L’Utopie (More, trad. Stouvenel)/Livre 2/Titre 2

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Traduction par Victor Stouvenel.
Paulin (p. 137-139).
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Titre 2


DES MAGISTRATS


« Trente familles font, tous les ans, élection d’un magistrat, appelé syphogrante dans le vieux langage du pays, et philarque dans le moderne.

« Dix syphograntes et leurs trois cents familles obéissent à un protophilarque, anciennement nommé tranibore.

« Enfin, les syphograntes, au nombre de douze cents, après avoir fait serment de donner leurs voix au citoyen le plus moral et le plus capable, choisissent au scrutin secret, et proclament prince, l’un des quatre citoyens proposé par le peuple ; car, la ville étant partagée en quatre sections, chaque quartier présente son élu au sénat.

« La principauté est à vie, à moins que le prince ne soit soupçonné d’aspirer à la tyrannie. Les tranibores sont nommés tous les ans, mais on ne les change pas sans de graves motifs. Les autres magistrats sont annuellement renouvelés.

« Tous les trois jours, plus souvent si le cas l’exige, les tranibores tiennent conseil avec le prince, pour délibérer sur les affaires du pays, et terminer au plus vite les procès qui s’élèvent entre particuliers, procès du reste excessivement rares. Deux syphograntes assistent à chacune des séances du sénat, et ces deux magistrats populaires changent à chaque séance.

« La loi veut que les motions d’intérêt général soient discutées dans le sénat trois jours avant d’aller aux voix et de convertir la proposition en décret.

« Se réunir hors le sénat et les assemblées du peuple pour délibérer sur les affaires publiques est un crime puni de mort.

« Ces institutions ont pour but d’empêcher le prince et les tranibores de conspirer ensemble contre la liberté, d’opprimer le peuple par des lois tyranniques, et de changer la forme du gouvernement. La constitution est tellement vigilante à cet égard que les questions de haute importance sont déférées aux comices des syphograntes, qui en donnent communication à leurs familles. La chose est alors examinée en assemblée du peuple ; puis, les syphograntes, après en avoir délibéré, transmettent au sénat leur avis et la volonté du peuple. Quelquefois même l’opinion de l’île entière est consultée.

« Parmi les règlements du sénat, le suivant mérite d’être signalé. Quand une proposition est faite, il est défendu de la discuter le même jour ; la discussion est renvoyée à la prochaine séance.

« De cette manière, personne n’est exposé à débiter étourdiment les premières choses qui lui viennent à l’esprit, et à défendre ensuite son opinion plutôt que le bien général ; car n’arrive-t-il pas souvent qu’on recule devant la honte d’une rétractation et l’aveu d’une erreur irréfléchie ? Alors, on sacrifie le salut public pour sauver sa réputation. Ce danger funeste de la précipitation a été prévenu et les sénateurs ont suffisamment le temps de réfléchir.