mon pain et pour donner du pain à ceux qui mendient ; et je donnerai ce que j’aurai reçu, et je recevrai ce que j’aurai donné. Car il est bon de demander et de recevoir pour l’amour de Dieu. Et celui qui reçoit est le frère de celui qui donne. Et il ne faut pas regarder si l’on est l’un ou l’autre de ces deux frères, parce que le don n’est rien, et que tout est dans la charité.

» Celui qui reçoit, s’il a la charité, est l’égal de celui qui donne. Mais celui qui vend est l’ennemi de celui qui achète, et le vendeur contraint l’acheteur à lui être ennemi. Et en cela est la racine du mal qui empoisonne les villes, comme le venin du serpent est dans sa queue. Et il faut qu’une dame mette le pied sur la queue du serpent. Cette dame est la Pauvreté. Elle a déjà visité dans sa tour le roi Louis de France. Mais elle n’est point entrée chez les Florentins, parce qu’elle est chaste et qu’elle ne veut point mettre le pied dans un mauvais lieu. Or, la boutique du changeur est un mauvais lieu. Les banquiers et les changeurs y commettent le plus grand des péchés. Les prostituées pèchent dans les bouges, mais leur péché est moins grand que celui des banquiers et de quiconque s’enrichit par la banque ou par le négoce.

» En vérité, les banquiers et les changeurs n’entreront point dans le royaume des cieux, ni les boulangers, ni les droguistes, ni ceux qui exercent l’art de la laine dont s’enorgueillit la ville de la Fleur. Parce qu’ils donnent un prix à l’or et qu’ils assignent un cours au change, ils dressent des idoles à la face des hommes. Et, disant : « L’or a une valeur », ils mentent. Car l’or est plus vil que les feuilles sèches qui, dans le vent d’automne, tournoient et bruissent au pied des térébinthes. Et il n’y a de précieux que le travail de l’homme, lorsque Dieu le regarde.

Or, tandis qu’il méditait de la sorte, fra Giovanni vit que la montagne était ouverte et que des hommes en tiraient des pierres. Et l’un des carriers demeurait couché sur la route, vêtu d’un lambeau d’étoffe grossière ; son corps avait reçu les morsures cuisantes du froid et du chaud. Les os de ses épaules et de sa poitrine étaient comme à nu sur sa chair exténuée. Et une grande désolation coulait du creux noir de ses yeux.

Fra Giovanni s’approcha de lui, disant :

— La paix soit avec vous !

Mais le carrier ne répondit rien ; il ne détourna pas la tête. Et fra Giovanni, croyant qu’il ne l’avait point entendu, dit encore :

— La paix soit avec vous.

Et il prononça les mêmes paroles une troisième fois.

Alors le carrier le regarda avec fureur et lui dit :

— Je n’aurai de paix qu’à ma mort. Va-t’en, maudite corneille dont les souhaits m’annoncent un bien trompeur ! Va crailler à de plus simples que moi ! Moi, je sais que la condition du carrier est tout entière malheureuse, et qu’il n’y a point de soulagement à sa misère. J’arrache des pierres depuis le matin jusqu’au soir, et, pour prix de mon travail, je reçois un morceau de pain noir. Et quand mes bras seront moins forts que les pierres de la montagne, quand mon corps sera tout usé, je mourrai de faim.

— Mon frère, dit le saint homme Giovanni, il n’est point juste que vous arrachiez beaucoup de pierres et ne receviez que peu de pain.

Le carrier se dressa debout :

— Moine, que vois-tu là-haut sur la colline ?

— Mon frère, je vois les murs de la ville.

— Et plus haut?

— Je vois les toits des maisons qui dominent les remparts.

— Et plus haut ?

— Les cimes des pins, les dômes des églises et les campaniles.

— Et plus haut encore ?

— Je vois une tour qui domine toutes les autres. Des créneaux la couronnent. C’est la tour du Podestat.

— Moine, que vois-tu sur les créneaux de cette tour ?

— Mon frère, sur les créneaux de cette tour, je ne vois rien que le ciel.

— Moi, dit le carrier, je vois sur cette tour une figure hideuse et géante qui brandit une massue, et sur cette massue je vois écrit : Iniquité. Et l’Iniquité est élevée au-dessus des citoyens sur la tour des magistrats et des lois.

Et fra Giovanni répondit :

— Ce que l’un voit, l’autre ne le voit pas, et il est possible que cette figure que vous dites soit placée sur la tour du Podestat, dans la ville de Viterbe. Mais n’est-il pas un remède aux maux dont vous souffrez, mon frère ? Le bon saint François a laissé sur la terre une telle fontaine de consolation que tous les hommes s’y peuvent rafraîchir.

Et le carrier parla de la sorte :

— Des hommes ont dit : « Cette montagne est à nous. » Et ces hommes sont mes maîtres, et c’est pour eux que je tire la pierre. Et ils jouissent du fruit de mon travail.

Fra Giovanni soupira :

— Il faut que des hommes soient fous pour croire qu’ils possèdent une montagne.

Le carrier répliqua ?

— Ils ne sont point fous. Et les lois de la ville leur garantissent cette possession. Les citoyens leur paient les pierres que j’ai tirées. Et ce sont des marbres d’un grand prix.

Et fra Giovanni dit :

— Il faudrait changer les lois de la ville et les mœurs des citoyens. Saint François, l’ange du Seigneur, a donné l’exemple et montré la voie. Quand il résolut, sur l’ordre de Dieu, de relever l’église ruinée de Saint-Damien, il n’alla pas trouver le maître de la carrière. Et il ne dit point: « Apportez-moi les marbres les plus beaux et je vous donnerai de l’or en échange. » Car celui-là, qu’on nommait le fils de Bernardone et qui était vrai fils de Dieu, savait que l’homme qui vend est l’ennemi de l’homme qui achète, et que l’art du négoce est plus malfaisant, s’il est possible, que l’art de la guerre. Aussi ne s’adressa-t-il point aux maîtres maçons ni à aucun de ceux qui donnent du marbre, du bois et du plomb pour de l’argent. Mais il alla dans la montagne et il prit sa charge de bois et de pierres et il la porta lui-même au lieu consacré à la mémoire du bienheureux Damien. Il posa lui-même les pierres à l’aide du cordeau, pour former les murs. Et il fit le ciment pour lier les pierres entre elles. Ce fut une humble et grossière enceinte. Ce fut l’œuvre d’un faible bras. Mais qui la contemple avec les yeux de l’âme y reconnaît la pensée d’un ange. Car le mortier de ce mur n’est point pétri du sang des malheureux ; car cette maison de saint Damien ne fut point élevée avec les trente deniers qui ont payé le sang du Juste et qui, rejetés par l’Iscariote, vont depuis lors, de main en main, par le monde, payer toute injustice et toute cruauté.

» Car, seule entre toutes, cette maison est fondée sur l’innocence, établie sur l’amour, assise sur la charité, et seule entre toutes elle est la maison de Dieu.

» Et je vous le dis en vérité, ouvrier mon frère, en faisant ces choses, le pauvre de JésusChrist a donné au monde l’exemple de la justice, et sa folie paraîtra un jour sagesse. Car tout sur la terre est à Dieu, et nous sommes les enfants de Dieu, et les parts des enfants doivent être égales. C’est-à-dire que chacun doit prendre ce qu’il lui faut. Et parce que les grands ne demandent point de bouillie, ni les petits ne boivent pas de vin, la part de chacun ne sera point la même, mais chacun aura la part convenable.

» Et le travail sera joyeux quand il ne sera pas payé. Et c’est l’or inique qui seul fait l’inégalité des partages. Lorsque chacun ira chercher sa pierre dans la montagne et la portera sur son dos à la ville, la pierre sera légère et ce sera la pierre d’allégresse. Et nous bâtirons la maison joyeuse. Et nous élèverons la cité nouvelle. Et il n’y aura ni pauvres ni riches, mais tous se diront pauvres, parce qu’ils voudront porter un nom qui les honore.

Ainsi parla le doux fra Giovanni, et le carrier misérable songea :

— Cet homme vêtu d’un linceul et ceint d’une corde a dit des choses nouvelles. Je ne verrai pas la fin de mes misères et je vais mourir de fatigue et de faim. Mais je mourrai heureux, car mes yeux, avant de s’éteindre, auront vu l’aube du jour de justice.


X

LES AMIS DU BIEN

Or, il y avait en ce temps-là, dans la ville très illustre de Viterbe, une confrérie formée de soixante vieillards. Et ces vieillards comptaient parmi les principaux de la ville. Ils amassaient les honneurs et les richesses et professaient la vertu. Il se trouvait parmi eux un gonfalonier de la République, des docteurs en l’un et l’autre droit, des juges, des marchands, des changeurs d’une éclatante piété, et quelques vieux condottieres affaiblis par l’âge.

Parce qu’ils s’étaient assemblés pour exciter les citoyens au bien, se rendant témoignage, ils se nommaient les Amis du bien. Ce titre était inscrit sur la bannière de la confrérie, et ils étaient d’accord pour persuader aux pauvres de faire le bien, afin qu’aucun changement ne survint dans la ville.

Ils avaient coutume de s’assembler le dernier jour de chaque mois, au palais du Podestat, pour connaître entre eux ce qui s’était fait de bien pendant le mois dans la ville. Et aux pauvres qui avaient fait le bien ils donnaient des pièces d’argent.

Or, en ce jour, les Amis du bien tenaient leur assemblée. Il y avait au fond de la salle une estrade recouverte de velours et sur cette estrade s’élevait un dais magnifique, supporté par quatre figures sculptées et peintes. Ces figures étaient la Justice, la Tempérance, la Force et la Chasteté. Les principaux de la confrérie siégeaient sous ce dais. Le doyen prit place au milieu d’eux dans une chaise d’or, qui était à peine inférieure en richesse à ce trône que naguère le disciple de saint François vit préparé dans le ciel pour le pauvre du Seigneur. Ce siège avait été présenté au doyen, pour qu’en lui fût honoré tout le bien accompli dans la ville.

Et, quand les membres de la confrérie furent rangés dans l’ordre convenable, le doyen se leva pour parler. Il félicita les servantes qui avaient servi leur maître sans recevoir de salaire, et il célébra les vieillards qui, n’ayant point de pain, n’en demandaient pas.

Et il dit :

— Ceux-là ont bien agi. Et nous les récompenserons ; car il importe que le bien soit récompensé, et il nous appartient d’en payer le prix, étant les premiers et les meilleurs de la cité.

Après qu’il eut parlé, la foule du peuple qui se tenait debout au pied de l’estrade battit des mains.

Mais quand ils eurent fini d’applaudir, fra Giovanni parla du milieu de la troupe misérable et demanda à haute voix :

— Qu’est-ce que le bien ?

Alors il se fit une grande rumeur dans l’assemblée. Le doyen s’écria :

— Qui donc a parlé ?

Et un homme roux qui s’était mêlé aux pauvres répondit :

— C’est un moine nommé Giovanni, qui est l’opprobre de son couvent. Il va nu par les rues, portant ses habits sur sa tête, et il se livre à toutes sortes d’extravagances.

Un boulanger dit ensuite :

— C’est un fou et un méchant ! Il mendie son pain aux portes des boulangers.

Plusieurs entre les assistants, jetant de grandes clameurs, tirèrent le frère Giovanni par sa robe et, tandis qu’ils s’efforçaient de le pousser dehors, d’autres, plus impatients, lançaient des escabeaux et les rompaient sur la tête du saint homme. Mais le doyen se leva sous le dais et dit :

— Laissez en repos cet homme, afin qu’il m’entende et soit confondu. Il demande ce que c’est que le bien, parce que le bien n’est pas en lui et qu’il est dénué de vertu. Et moi je lui réponds : « La connaissance du bien est au dedans des hommes vertueux. Et les bons citoyens portent en eux le respect des lois. Ils approuvent ce qui a été fait dans la ville pour assurer à chacun la jouissance des richesses acquises. Ils soutiennent l’ordre établi et s’arment pour le défendre. Car le devoir des pauvres est de défendre le bien des riches.

Et c’est ainsi que se maintient l’union des citoyens. Et cela est le bien. Et le riche se fait apporter par un serviteur une corbeille pleine de pains qu’il distribue aux pauvres, et cela encore est le bien ». Voilà ce qu’il convenait d’apprendre à cet homme ignorant et grossier.

Ayant parlé de cette manière, le doyen s’assit et la foule des pauvres fit entendre un murmure favorable. Mais fra Giovanni, étant monté sur un des escabeaux qu’on lui avait jetés à la tête avec l’opprobre et l’injure, parla à tous et dit :

— Entendez les paroles salutaires ! Le bien n’est point dans l’homme. Et l’homme, par lui-même, ne sait point ce qui lui est bon. Car il ignore sa nature et sa destinée. Et ce qu’il estime bon peut lui être mauvais. Ce qu’il croit utile peut lui être nuisible. Et il est incapable de choisir les choses convenables, parce qu’il ne connaît pas ses besoins, et qu’il est semblable au petit enfant qui, assis dans la prairie, suce comme du lait le suc de la belladone. Et il ne sait point que la belladone est un poison ; mais sa mère le sait. C’est pourquoi le bien est de faire la volonté de Dieu.

» Il ne faut point dire : « J’enseigne le bien, » et le bien est d’obéir aux lois de la ville. » Car ces lois ne sont point de Dieu ; mais elles sont de l’homme et elles participent de sa malice et de son imbécillité. Elles ressemblent aux règles que les enfants établissent sur la place de Viterbe, quand ils jouent à la balle. Le bien n’est pas dans les coutumes ni dans les lois. Mais il est en Dieu et dans l’accomplissement de la volonté de Dieu sur la terre. Ce n’est ni par les légistes ni par les magistrats que la volonté de Dieu s’accomplit sur la terre.

» Car les puissants de ce monde font leur volonté, et cette volonté est contraire à la volonté de Dieu. Mais ceux qui ont dépouillé la superbe et qui savent qu’il n’y a point de bien en eux, ceux-là reçoivent de grands dons, et Dieu lui même s’égoutte en eux comme le miel au creux des chênes.

» Et il faut que nous soyons le chêne plein de miel et de rosée. Les humbles, les simples et les ignorants connaissent Dieu. Et c’est par eux que Dieu régnera sur la terre. Le salut n’est pas dans la vigueur des lois et dans le nombre des soldats. Il est dans la pauvreté et dans l’humilité.

« Ne dites plus : « Le bien est en moi » et j’enseigne le bien ». Dites au contraire : » Le bien est en Dieu ». Assez longtemps les hommes se sont endurcis dans leur propre sagesse. Assez longtemps ils ont mis le Lion et la Louve en emblème sur les portes de leurs villes. Leur sagesse et leur prudence ont produit l’esclavage, les guerres, et le meurtre de beaucoup d’innocents. C’est pourquoi vous devez vous remettre à la conduite de Dieu, comme l’aveugle se fait conduire par son chien. Et ne craignez point de fermer les yeux de votre esprit et de perdre la raison, car la raison vous a rendus malheureux et méchants. Et par elle vous êtes devenus semblables à cet homme qui, ayant deviné les secrets de la Bête accroupie dans la caverne, s’enorgueillit et, se croyant sage, tua son père et épousa sa mère.

» Dieu n’était point avec lui. Il est avec les humbles et les simples. Sachez ne point vouloir, et il mettra sa volonté en vous. Ne cherchez point à deviner les énigmes de la Bête. Soyez ignorants, et vous ne craindrez plus d’errer. Il n’y a que les sages qui se trompent.

Fra Giovanni ayant ainsi parlé, le doyen se leva et dit :

— Ce méchant m’a offensé, je lui remets volontiers cette offense. Mais il a parlé contre les lois de Viterbe, et il convient qu’il soit puni.

Et fra Giovanni fut conduit devant les juges qui le firent charger de chaînes et l’envoyèrent dans la prison de la ville.


XI

LA DOUCE RÉVOLTE

Le saint homme Giovanni fut enchaîné à un gros pilier au milieu du caveau sur lequel passait la rivière.

Deux hommes étaient plongés avec lui dans les ténèbres gluantes. Tous deux avaient connu et proclamé l’injustice des lois. L’un voulait abattre la République par la force. Il avait commis des meurtres exemplaires, et il méditait de purifier la ville par le fer et le feu. L’autre espérait changer les cœurs : il avait tenu des discours persuasifs. Inventeur de lois sages, il comptait sur la beauté de son génie et sur l’innocence de ses mœurs pour les imposer à ses concitoyens. Et tous deux avaient été condamnés également.

Quand ils surent que le saint homme était enchaîné avec eux pour avoir parlé contre les lois de la ville, ils le félicitèrent. Et celui qui avait inventé des lois sages lui dit :

— Frère, si jamais nous sommes remis en liberté, puisque tu penses comme moi, tu m’aideras à persuader aux citoyens qu’ils doivent établir au-dessus d’eux l’empire des lois justes.

Mais le saint homme Giovanni lui répondit :

— Qu’importe que la justice soit dans les lois, si elle n’est point dans les cœurs ? Et, si les cœurs sont injurieux, de quoi servira que l’équité règne dans la loi ?

» Ne dites point : « Nous établirons des lois justes, et nous rendrons à chacun ce qui lui est dû. » Car nul n’est juste, et nous ne savons pas ce qui convient aux hommes. Nous ignorons également ce qui leur est bon et ce qui leur est mauvais. Et chaque fois que les princes du peuple et les chefs de la République ont aimé la justice, ils ont fait périr beaucoup d’hommes.  » Ne donnez point le compas et le niveau à l’arpenteur mauvais. Car, avec des instruments justes, il fera des partages injustes. Et il dira : « Voyez, je porte sur moi le niveau, la règle et l’équerre, et je suis un bon arpenteur. » Tant que les hommes demeureront avares et cruels, ils rendront cruelles les lois les plus douces et ils dépouilleront leurs frères avec des paroles d’amour. C’est pourquoi il est vain de leur révéler les paroles d’amour et les lois de douceur.

N’opposez pas les lois aux lois, et ne dressez point des tables de marbre ou d’airain en face des hommes. Car tout ce qui est écrit sur les tables de la loi est écrit en lettres de sang.

Ainsi parla le saint homme. Et le prisonnier qui avait commis des meurtres exemplaires et préparé la ruine salutaire de la cité approuva et dit :

— Compagnon, tu as bien parlé. Sache donc que je n’opposerai pas la loi à la loi, la règle droite à la règle tortue, mais que je veux détruire la loi par la violence et contraindre les citoyens à vivre ensuite dans une bienheureuse liberté. Et sache encore que j’ai tué des juges et des gens d’armes, et que j’ai commis des crimes bienveillants.

Ayant entendu ces paroles, l’homme du Seigneur se leva, étendit ses bras chargés de chaînes dans l’ombre maligne et s’écria :

— Malheur aux violents ! car la violence enfante la violence. Celui qui agit comme toi ensemence la terre de haines et de colères, et ses enfants se déchireront les pieds aux ronces du chemin et les serpents les mordront au talon.

» Malheur à toi ! car tu as versé le sang du juge inique et du soldat brutal, et te voilà devenu semblable au soldat et au juge. Et comme eux tu portes aux mains la tache ineffaçable.

» Insensé qui dit : « Nous ferons le mal à notre tour et notre cœur sera soulagé. Nous serons injustes, et ce sera le commencement de la justice. » Le mal est dans le désir. Ne désirez rien et vous n’aurez point de mal. L’injustice n’est mauvaise qu’aux injustes. Je n’en souffrirai point si je suis juste. L’iniquité est une épée dont la poignée déchire la main qui la tient. Sa pointe ne fait point de blessure au cœur de l’homme simple et bon,

» Pour lui, rien n’est dangereux s’il ne craint rien. Tout souffrir, c’est ne souffrir de rien. Soyez bons et l’univers entier sera bon. Car l’univers servira d’instrument à votre bonté et vos persécuteurs travailleront à vous rendre meilleur et plus beau.

» Vous aimez la vie, et cet attachement est au cœur de tout homme. Aimez donc la souffrance. Car vivre, c’est souffrir. N’enviez point vos maîtres cruels. Plaignez les commandants des milices. Ayez pitié des publicains et des juges. Les plus fiers d’entre eux ont connu les pointes de la douleur et les affres de la mort. Soyez plus heureux, puisque vous êtes innocents. Que pour vous la douleur perde son aiguillon et la mort ses affres.

» Soyez en Dieu, et dites-vous : « Tout est bien en lui. » Gardez-vous de vouloir même le bonheur public avec trop de force et d’âpreté, de peur qu’il ne se glisse quelque cruauté dans votre vouloir. Mais que votre désir de charité universelle prenne la ferveur d’une prière et la douceur d’une espérance.

» Elle sera belle, la table où tout le monde recevra sa part équitable et où les convives laveront les pieds les uns aux autres. Mais ne dites point : « Je dresserai par violence cette table dans les rues de la ville et sur les places publiques. » Car ce n’est point le couteau à la main que vous devez convier vos frères au banquet de la justice et de la mansuétude. Il faut que la table se dresse d’elle-même sur le Champ de Mars par la vertu de la grâce et de la bonne volonté.

» Et ce sera un miracle. Or, sachez bien que les miracles ne s’accomplissent que par la foi et par l’amour. Si vous désobéissez à vos maîtres, que ce soit par amour. Ne les enchaînez point et ne les tuez point. Mais dites leur : « Je ne tuerai point mes frères et je ne les enchaînerai point. » Endurez, souffrez, acceptez, veuillez ce que Dieu veut, et votre volonté sera faite sur la terre comme au ciel. Ce qui semble mauvais est mauvais, et ce qui semble bon est bon. Le mal véritable est dans l’effort et le mécontentement. Ne nous efforçons point et soyons contents ; ne frappons point les méchants, de peur de nous rendre semblables à eux. » Si nous avons le bonheur d’être pauvres de fait, ne nous rendons point riches par l’esprit et attachés de cœur aux biens qui rendent injuste et malheureux. Souffrons la persécution avec douceur et soyons ces vases de dilection qui changent en baume le fiel qu’on y verse.


XII

PAROLES D’AMOUR

Or les juges firent paraître devant eux le saint homme Giovanni, enchaîné à celui qui avait jeté le feu grégeois dans le palais des Prieurs. Et ils dirent au saint homme :

— Tu es avec le criminel puisque tu n’es pas avec nous. Car quiconque n’est pas avec les bons est avec les méchants.

Et le saint homme leur répondit :

— Il n’y a ni bons ni méchants parmi les hommes. Mais tous sont malheureux. Et ceux que n’affligent ni la faim ni la honte, la richesse et la puissance les tourmentent. Il n’est point donné à celui qui naît de la femme d’échapper aux misères, et le fils de la femme est semblable au malade qui se retourne dans son lit sans trouver le repos, parce qu’il ne veut pas se coucher sur la croix de Jésus, la tête dans les épines, et qu’il ne se réjouit point dans la souffrance. Pourtant, c’est dans la souffrance qu’est la joie. Et ceux qui aiment le savent.

» Je suis avec l’amour et cet homme est avec la haine. C’est pourquoi nous ne nous rencontrerons jamais. Et je lui dis : « Mon frère, tu as mal fait, et ton crime est grand. » Et je parle ainsi parce que la charité et l’amour me pressent. Mais vous condamnez ce criminel au nom de la justice. Et, en invoquant la justice, vous jurez en vain. Car il n’y a point de justice parmi les hommes.

» Nous sommes tous des criminels. Et quand vous dites : « La vie des peuples est en nous », vous mentez. Et vous êtes le cercueil qui dit : « Je suis le berceau. » La vie des peuples est dans les moissons des campagnes qui jaunissent sous le regard du Seigneur. Elle est dans les vignes suspendues aux ormeaux, et dans le sourire et les larmes dont le ciel baigne les fruits des arbres, aux clos des vergers. Elle n’est pas dans les lois, qui sont faites par les riches et les puissants pour la conservation de la puissance et de la richesse.

» Vous oubliez que vous êtes nés pauvres et nus. Et Celui-là qui vint dans la crèche de Bethléem est venu sans profit pour vous. Et il faut qu’il renaisse pauvre et qu’il soit crucifié une seconde fois pour votre salut.

» Le violent s’est servi des armes que vous avez forgées. Et il est comparable aux guerriers que vous honorez parce qu’ils ont détruit des villes. Ce qui est défendu par la force sera attaqué par la force. Et si vous savez lire le livre que vous avez écrit, vous y verrez ce que je dis. Car vous avez mis dans votre livre que le droit des gens est le droit de guerre. Et vous avez glorifié la violence, en rendant des honneurs aux conquérants et en élevant sur vos places publiques des statues à eux et à leur cheval.

» Et vous avez dit : « Il y a une bonne violence et une mauvaise violence. Et cela est le droit des gens, et cela est la loi. » Mais quand ces hommes vous auront mis hors la loi, ils seront la loi comme vous êtes devenus la loi quand vous avez renversé le tyran qui était la loi avant vous.

» Or, sachez-le bien, il n’y a de droit véritable que dans le renoncement au droit. Il n’y a de loi sainte que dans l’amour. Il n’y a de justice que dans la charité. Ce n’est point par la force qu’il convient de résister à la force, car la lutte aguerrit les combattants et le sort des batailles est douteux. Mais si l’on oppose la douceur à la violence, celle-ci, ne trouvant pas d’appui sur son adversaire, tombe d’elle-même.

» Il est dit par les savants, dans les bestiaires, que la licorne qui porte au front une épée flamboyante transperce le chasseur dans sa chemise de fer, et s’agenouille aux pieds d’une pucelle. Soyez doux, faites-vous une âme simple, ayez le cœur pur, et vous ne craindrez rien.

» Ne mettez point votre confiance dans l’épée des condottieres, car la pierre du berger a percé le front du géant. Mais fortifiez-vous dans l’amour, et aimez ceux qui vous haïssent. La haine qu’on ne rend pas est de moitié diminuée. Et la part qui demeure languit, veuve, et meurt. Dépouillez-vous afin qu’on ne vous dépouille pas. Aimez vos ennemis pour qu’ils ne vous soient plus ennemis. Pardonnez afin qu’on vous pardonne. Ne dites point : « La douceur nuit aux pasteurs des peuples. » Car vous n’en savez rien. Les pasteurs des peuples n’en ont point encore essayé. Ils prétendent que par la rigueur ils ont diminué le mal. Mais le mal est grand parmi les hommes et l’on ne voit pas qu’il diminue.

» J’ai dit aux uns : « Ne soyez point oppresseurs. » J’ai dit aux autres : « Ne vous révoltez pas. » Et ni les uns ni les autres ne m’ont écouté. Et ils m’ont jeté la pierre avec la risée. Parce que j’étais avec tous, chacun m’a dit: « Tu n’es pas avec moi ».

» J’ai dit : « Je suis l’ami des misérables. » Et vous n’avez pas cru que j’étais votre ami, parce que, dans votre orgueil, vous ne savez point que vous êtes misérables. Pourtant la misère du maître est plus cruelle que celle de l’esclave. Mais quand je vous plaignais tendrement, vous avez cru que je raillais. Et les opprimés ont pensé que j’étais du parti des oppresseurs. Et ils ont dit : « Il n’a point de pitié ». Mais ma part est dans l’amour et non pas dans la haine. C’est pourquoi vous me méprisez. Et parce que j’annonce la paix sur la terre, vous me tenez pour insensé. Il vous semble que mes discours vont dans tous les sens, comme les pas d’un homme ivre. Et il est vrai que je traverse vos camps comme ces joueurs de harpe qui, la veille des batailles, vont jouer devant les tentes. Et les soldats disent, en les écoutant : « Ce sont de pauvres innocents qui vont jouant des airs que nous avons entendus dans nos montagnes. » Je suis ce harpiste qui passe au milieu des armées. À voir où conduit la sagesse humaine, je veux bien être fou ; et je remercie Dieu de m’avoir donné la harpe et non point l’épée.


XIII

LA VÉRITÉ

Le saint homme Giovanni demeurait en geôle bien étroite, et il était attaché par des chaînes à des anneaux scellés dans le mur. Mais son âme restait libre, et les tourments n’avaient pas ébranlé sa constance. Et il se promettait de ne point trahir sa foi, mais d’être le témoin et le martyr de la Vérité, afin de mourir en Dieu. Et il se disait : « La Vérité m’accompagnera au gibet. Elle me regardera et elle pleurera. Elle dira : Je pleure parce que c’est pour moi que cet homme meurt. »

Et comme le saint homme menait ainsi dans la solitude le colloque de ses pensées, un cavalier entra dans la prison, sans que les portes se fussent ouvertes. Il était vêtu d’un manteau rouge et portait à la main une lanterne allumée.

Fra Giovanni lui dit :

— Quel est ton nom, subtil seigneur qui traverse les murailles ?

Et le cavalier répondit :

— Frère, à quoi bon te dire les noms qu’on me donne ? J’aurai pour toi celui que tu me donneras. Sache que je viens à toi secourable et bienveillant, et qu’ayant connu que tu aimes chèrement la Vérité, je t’apporte une parole touchant cette Vérité que tu as prise pour dame et pour compagne.

Et Fra Giovanni commença de rendre grâces au visiteur. Mais celui-ci l’arrêta :

— Je t’avertis, lui dit-il, que cette parole te semblera d’abord vaine et méprisable, car il en est d’elle comme d’une petite clé, que l’imprudent rejette sans en faire usage.

» Mais l’homme avisé l’essaye à plusieurs serrures, et s’aperçoit enfin qu’elle ouvre un coffre plein d’or et de pierres précieuses.

» Donc je te dirai : « Fra Giovanni, puisque tu as voulu d’aventure prendre la Vérité pour Dame et amie, il t’importe grandement de savoir d’elle tout ce que savoir se peut. Or, apprends qu’elle est blanche. Et par son apparence, que je te fais connaître, tu découvriras sa nature, ce qui te sera fort utile pour t’accointer d’elle et l’embrasser avec toutes sortes de mignardises, à la façon d’un ami caressant son amie. Tiens donc pour certain, bon frère, qu’elle est blanche. »

Ayant ouï ces paroles, le saint homme Giovanni répondit :

— Messer Subtil, le sens de votre discours n’est pas si difficile à deviner que vous avez paru le craindre. Et mon esprit, bien que naturellement épais et dur, a été traversé tout de suite par la fine pointe de l’allégorie. Vous dites que la Vérité est blanche pour représenter la parfaite pureté qui est en elle et faire paraître clairement que c’est une dame immaculée. Et je me la représente telle que vous dites, passant en blancheur les lys des jardins et la neige qui couvre, durant l’hiver, les cimes de l’Alverne.

Mais le visiteur secoua la tête et dit :

— Fra Giovanni, ce n’est point là le sens de mes paroles et tu n’as pas cassé l’os pour en tirer la moelle. Je t’ai enseigné que la Vérité est blanche et non pas qu’elle est pure. Et il est d’un petit entendement de croire qu’elle est pure.

Affligé de ce qu’il venait d’entendre, le saint homme Giovanni répondit :

— De même que la lune, lorsque la terre lui cache le soleil, est obscurcie par l’ombre épaisse de ce monde où fut consommé le crime d’Ève, semblablement, messer Subtil, vous avez recouvert une parole claire sous une obscure parole. Et voici que vous errez dans les ténèbres. Car la Vérité est pure, venant de Dieu, source de toute pureté.

Et le Contradicteur répondit :

— Fra Giovanni, soyez meilleur physicien, et reconnaissez que la pureté est une qualité inconcevable. Ainsi faisaient, dit-on, les bergers arcadiens qui nommaient dieux purs les dieux qu’ils ne connaissaient pas.

Alors le bon Fra Giovanni soupira et dit :

— Messer, vos paroles sont obscures et enveloppées de tristesse. Parfois, dans mon sommeil, des anges m’ont visité. Je ne comprenais pas non plus leurs paroles. Mais le mystère de leur pensée était joyeux.

Et le visiteur subtil reprit :

— Fra Giovanni, argumentons tous deux selon les règles.

Et le saint homme répondit :

— Je ne peux pas argumenter avec vous. Je ne m’en sens ni le désir ni la force.

— Il faut donc, répliqua le Subtil, que je trouve un autre contradicteur.

Et tout aussitôt, dressant le doigt indicateur de sa main gauche, il fit, avec sa droite, d’un bout de son manteau, un bonnet rouge à ce doigt ; puis, le tenant levé devant son nez :

— Voici, dit-il, un doigt de ma main que j’ai fait docteur et avec qui je disputerai doctement. C’est un platonicien, si ce n’est Platon lui-même.

» Messer Platon, qu’est-ce que le pur ? Je vous entends, messer Platon. Vous affirmez que la connaissance est pure quand elle est privée de tout ce qui se voit, s’ouït, se touche et généralement s’éprouve. Vous m’accordez, d’un signe de votre bonnet, que la vérité sera vérité pure aux mêmes conditions. C’est-à-dire, moyennant qu’on la rende muette, aveugle, sourde, cul-de-jatte, paralytique, percluse de tous ses membres. Et je reconnais volontiers qu’en cet état, elle échappera aux illusions qui se jouent des hommes, et ne courra pas le guilledou. Vous êtes un grand railleur, messer Platon, et vous vous êtes beaucoup moqué du monde. Quittez votre bonnet.

Et le contradicteur, ayant rabattu le pan de son manteau, adressa de nouveau la parole au saint homme Giovanni :

— Ami, ces sophistes ne savaient ce que c’est que la Vérité. Mais moi, qui suis physicien et grand observateur des curiosités naturelles, tu peux m’en croire si je te dis qu’elle est blanche, ou plutôt qu’elle est le blanc.

» D’où il ne faut pas induire, t’ai-je dit, qu’elle est pure. Crois-tu que madame Eletta, de Vérone, qui avait les cuisses comme du lait, les eût pour cela abstraites du reste de l’univers, retranchées dans l’invisible et dans l’intangible, qui est le pur, selon la doctrine platonicienne ? Ce serait une excessive erreur.

— Je ne connais point cette dame Eletta, dit le saint homme Giovanni,

— Elle s’est donnée toute viveo, dit le contradicteur, à deux papes, à soixante cardinaux, à quatorze princes, à dix-huit marchands, à la reine de Chypre, à trois Turcs, à quatre juifs, au singe du seigneur évêque d’Arezzo, à un hermaphrodite et au diable, Mais nous nous éloignons de notre sujet, qui est de trouver le propre caractère de la Vérité.

» Or, si ce caractère, comme je viens de l’établir contre Platon lui-même, ne peut être la pureté, il est croyable que c’est l’impureté, laquelle impureté est la condition nécessaire de tout ce qui existe. Car nous venons de voir que le pur n’a ni vie ni connaissance. Et tu as suffisamment éprouvé, j’imagine, que la vie et tout ce qui s’y rapporte se trouve composé, mélangé, divers, tendant à croître ou à diminuer, instable, soluble, corruptible, et non pur.

— Docteur, répondit Giovanni, vos raisons ne valent rien, puisque Dieu, qui est tout pur, existe.

Et le docteur subtil répliqua :

— Si tu lisais mieux tes livres, mon fils, tu verrais qu’il y est dit de Celui que tu viens de nommer, non point : « Il existe », mais : « Il est ». Or exister et être n’est point une même chose, mais ce sont deux choses contraires. Tu vis, et ne dis-tu pas toi-même : « Je ne suis rien ; je suis comme si je n’étais pas. » Et tu ne dis pas : « Je suis celui qui est. » Parce que vivre c’est à tout moment cesser d’être. Et tu dis aussi : « Je suis plein d’impureté », parce que tu n’es pas une chose unique, mais un mélange de choses qui s’agitent et se combattent.

— Voici que vous parlez sagement, répondit le saint homme, et je connais à vos discours que vous êtes très avancé, messer Subtil, dans les sciences tant divines qu’humaines. Car il est vrai que Dieu est celui qui est.

— Par le corps de Bacchus, reprit l’autre, il est parfaitement et universellement. Pour quoi nous sommes dispensés de le chercher en quelque lieu, assurés qu’il ne se rencontre ni plus ni moins en une place qu’en toute autre et qu’on ne trouverait pas une seule paire de vieux housseaux qui n’en contînt sa juste part.

— Cela est admirable et certain, répondit Giovanni. Mais il convient d’ajouter qu’il est plus spécialement dans les saintes espèces, par l’effet de la transsubstantiation.

— Voire, dit le docteur, il y est mangeable. Observe encore, mon fils, qu’il est rond dans une pomme, allongé dans une aubergine, tranchant dans un couteau et sonore dans une flûte. Il a toutes les qualités des substances. Il a aussi toutes les propriétés des figures. Il est aigu et il est obtus, puisqu’il est à la fois tous les triangles possibles ; ses rayons sont égaux et inégaux, puisqu’il est le cercle et l’ellipse, et il est encore l’hyperbole, qui est une figure indescriptible.

Tandis que le saint homme Giovanni méditait ces vérités sublimes, il entendit le docteur Subtil qui éclatait de rire. Alors il lui demanda :

— Pourquoi ris-tu ?

— Je ris, dit le docteur, en songeant qu’on a découvert en moi certaines contrariétés et contradictions, et qu’on me les a reprochées amèrement. Il est vrai que j’en ai plusieurs. Mais l’on ne voit pas que, si je les avais toutes, je serais semblable à l’Autre.

Et le saint homme demanda :

— De quel autre parles-tu ?

Et le Contradicteur répondit :

— Si tu savais de qui je parle, tu saurais qui je suis. Et mes meilleures paroles tu ne les entendrais pas volontiers, parce qu’on m’a beaucoup nui. Au contraire, si tu ignores qui je suis, je te serai très utile. Je te ferai connaître que les hommes sont extrêmement sensibles aux sons qui se forment sur les lèvres, et qu’ils se font tuer pour des mots qui n’ont point de sens, comme il se voit par l’exemple des martyrs, et par ton propre exemple, ô Giovanni, qui te réjouis d’être étranglé et puis brûlé au chant des sept psaumes, sur la place de Viterbe, pour ce mot de Vérité auquel il te serait impossible de trouver une signification raisonnable.

» Et certes tu fouillerais tous les coins et recoins de ton obscure cervelle, et tu remuerais toutes les toiles d’araignée et toute la vieille ferraille qui s’y trouvent, sans jamais découvrir le crochet qui ouvre ce mot et en tire le sens. Et sans moi, mon pauvre ami, tu te serais fait pendre et puis brûler pour trois syllabes que ni toi ni tes juges n’entendez, en sorte qu’on n’aurait jamais su qui mépriser le plus, des bourreaux ou de la victime.

» Sache donc que la Vérité, ta dame bien-aimée, est faite d’éléments où se rencontrent l’humide et le sec, le dur et le mou, le froid et son contraire, et qu’il en est de cette dame comme des dames charnelles en qui le tendre et le chaud n’est pas répandu également sur tout le corps.

Fra Giovanni doutait dans sa simplicité si ce discours était bien honnête. Le Contradicteur lut dans la pensée du saint homme. Et il le rassura, disant :

— Ce sont là des connaissances que l’on acquiert à l’école. Je suis théologien.

Il se leva et dit encore :

— J’ai regret de te quitter, ami. Mais je ne puis durer plus longtemps près de toi. Gar j’ai beaucoup de contradictions à porter aux hommes. Et je ne puis goûter de repos ni jour ni nuit. Il faut que j’aille sans cesse d’un lieu à un autre, posant ma lanterne tantôt sur le pupitre du clerc, tantôt sur le chevet de l’homme souffrant qui veille.

Ayant dit, il s’en alla comme il était venu. Et le saint homme Giovanni se demanda : « Pourquoi ce docteur a-t-il dit que la vérité est blanche ? » Et, couché sur la paille, il remuait cette idée dans sa tête. Son corps participait de l’inquiétude de son âme et se retournait de côté et d’autre sans trouver le repos.


XIV

LE SONGE

C’est pourquoi, demeuré seul dans la geôle, il pria le Seigneur, disant :

— Mon Seigneur, votre bonté est infinie à mon endroit et votre prédilection manifeste, puisque vous avez voulu que je fusse couché sur un tas de fumier, comme Job et Lazare, que tant vous aimâtes. Et vous m’avez donné de connaître que la paille immonde est au juste un doux oreiller. Ô vous, cher fils de Dieu, qui descendîtes aux enfers, bénissez le repos de votre serviteur couché dans la fosse obscure. Et puisque les hommes m’ont privé d’air et de lumière, parce que je confessais la vérité, daignez m’éclairer des lueurs de l’aube éternelle et me nourrir des flammes de votre amour, ô vivante Vérité, Seigneur, mon Dieu !

Ainsi le saint homme Giovanni priait des lèvres. Mais il lui souvenait en son cœur des discours du Contradicteur. Et il était troublé jusques au fond de l’âme. Et dans le trouble et l’angoisse il s’endormit.

Et parce que la pensée du Contradicteur pesait sur son sommeil, il ne n’endormit pas comme le petit enfant couché sur le sein de sa mère. Et son dormir ne fut point de rire et de lait. Et il eut un songe. Et il vit en rêve une roue immense qui de vives couleurs brillait.

Et elle ressemblait à ces roses de lumière qui fleurissent au portail des églises, par l’art des ouvriers tudesques, et qui font paraître dans le verre limpide l’histoire de la Vierge Marie et la gloire des prophètes. Mais de ces roses le Toscan ignore l’artifice.

Et cette roue était grande, lucide et claire mille fois plus que la mieux ouvrée de toutes ces roses qui furent divisées au compas et peintes au pinceau dans les pays d’Allemagne. Et l’empereur Charles n’en vit pas une pareille le jour de son sacre.

Celui seul contempla de ses yeux mortels une roue plus splendide, qui, conduit par une dame, entra vêtu de chair au Saint Paradis. Et cette rose semblait faite de lumière et elle était vivante. À la bien regarder, on s’apercevait qu’elle était formée d’une multitude de figures animées, et que des hommes de tout âge et de tout état, en foule pressée, composaient le moyeu, les bras et la jante. Ces hommes étant vêtus selon leur condition, on reconnaissait aisément le pape, l’empereur, les rois et les reines, les évêques, les barons, les chevaliers, les dames, les écuyers, les clercs, les bourgeois, les marchands, les procureurs, les apothicaires, les laboureurs, les ribaudes, les maures et les juifs. Et, parce que tous les habitants de la terre paraissaient sur cette roue, on y voyait les satyres et les cyclopes, les pygmées et les centaures que l’Afrique nourrit dans ses sables brûlants, et les hommes que rencontra Marco Polo le voyageur, lesquels naissent sans tête, avec un visage au-dessous du nombril.

Et des lèvres de chacun de ces hommes sortait une banderole portant une devise. Or chaque devise était d’une couleur qui ne paraissait sur aucune autre, et, dans le nombre incalculable des devises, on n’en eût pas rencontré deux de la même apparence. Mais les unes étaient trempées dans la pourpre, les autres teintes des lueurs du ciel et de la mer, ou du clair des astres. Il y en avait qui verdoyaient comme l’herbe. Plusieurs étaient très pâles, plusieurs très sombres. En sorte que le regard retrouvait sur ces devises toutes les couleurs dont l’univers est peint.

Le saint homme Giovanni commença de les lire.

Et, par ce moyen, il connut les pensées diverses des hommes. Et, ayant lu assez avant, il s’aperçut que ces devises étaient variées par le sens des mots autant que par la couleur des lettres, et que les sentences s’opposaient entre elles de telle sorte qu’il n’en était pas une seule qui ne contredît toutes les autres.

Mais il vit aussi que cette contrariété, qui existait dans la tête et le corps des maximes, ne subsistait pas dans leur queue, et que toutes s’accordaient par le bas très exactement, et qu’elles allaient à leur terme de la même manière, car chacune finissait par ces mots : Telle est la vérité.

Et il se dit en lui-même :

— Ces devises sont semblables aux fleurs que les jeunes hommes et les demoiselles cueillent dans les prairies de l’Arno, pour les lier en bouquets. Car ces fleurs s’assemblent facilement par les queues, tandis que les têtes s’écartent et disputent d’éclat entre elles. Et il en est de même des opinions de ces gens terrestres.

Et le saint homme trouva dans les devises une multitude de contrariétés touchant l’origine de la souveraineté, les sources de la connaissance, les plaisirs et les peines, les choses qui sont permises et celles qui ne le sont pas. Et il y découvrit aussi de grandes difficultés relativement à la figure de la terre et à la divinité de N.-S. Jésus-Christ, à cause des hérétiques, des arabes, des juifs, des monstres de l’Afrique et des épicuriens qui, sur la roue étincelante, paraissaient, une banderole aux lèvres.

Et chaque sentence se terminait par ces mots : Telle est la vérité. Et le saint homme Giovanni s’émerveilla de contempler tant de vérités diversement colorées. Il en voyait de rouges, de bleues, de vertes, de jaunes, et il n’en voyait pas de blanche. Non pas même celle que proclamait le pape, à savoir : « La Pierre a remis à Pierre les couronnes de la terre ». Car cette devise était tout empourprée et comme sanglante.

Et le saint homme soupira :

— Je ne rencontrerai donc pas sur la roue universelle la Vérité blanche et pure, l’albe et candide Vérité que je cherche.

Et il appela la Vérité, disant avec des larmes :

— Vérité pour qui je meurs, parais aux regards de ton martyr !

Et, comme il gémissait de la sorte, la roue vivante se mit à tourner, et les devises, en se mélangeant, cessèrent d’être distinctes, et il se forma sur le grand disque des cercles de toutes couleurs, et ces cercles étaient plus grands à mesure qu’ils s’éloignaient du centre.

Et, le mouvement devenu plus rapide, ces cercles s’effacèrent les uns après les autres ; les plus grands disparurent les premiers, par l’effet de la vitesse qui était plus forte vers la jante. Mais quand la roue devint si agile à tourner que l’œil, ne pouvant apercevoir le mouvement, la jugeait inerte, les moindres cercles s’évanouirent comme l’étoile du matin, quand le soleil pâlit les collines d’Assise.

Alors la roue parut toute blanche. Et elle passait en éclat l’astre limpide où le Florentin vit dans la rosée Béatrice. Et l’on eût dit qu’un ange, ayant essuyé la perle éternelle pour en ôter les taches, l’avait posée sur la terre, tant la roue ressemblait à la lune qui, au plus haut du ciel, brille un peu voilée par la gaze des nuées légères. Car alors aucune figure d’homme portant des fagots ni aucun signe n’est marqué sur sa face d’opale. Et, de même, il n’y avait nulle tache sur la roue lumineuse.

Et le saint homme Giovanni ouït une voix qui lui disait :

— Contemple la Vérité blanche que tu désirais connaître. Et sache qu’elle est faite de toutes les vérités contraires, en même façon que de toutes les couleurs est composé le blanc. Et cela, les enfants de Viterbe le savent, pour avoir fait tourner sur l’aire du marché des toupies bariolées. Mais les docteurs de Bologne n’ont point deviné les raisons de cette apparence. Or en chacune de ces devises était une part de la Vérité, et de toutes se forme la devise véritable.

— Hélas ! répondit le saint homme, comment la pourrai-je lire ? Mes yeux sont éblouis.

Et la voix reprit :

— Il est vrai qu’on n’y voit que du feu. Cette devise par nuls caractères latins, arabes ou grecs, par nuls signes magiques ne sera jamais exprimée, et il n’est point de main qui puisse la tracer en signes de flamme sur les murs des palais.

» Ami, ne t’obstine pas à lire ce qui n’est pas écrit. Sache seulement que tout ce qu’un homme a pensé ou cru dans sa vie brève est une parcelle de cette infinie Vérité ; et que, de même qu’il entre beaucoup d’ordure dans ce qu’on appelle monde, c’est-à-dire arrangement, ordre, propreté, de même les maximes des méchants et des fous, qui sont le commun des hommes, participent en quelque chose de l’universelle Vérité, laquelle est absolue, per manente et divine. Ce qui me fait craindre pour elle qu’elle n’existe pas.

Et, ayant pousse un grand éclat de rire, la voix se tut.

Et le saint homme vit s’allonger un pied, chaussé de chausses rouges qui, à travers la chaussure, semblait fourchu et en forme de pied de bouc, mais beaucoup plus grand. Et ce pied frappa la roue lumineuse sur le rebord de la jante si rudement, qu’il en jaillit des étincelles comme d’un fer battu par le marteau du forgeron et que la machine bondit pour retomber au loin, fracassée. Cependant l’air s’emplit d’un rire si aigu que le saint homme s’éveilla.

Et, dans l’ombre livide de la prison, il songea tristement :

— Je n’espère plus connaître la Vérité, si, comme il vient de m’être manifeste, elle ne se montre que dans les contradictions et les contrariétés, et comment oserai-je être par ma mort le témoin et le martyr de ce qu’il faut croire, après que le spectacle de la roue universelle m’a fait paraître que tout mensonge est une parcelle de la Vérité parfaite et inconnnaissable ? Pourquoi, mon Dieu ! avez-vous permis que je visse ces choses, et qu’il me fût révélé avant mon dernier sommeil que la Vérité est partout et qu’elle n’est nulle part ?

Et, la tête dans les mains, le saint homme pleura.


XV

LE JUGEMENT

Fra Giovanni fut conduit devant les magistrats de la République pour être jugé selon la loi de Viterbe. Et l’un des magistrats dit aux gardes :

— Ôtez-lui ses chaînes. Car tout accusé doit paraître librement devant nous.

Et Giovanni songea :

— Pourquoi le juge prononce-t-il des paroles obliques ?

Et le premier des magistrats commença d’interroger le saint homme. Il lui dit :

— Giovanni, homme mauvais, ayant été mis en prison par l’auguste clémence des lois, tu as parlé contre ces lois. Et tu as ourdi avec des méchants, enchaînés dans le même cachot que toi, un complot contre l’ordre établi dans la ville.

Le saint homme Giovanni répondit :

— J’ai parlé pour la justice et pour la Vérité. Si les lois de la ville sont conformes à la justice et à la vérité, je n’ai pas parlé contre elles. J’ai prononcé des paroles d’amour. J’ai dit :

» Ne tentez pas de détruire la force par la force. Soyez pacifiques au milieu des guerres, afin que l’esprit de Dieu se pose en vous comme le petit oiseau sur la cime d’un peuplier, dans la vallée recouverte par l’eau du torrent. J’ai dit : «  Soyez doux aux violents ».

Et le juge cria avec colère :

— Parle ! apprends-nous qui sont les violents.

Et le saint homme dit :

— Vous voulez traire la vache qui a donné tout son lait et apprendre de moi plus que je ne sais.

Mais le juge imposa silence au saint homme, et il dit :

— Ta langue a lancé la flèche du discours ; et le trait visait les princes de la République. Mais il est tombé plus bas, et s’est retourné contre toi.

Et le saint homme dit :

— Vous me jugez, non sur mes actes et mes paroles, qui sont manifestes, mais sur mes intentions qui ne sont visibles qu’à Dieu.

Et le juge répondit :

— Si nous ne voyions pas l’invisible et si nous n’étions pas des dieux sur la terre, comment nous serait-il possible de juger des hommes ? Ne sais-tu pas qu’il vient d’être fait une loi dans Viterbe, qui poursuit jusqu’aux pensées les plus secrètes ? Car la police des villes se parfait sans cesse, et le sage Ulpien, qui tenait la règle et l’équerre au temps de César, serait surpris lui-même, s’il voyait nos équerres et nos règles meilleures.

Et le juge dit encore :

— Giovanni, tu as conspiré dans ta prison contre la chose publique.

Mais le saint homme nia d’avoir conspiré contre la chose de Viterbe. Alors le juge dit :

— Le geôlier en a témoigné.

Et le saint homme demanda :

— De quel poids sera mon témoignage dans un plateau, quand celui du geôlier est dans l’autre ?

Le juge répondit :

— Dans la balance, le tien sera trouva léger.

C’est pourquoi le saint homme garda le silence.

Et le juge dit :

— Tout à l’heure, tu parlais, et tes paroles prouvaient ta perfidie. Et voici que tu te tais, et ton silence est l’aveu de ton crime, et tu as avoué deux fois que tu es coupable.

Et celui des magistrats qu’on nommait l’Accusateur se leva et dit :

— L’insigne ville de Viterbe parle par ma voix, et ma voix sera grave et calme, parce qu’elle est la voix publique. Et vous croirez entendre parler une statue de bronze, car je n’accuse pas avec mon cœur et mes entrailles, mais avec les tables d’airain sur lesquelles la loi est écrite.

Et aussitôt il commença de s’agiter et de prononcer des paroles violentes. Et il récita l’argument d’un drame, à l’imitation de Sénèque le tragédien. Et ce drame était plein de crimes commis par le saint homme Giovanni. Et l’Accusateur jouait successivement tous les personnages de la tragédie. Il imitait les plaintes des victimes et la voix de Giovanni, afin de mieux frapper les âmes. Et l’on croyait entendre et voir Giovanni lui-même, saoul de haine et de crime. Et l’Accusateur s’arracha les cheveux, déchira sa robe et tomba accablé sur son siège auguste.

Et celui des juges qui avait interrogé l’accusé prit de nouveau la parole et dit :

— Il convient qu’un citoyen défende cet homme. Car nul, d’après la loi de Viterbe, ne peut être condamné avant d’avoir été défendu.

Alors un avocat de Viterbe monta sur un escabeau et parla en ces termes :

— Si ce moine a dit et fait ce qui lui est reproché, il est très méchant. Mais on n’a pas la preuve qu’il ait parlé et agi de la manière qu’on croit. Et, bons seigneurs, en eût-on la preuve, il conviendrait de considérer encore l’extrême simplicité de cet homme et la faiblesse de son entendement. Il était, sur la place publique, la risée des enfants. C’est un ignorant. Il a fait beaucoup d’extravagances ; je le crois, pour ma part, dénué de raison. Ce qu’il dit vaut autant que rien, et il ne sait rien faire. Je crois qu’il a fréquenté de mauvaises sociétés. Il répète ce qu’il a entendu sans le comprendre. Il est trop stupide pour être puni. Cherchez ceux qui l’ont endoctriné. Ce sont les coupables. Il y a beaucoup d’incertitudes en cette affaire, et le sage a dit : « Dans le doute, abstiens-toi. »

Ayant parlé, l’avocat descendit de son escabeau. Et frère Giovanni reçut sa sentence de mort. Et il lui fut dit qu’il serait pendu sur la place où les paysannes viennent vendre des fruits et les enfants jouer aux osselets.

Et un très insigne docteur en droit, qui se trouvait parmi les juges, se leva et dit :

— Giovanni, il te convient de souscrire à la sentence qui te condamne, car, prononcée au nom de la ville, elle est prononcée par toi-même, en tant que partie de la ville. Et tu y as une part honorable, comme citoyen, et je te prouverai que tu dois être content d’être étranglé par justice.

» En effet, le contentement du tout comprend et renferme le contentement des parties, et, puisque tu es une partie, infime à la vérité et misérable, de la noble ville de Viterbe, ta condamnation qui contente la communauté doit te contenter toi même.

» Et je te démontrerai encore que tu dois estimer ton arrêt de mort aimable et décent. Car il n’y a rien d’utile et de convenable comme le droit, qui est la juste mesure des choses et il doit te plaire qu’on t’ait fait cette bonne mesure. D’après les régies établies par César Justinien, tu as reçu ton dû. Et ta condamnation est juste, par là plaisante et bonne. Mais, serait-elle injuste et entachée et contaminée d’ignorance et d’iniquité (ce qu’à Dieu ne plaise), il te conviendrait encore de l’approuver.

» Car une sentence injuste, quand elle est prononcée dans les formes de la justice, participe de la vertu de ces formes et demeure par elles auguste, efficace et de grande vertu. Ce qu’il y a de mauvais en elle est transitoire et de peu de conséquence, et n’affecte que le particulier, tandis que ce qu’elle a de bon, elle le tient de la fixité et permanence de l’institution de justice et, par là, elle satisfait le général. En raison de quoi, Papinien proclame qu’il vaut mieux juger faussement que de ne point juger du tout, car les hommes sans justice sont autant que bêtes en forêts, tandis que, par justice, se manifeste leur noblesse et dignité, ainsi qu’il se voit par l’exemple des juges de l’Aréopage, qui étaient en singulier honneur chez les Athéniens. Or, comme il est nécessaire et profitable de juger, et qu’il n’est pas possible de juger sans faute ni erreur, il s’ensuit que l’erreur et la faute sont comprises dans l’excellence de la justice et participent de cette excellence. Par quoi, si tu croyais ta sentence inique, tu devrais te complaire dans cette iniquité, en tant qu’alliée et amalgamée à l’équité, de même que l’étain et le cuivre sont mêlés, pour composer le bronze qui est un métal précieux et employé à de très nobles usages, de la manière que dit Pline en ses histoires.

Le docteur énuméra ensuite les commodités et avantages de l’expiation qui lavent la faute, comme les servantes lavent chaque samedi le parvis des maisons. Et il représenta au saint homme quel bienfait c’était pour lui d’être condamné à mort par l’auguste volonté de la république de Viterbe qui lui avait donné des juges et un défenseur. Et quand le docteur se tut, à bout de paroles, fra Giovanni fut remis aux fers et reconduit en prison.


XVI

LE PRINCE DU MONDE

Or, le matin du jour marqué pour son supplice, le saint homme Giovanni dormait profondément. Et le docteur Subtil, ayant ouvert la porte du cachot, tira le dormeur par la manche et cria :

— Holà ! fils de la femme, éveille-toi ! Jà le jour ouvre ses prunelles grises. L’alouette chante, et les vapeurs du matin caressent le flanc des monts. On voit glisser sur les coteaux les nuées souples et blanches aux reflets de rose, qui sont les flancs, les ventres et les fesses des nymphes immortelles, filles divines des eaux et du ciel, ondoyant troupeau des vierges matinales, que le vieillard Océanus mène par les montagnes et qui reçoivent dans leurs bras frais, sur un lit d’hyacinthes et d’anémones, les dieux maîtres du monde, et les bergers aimés des déesses. Car il est des bergers que leurs mères firent beaux et dignes du lit des nymphes, habitantes des sources et des bocages.

» Et moi-même, qui ai beaucoup étudié les curiosités naturelles, voyant tout à l’heure ces nuées se couler voluptueusement au ventre du coteau, j’en concevais des désirs, dont je ne sais rien, sinon qu’ils naissaient vers mes lombes, et que, ainsi qu’Hercule enfant, ils montraient leur force dès le berceau. Et ces désirs n’étaient point que de vapeurs rosées et de nuées légères : ils me représentaient précisément une fille nommée Mona Libetta, que j’ai connue en passant à Castro, dans une auberge où elle était servante et toute au bon plaisir des muletiers et des soldats.

» Et l’image que je me faisais de Mona Libetta, ce matin, en cheminant sur les rampes de la colline, était merveilleusement embellie par la douceur du souvenir et le regret de l’absence, et elle était parée de toutes les illusions, qui, naissant en l’endroit des lombes que je t’ai dit, répandent ensuite leur feu parfumé dans toute l’âme du corps, et la pénètrent d’ardeurs languissantes et de souffrances délicieuses.

» Car il faut que tu saches, ô Giovanni, qu’à la voir tranquillement et d’un œil froid, cette fille n’était pas bien différente de toutes celles qui, dans les campagnes d’Ombrie et des Romagnes, vont au pré traire les vaches. Elle avait des yeux noirs, lents et farouches, le visage brun, la bouche grande, la poitrine lourde, le ventre jaune et le devant des jambes, à partir du genou, hérissé de poils. Elle riait ordinairement d’un rire épais ; mais, dans le plaisir, sa face devenait sombre et comme étonnée par la présence d’un dieu. C’est là ce qui m’avait attaché à elle, et j’ai beaucoup médité depuis sur la nature de cet attachement, car je suis docteur et habile à chercher les raisons des choses.

» Et j’ai découvert que la force qui m’attirait vers cette Mona Libetta, servante d’auberge à Castro, était la même qui gouverne les astres dans le ciel, et qu’il n’y a qu’une force au monde, qui est l’amour, laquelle est aussi la haine, comme il parait par l’exemple de cette Mona Libetta qui fut beaucoup baisée, et battue tout autant.

» Et il me souvient qu’un palefrenier du pape, lequel était son meilleur ami, la frappa si rudement, une nuit, dans le grenier où il couchait avec elle, qu’il l’y laissa pour morte. Et il s’en alla criant par les rues que des vampires avaient étranglé la fille. Ce sont des sujets qu’il faut méditer si l’on veut se faire quelque idée de la bonne physique et de la philosophie naturelle.

Ainsi parla le docteur Subtil. Et le saint homme Giovanni, se dressant sur sa couche de fumier, répondit :

— Docteur, sont-ce là les discours qu’il convient de tenir à un homme qui va être pendu tout a l’heure ? Je doute, en l’écoutant, si les paroles sont d’un homme de bien et d’un insigne théologien, ou si elles ne viennent pas plutôt d’un songe envoyé par l’ange des ténèbres.

Et le docteur Subtil répondit :

— Qui te parle d’être pendu ? Sache, Giovanni, que je suis venu ici, dès la fine pointe du jour, pour te délivrer et t’aider à fuir. Vois : j’ai revêtu l’habit d’un geôlier ; la porte de la prison est ouverte. Viens, hâte-toi !

Et le saint homme, s’étant levé, répondit :

— Docteur, prenez garde à ce que vous dites. J’ai fait le sacrifice de ma vie. Et j’avoue qu’il m’en a coûté. Si, croyant sur votre parole que je suis rendu à la vie, on me mène au lieu de justice, il me faudra faire un second sacrifice plus douloureux que le premier, et souffrir deux morts. Et je vous avoue que mon envie du martyre s’en est allée, et que le désir m’est venu de respirer le jour sous les pins de la montagne.

Le docteur Subtil répliqua :

— Il se trouve que j’avais dessein de te mener sous les pins qui sunnent au vent avec la douceur triste de la flûte. Nous déjeunerons sur la pente moussue qui regarde la ville. Viens ! Pourquoi tardes-tu ?

Et le saint homme dit :

— Avant de partir avec vous, je voudrais bien savoir qui vous êtes. Je suis déchu de ma première constance. Mon courage n’est plus qu’un brin de paille sur l’aire dévastée de ma vertu. Mais il me reste la foi au fils de Dieu et, pour sauver mon corps, je ne voudrais pas perdre mon âme.

— Vraiment, dit le douleur Subtil, tu crois que j’ai envie de ton âme ! Est-elle donc si belle, demoiselle et gentille dame pour que tu aies peur que je te la prenne ? Garde-la, mon ami, je n’en ferais rien.

Le saint homme n’était pas rassuré par ces discours qui n’exhalaient point une pieuse odeur. Mais, comme il avait grande envie d’être libre, il n’en chercha pas davantage, suivit le docteur et franchit avec lui le guichet de la prison.

Et seulement quand il fut dehors, il demanda :

— Qui es-tu, toi qui envoies des songes aux hommes et qui délivres les prisonniers ? Tu as la beauté d’une femme et la force d’un homme, et je t’admire, et je ne peux pas t’aimer.

Et le docteur Subtil répondit :

— Tu m’aimeras dès que je t’aurai fait du mal. Les hommes ne peuvent aimer que ceux qui les font souffrir. Et il n’y a d’amour que dans la douleur.

Et, parlant de la sorte, ils sortirent de la ville et prirent les sentiers de la montagne. Et, quand ils eurent longtemps cheminé, ils virent à l’orée du bois une maison couverte de tuiles rouges. Devant la maison, du côté de la plaine, s’étendait une terrasse plantée d’arbres fruitiers et bordée de vignes.

Ils s’assirent dans la cour sous un cep aux feuilles dorées par l’automne et d’où pendaient des grappes de raisin. Et là une jeune fille leur servit du lait, du miel et des gâteaux de maïs.

Alors le docteur Subtil allongeant le bras cueillit une pomme vermeille, y mordit et la donna au saint homme. Et Giovanni mangea et but ; et sa barbe était toute blanche de lait et ses yeux riaient en regardant le ciel, qui les emplissait d’azur et de joie. Et la jeune fille sourit.

Et le docteur Subtil dit :

— Regarde cette enfant ; elle est bien plus jolie que Mona Libetta.

Et le saint homme, ivre de lait et de miel, joyeux dans la lumière du jour, chanta des chansons que sa mère chantait quand elle le portait dans ses bras. C’étaient des chansons de bergers et de bergères, et l’on y parlait d’amour. Et comme la jeune fille écoutait sur le seuil de la porte, le saint homme se leva, courut tout chancelant vers elle, la prit dans ses bras et lut donna sur les joues des baisers pleins de lait, de rire et de joie.

Et le docteur Subtil ayant payé l’écot, les deux voyageurs s’en allèrent vers la plaine.

Comme ils marchaient le long des saules argentés qui bordent la rivière, le saint homme dit :

— Asseyons-nous. Car voici que je suis las.

Et ils s’assirent sous un saule, et ils voyaient les iris recourber leurs lames sur le rivage et les mouches éclatantes voler sur les eaux. Mais Giovanni ne riait plus, et son visage était triste.

Et le docteur Subtil lui demanda :

— Pourquoi es-tu soucieux ? Et Giovanni lui répondit :

— J’ai senti par toi la caresse des choses vivantes, et je suis troublé dans mon cœur. J’ai goûté le lait et le miel. J’ai vu la servante au seuil de la maison et j’ai connu qu’elle était belle. Et l’inquiétude est dans mon âme et dans ma chair.

« Quel chemin j’ai fait depuis le moment que je t’ai connu. Te souvient-il du bois d’yeuses où je t’ai vu pour la première fois ? Car je te reconnais.

» C’est toi qui m’as visité dans mon ermitage et qui m’apparus avec des yeux de femme qui brillaient sous un voile léger, tandis que ta bouche délicieuse m’enseignait des difficultés sur le Bien. C’est toi encore qui te montras à moi dans la prairie sous ta chape d’or, tel qu’un Ambroise ou qu’un Augustin. Je ne connaissais pas alors le mal de penser. Et tu m’as donné la pensée. Et tu as mis la superbe comme un charbon de feu sur mes lèvres. Et j’ai médité. Mais, dans la roide nouveauté de l’esprit et dans la jeunesse encore rude de l’intelligence, je ne doutais pas. Et tu es venu encore à moi et tu m’as donné l’incertitude et tu m’as fait boire le doute comme du vin. Voici qu’aujourd’hui je goûte par toi l’illusion délicieuse des choses et que l’âme des bois et des ruisseaux, du ciel et de la terre et des formes animées, entre dans ma poitrine.

» Et je suis malheureux parce que je t’ai suivi, Prince des hommes !

Et Giovanni contempla son compagnon, beau comme le jour et la nuit. Et il lui dit :

— C’est par toi que je souffre, et je t’aime. Je t’aime parce que tu es ma misère et mon orgueil, ma joie et ma douleur, la splendeur et la cruauté des choses, parce que tu es le désir et la pensée, et parce que tu m’as rendu semblable à toi. Car ta promesse dans le Jardin, à l’aube des jours, n’était pas vaine et j’ai goûté le fruit de la science, ô Satan !

Giovanni dit encore :

— Je sais, je vois, je sens, je veux, je souffre. Et je t’aime pour tout le mal que tu m’as fait. Je t’aime parce que tu m’as perdu.

Et, se penchant sur l’épaule de l’ange, l’homme pleura.