L’Organisation du Travail (Le Play)/4

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Alfred Mame et fils (p. 205-228).

CHAPITRE IV

LE RETOUR AU BIEN, OU LA RÉFORME




§33

LE RETOUR AUX TROIS FORMES DU RESPECT, ET AUX SIX PRATIQUES DE LA COUTUME.

Selon l’exposé du précédent chapitre, le mal qui désole les ateliers français est dû à l’abandon successif des préceptes du Décalogue et des pratiques de la Coutume. Il ne sévit point dans les établissements qui continuent à respecter ces préceptes et ces pratiques. On est donc autorisé à conclure que le remède est dans la restauration simultanée de la Coutume et du Décalogue. Cette réforme d’ailleurs peut s’opérer sous deux régimes différents (§ 8), et alors les principaux moyens d’action se fondent, soit sur la contrainte, soit sur la liberté.

En ce qui concerne la Coutume, les nations ont, pour la plupart, confié la conservation des pratiques à la sollicitude des intéressés. Ainsi, par exemple, celles qui, depuis longtemps, avaient fondé la permanence des engagements sur la contrainte, renoncent de plus en plus à ce régime[1]. L’expérience semble donc attribuer, en général, aux mœurs et à l’opinion le soin d’accomplir cette première partie de la réforme.

En ce qui concerne le Décalogue, la France n’a jamais cessé, même aux plus mauvaises époques, de donner la sanction du code pénal aux quatre commandements (§ 4) qui interdisent l’homicide, le vol et le faux témoignage. Mais, pour les six autres commandements, elle n’a pas seulement renoncé au régime de contrainte que les États-Unis, comme la Russie, conservent encore (§§ 8 et 65) : elle ne se croit pas tenue, à l’exemple de l’Angleterre, de mettre ces commandements sous la sauvegarde de la liberté et de la conscience. En certains cas que j’ai indiqués (§ 31), elle a pris à tâche d’en éloigner les citoyens au moyen d’institutions créées sous le régime de la Terreur, et conservées jusqu’à nos jours. Or les peuples ont souvent prospéré en renonçant à faire régner par la contrainte des pratiques aussi essentielles ; mais ils ont toujours échoué quand ils se sont appliqués à les discréditer ou à les interdire.

Cependant les institutions de la France ne sont point restées complètement hostiles aux six commandements du respect (§ 31). Le Consulat et le premier Empire ont même repris, en faveur de la religion, plusieurs traditions de l’ancien régime de contrainte (§ 8) ; et celles-ci ont été, en général, conservées par les gouvernements postérieurs. C’est ainsi, par exemple, que des subventions fournies par le trésor public sont attribuées aux ministres des quatre cultes reconnus par l’État ; que l’exemption du service militaire est accordée aux jeunes gens de ces mêmes cultes qui se destinent à la carrière ecclésiastique, et que, sous le régime actuel, les lois et les mœurs donnent même un rôle politique au clergé.

On ne se mettrait donc pas en contradiction avec l’esprit de nos institutions, et l’on rentrerait en outre dans la tradition des peuples libres, si on abrogeait les lois révolutionnaires (E et F) qui ont porté une atteinte funeste au droit de propriété, et qui ont enlevé ainsi aux pères de famille le pouvoir de restaurer, par leur dévouement et leur libre initiative, chez les jeunes générations, le respect de Dieu, du père et de la femme.

Ce retour à la liberté constitue la partie essentielle de la réforme ; et je vais justifier cette assertion dans les trois paragraphes suivants.

§ 34

COMMENT SERA RESTAURÉ, EN FRANCE, LE RESPECT DE DIEU.

J’ai indiqué ci-dessus (§ 32) qu’en France la perte des croyances religieuses avait coïncidé avec la désorganisation des ateliers de travail. J’aurais ajouté, si mon sujet eût exigé ce développement, que cette triste évolution de l’esprit français a été marquée également, par un trouble profond, dans les autres éléments de la vie privée et de la vie publique. Pour démontrer l’urgence de cette première restauration, je n’ai pas besoin d’établir pour la seconde fois que les peuples les plus prospères de notre temps sont aussi les plus religieux[2] ; car les esprits sont généralement mieux préparés, à cet égard, qu’au sujet des deux réformes suivantes (§§ 35 et 36). L’Empereur, au début de son règne, était préoccupé de la décadence morale due à la perte des croyances. Dans son programme de Bordeaux, en 1852, il plaçait au premier rang la réforme simultanée de l’ordre matériel par le travail et de l’ordre moral par la religion. En 1860, dans sa lettre à M. le comte de Persigny, alors ambassadeur à Londres, il a expressément reproduit ce même programme. Enfin, dans une réponse récente à Mgr  de Paris, l’Empereur, faisant allusion aux déplorables doctrines professées journellement dans les réunions populaires, a insisté de nouveau sur la nécessité du retour aux croyances (M).

Or, depuis 1852, les Français ont suivi avec une ardeur excessive l’impulsion donnée à l’ordre matériel ; mais ils ne se sont nullement associés, en ce qui concerne la religion et l’ordre moral, aux intentions du souverain. Loin de là, les faits que nous avons sous les yeux enseignent que l’état de choses de 1852 s’est aggravé en plusieurs points. Il est facile d’ailleurs de s’expliquer ce résultat ; car les mœurs d’un peuple reçoivent toujours une fâcheuse atteinte, lorsque l’accroissement de la richesse n’a pas pour contrepoids une plus ferme répression des appétits sensuels et un surcroît de dévouement pour la patrie.

Il importe à la gloire du second empire que la dernière partie du programme de Bordeaux soit exécutée. Après une longue époque de corruption (§ 17), il est temps de reprendre l’œuvre qui, à l’époque de Descartes, donna aux mœurs et aux idées de la France un ascendant irrésistible (§ 16). La nation doit enfin se soustraire, par un généreux effort, aux passions et aux préjugés que lui ont légués la corruption de la monarchie et les violences de la révolution. L’esprit public doit sortir de l’hésitation où il reste depuis quatre-vingts ans ; il doit définitivement renoncer au mal et à l’erreur, pour revenir au bien et à la vérité. Or l’expérience signale pour atteindre ce but trois moyens principaux.

Le premier moyen de réforme est le bon exemple, puis le concours des gouvernants. Il ne saurait, assurément, exercer d’abord toute son influence en présence des souvenirs laissés par l’ancien régime en décadence (§ 17) et par certains gouvernements de l’ère actuelle. Sous l’ancien régime, en effet, les gouvernants et les clercs ont nui parfois à la religion en persécutant les dissidents, plus encore qu’en scandalisant le peuple par leur corruption. Bien que ces anciens scandales eussent pris fin, les gouvernants et les clercs de la Restauration ont positivement entravé le retour aux croyances par d’imprudentes initiatives. Le concours de l’autorité sera donc, dans une certaine mesure, subordonné au progrès de l’opinion. Les gouvernants se conformeront d’abord au vœu exprimé par l’Empereur, le 1er  janvier 1869 (M) ; ils pratiqueront mieux, dans leur vie privée, les préceptes du Décalogue ; et ils honoreront, sans distinction de croyances, comme on le faisait au grand siècle (§ 16), les citoyens qui donneront le bon exemple. Puis, quand l’opinion des hommes éclairés sera enfin fixée sur les bienfaits de la religion, l’autorité affirmera plus efficacement le respect de Dieu dans la vie publique, en s’inspirant de la pratique des peuples les plus libres et les plus prospères. Ainsi, par exemple, la loi écrite, continuant à écarter toute contrainte directe de l’État (§ 69), pourrait alors autoriser les pouvoirs locaux (§ 68) à imiter la pratique des communes de l’Amérique du Nord, c’est-à-dire à faire respecter sur leur territoire le commandement relatif à l’observation du dimanche (§ 4, n. 1). Cette extension des pouvoirs du gouvernement local commencerait à restaurer en France des pratiques que les peuples libres considèrent comme indispensables. Beaucoup de localités jouiraient immédiatement des bienfaits attachés à une réforme qui intéresse l’hygiène et l’ordre civil, autant que l’ordre moral et la religion. La prospérité de ces localités serait bientôt un enseignement pour celles qui s’abandonnent à l’indifférence religieuse. Quant aux localités qui restent imbues des préjugés ou des passions de l’ancien régime et de la révolution, elles conserveraient toute liberté de continuer leur marche actuelle vers la décadence. Les témoignages publics du retour au respect de Dieu marqueront le vrai début de la réforme ; mais les gouvernants se compromettraient inutilement en les donnant aujourd’hui. Les mesures seraient, en effet, tout d’abord repoussées par la tyrannie de l’uniformité, c’est-à-dire, par une des formes redoutables de cet esprit d’intolérance[3] qui s’aggrave chez nous sans relâche depuis deux siècles, et qui soulève le plus l’aversion de nos voisins (§ 41, n. 4). En ce moment, cette réforme blesserait particulièrement la minorité turbulente des agglomérations urbaines ou manufacturières, qui représente surtout les abus du mot démocratie (§ 60) ; qui, en niant Dieu et la religion, détruit dans sa source même l’influence à laquelle elle prétend (§ 8) ; qui ne tolère pas l’emploi du mot dimanche dans les réclamations du repos hebdomadaire faites au seul point de vue de l’hygiène, mais qui érige en dogme social et propage par sa pratique les libations du lundi et du mardi ; qui enfin repousse avec mépris l’autorité du patron, du prêtre et du souverain, mais qui se fait la cliente soumise d’une puissance redoutée de tous les peuples libres et prospères, celle du cabaretier[4].

Le second moyen de réforme est l’impulsion journalière imprimée aux populations par les hommes éminents qui, jouissant de l’affection de leurs coopérateurs, dirigent les ateliers de travail, urbains ou ruraux. Ce milieu social a toujours été, dans les temps de trouble et de décadence, la vraie réserve de l’ordre moral. Ces Autorités sociales ont toujours conservé mieux que les autres classes la tradition du bien ; et, depuis quatre siècles notamment, elles ont résisté à l’éclosion simultanée de la corruption et du scepticisme. Pendant le même temps, au contraire, ces deux fléaux ont envahi à deux reprises (§§ 15 et 17), avec une rapidité extrême, la cour, la haute noblesse, le haut clergé, les lettrés, les savants, les hauts fonctionnaires, puis, de proche en proche, les classes livrées à l’oisiveté, à l’ignorance, aux appétits sensuels, à l’âpre désir du gain. Quand, à l’époque de la grande Catherine et du grand Frédéric, les souverains s’unirent aux lettrés pour détruire les croyances (§ 31), les Autorités sociales résistèrent fermement à cette aberration. De nos jours, les chefs d’atelier, placés en tête de la hiérarchie du travail, n’hésitent pas davantage à repousser les fléaux de l’époque, les traditions du scepticisme français, les nouveautés du scepticisme allemand (§ 39), les exagérations du luxe et le désordre des mœurs. Ils se tiennent assurés, par la pratique même des devoirs sociaux, que le respect de Dieu et de la religion est aussi indispensable au bien-être des familles et à la prospérité des ateliers que la recherche des meilleures combinaisons techniques et commerciales. Ces vrais représentants des arts usuels restent fermes dans le vrai, pendant que l’erreur envahit la plupart des hommes voués aux arts libéraux, et ceux qui possèdent la richesse sans l’avoir méritée par le travail ou par le dévouement à la famille. Depuis deux siècles, nos gouvernements se perdent en subordonnant ces autorités naturelles aux riches oisifs, aux lettrés, aux légistes et aux fonctionnaires. La réforme tant de fois promise, toujours différée, consistera en partie à restaurer simultanément les croyances religieuses et les libertés locales, avec le concours de ces autorités, désignées au choix du souverain par le respect des populations[5].

Le troisième moyen de réforme est le dévouement de certains hommes, clercs ou laïques, qui, se privant de l’influence et des profits que donne la direction des travaux usuels, consacrent leur vie entière au service de Dieu, au bonheur de leurs semblables et à la recherche de la vérité. Ces hommes doivent réunir à la foi, qui a toujours été le principe des dévouements de toute sorte, la science, qui combat avec autorité toutes les formes de l’erreur, et l’éloquence, qui ramène au vrai les cœurs égarés. Assurément cette réunion de qualités est fort rare ; mais heureusement le cercle d’action de ceux qui la possèdent est, pour ainsi dire, sans limites. Douze apôtres ont fondé le christianisme, sept évêques[6] l’ont introduit sur notre sol (§ 14) : il n’en faudra pas davantage pour l’y restaurer.

Les hommes qui veulent se consacrer à la réforme ont d’abord à se mettre en garde contre le découragement ; et à cet effet ils doivent envisager d’un œil ferme les difficultés de l’entreprise. Depuis la Renaissance, et surtout depuis le règne de Louis XIV, les pouvoirs civils ou religieux qui pèsent sur les Français ont organisé, sous prétexte de repousser l’erreur, une réglementation si complète et une bureaucratie[7] tellement habile, qu’ils ont du même coup singulièrement entravé l’émission de la vérité. Ce triste régime, créé par l’amour du pouvoir absolu, et plus ou moins conservé par la crainte des révolutions, a considérablement amoindri les forces morales de notre pays ; et je soupçonne que s’il eût été inventé à l’époque de l’empire romain, il eût rendu impossible la propagande de saint Paul, comme les lumineux débats de saint Jérôme et de saint Augustin. Chez nous, ce savant régime de contrainte a souvent découragé les amis de la vérité, tandis qu’il a stimulé et ennobli, par le prestige de la persécution, les partisans de l’erreur. Il a développé chez presque tous les Français cet esprit d’intolérance qui les caractérise aujourd’hui, qui fait dégénérer rapidement toute libre discussion en guerre civile.

Heureusement la liberté de parler et d’écrire, restaurée récemment par l’Empereur[8], malgré les craintes de la majorité des classes dirigeantes, nous donne le moyen de détruire ces funestes traditions. Nous nous assurerons bientôt un meilleur avenir, si nous faisons un judicieux usage de cette liberté. Le passé ne cessera pas immédiatement de peser sur nous ; mais la corruption et l’erreur qu’il nous a léguées ne sont ni plus redoutables ni plus invétérées que celles dont la France a triomphé en d’autres temps (§§ 14 et 16). Notre époque, bien qu’elle ait subi les massacres de la Terreur, a le droit de dire que ses gouvernants n’ont pas été, en somme, plus intolérants que ceux de l’antiquité et du moyen âge. Espérons donc que les nouveaux apôtres des Gaules ne seront pas inférieurs à leurs devanciers ; que la chaire, la tribune et la presse commenceront bientôt avec succès la lutte méthodique de la vérité contre l’erreur.

Depuis deux siècles, la chaire est généralement restée plus libre que la tribune ou la presse ; aussi fournira-t-elle d’abord, plus que ces dernières, le personnel de la réforme. Les archevêques de Paris ont aperçu ce rôle spécial de la chaire en instituant, dans la capitale, les célèbres conférences de Notre-Dame. Depuis quelques années, les orateurs éminents qui sont chargés de ces conférences y ont abordé les questions sociales de l’époque plus particulièrement que ne l’avaient fait leurs devanciers ; et chaque fois qu’ils ont traité ces questions, le succès, qui est toujours acquis à leurs talents, a été doublé parle surcroît d’intérêt qu’excitait chez le public le choix du sujet. Les jours de saint Bernard et d’Albert le Grand reviendraient, et l’élite du monde civilisé affluerait, dans toute l’Europe, autour de nos grands orateurs chrétiens, s’ils se dévouaient spécialement aux réformes qui peuvent aujourd’hui passionner les esprits ; s’ils s’attachaient spécialement à réfuter les objections (§§ 38 à 49) que l’opinion égarée oppose à la restauration des trois principales formes du respect. Cet enseignement constituerait bientôt un corps de doctrine qui se compléterait et s’affermirait rapidement avec le concours des autres chaires chrétiennes, de la tribune, de la presse périodique, des livres spéciaux et des salons. Puisse ce travail réparateur s’accomplir pendant la seconde partie du règne de Napoléon III ! Puisse-t-il bientôt rendre à la France l’ascendant intellectuel et moral qui lui fut acquis, après une semblable réforme, à la fin du règne de Louis XIII !

L’Empereur, en nous rendant la liberté, nous met en demeure de travailler nous-mêmes à ces réformes[9] : empressons-nous de réparer le temps perdu. Nos efforts porteraient leurs fruits, alors même qu’ils ne conjureraient pas d’abord complètement les catastrophes périodiques qu’engendrent, depuis la révolution, nos passions et nos préjugés. Si, ce qu’à Dieu ne plaise ! les hommes éclairés de tous les partis devaient se réunir encore, après quelque nouvelle épreuve, pour prévenir la ruine totale de notre pays, ils comprendraient peut-être que leur premier soin devrait être de se réformer eux-mêmes. En pareille occurrence, les classes dirigeantes ne se borneraient plus, comme elles le firent en 1848, à rédiger de petits traités de morale à l’usage des classes populaires : elles renonceraient à leurs propres erreurs ; et elles cesseraient d’égarer la société, comme elles le font depuis deux siècles, par leurs exemples et leurs leçons.

§ 35

COMMENT SERA RESTAURÉ LE RESPECT DU PÈRE.

Sous tous les régimes, chez toutes les races, les peuples qui ont montré, de nos jours, la plus grande force d’expansion ont fondé cette prospérité sur l’autorité paternelle. Ce fait est fort apparent, sous un dur régime de contrainte, chez les paysans russes[10] ; il ne l’est pas moins, sous divers régimes de liberté, parmi les Anglais[11] et les colonies anglo-saxonnes des deux hémisphères. Au contraire, les peuples qui voient décliner leur ascendant ont tous commis la faute d’amoindrir l’autorité des pères de famille.

Il est aisé de saisir ici le rapport immédiat qui existe entre le fait et la cause. Les enfants, nés au sein d’une civilisation perfectionnée, ne sont pas plus enclins que ceux des races sauvages à gagner leur vie par le travail, ni à respecter la Coutume de l’atelier paternel. Abandonnés à leurs instincts naturels, ils tomberaient directement dans la situation de ces races dégradées (J). Mais il en est autrement quand les enfants sont soumis à la discipline de l’éducation. Ils ne se montrent pas inférieurs à leurs devanciers, si l’ignorance native et le vice originel ont été domptés en eux par l’amour et la sollicitude des parents, si l’action stimulante et répressive de ces derniers a été acceptée avec respect et obéissance. Mais ces sentiments ne sont pas non plus naturels à l’enfant. L’esprit de rébellion commence à poindre avec les premières lueurs de l’intelligence : il cède rarement à l’appel affectueux des parents ; presque toujours il doit être, une première fois, réprimé par un châtiment qui donne à l’enfant l’idée de sa faiblesse[12]. Toutefois l’autorité du père, fondée d’abord sur un judicieux emploi de l’affection et de la force, ne reste durable que si elle prend bientôt pour bases la crainte de Dieu et les conseils de la raison. Tel est le cas des peuples prospères que je viens de citer. Chez eux, le 4e commandement du Décalogue impose aux enfants le respect du père, comme un devoir qui assure le salut dans la vie future. En même temps la liberté testamentaire laisse au père l’autorité qui lui appartient ; et celui-ci en fait usage pour inculquer aux enfants cette conviction, que l’acquisition du bien-être est, dans la présente vie, subordonnée à l’accomplissement du devoir.

La prospérité d’un peuple est attaquée dans son principe même quand l’autorité des pères n’a plus cette double garantie. L’ancien régime en décadence et la révolution, en détruisant les croyances (§ 17) et en abolissant le testament (E), ont causé à notre race un dommage qu’aucun effort n’a pu encore réparer. Pour reprendre le cours de ses hautes destinées, la France doit d’abord reconnaître le danger des passions et des préjugés qui l’égarent. Elle doit ensuite restaurer l’autorité paternelle, en lui donnant une double sanction : en pratiquant, dans l’ordre religieux, le 4e commandement ; en restituant au père, dans l’ordre civil, la liberté testamentaire[13].

§ 36

COMMENT SERA RESTAURÉ LE RESPECT DE LA FEMME.

Le Décalogue prescrit par trois commandements le respect dû au double caractère de la mère et de la femme. Chez les peuples prospères, ces prescriptions sont placées au premier rang des devoirs sociaux ; et elles ont également une double sanction, l’une religieuse, l’autre civile. Chez ces mêmes peuples, l’observation indique également un rapport immédiat entre la pratique du devoir et la prospérité publique.

Comme mère de famille, la femme contribue, autant que le père, à transmettre aux enfants les qualités physiques, intellectuelles et morales de la race. Il est même vrai de dire qu’à plusieurs égards elle remplit un rôle prépondérant dans l’œuvre commune de l’éducation. Cette supériorité est frappante en ce qui concerne l’enseignement de la langue maternelle, qui imprime à chaque race son trait le plus caractéristique. Elle se trouve également dans cet ensemble d’habitudes que les enfants contractent au foyer domestique, et qui émanent de l’affectueux dévouement et de la grâce sans pareille de la femme.

À la vérité l’homme, comme chef de maison, doit donner à sa femme et à sa famille la direction indiquée par les rapports qui l’unissent aux autres familles, au gouvernement local, à la province et à l’État. Mais cette supériorité, qui est partout sanctionnée par la loi, a pour contrepartie dans les mœurs la haute influence que la femme exerce parmi les grandes races européennes ; et j’ai indiqué (§ 12) que cet ascendant règne chez notre race depuis un temps immémorial. Par l’attrait de sa grâce incomparable, la femme récompense, en choisissant son époux, le talent et la vertu chez les jeunes hommes qui aspirent au mariage ; et elle préside ainsi, avec une sorte de souveraineté, à l’élection et au classement social des chefs de famille.

Mais l’action que la femme exerce comme mère et comme fiancée n’est réellement efficace que chez les races qui tiennent en honneur la chasteté (§ 25). Les peuples prospères s’appliquent avec une sollicitude spéciale à conserver cette vertu ; et, à cet effet, ils s’aident de deux moyens principaux. Ils gravent dans les cœurs la loi morale exprimée dans le 6e et le 9e commandement ; et ils lui donnent pour sanction une loi civile qui érige la séduction en délit, et qui en fait retomber exclusivement sur l’homme la responsabilité.

La France, après avoir réagi contre la corruption des derniers Valois (§ 15), s’éleva à la prospérité et aux grandeurs morales du XVIIe siècle en revenant à la pratique de ces principes. Depuis lors, leur abandon a marché de front avec la décadence de l’ancien régime. Louis XIV, le Régent et Louis XV, tout en corrompant les classes dirigeantes, avaient nominalement conservé les principes : la révolution les a formellement abolis (F) ; et elle a propagé le mal dans toutes les classes de la société. Aujourd’hui, la préoccupation principale du nouveau régime, le nivellement des conditions (§ 59), n’a encore produit qu’un résultat très-apparent, l’égalité dans le vice. La chasteté ne se trouve guère plus fréquemment chez le pauvre soumis au labeur quotidien[14] que chez le riche livré à une perpétuelle oisiveté. Les étrangers qui, au temps de Louis XIII, adoptèrent la France comme modèle (§ 16), la citent aujourd’hui comme un foyer de contagion. Ils redoutent également les enseignements de sa littérature et le désordre de ses mœurs. Ils lui reprochent surtout, en termes amers, la désorganisation du foyer domestique, l’exil des enfants dans les pensionnats et la corruption précoce qui en résulte, l’habitude des mariages d’argent et l’ascendant social des courtisanes. Cette décadence des mœurs s’est aggravée depuis l’époque du programme de Bordeaux (M) : elle ne saurait se perpétuer sans compromettre tout, jusqu’à cette prospérité matérielle qui devient aujourd’hui le but exclusif de presque tous les talents.

Heureusement le remède est clairement indiqué par l’état de nos mœurs aux bonnes époques et par la pratique actuelle des peuples prospères. Il se trouvera surtout dans la contrainte morale imposée par le 6e et le 9e commandement, sanctionnée par des lois civiles réprimant la séduction.

§ 37

LA RÉFORME, EN RÉSUMÉ, DOIT SURTOUT RESTAURER LA RELIGION, RÉTABLIR LE TESTAMENT ET RÉPRIMER LA SÉDUCTION.

En résumé, la France doit opérer aujourd’hui trois réformes essentielles, dont la nécessité est démontrée par les alternances du bien et du mal pendant les quatre dernières époques de notre histoire (§§ 14 à 17).

Après la décadence Gallo-romaine (§ 13), la France a eu deux grandes époques de prospérité : la première, créée lentement du Ve au XIIIe siècle (§ 14) ; la seconde, ramenée rapidement pendant la première partie du XVIIe siècle, sous le règne des deux premiers Bourbons (§ 16). Mais la décadence est revenue à deux reprises : une première fois, au XVIe siècle, avec les guerres religieuses (§ 15) ; une seconde fois, au XVIIIe siècle, avec la monarchie absolue et la révolution (§ 17).

Du XIVe au XVIe siècle, le mal vint surtout des clercs et des gouvernants. Le Décalogue avait gardé son empire sur les esprits, et la Coutume continuait à faire régner l’ordre moral et matériel dans la masse de la nation. Mais celle-ci, privée de ses droits traditionnels par les empiétements de la monarchie, tenta sans succès de rétablir l’ordre moral par la guerre civile ; et elle n’aboutit qu’à ruiner l’ordre matériel (§ 15). La réforme du XVIIe siècle fut l’œuvre de deux souverains absolus qui ne possédèrent qu’une partie des qualités indispensables à leur fonction, mais qui surent, l’un et l’autre, se compléter par la collaboration des plus grands hommes de leur temps (§ 16).

Malheureusement le bien que la monarchie absolue avait produit, grâce à l’esprit judicieux de Henri IV et de Louis XIII, s’est trouvé détruit par l’incapacité et le vice de leurs successeurs (§ 17). Depuis Louis XIV, le mal est revenu avec des caractères fort différents de ceux qui s’étaient montrés au XVIe siècle. Le Décalogue a perdu son autorité sur les chefs de la société, et la Coutume est presque partout abandonnée ; en sorte que la corruption s’étend de plus en plus à toutes les classes de la nation. Celle-ci, à la vérité, a reconquis par la révolution le droit de contrôler les pouvoirs sociaux ; mais elle a perdu, avec ses vieilles mœurs, la faculté d’en user utilement. Elle a pu conjurer le retour des scandales qui furent donnés par ses gouvernants sous l’ancien régime en décadence. Elle a même ramené ses clercs aux vertus du IXe siècle (§ 14), en les soumettant aux persécutions de la Terreur, puis aux incessantes critiques du scepticisme. Mais, d’un autre côté, les classes les plus nombreuses, qui étaient restées intactes sous les régimes antérieurs, ont été corrompues, à leur tour, par deux influences principales : elles ont suivi le mauvais exemple des classes dirigeantes ; elles se sont exposées trop brusquement à la corruption que fait naître l’exercice de la souveraineté[15].

Au surplus, les maux les plus dangereux de notre temps viennent moins de la corruption des mœurs que du désordre des idées. D’innombrables erreurs ont été propagées depuis deux siècles. Parmi les plus redoutables se placent, en première ligne, celles qui détruisent systématiquement les trois principales formes du respect (§ 31). C’est pourquoi la réforme doit avoir pour point de départ la restauration des vérités qui commandent le retour à la religion, le rétablissement de la liberté testamentaire, la répression des faits de séduction.

  1. Les principaux régimes d’engagements forcés que j’ai étudiés au début de mes voyages ont été abrogés : dans les États autrichiens, en 1846 et en 1848 ; en Russie, depuis 1861.
  2. La Réforme sociale, 3e édition, t. Ier, p. 95.
  3. La Réforme sociale ; l’Intolérance actuelle des Français ; t. III, p. 256 à 393.
  4. Les peuples libres et prospères, qui ont porté au plus haut degré de perfection les saines pratiques de liberté et d’égalité, exercent une répression très-énergique contre tous les bas commerces dont le succès se fonde sur l’abus des spiritueux par une clientèle d’habitués. Sous ce rapport, les États-Unis se distinguent au premier rang (§ 8, n. 11). Si le suffrage universel absolu assurait dans l’avenir aux cabaretiers l’extension d’influence qu’on a déjà constatée en France aux élections de 1869, on ne tarderait pas à apercevoir la supériorité intellectuelle et morale des localités qui institueraient formellement la pratique civile du repos dominical.
  5. La Réforme sociale, t. II, p. 412 à 427.
  6. Hier et Aujourd’hui, par Mgr  Isoard, auditeur de Rote (1 vol. in-18 ; Paris, 1863, p. 318). L’éminent auteur a parfaitement signalé dans ce passage de son livre le caractère que doit prendre le nouvel apostolat dans une société qui a perdu les croyances chrétiennes. Selon sa judicieuse remarque, les apôtres des Saules, qui ont en quelque sorte créé une nouvelle race, s’inquiétaient fort peu des questions qui passionnent aujourd’hui certains catholiques français (§ 31).
  7. La Réforme sociale, t. III, p. 303.
  8. Loi qui modifie les articles 414, 415 et 416 du Code pénal, relatifs aux coalitions (25 mai 1864). — Loi relative à la presse (11 mai 1868). — Loi relative aux réunions publiques (6-10 juin 1868).
  9. Voir l’avertissement, p. v.
  10. La Réforme sociale, t. Ier, p. 118 et 119.
  11. Ibidem, t. Ier, p. 121.
  12. La folie est liée au cœur de l’enfant, et la verge de l’éducation l’en chassera. (Prov., XXII, 15.)

    Henri iv écrivait à Mme  de Montglat, gouvernante du Dauphin, alors âgé de six ans : « Je me plains de vous, de ce que vous ne m’avez pas mandé que vous aviez fouetté mon fils ; car je veux et vous commande de le fouetter toutes les fois qu’il fera l’opiniâtre ou quelque chose de mal, sachant bien par moi-même qu’il n’y a rien au monde qui lui fasse plus de profit que cela : ce que je reconnois par expérience m’avoir profité ; car, étant de son âge, j’ai été fort fouetté. »

  13. L’article 371 du Code civil prescrit dans les termes suivants le respect de l’autorité paternelle : « L’enfant, à tout âge, doit honneur et respect à ses père et mère. » Mais cette prescription n’est ici qu’un précepte de philosophie : car elle est annulée, en fait, par les articles qui refusent au père le pouvoir d’assurer la conservation de la Coutume dans l’atelier de travail qu’il a fondé, et qui autorisent ses enfants à en dissiper la valeur en jouissances égoïstes.
  14. Monographie du Tailleur d’habits de Paris. (Les Ouvriers des deux Mondes, t. II, p. 145 à 192.)
  15. Les nations qui ont eu recours à un régime électoral pour renouveler fréquemment les pouvoirs publics, ont toujours communiqué aux électeurs l’orgueil et la vénalité, c’est-à-dire les vices habituels aux autres classes de gouvernants. Ce désordre, peu sensible dans de petites localités où se conserve le respect des Autorités sociales, prend des proportions redoutables chez les grandes nations. Il grandit d’autant plus qu’on étend davantage le droit de suffrage aux classes les moins morales ou les plus besogneuses. Il a les mêmes conséquences que l’abus des autres pouvoirs. La corruption de l’autorité engendre aussi sûrement la bassesse chez le candidat qui brigue le suffrage d’électeurs vénaux, que chez le courtisan qui recherche la faveur d’un roi corrompu. Ce mal a pris, en moins d’un siècle, de si grandes proportions aux États-Unis, qu’il semble réclamer un prompt remède (§ 60). Dans un moindre laps de temps, il a déjà acquis en France une certaine gravité. En 1869, certains corps électoraux ont évidemment dépassé, en tyrannie et en cynisme, beaucoup de mauvais rois. Sans doute la corruption des électeurs ou des rois ne condamne pas plus certaines formes de gouvernement que la corruption des clercs ne condamne la religion ; mais ces considérations viennent à l’appui de deux conclusions de cet ouvrage, savoir : que les nations ne prospèrent qu’en restant soumises à la loi du Décalogue ; que les institutions doivent avoir pour objet principal de conjurer la corruption chez toutes les classes de gouvernants, chez ceux surtout qui joignent à une autorité sans contrôle la moindre dose de responsabilité personnelle. Les électeurs, exerçant leur droit de suffrage à l’aide du scrutin secret, sont particulièrement dans ce cas.

    Une nation qui n’a pu créer un régime stable avec la royauté et un système électoral fondé sur la richesse et le talent, s’expose à de plus graves mécomptes si elle associe tous les citoyens à la souveraineté, sans avoir préalablement établi parmi eux le règne de la vertu. Le peuple peut, en effet, contrôler un roi et une aristocratie corrompus par, l’exercice du pouvoir : mais qui contrôlera le peuple entier poussé au désordre et à la vénalité par l’abus du droit de suffrage ?