L’affaire Dreyfus et la crise du parti socialiste

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L’affaire Dreyfus et la crise du parti socialiste
La Revue blancheTome XX (p. 127-139).

L’Affaire Dreyfus
et la Crise du Parti socialiste

L’affaire Dreyfus est devenue assez vite une affaire universelle, autant qu’une affaire peut devenir universelle dans la présente société bourgeoise. Il est évident que la cause première de cette universelle extension fut le sursaut d’indignation que le spectacle de l’injustice donne aux hommes qui ont faim et soif de la justice, qui esuriunt et sitiunt justitiam. Aussi la question qui se pose n’est-elle pas celle de savoir pourquoi l’affaire Dreyfus a eu dans le monde un retentissement que n’avaient pas eu des événements plus gros où la justice n’était pas engagée ; mais la question tout à fait intéressante qui se pose est de savoir pourquoi, seule jusqu’ici de toutes les affaires où la justice était engagée, l’affaire Dreyfus a eu ce retentissement universel. Pour ne citer qu’un exemple, et sans faire intervenir les innombrables injustices exercées sur des individus, le massacre de trois cent mille Arméniens devait, il y a quelques années, soulever l’horreur et l’indignation efficace du monde civilisé. Or on sait qu’à vrai dire il n’en fut rien. Pourquoi l’injustice inachevée contre le capitaine Dreyfus a-t-elle fait ce que n’avait pu faire l’injustice atrocement consommée contre tout un peuple ? Comment et pourquoi une tentative d’assassinat commise contre un homme a-t-elle remué ce monde que n’avait pas ému l’assassinat d’un peuple.

Ceux qui se sont imaginé que le retentissement universel de l’affaire Dreyfus avait été savamment organisé par les dreyfusistes se sont trompés lourdement sur les faits ; et même ils se sont trompés sur les possibilités, car aucune organisation présentement, pas même celle des Jésuites, ne serait assez puissante pour fabriquer ainsi une opinion universelle. Et ceux qui font semblant de le croire sont, comme on sait, des Tartuffes.

Les vraies causes de ce retentissement universel sont nombreuses. Nous en avons déjà signalé quelques-unes. Reprenons-les.

Nous avons signalé la singulière audience que la France a gardée dans le monde, audience qui d’ailleurs n’est pas toujours accompagnée d’estime. Il est certain que ceux qui nous méprisent et même ceux qui nous frappent nous écoutent volontiers. Il est certain qu’un événement qui se passe en France, et surtout à Paris, a par cela même comme un coefficient d’éclat. Et au contraire un événement qui se passe dans cet Orient si lointain encore et isolé a par cela même un coefficient d’obscurité.

Nous avons signalé l’intérêt que les peuples prennent aux luttes françaises parce que la situation de la France, à beaucoup d’égards, est à peu près intermédiaire. Ajoutons que l’état déplorable où le catholicisme a réduit la plupart des nations latines, l’Espagne, l’Italie, le Portugal, a réveillé plus vivement que jamais sur nous l’attention du monde et les inquiétudes amies. « La France restera-t-elle fidèle à son passé révolutionnaire, ou aura-t-elle le sort de l’Espagne ? » telle est la question que se posent nos amis sincères, telle est la question que nous devons nous poser.

Nous avons signalé le double intérêt dramatique de l’affaire elle-même. Les mauvais romans-feuilletons du Petit Journal nous ont rendus très sévères pour les drames judiciaires, pour les histoires de juges d’instruction. Mais n’oublions pas qu’Œdipe roi fut un drame judiciaire, qu’Œdipe fut un juge d’instruction instruisant douloureusement sa propre affaire. Si cette affaire a donné matière à un chef-d’œuvre, l’affaire Dreyfus, telle quelle, fut « le chef-d’œuvre de l’État-Major ». Non seulement par la férocité sauvage des attaques, par la cruauté des tortures, par la puérilité des combinaisons, par la sournoiserie des insinuations jésuites, mais aussi par les multiples déguisements de l’erreur et du crime, l’affaire Dreyfus avait l’intérêt compliqué des drames barbares. Et par la fermeté de la défense, par l’unité de la vérité, par la simplicité de l’innocence elle avait la beauté harmonieuse de la tragédie classique. Outre que cette œuvre d’art avait sur les œuvres d’art que l’on fait cet avantage d’être du réel même.

Nous avons enfin signalé tout ce que le retentissement universel de l’affaire Dreyfus devait aux antidreyfusistes. Ce sont eux, disions-nous, qui ont fait de l’accusation une accusation exceptionnelle, de la condamnation une condamnation exceptionnelle, de la sanction une sanction exceptionnelle : cela seul conduisait à ce que la réhabilitation fût exceptionnelle. Ce n’était pas assez dire. Non seulement les antidreyfusistes avaient fait une injustice exceptionnelle et qui ainsi demandait une réparation, une justification exceptionnelle, mais ils avaient voulu faire une injustice sacrée, ils avaient fait une injustice religieuse. Entendons-nous bien sur le sens de ce mot. Que la culpabilité de Dreyfus ait été feinte, imaginée, cultivée par les jésuites et par une immense majorité de catholiques, c’est un fait évident, important, et nous y reviendrons. Mais, outre cela, tout ce qui touchait à l’affaire Dreyfus eut dès le principe un caractère propre vraiment religieux, au sens le plus respectable de ce mot. L’accusation fut mystérieuse, obscure ; la condamnation fut mystérieuse, douloureuse à prononcer, car il est douloureux à Dieu de venger les injures qu’on lui a faites ; les vengeurs du dieu militaire ne parlaient de l’accusé, du condamné, du maudit qu’avec ces périphrases dévotes et douloureuses dont il convient d’user pour désigner les sacrilèges ; la sanction fut extraordinaire, savamment cruelle, infernale autant qu’il est permis à de bons catholiques, simples créatures, d’imiter l’Enfer de leur Créateur. Dreyfus était devenu anathème. Quiconque le défendrait serait anathème avec lui. L’arrêt du conseil de guerre était un article de foi. Ces mots « l’honneur de l’armée » devinrent une formule sainte, prête pour le latin des prochaines litanies. Et les fidèles désiraient pieusement massacrer les infidèles. Aussi tous les hommes dans la France et dans le monde, en quelque parti que la vie les eût classés jusqu’alors, tous les hommes qui avaient encore au fond de l’âme je ne dis pas même l’amour, la passion, le désir de la libre pensée, mais simplement le sens de la franchise, le goût de la clarté, de la propreté, se sont-ils soulevés d’instinct contre cette religion naissante, moins vénérable et non moins mauvaise que les religions des anciens Dieux. Et inversement tous ceux qui ont l’âme serve ont jalousement fait cortège à la croyance nouvelle.

Non seulement les hommes irréligieux, qui sont peu nombreux encore, mais solides, furent soulevés par ce que cette affaire avait de proprement religieux, mais tous les hommes de bonne foi, qui sont beaucoup plus nombreux, furent, à mesure qu’ils étaient renseignés, soulevés par ce qu’elle avait de singulièrement immonde. Jamais sans doute la violence brute ou sournoise, le mensonge, le faux, la trahison,

le vol, l’assassinat et tout ce qu’on déteste,

la haine, la jalousie, les sentiments les plus vils n’avaient aussi effrontément, aussi formellement exigé que l’on rendît officiellement les honneurs à leur grandeur passagère, à leur divinité montante. Or un très grand nombre d’hommes assez lâches ou assez indolents pour supporter les progrès obscurs de l’injustice modeste éprouvent une gêne incontestable à constater le triomphe de l’injustice insolente.

La dispersion des Juifs à travers le monde contribua sans aucun doute à l’extension universelle de l’affaire Dreyfus. Il y a dans presque tous les pays un nombre assez restreint de Juifs qui gagnent et un nombre assez considérable de Juifs qui pâtissent. Sauf de très honorables exceptions, les premiers s’intéressèrent beaucoup moins que les seconds à la cause de Dreyfus et à sa personne. Ils contribuèrent indirectement à l’extension de l’affaire, parce qu’ils avaient en beaucoup de pays donné prétexte à l’extension d’un antisémitisme plus ou moins formulé. Mais aux Juifs qui peinent et qui pâtissent nous devons une part considérable dans l’extension de l’affaire Dreyfus, comme nous leur devions déjà une part considérable dans l’extension du socialisme, de l’anarchisme, du nihilisme, dans la propagation des justes révoltes.

Enfin la principale cause pour laquelle une affaire individuelle souleva le monde que l’assassinat d’un peuple avait laissé indifférent fut assurément que le monde n’était plus, à l’heure où l’affaire Dreyfus commença, le même qu’il était quelques années avant, quand le sultan rouge consommait l’affaire des Arméniens. Peu à peu une attention publique universelle s’était éveillée, une opinion publique universelle s’était pour le moins ébauchée. Que le remords d’avoir ainsi lâchement laissé assassiner tout un peuple ait secoué l’Europe et le monde et lui ait donné comme le besoin d’avoir une opinion universelle siégeant comme tribunal suprême, il se peut. Que cette opinion soit justement née de ce remords et de ce besoin, au moins pour une part, nous le croyons. Toujours est-il que cette opinion s’est peu à peu constituée. L’affaire Dreyfus n’est pas la seule où elle soit intervenue, ou elle ait exercé son autorité naissante. Elle a prononcé sur les tortures de Montjuich et sur l’oppression de la Finlande. L’affaire Dreyfus ne sera pas la dernière où elle prononcera. Car une véritable catholicité de la justice, une opinion de la terre habitée est dès à présent esquissée.

La conséquence la plus grave, à ce qu’il semble, de cette universelle extension fut, nous l’avons indiquée, l’épouvantable extension des responsabilités. Des antisémites d’un peu partout, des Autrichiens, des Hongrois, des Allemands, des Tchèques antisémites ont, comme le montrent certaines caricatures de leurs journaux illustrés, pris, quand rien ne les y forçait, leur part du crime commis par un État-Major qui leur était étranger. Et, dans la France même, quels ravages nouveaux d’immoralité !

Combien de catholiques se disant et se croyant libéraux, combien de catholiques se disant et se croyant ennemis des jésuites, héritiers fidèles de l’ancien esprit de l’Église de France, même héritiers de la raideur janséniste et de la franchise gallicane, ont-ils suivi pas à pas, servilement, les jésuites jusqu’en leurs machinations les plus infâmes ! Combien d’hommes, qui se disaient et se croyaient libres-penseurs, ont-ils prosterné la raison humaine, ont-ils couché leur intelligence devant la religion qui naissait, devant le dieu nouveau ! Combien d’hommes, qui se disaient et se croyaient républicains, voltairiens, partisans du progrès, ont-ils emboîté le pas aux monarchistes, aux cagots, aux tartuffes, aux réactionnaires ! Combien, hélas ! d’hommes qui se disaient et se croyaient socialistes ont-ils tenu jalousement à prendre leur part du plus grand crime bourgeois ! Combien de révolutionnaires sont devenus conservateurs !

C’est ici la malchance inouïe des autoritaires, des chefs, de Vaillant, de Lafargue et de Guesde. C’est ici la débâcle de leurs prétextes. Les chefs n’ont pas voulu que le socialisme français défendît les droits de l’homme et du citoyen, parce que l’homme était un bourgeois, défendu par des bourgeois, parce que le citoyen était un citoyen bourgeois, un citoyen de la bourgeoisie française, parce que les droits de l’homme et du citoyen ont été proclamés par une révolution bourgeoise : il ne fallait pas se mêler aux bourgeois courageux, aux bourgeois justes, aux bourgeois humains ; les chefs n’ont pas voulu que le socialisme français défendît les droits de la personne humaine, parce que la personne était celle d’un bourgeois ; ils n’ont pas voulu que leur socialisme défendît même les droits de la raison humaine, parce que des bourgeois les défendaient. Aussi qu’est-il arrivé ? Ce qui devait arriver. Pour n’avoir pas défendu les droits de l’homme, les chefs, qui se croyaient socialistes, ont défendu les bourgeois qui violaient ces droits ; pour n’avoir pas défendu les droits du citoyen bourgeois, ils ont défendu les bourgeois qui violaient ces droits ; pour n’avoir pas voulu participer à la défense de la raison, de la justice, prétendues bourgeoises, ils ont pris leur part de la folie bourgeoise, de la tartufferie bourgeoise, du crime bourgeois.

Car leur prétendue neutralité est fausse, comme toute prétendue neutralité dans l’action universelle. Toute la philosophie de l’action humaine repose, qu’on le veuille ou non, sur ce principe évident que, quand deux hommes ou deux partis sont aux prises, le tiers qui prétend rester neutre favorise en réalité celui des deux adversaires qui réussira. Or, en tout temps et en tout lieu, il y a au moins, pour qui sait un peu voir, deux hommes ou deux partis aux prises : c’est même pour cela que le monde où nous vivons est une société bourgeoise et n’est pas encore la cité socialiste, c’est parce qu’il y a partout concurrence, compétition, rivalité, antagonisme. Si M. Guesde et M. Vaillant et le troisième, au lieu de siéger et de circuler parmi leurs courtisans, faisaient une propagande socialiste sérieuse et utile, c’est-à-dire s’ils s’efforçaient de rendre socialistes ceux de leurs contemporains qui ne le sont pas encore, ils s’apercevraient aisément que cet argument de l’impossible neutralité est sans aucun doute celui auquel on est forcé d’avoir le plus souvent recours. Combien de bourgeois nous disent : « Vous avez raison. L’organisation sociale même est injuste et mauvaise. Mais je n’en suis pas cause et par conséquent je n’en suis pas responsable. Je n’ai pas d’usine, je n’ai pas d’ouvriers, je vis petitement, je n’opprime personne. » Et combien d’ouvriers nous disent : « Vous avez raison, mais moi je gagne assez pour moi, je n’ai pas d’enfants, je vis tranquillement. Que ceux qui sont plus malheureux que moi se révoltent, se mettent en grève, c’est bien, ils ont raison, mais moi, pourquoi me révolter ? » Je le demande à M. Guesde : Qu’y a-t-il à répondre à cela, sinon que la neutralité est impossible, que ne pas aider ceux qui ont raison, c’est en réalité aider ceux qui ont tort, que ne pas aider les travailleurs opprimés et volés à préparer la révolution sociale, c’est en réalité aider les parasites et les oisifs à consolider la société bourgeoise, reconnue mauvaise. Que répondre à tous ces hommes, qui sont bons à convertir, sinon que dans tout conflit, et en particulier dans le conflit social de tous les jours, la responsabilité s’étend aux spectateurs. Pourquoi faut-il que M. Guesde, pour sa conduite personnelle et pour celle des siens, ait négligé ce simple raisonnement ?

Ce raisonnement capital était d’autant moins à négliger que si l’on doit le faire, comme nous l’avons dit, en tout temps et en tout lieu, il s’imposait dans l’affaire Dreyfus particulièrement et de lui-même. Jamais sans doute l’histoire des guerres civiles et des guerres plus que civiles n’avait présenté deux partis aussi nettement délimités, aussi profondément divisés, aussi étrangers l’un à l’autre, aussi clairement qualifiés, aussi exactement balancés, aussi rebelles à la neutralité prétendue. Et dans l’affaire Dreyfus même le raisonnement invincible, le raisonnement inévitable s’imposait surtout aux moments où M. Guesde est intervenu. Sa première intervention, celle qui fut ratifiée au congrès de Montluçon, s’était produite en un moment critique, au moment où il s’agissait d’aiguiller, pour ainsi dire, le socialisme français ; la deuxième s’est produite en un moment singulièrement dangereux, au moment où l’État-Major, se sentant perdu, préparait pour le procès de Rennes les témoignages les plus impudents, au moment où les antisémites, acculés, machinaient une Saint-Barthélemy de leurs adversaires, au moment où tous les ennemis de la République et de la démocratie complotaient le coup d’État sauveur, au moment enfin où les deux partis, depuis longtemps si nettement délimités et si clairement qualifiés, avaient si nerveusement tendu toutes leurs forces pour l’effort final que le moindre incident, la moindre paille, la moindre rupture, la moindre désertion, disons le mot, la moindre trahison pouvait être fatale. C’est à ce moment là que Guesde et Vaillant et Lafargue lancèrent le manifeste, semblables à des hommes qui, un jour d’émeute révolutionnaire, se feraient passer toute la journée pour des spectateurs tranquilles, comme si cela même était admissible, et qui le soir, au moment décisif, poignarderaient dans le dos les soldats de la Révolution. Telle est sur ces trois hommes la redoutable vérité : ils ont choisi le moment décisif pour trahir leur parti, et, ce qui est beaucoup plus grave, pour trahir l’humanité. Ils n’ont pas trahi leur parti et l’humanité seulement par la fausse neutralité que nous avons dite : ils ont trahi encore par la violation de cette neutralité, car on pense bien que la violation fut favorable à l’État-Major. Il convenait qu’il en fût ainsi : de même que, dans le conflit social, tout homme qui résiste au raisonnement de l’impossible neutralité est en réalité favorable aux bourgeois, de même, dans l’affaire Dreyfus, tout homme qui résiste à ce raisonnement est en réalité favorable à l’État-Major. En essayant de jeter le désarroi dans les rangs socialistes au moment de l’assaut, en poignardant les socialistes les plus dévoués de ses imputations calomnieuses, Guesde a ingénieusement servi l’État-Major. Si par impossible Dreyfus innocent était recondamné par le conseil de guerre[1], Guesde pourrait se vanter d’avoir, autant qu’il était en lui, collaboré à la mort de ce juste. Dès à présent, de tout son pouvoir, de toute son autorité, de toute sa responsabilité, Guesde a collaboré avec les faussaires, avec les traîtres, avec les assassins, avec les bourreaux. Il a donné la main à Lebon. Pour n’avoir pas voulu faire de la justice bourgeoise, il a fait de l’injustice militaire. S’il y avait dans tout le parti socialiste un seul homme qui eût le tempérament révolutionnaire de Zola, si Jaurès n’était pas surtout ce qu’il est, un grand bâtisseur, un fondateur, il y aurait longtemps que l’État-Major socialiste aurait reçu dans le masque un J’accuse non moins cinglant et non moins retentissant que l’État-Major militaire.

Que l’on ne croie pas que j’exagère ici le danger passé. Autant qu’il fut en eux, les trois écrivains du manifeste nous ont exposés au danger suprême. Ce n’est pas de leur faute s’ils n’ont pas réussi, et nous n’avons pas à leur en savoir gré. Ce qui nous a sauvés du désarroi, de la débâcle, et peut-être aussi de la défaite, c’est la sagesse, la robustesse, la santé, le bon sens, la franchise et la droiture de la France ouvrière et paysanne. Les soldats de l’armée socialiste, comme les soldats de la plupart des armées, ont valu mieux que leurs chefs. Ou plutôt les soldats furent excellents, quand les chefs étaient coupables. Cela s’est déjà vu dans les guerres de la Révolution.

Et que l’on ne m’oppose pas les services incontestables rendus par Vaillant, par Lafargue, et surtout par Guesde au parti socialiste. Il y aurait d’abord à faire le décompte de ces services, et rien ne serait plus difficile, car il n’y a rien d’aussi difficile que de décompter, dans une conversion, la part du converti et celle du convertisseur ; il faudrait savoir ce que les admirables régions ouvrières du Nord, par exemple, qui sont devenues guesdistes, auraient donné par elles-mêmes et valaient par elles-mêmes. On ne le saura jamais. Mais quand un chef d’école, honnête homme, au sens ordinaire du mot, a dans son entourage le plus proche un disciple tel que M. Zévaès, il est permis de douter que le maître ait exercé une influence utile sur le caractère de ses élèves. Ensuite, si par définition les partis conservateurs, tournés vers le passé, doivent avoir sans cesse en considération respectueuse les services passés, par leur définition contraire les partis révolutionnaires, sans cesse orientés vers le futur, ne doivent avoir aucune considération aux services passés. Enfin, il importe que l’on s’entende sur le sens de ce mot services. Il nous arrive aussi de l’employer, de dire que tel ou tel a rendu de grands services à la cause socialiste. Mais il faut que l’on sache bien que nous ne l’entendons pas alors au même sens que les conservateurs bourgeois. C’est seulement pour nous une expression commode, pour signifier que tel ou tel a travaillé très fructueusement pour la cause socialiste. Il ne peut pas entrer dans notre pensée que l’idéal socialiste soit redevable de quoi que ce soit à qui que ce soit de nous ; il ne peut pas entrer dans notre pensée que nous soyons comme des créanciers et que notre idéal soit notre débiteur. Nous savons bien que c’est nous qui lui devons tout, si l’on veut parler de dette, que nous lui devons la raison même de notre vie.

D’ailleurs je demande si un parti conservateur même aurait en considération des services passés dont toute l’autorité n’aurait servi qu’à donner de l’éclat à un scandale récent, qu’à rendre possible, plus retentissante, plus grave une faute récente. Il n’y a que les généraux commandant une armée qui puissent trahir pour la valeur d’une armée, et l’on ne devient pas général en chef si l’on n’a pas rendu au moins quelques services dans les camps, à la ville ou à la cour.

Effrayants à constater chez les chefs d’école, chez les chefs de parti, que l’on connaît de loin, par leurs discours, par leurs brochures, par leurs livres, par leurs articles, par leurs portraits, ces ravages d’immoralité sont plus douloureux encore à suivre chez le partisan, chez le camarade que l’on connaît, que l’on tutoie. Je connais un guesdiste. C’était jadis un homme, animal raisonnable, comme vous et moi. Je l’ai connu en province, à Orléans, ville rebelle et difficile. C’était alors un tout jeune homme, répétiteur au Lycée, un bon mathématicien, socialiste, et qui ne s’en cachait pas dans la ville lourde et sourdement hostile. C’était un excellent militant, non pas le militant qui pérore, fait des combinaisons, essaie d’imiter Zévaès, mais le militant sérieux, qui travaille, qui sait organiser un groupe, organiser la propagande, qui donne sérieusement sa vie entière à l’action socialiste. Le malheur était que le Groupe d’études sociales ainsi reconstitué à Orléans ne pouvait jamais avoir aucun orateur, n’ayant adhéré à aucune organisation nationalement constituée, comme on dit. Ce jeune groupe ignorant et naïf, composé de gens simples qui s’imaginaient que tous les dénommés socialistes étaient des hommes qui ne pensaient à rien qu’à préparer la révolution sociale et à la faire, que par conséquent toutes les organisations étaient également très bonnes, un voyageur en guesdisme ayant passé par la région, donna son adhésion au Parti Ouvrier Français, et, comme j’avais déjà quitté le pays, sans cesser d’appartenir au groupe, je devins à ce moment-là guesdiste sans le savoir. Mon camarade aussi devint guesdiste, et bientôt ayant eu de l’avancement, il vint à Versailles, puis à Paris, et vit Guesde. Ce fut un coup de la grâce. Mon camarade fut transformé, déformé, comme certains qui reviennent de Lourdes. Il me révéla Guesde, et l’entière liberté que Guesde veut bien laisser aux guesdistes. Il me révéla Guesde libéral, Guesde compréhensif, Guesde courageux, agissant malgré sa fatigue et malgré sa maladie. En quelles phrases mystérieuses et dites à voix basse mon camarade me révéla enfin Guesde ayant momentanément fait la retraite, forcé par les docteurs de se reposer, caché dans un village ignoré aux environs de Bordeaux, je crois, si retiré du monde que dans le parti l’on ne savait pas où il était. Et cependant le parti marchait tout seul, sans la présence de Guesde, ce qui prouvait bien que le parti était indépendant. Moi, qui ne suis pas dévot, je regrettais que Guesde fût malade juste aux moments où il eût été forcé de combattre pour la justice et pour la vérité ; je me rappelais que naguère il n’avait pas été malade pour combattre la justice et la vérité ; je craignais qu’il ne se remît de sa maladie au moment même où il pourrait de nouveau combattre la justice et la vérité. Les événements ont justifié cette crainte.

Je parlai de l’affaire Dreyfus à mon camarade. J’en ai parlé en temps voulu à tous mes camarades et à tous mes amis. Car je ne crois pas du tout que l’amitié ou même la camaraderie puisse vraiment survivre à la contrariété des sentiments sur cette affaire. Je n’admets pas qu’un homme honnête, élevé loin de la fréquentation des rôdeurs et des assassins, puisse garder pour camarade quelqu’un qui a travaillé avec Deniel dans le même genre. Inversement je n’admets pas que l’on me garde pour camarade si l’on croit que je suis payé par les Juifs pour livrer la France à l’Angleterre, à l’Allemagne, et à plusieurs autres puissances. Donc je parlai de l’affaire Dreyfus à mon camarade. Il ne me cacha point que Guesde avait raison. Il était dreyfusard, comme Guesde, bien meilleur dreyfusard que moi. Mais il me sembla dès ce temps-là que son dreyfusisme était d’une espèce particulièrement redoutable pour Dreyfus. Déjà Dreyfus était pour lui ce qu’il est devenu pour tant de bonnes âmes : l’homme à cause de qui Jules Guesde a eu des ennuis. Et quel dommage que cet homme ait soulevé une affaire aussi malencontreuse ! La Révolution sociale était préparée selon des règles connues ; des mots merveilleux : lutte de classes, conquête des pouvoirs publics, opportunément prononcés, donneraient le moyen de faire la révolution du monde sans faire la profonde éversion des âmes ; le Parti Ouvrier Français, incessamment élargi par un habile mélange de foi autoritaire et de compromissions libérales deviendrait le Parti Socialiste Français, la future humanité française : et voilà que ce capitaine, un bourgeois, est assez mal avisé pour soulever une affaire, non pas une affaire commode, portative, et comme les prophètes les prévoient, mais une affaire comme il n’en était pas arrivé dans l’histoire du monde. Les prophètes n’aiment pas le réel qui passe toute prophétie.

Quand ses délégués, sans doute infidèles, eurent été, comme nous l’avons dit, mal traités par les fidèles au Congrès de Montluçon, le Groupe des Étudiants Collectivistes, qui, depuis plusieurs années, depuis le commencement de la propagande collectiviste publique, pour ainsi dire, au Quartier, réunissait tous les étudiants collectivistes sérieux, travaillant, agissant, qui avait déjà une histoire glorieuse et connue de travail intérieur et de grandes conférences publiques données par les meilleurs conférenciers socialistes français et belges, qui avait par conséquent un nom bien à lui, un nom propre, ne voulant pas devenir complice des trahisons guesdistes, cessa d’adhérer à l’Agglomération Parisienne du Parti Ouvrier Français. Savez-vous ce que fit alors mon ancien camarade, celui dont je vous parle ? Lui qui n’avait jamais fait partie de l’ancien groupe, il s’unit avec plusieurs mécontents de ce groupe et plusieurs guesdistes alors disponibles sur la place de Paris. À eux tous, et ils n’étaient pas bien nombreux, ils fondèrent le Groupe d’Étudiants Collectivistes, adhérent à l’Agglomération Parisienne du Parti Ouvrier Français. Vous saisissez la nuance. Quelques anciens camarades communs s’étonnèrent auprès du jeune guesdiste. N’y avait-il pas là une utilisation qui ressemblait à ce que les simples bourgeois nomment une usurpation, une substitution de nom, une contrefaçon ? Mon ancien camarade ne fut pas embarrassé pour si peu. Le bon guesdiste n’est jamais embarrassé, puisqu’il détient des formules qui contiennent toute la réalité. « Ne sommes-nous pas un groupe ? » répondait mon ancien camarade. « Ne sommes-nous pas des étudiants ? Ne sommes-nous pas collectivistes ? Ne sommes-nous pas à Paris ? Qui peut alors nous empêcher de nous intituler : Groupe d’Étudiants Collectivistes de Paris ? » Cet homme avait si évidemment raison que je me tus. J’avais affaire à l’évidence guesdiste.

Je ne fus donc pas surpris de lire dans l’Aurore du mercredi 19 juillet, quelques jours après la publication du manifeste, un ordre du jour signé de lui et ainsi énoncé :

Groupe d’étudiants collectivistes de Paris. — Considérant que l’entrée dans un ministère d’un élu socialiste est une défection à la cause prolétarienne et une négation du principe de la lutte de classes ;

Considérant, en outre, que des socialistes, en devenant les défenseurs du ministère Galliffet-Millerand-Waldeck Rousseau, se rendent coupables d’une véritable compromission et font subir une déviation à la tactique du prolétariat organisé ;

Le groupe d’étudiants collectivistes, adhérent au Parti ouvrier français, donne son entière approbation au manifeste rédigé par le Conseil national, le Parti socialiste révolutionnaire et l’Alliance communiste.

Pour le groupe et par ordre,
Henri Nivet

Un ami à moi, qui avait beaucoup d’illusions avant le commencement de l’affaire Dreyfus, et qui depuis en a perdu beaucoup tous les jours, un ami un peu naïf, qui ne croyait pas volontiers à l’impénitence finale du pécheur, connaissait un peu Nivet. Le rencontrant dans la rue un peu après le manifeste, il l’entreprit sur cet ordre du jour, le poussa, le pressa. Aucun secret professionnel ne m’empêchera de révéler comment finit l’entretien. Nivet, impatienté, laissa échapper ce cri du cœur, si l’on peut ainsi dire : « Écoute ! Que Dreyfus soit innocent ou coupable, cela m’est égal ! » Je ne sais pas même s’il n’a pas dit : « Que Dreyfus soit condamné ou non, cela m’est égal ! » Je donne ici la traduction atténuée de ses expressions, bien entendu. Sur quoi mon ami fit demi-tour par principe, ainsi qu’on l’enseigne au régiment, et s’en alla droit devant lui.

Eh bien, non ! cela ne leur est pas égal. Cela ne leur est pas indifférent. Nous avons vu qu’ils ont en réalité pris parti. Pourquoi ?

Si quelqu’un énonçait cette simple proposition : Que Guesde ne sait pas ce que c’est que le socialisme, il aurait l’air de dire une insolence et de se complaire à prononcer un facile paradoxe. Il n’en émettrait pas moins une proposition aussi rigoureusement exacte que celui qui, pendant les massacres d’Arménie, aurait énoncé que : le pape Léon XIII ne savait pas ce que c’est que le christianisme.

Pourquoi Guesde ne sait-il plus ce que c’est que le socialisme ?

Sans refaire la psychologie de la secte, on peut avancer, je crois, que le long exercice d’une autorité absolue est cause des jalousies les moins explicables, des haines les moins justes, et des caprices les plus monstrueux. Nous savons par l’aventure de M. Chanoine, le fils, le capitaine, et de M. Voulet, à quelles atrocités de barbarie orientale peuvent se précipiter plusieurs Occidentaux de culture moyenne et d’intelligence ordinaire qui ont le commandement en chef d’une expédition. Le cas de M. Guesde n’est pas sans analogie. À ceux qui douteraient de son autorité absolue et des ravages qu’elle exerce, qu’on me laisse rappeler l’ordre du jour voté dans la sixième séance du Congrès national du Parti ouvrier français, tenue à Épernay, le 15 août. On sait dans quelles dispositions toutes ces bonnes gens de province étaient venus au congrès. Mais le chef prit la parole et nous lisons dans la note communiquée aux journaux par l’Agence Havas :

… Après une suspension de séance, le Conseil national a proposé à l’unanimité la résolution suivante :

« Le Congrès, prenant acte de la déclaration du Conseil national qu’il n’a entendu viser ni excommunier personne, ainsi que des trop nombreuses déviations signalées par la grande majorité des délégués qui sont intervenus dans le débat, reconnaît : 1o  Qu’en publiant le manifeste dans les conditions où il a paru, le Conseil national a usé du droit qui lui était donné par l’article 3 du règlement général du parti ; 2o  que conformément aux décisions de tous les congrès précédents, le Conseil a rempli son devoir en rappelant la France ouvrière et socialiste à son véritable terrain, celui de la lutte des classes. »

Le Congrès a adopté cette résolution à l’unanimité. De longues acclamations ont suivi ce vote, qui clôture toutes les divergences d’opinion dans les groupes du parti.

Le Congrès a adopté ensuite cette deuxième résolution :

« Le Congrès rappelle que, par la conquête des pouvoirs publics, le Parti ouvrier français a toujours entendu l’expropriation politique de la classe capitaliste, que cette expropriation ait lieu pacifiquement ou violemment, qu’elle ne laisse place par suite qu’à l’occupation des positions électives dont le Parti peut s’emparer au moyen de ses propres forces, c’est-à-dire des travailleurs organisés en parti de classe, et pour l’avenir, laisse le soin au Conseil national d’examiner à l’occasion et selon les circonstances si, sans quitter le terrain de la lutte de classes, d’autres positions peuvent être occupées. »

Cette deuxième résolution a été également adoptée à l’unanimité. De longues acclamations se sont élevées de nouveau.

Ce n’est point pour chercher un scandale que je compare les abus d’autorité de Guesde aux abus africains. De même on doit assimiler la trahison de M. Chanoine, le père, le général, à celle de son fils. Entrer dans un ministère pour y faire la révision, arriver à la Chambre un jour de grande séance, monter à la tribune et prononcer quelques phrases, descendre et s’en aller, ou bien se réunir à trois et rédiger un manifeste que l’on communique aux journaux, toutes ces démarches parlementaires et de forme civilisée ont l’air de ne rien avoir de commun avec le sauvage exercice qui consiste à se faire apporter les mains des indigènes que l’on a fait massacrer. C’est en effet le caractère propre des guerres civiles modernes qu’elles se continuent pendant de longs mois, pendant de longues années sous des apparences à peu près civilisées. Tout cela n’est que paroles, écrits, discours et articles, démarches politiques et cérémonies plus ou moins correctement officielles, jusqu’au jour où les excitations depuis longtemps continuées atteignent enfin leur plein effet. Mais alors tout se rompt. La vieille barbarie se vautre toute par le monde vraiment civilisé, la cruauté se lâche toute, et la répression versaillaise n’est pas moins féroce que l’expédition coloniale. C’est ainsi qu’une démission, qu’un manifeste peuvent presque directement causer plus de souffrance et de sauvagerie qu’une insubordination militaire. Prétendre en certaines circonstances qu’un manifeste n’est que du noir sur du blanc, de l’encre sur du papier, de la simple écriture, est une tartufferie ajoutée aux précédentes. Un manifeste peut tuer des hommes parce qu’il peut tuer des idées. En nous exposant, autant qu’il était en eux, à une Saint-Barthélemy des meilleurs citoyens, et même à une Semaine Sanglante, MM. Vaillant, Guesde et Lafargue ont fait ce qu’avait fait M. le général Chanoine. Or M. le général Chanoine a fait ce qu’allait faire M. le capitaine Chanoine. Un axiome assez connu permet de conclure. Gérault-Richard a fait remarquer très justement que les capitaines assassins avaient quitté la France au moment où la folie militaire y sévissait. Non seulement les massacres étaient récemment préparés en France, mais on peut considérer les tourments mortels infligés à Dreyfus, la mort de Lemercier-Picard, en un sens la mort de Henry, les émeutes antisémitiques, les listes rouges de la Libre Parole, et la plupart des conversations que l’on entendait dans les régiments comme un commencement d’exécution.

Dans de telles circonstances on ne contestera point qu’une autorité assez forte pour faire ainsi ratifier plusieurs mensonges par tout un congrès à peu près sainement recruté ne soit une autorité absolue. De cette absolue autorité naissent les haines, les jalousies, dont nous avons précédemment parlé, le jésuitisme. Les deux capitaines aussi étaient jaloux. Pour ceux qui viendraient leur voler la gloire d’achever leur expédition, ils avaient six cents fusils. C’est par une profonde harmonie intérieure que dans la défense de Dreyfus persécuté les libéraux se sont unis aux libertaires. Ce n’est pas non plus un effet du hasard que l’autorité absolue de Guesde ait favorisé en fait l’autorité de l’État-Major, du haut commandement militaire, de l’Église, des Jésuites.

Le jésuitisme est un effet naturel de l’autorité absolue. Si les monarques absolus et les monarchies absolues, si les chefs absolus et les institutions absolues étaient des dieux absolus, ils n’auraient aucun besoin d’être jésuites. Mais les chefs sont des hommes et les Églises mêmes sont humaines. Le chef exerce une autorité absolue sur les hommes qui sont de son Église, mais il y a sur la terre infatigable un si grand nombre d’hommes qui ne sont pas de l’Église ! Les actions de ces hommes ont une répercussion inévitable sur les actions des fidèles et en rompraient l’homogénéité si le jésuitisme, illusion de vérité, n’intervenait et ne donnait au chef l’illusion de l’autorité. Le jésuitisme a été inventé à seule fin de donner aux fidèles une image fausse des infidèles. Quand l’année dernière M. Guesde nous disait en substance : « Vous êtes militaristes, puisque vous êtes avec le lieutenant-colonel Picquart et le commandant Forzinetti », M. Guesde faisait du jésuitisme proprement dit. Quand naguère M. Lafargue écrivait en substance à Jaurès : « Nous sommes avec vous, parce que nous sommes heureux que la Cour de Cassation démolisse l’État-Major et que l’État-Major démolisse la Cour de Cassation », M. Lafargue faisait du jésuitisme.

Le jésuitisme, à force d’user du mensonge, ou erreur volontaire, finit par donner de telles habitudes à ceux qui l’ont pratiqué longtemps que l’on ne sait pas toujours si leurs inexactitudes sont voulues ou ne le sont pas. Ils parcourent en écrivant toutes les nuances du mensonge le plus savant à l’erreur la plus ignorante, qu’il s’agisse des faits ou qu’il s’agisse des théories. Par exemple je lis dans la lettre déjà citée, que Paul Lafargue adressa, de Draveil, à Jaurès, dès le 15 juillet :

… Peu de temps après notre congrès national de Montluçon, un de nos jeunes militants, Gabriel Bertrand, ayant voulu dans une réunion, tenue rue Cadet, sous la présidence de M. Monod, se servir de ces révélations (les révélations des dreyfusards sur le militarisme et des antidreyfusards sur la magistrature) pour réclamer la suppression des conseils de guerre en temps de paix, se vit retirer la parole et un dreyfusard des plus marquants déclara que si Dreyfus et Picquart étaient présents, ils seraient les premiers à protester contre une semblable réforme. Ces paroles reproduisent bien l’opinion des bourgeois dreyfusards ; … jamais ils n’ont élevé leur voix justiciarde contre le monstrueux code militaire…

Ce récit est-il assez détaillé, assez précis ? Or la Petite République du jour où nous avons lu cette lettre (mardi 18 juillet) publiait sous ce titre : Un mot personnel, cette déclaration de Gabriel Bertrand :

… Je n’ai jamais pris ni sollicité la parole dans aucun meeting organisé par la Ligue des droits de l’homme ou des révisionnistes bourgeois…

Et il suffit de connaître, si peu que ce soit, le caractère de M. Gabriel Monod pour savoir, comme il l’a du reste formellement déclaré peu de jours après, qu’il n’a jamais présidé aucune réunion publique et qu’il est justement partisan de la suppression des conseils de guerre en temps de paix. M. Lafargue, lui aussi, s’est trompé sur les possibles. Et l’on se demande si vraiment il a pu aller de gaîté de cœur au-devant de démentis aussi faciles à lui opposer.

Enfin quand, dans un article extraordinaire et sur lequel nous reviendrons, intitulé : Recherches sur l’Origine de l’Idée de Justice et publié en juillet dans la Revue Socialiste, il conclut ainsi :

La révolution communiste, en supprimant la propriété privée et en donnant « à tous les mêmes choses », affranchira l’homme et fera revivre l’esprit égalitaire ; alors les idées de Justice qui hantent les têtes humaines depuis la constitution de la propriété privée s’évanouiront, comme le plus affreux cauchemar qui ait jamais torturé la triste humanité civilisée.

je le soupçonne assez d’avoir fait un calembour spirituel sur le mot Justice. Mais quand dans un article intitulé Recherches sur l’Origine de l’Idée du Bien et publié le mois suivant par la même revue, il écrit :

Socrate avait vécu dans l’intimité de Périclès et Platon ; il avait fréquenté les cours des tyrans de Syracuse, qui étaient des profonds politiciens, ne voyant dans la morale et la religion que des instruments pour gouverner les hommes et maintenir l’ordre social.

je suis rassuré : cette idée, d’envoyer Socrate fréquenter les cours des tyrans de Syracuse, dénote de si bonnes intentions que l’on est désarmé.

Charles Péguy
  1. On sait que cet impossible a été réalisé.