L’emprise : Conscience de croyants/05

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CHAPITRE V

c’est pas volé


Bien d’autrui tu ne prendras
Ni ne retiendras sciemment

(précepte du décalogue)

Bien d’autrui tu ne prendras
Pris illégalement tu le garderas.

(maxime moderne)


Pourquoi Irénée Dugré était-il allé à Chicoutimi ? Pour le dire, il faut remonter un peu en arrière et faire de l’histoire locale.

Les lecteurs de Bertha et Rosette se rappellent sans doute que les touristes américains avaient été frappés des perspectives de développement des pouvoirs d’eau de la région. Ce qui était arrivé, c’est que ces pouvoirs d’eau avaient été achetés et payés.

Ce qui était arrivé, c’est que le pouvoir d’Alma et les suivants avaient changé de maîtres, apparemment au moins.

Ce qui était arrivé encore, c’est que le gouvernement, sans y voir malice, avait consenti à donner permission de surélever les eaux du lac au point dix-sept et demi. Pourquoi ce chiffre plutôt qu’un autre ? Personne n’a pu me le dire.

Ce que tout le monde sait, et ce que même les enfants de St-Méthode et de tout le littoral du Lac St-Jean pourraient vous dire, c’est qu’un beau jour les eaux du lac St-Jean se mirent à monter. La Ticouapé montait et on n’en savait pas la raison.

L’eau inonda d’abord les pointes, puis les pâturages. Irénée constatait que son terrain, si bon, si fertile, souffrait de ce débordement du Lac. Même une saute de vent changeait le niveau des eaux de la rivière.

Le vent du sud-est poussait la vague du lac dans la Ticouapé. L’eau l’élevait plus loin dans les fossés d’égoût, les pâturages devenaient boueux, les foins, les grains jaunissaient, l’inquiétude tenaillait les esprits.

Pour Irénée, le cas était peut-être encore plus triste. Sa terre, sa maison, c’était la base de son rêve.

Lors du départ de Lucette, il s’était dit : Je l’arracherai aux dangers de la ville, aussitôt que ma maison sera logeable, je lui dirai : je suis prêt, mon nid est fait, marions-nous.

Or, la maison était à la veille d’être logeable, son rêve allait prendre corps et voilà que la crue des eaux du lac dérangeait tous ses projets. Sa terre devenait inculte. L’eau continuerait-elle à monter que la maison elle-même deviendrait inhabitable.

Quand, l’année qui précéda l’inondation artificielle, je visitai la région du Lac St-Jean, je rencontrai plus d’un cultivateur, plus d’un professionnel, avec qui je conversai de ces barrages ; pas un seul ne put me dire pourquoi la limite avait été fixée à dix-sept et demi ; pas un seul ne put me dire : l’inondation va venir jusqu’ici et pas plus loin.

À Roberval, un vieillard, qui, par son intelligence et sa profession, était plus que bien d’autres en état de raisonner les conséquences de la surélévation des eaux du lac, me disait : on va noyer les grèves. À ma question : où va l’eau à son niveau normal ? Il me répondit : À peu près ici.

— Alors c’est dix-sept pieds et demi plus haut qu’ici ? Cela va dans votre jardin même à votre hangar.

Il me semble voir encore le geste et le regard du vieillard.

— Je n’y avais pas pensé, mais c’est vrai, ma cave va être perdue.

Personne, ou à peu près, ne savait quel tort causerait cette élévation de l’eau à dix-sept pieds et demi.

Lorsque je logeai dans la chaumière d’un colon, sur les terres bordant la Ticouapé, on en vint à parler des barrages et des pouvoirs d’Alma. Il ne venait à l’idée de personne que les terres pouvaient devenir incultes, tant il est vrai qu’alors comme aujourd’hui et comme toujours à peu près personne ne peut


LE PONT SUR LA TICOUAPÉ COMMENCE À FLOTTER

dire à quelle altitude se trouve sa terre ou sa demeure.

Mais quand, en 1926, en plein été, l’eau du lac fut élevée au point huit, on s’aperçut que les terrains riverains de la Ticouapé devenaient incultes ; on s’inquiéta.

Irénée sentit que, dans ces conditions, il ne pouvait hâter son mariage. Que faire ? Son chez-soi s’en allait sous l’eau, les capitalistes lui détruisaient son nid et il sentait que la ville lui volait sa fiancée, victime de l’emprise du luxe et des plaisirs.

Un Comité de défense s’était formé chez les inondés. Le maire de St-Méthode, pauvre colon lui-même, consentait l’énorme sacrifice d’être secrétaire du comité. On cherchait les moyens à prendre pour garder les terres défrichées au prix de tant de peines.

Les Dugré, père et fils, de même que leurs voisins, avaient une autre espérance : on irait voir un ami influent et on essaierait de se faire aider.

Cet ami, que nous appellerons Député, on comptait le rencontrer à Chicoutimi, mais il était parti pour Bagotville. Les quatre cultivateurs durent se rendre à Chicoutimi et y revenir le surlendemain. C’est ce qui explique comment Irénée fit deux visites manquées à Lucette.

Les inondés avaient été bien reçus. On est poli dans la haute : du chocolat, un petit coup, des cigares, puis d’un ton paterne :

— Qu’est-ce que je puis faire pour vous ?

Ce fut Jos. Dugré qui expliqua la position.

— Nos terres sont à nous. Or, voici que, sans avis d’aucune sorte, on nous les enlève. Pouvez-vous nous dire ce que nous pouvons faire pour garder nos terres ou pour être payés des dommages subis.

— Mais, mon pauvre ami, nous ne pouvons arrêter le progrès et l’industrie pour quelques terres.

— Nous ne voulons pas arrêter le progrès, mais ces terres sont à nous, nous avons les contrats signés au nom de la province. Ces terres nous les avons bâties, défrichées ; elles sont bien à nous, tout comme votre maison, tout comme les usines des capitalistes qui nous inondent. Si on a besoin de nos terres pour faire plus d’argent qu’on nous les achète et qu’on nous les paye ; au lieu de cela, on détruit nos biens, tout comme si je mettais le feu à votre maison ou si je faisais sauter les usines du barrage à la dynamite.

— Pas trop vite, mon cher Jos ; il y a des lois, des commandements qui défendent de prendre le bien d’autrui.

— Les commandements et les lois sont-ils faits seulement que pour les pauvres ? Les riches ont-ils la permission de nous détruire ?

— Vous avez le droit de poursuivre la compagnie.

— Belle affaire, poursuivre ; elle est capable de nous ruiner cent fois et de ne jamais nous payer.

— Mais non, mon cher Jos, il y a des lois au pays et ces gens-là doivent les respecter ; faites les arrêter.

— Les faire arrêter !… Qui ? Comment ? Pas comme voleur ? C’est pas volé…

— Allons, pas trop vite. Ces grosses compagnies, elles veulent notre bien, elles sont honnêtes, il ne faut pas être trop sévères.

— Je ne les connais pas, mais il me semble que si elles étaient si honnêtes, elles auraient pu trouver le moyen de vivre sans nous ruiner. Elles auraient pu développer les pouvoirs d’eau que le gouvernement leur a vendus presque pour rien sans détruire nos récoltes et saccager nos établissements.

— Nous ne voulons pas nuire à l’industrie, explique Irénée Dugré, nous ne sommes pas jaloux des riches. Qu’ils soient encore plus riches, que nous importe ! Ce que nous voulons, c’est garder nos foyers et y vivre en paix. Ces capitalistes américains, juifs ou autres, nous n’allons pas les chercher chez eux. Jamais on ne les a badrés. S’ils veulent venir qu’ils viennent et soient les bienvenus, mais qu’ils respectent les lois et les propriétés.

— C’est certain, dit Député, que vous avez des droits. Vos terres sont à vous et vous ne pouvez vous les laisser enlever sans vous défendre. Le gouvernement vous doit protection ; c’est son devoir de vous faire rendre justice ; je ferai tout mon possible pour y parvenir. Ne vous gênez pas, je suis toujours prêt à vous rendre service.

Les inondés repassèrent par Chicoutimi. En attendant le train, Irénée retourna pour voir sa belle qui était encore partie.

Le retour fut triste pour tous, mais pour le jeune Dugré ses pensées étaient tout simplement torturantes. Pour les autres, il y avait une espérance : se faire payer leurs terres s’ils ne pouvaient les arracher des mains de la pieuvre. Pour Irénée, cette espérance ne comptait guère. Il voyait sa maison inhabitable avant d’être finie, sa fiancée prise du goût de la vie en ville et lui incapable de l’arracher à ce milieu dont il avait pu sonder le luxe démoralisant.

De retour à St-Méthode, il constate que l’eau avait encore monté. Maintenant, c’était une chose décidée : sa terre était perdue.

À moins que le gouvernement ne vienne à notre secours, disait Joseph Dugré, nous n’aurons jamais nos terres et peut-être pas grand’chose en argent.

Les chefs du Comité de défense, les Tremblay, les Duguay, les Perron, les Girard, les Maltais étaient confiants. Le père Onésime Tremblay assurait que le gouvernement ne pouvait laisser consommer l’injustice criante sans intervenir et sans protéger les cultivateurs et leurs terres.

M.  Duguay, le maire de St-Méthode, secrétaire du comité de défense des inondés, était tout plein de confiance et disait aux sinistrés venus le voir dans sa maisonnette :

« Il est impossible qu’on nous laisse ainsi déposséder de nos terres en violation des lois et du droit des gens. Pensez au cri que ce serait dans toute la province. Tout le peuple serait écœuré si les pouvoirs publics permettaient à des capitalistes de violer ouvertement les lois, le droit de propriété, et cela cyniquement, comme en pays conquis. Tout se lèverait pour protester : le clergé, les conseils municipaux, l’U. C. C.[1] de Québec. Oh ! non, nous allons nous défendre et les pouvoirs publics vont nous aider à avoir justice. »

Irénée Dugré était sceptique. Je voudrais bien que vous ayiez raison, M.  Duguay, mais je ne l’espère pas. C’est la grande industrie qui prime au pays. Aux cultivateurs, on se contente de leur faire des compliments. Quant aux protestations qui vont s’élever, dites-vous, de toutes parts, il va y en avoir, c’est certain, mais ils vont laisser passer ça comme du vent. Avec son argent, la compagnie se moque de nous et même du gouvernement qu’elle peut mettre dans sa poche.

— Mais, mon garçon, il y a des lois au pays et si les gouvernants donnent l’exemple de la violation des lois en se rendant complices de ceux qui nous dépossèdent sans droit.

qu’allons nous devenir ? Nous courons à l’anarchie.

M.  le maire, je ne voudrais pas vous manquer de respect, je suis bien jeune, mais je n’ai pas votre confiance. Avec son argent la compagnie peut acheter assez de consciences pour que toutes les lois servent à son profit.

Si les lois faites ne lui conviennent pas, elle s’en fera faire. Nos terres sont noyées, elles vont rester noyées. La paroisse de St-Méthode est finie. Ceux qui vont rester ne seront pas assez riches pour entretenir écoles, église et chemin. Ceux qui sont inondés et qui peuvent être payés doivent en profiter s’ils veulent avoir quelque chose. La compagnie va en payer quelques uns pour avoir des lettres à publier disant que les dommages ont été grassement payés et les autres arracheront ce qu’ils pourront.

— Mais à ce compte là on mènerait notre peuple à l’anarchie et au mépris des lois.

— Qu’est-ce que cela leur fiche, pourvu qu’ils aient de l’argent, des profits, des autos, et du luxe pour nous écraser. Vous allez voir si je me trompe. Vous allez voir si notre malheur ne sert pas à faire la fortune de certains individus qui, plus tard, feront des largesses avec l’argent qu’ils auront fait sur la ruine de nos exploitations. M.  le maire voulez-vous acheter ma terre, ou si vous aimez mieux acheter ma chance ? Parce que ma terre, elle s’en va sous l’eau. Je vas vous vendre ça bien bon marché.

— Mais, mon pauvre garçon, il me semble que tu voulais être cultivateur à tout prix, que tu t’étais bâti une maison pour te marier, et même j’avais su que tu devais te marier cet automne.

— Me marier ? Où vais-je loger ma femme ? Regardez donc ma maison, regardez donc autour de la vôtre. Est-ce logeable ? Et l’eau n’a pas fini de monter. En ville, je me louerai une maison. Voulez-vous acheter la chance que j’ai d’être indemnisé et me payer de quoi m’avoir un ménage ?

— Non mon garçon, je ne profiterais pas de ton découragement et d’ailleurs je n’ai pas d’argent.

— Je le sais et personne ici n’en aura d’argent pour acheter un bien noyé.

Le soir de ce jour là. Irénée Dugré avertit sa mère qu’il s’en allait coucher chez lui dans sa maison neuve.

« Je veux y coucher une fois au moins. Si l’eau continue à monter, bientôt elle ne sera plus logeable ; j’aurai couché chez nous au moins une fois avant que d’être un locataire ».

— Mais, mon pauvre enfant, il n’y a rien de prêt chez vous, pas de lits, pas de couvertures ; on a pas le temps de tout mouver pour cette nuit.

— On ne mouvera rien, maman. J’emporte ma robe de carriole et je coucherai sur l’établi à bois de Jos François ; il est encore là. Je vous dis que je veux coucher une fois dans ma maison, dans mon chez nous.

— Attends, tu y coucheras plus tard, l’eau va baisser. Le gouvernement va forcer la compagnie. Il est assez fort pour les mettre à leur place, ces gens-là.

— Oh les mettre à leur place ! pauvre mère ! Entre nous pauvres, bûcherons, défricheurs, et les étrangers riches, le choix est tout fait. Ce sont les millions qui vont prendre notre place. D’ailleurs ne soyez pas inquiète.

Irénée Dugré coucha chez lui ce soir-là. Ce fut le premier et le dernier.

Lecteurs qui me lirez, votre jugement sera bien différent suivant ce que vous êtes. Je sais que, pour plusieurs, mon héros paraîtra un toqué. C’est que, pour celui qui n’a jamais logé autrement qu’à loyer, il n’y a pas de vrai chez-nous. Oh que je les plains ces enfants de la rue pour qui le déménagement périodique est presque une nécessité comme les déplacements d’automne et de printemps pour les oiseaux migrateurs. À vous personne ne peut vous ôter votre chez-vous, vous n’en avez pas.

Mais vous, mes frères, vous les frères d’Irénée Dugré, vous qui, pièce à pièce, avez bâti votre chez-vous, vous qui, pied par pied, avez défriché votre sol, vous qui, pendant des années, avez soigné, cultivé les arbres que vous avez plantés, vous encore qui, sur votre bien, voyez l’empreinte de vos pas, de vos travaux, l’empreinte des pas et des travaux de vos pères qui vous ont précédés à la tâche, vous tous, terriens rivés au sol, dont vous comprenez la grande voix, muette pour d’autres, mais éloquente pour vous, la grande voix, qui vous répète comme une amante passionnée : je t’aime d’autant plus que tu m’as aimée et travaillée, n’est-ce pas que vous comprenez Dugré voulant dire un dernier adieu à sa maison, à son chez-soi ?

Quelles furent les pensées de celui qui, dans sa maison, couchait pour la première et la dernière fois ?

Irénée Dugré était un jeune homme. Il eut les pensées des hommes jeunes et ardents, pensées de colère pour ceux qui brisaient sa vie, pensées de mépris pour ceux qui, constitués en autorité, avaient mission de protéger le peuple et qui, au contraire, se faisaient les complices de ceux qui, sans droit, détruisaient les propriétés. Puis, il pensa à son avenir : perdue sa terre, perdues ses espérances, perdu le moyen de fonder un foyer. Pourtant, il aimait bien sa Lucette ; il était aimé assurément. Il prit une décision : il laisserait sa terre, il irait en ville se chercher du travail. Souvent, il verrait sa Lucette et peut-être qu’elle consentirait à partager sa vie et ses malheurs.

Dès le lendemain, il exposa son plan à son père. Ce dernier essaya de le retenir, mais mollement et sans conviction. Les espérances diminuaient, les plus confiants sentaient que l’appui des puissants allait leur manquer.

Quelques jours plus tard, Irénée se rendit à Chicoutimi voir sa promise et en même temps voir s’il ne pourrait pas se trouver de l’ouvrage. Parti le samedi, il devait passer le dimanche et revenir le lundi. Son voyage fut une déception.

Ce dimanche-là, il y avait entente que toute la famille Leterrier irait faire un tour d’auto et prendre un dîner champêtre. Irénée Dugré fut le trouble-fête. À la sortie de la messe, il rencontra Lucette en costume élégant, corsage échancré, manches absentes. Il eut un haut le corps, mais ne voulant pas faire des remarques désobligeantes, il se contenta de saluer en s’informant de la santé des gens. Lucette accepta sans empressement son offre de reconduite et eut soin de lui dire qu’en ville on n’a pas les mêmes manières qu’à la campagne.

Puis Madame Leterrier qui tenait au pique-nique eut soin d’avertir qu’il fallait être prêts pour onze heures et demie, M. Clément étant très ponctuel.

Il ne restait qu’une chose à faire à Irénée : se retirer. Il ne put s’y résoudre sans demander à sa Lucette si elle tenait au pique-nique.

— Mais oui, j’y tiens, nous avons beaucoup de plaisir.

— Alors, à quelle heure serez-vous de retour ?

— Oh vers six heures, mais tu sais, ici, les veillées commencent tard ; ce n’est pas comme à St-Méthode.

Le soir, Irénée arriva vers les huit heures. Lucette était seule avec les deux petites. Elle parut captivante au terrien qui crut pouvoir profiter de sa veillée pour établir sa situation et en même temps faire quelques observations à sa promise. Ce fut un froid.

— Tu sais, mon cher, j’ai appris bien gros de la vie depuis que je suis en ville. Ici, la vie est la grande vie ; ne pleure pas ta petite maison ni tes souches.

— Mais, ma Lucette chérie, notre maison, nos souches, c’était notre chez-nous, notre nid où nous aurions été heureux ensemble.

— Sais-tu que tu es poétique ? Moi, en ville, j’ai appris à être pratique. Sais-tu combien M. Clément gagne par semaine ? Non. Eh bien, il gagne, à lui tout seul, plus que vous gagnez en un mois toute la maisonnée chez-vous. Vois-tu, ici, rien que le tapis du salon, ça coûte cent-quatre-vingt piastres, la moitié du revenu annuel de tes six vaches.

— Mais, chère Lucette, penses-tu que cela fait le bonheur ?

— Non, ça ne fait pas le bonheur, mais ça ne le défait pas non plus. Les Leterrier ne sont pas heureux, ils vivent, un d’un bord, l’autre de l’autre, mais c’est de leur faute. S’ils s’accordaient comme papa et maman se sont accordés ils seraient heureux.

Ni l’un ni l’autre des jeunes gens n’eut la pensée que pour s’accorder comme Robert et Célanire, il était important de vivre comme eux.

Irénée ayant risqué une remarque sur les sorties de Lucette, celle-ci répondit d’un ton un peu cassant qu’elle n’avait aucune vocation pour le cloître.

Le retour à St-Méthode fut triste. Irénée n’avait pu se résoudre à prendre du travail en ville et puis, il sentait que sa Lucette lui échappait.

Huit jours plus tard, il y avait réunion chez Gros Paul et Irénée, qui escomptait d’avance un grand plaisir de revoir sa Lucette dans le décor familier où jadis ils avaient vécu, où ils s’étaient aimés sans nuages, eut encore une douleur. Appuyé au mur du salon, il entendait la conversation qui se poursuivait de l’autre côté dans la chambre d’en bas. C’était Bertha, la femme du Grand Boileau[2] sermonnant sa sœur Lucette. Elle lui disait :

— Tu sais, ma fille, quand on s’est promise, il faut être fidèle et ne pas donner raison à des soupçons. Irénée ne pense qu’à toi, tu ne dois pas en amuser d’autres.

— Toi, fiche moi la paix, je m’amuse comme bon me semble et s’il n’est pas content qu’il aille au balai. S’il lui pousse des cornes[3] tant pis pour lui.

— Mais, ma chère Lucette, tu sais que si je suis heureuse, ici, avec mon Gustin, c’est parce que j’ai été fidèle. Il a confiance en moi comme j’ai confiance en lui et nous sommes heureux.

— Ouida ! Tu me la chantes belle ! Vous êtes heureux parce que vous ne connaissez pas autre chose. Mais moi, je ne pourrais plus me contenter d’une cabane sans meubles, ni tapis. C’est une chance que le barrage ait noyé sa terre ; il n’aura plus la tentation de m’y amener.

— Irénée n’en entendit pas davantage. D’un pas incertain, il sortit du salon. Au grand air, il reprit ses sens, mais tout l’après-midi, il repassa ces paroles : Une cabane sans meubles, ni tapis. Sa promise, sa chère Lucette était prise du démon de l’orgueil et du luxe et il sentit que, peu à peu, il la perdait ; mais l’espérance est si vivace aux cœurs de vingt ans. Il voulut espérer encore. Si papa Neuville arrachait sa fille au ménage corrupteur des Leterrier ! Peut-être que tout n’était pas fini.

Les jours qui suivirent furent des jours de tristesse. La compagnie du barrage triomphait et les espérances des victimes s’envolaient à mesure qu’ils constataient jusqu’où peut aller l’insouciance du peuple et la vénalité de certains individus.

Irénée avait pris une résolution. Celle de se gagner de l’argent et d’essayer à se refaire une vie ailleurs.

Avant de partir pour le chantier, il était allé chez Rivest, à St-Prime. Sans détour, il avait raconté à ses anciens bourgeois sa position et ses craintes à propos de Lucette qui, en ville, pouvait se lasser d’attendre le malheureux terrien.

Monique et Georges[4] avaient essayé d’arrêter leur sœur sur la pente mondaine où elle glissait et Lucette leur avait répondu qu’elle connaissait son affaire.

D’autre part, ils comprirent aussi que le jeune homme avait besoin d’encouragement.

Ils lui promirent tout leur dévouement et, de fait, ils tentèrent encore une fois de faire comprendre à la malheureuse l’erreur de sa conduite et le vide de la vie qu’elle se préparait. Lucette leur répondit qu’ils ne connaissaient rien là-dedans et qu’elle connaissait son affaire.

Au chantier, tout l’hiver, le jeune Dugré travailla ferme. Au printemps, il avait un joli denier et, comptant ses billets de banque, l’espérance lui revint. Lucette voulait des beaux meubles, des tapis, etc., Avec son argent, il pourrait acheter un beau petit ménage et en ville tous deux vivraient.

À St-Méthode, c’était triste. Il trouva la population divisée. Quelques inondés se disaient sûrs d’être grassement payés. Certains affirmaient avoir des promesses de magnifiques règlements, d’autres affirmaient que ces promesses n’étaient que semences de divisions.

C’est le vieux jeu des puissances d’argent qui tablent sur la cupidité ou la misère de leurs victimes pour y jeter le ferment de la division et de la discorde.

Un grand gaillard allait trouver M. Duguay, secrétaire du comité de défense, l’un des chefs des victimes, et lui proposait règlement à n’importe quel prix.

— Faites un prix, disait le grand C… ; faites un prix, la compagnie veut régler ça à tout prix. C’est le temps de faire un coup d’argent.

M. Duguay refusait l’offre que l’Iscariote aurait acceptée. Il n’abandonnerait pas ses frères pour l’or de la compagnie.

Et le grand C… devait dire un jour : « Duguay n’a pas voulu accepter sa fortune qu’il mange de la misère ; il devait savoir que la compagnie allait casser ça quelque part ; il n’a pas voulu profiter des avantages qu’on lui offrait, tant pis pour lui. »

Et les opinions étaient partagées. Quelques uns disaient qu’il ne fallait pas mécontenter la compagnie toute puissante et son despotique intendant.

D’autres mettaient leurs espérances dans la fameuse Commission.

L’année 1927 devait voir la consommation de l’injustice. Elle devait voir aussi la mort de grand-père Boudrault.

Avant de mourir, le vieillard avait eu des paroles quasi prophétiques.

C’était le lundi de quasimodo. Le vieillard, qui paraissait vigoureux, demanda à être transporté à l’église. Il voulait faire ses dévotions.

Comme on lui faisait remarquer qu’il avait communié depuis peu, il répondit :

« Je me sens aller vers l’éternité ; bientôt je partirai pour toujours ; je veux mes provisions pour le grand voyage. Je ne verrai pas la consommation de l’injustice et j’en remercie le bon Dieu. Pour vous, espérez en Dieu, il est justice et miséricorde. »

Irénée, de retour depuis l’avant-veille, eut un haussement d’épaules.

Le vieillard s’adresse directement à lui :

« Mon enfant, aide-moi à aller vers notre Dieu ; toi aussi, tu auras besoin d’être aidé à aller vers ton Dieu ; tu n’as pas fini ton calvaire. On t’a pris ton bien, détruit ton foyer, brisé ton avenir, volé ta femme ; tu perdras l’espérance en Dieu et confiance en sa justice. Il n’y a qu’une chose que la corruption, la cupidité, la trahison et la débauche ne pourront t’ôter, c’est la protection de notre Père céleste. Après avoir douté de toute justice, blasphémé la foi et l’espérance, tu seras sauvé du crime et du péché final et tu retrouveras la paix et l’espérance dans le silence et la soumission. Mon enfant, mène-moi à l’église, ce matin, que je mange le pain de vie ; demain il sera trop tard. »

La prédiction du vieillard commença à se réaliser de suite. Le soir, il prenait le lit et, bientôt, comme une lampe sans huile, il s’éteignit doucement, répétant à son petit fils des paroles dont personne ne put comprendre le sens : « Dans le silence et la soumission, tu retrouveras l’espérance et la paix ».

Quelques jours plus tard, Irénée était à Chicoutimi pour y voir sa belle. Chez les Leterrier, il fut reçu avec peu de politesse.

— Que voulez-vous, demanda la femme d’un ton rogue.

— Voir mademoiselle Neuville.

— La fille Neuville est une bonne à rien que j’ai chassée avant que sa honte rejaillisse sur nous.

— Comment ?… Une bonne à rien ?… Où est-elle ?

— Où elle est, je m’en fiche. Si vous la voulez, trouvez-la.

Irénée sortit un peu désorienté. À l’hôtel, il apprit que Clément, le broker, était disparu de Chicoutimi laissant le souvenir d’un habile homme d’affaire. De la fille Neuville, pas un mot.

Voulant savoir à tout prix, le jeune bûcheron se rendit à Québec. Là, il apprit que les Clément avaient habité Trois-Rivières. Bref, de renseignements en renseignements, il apprit que le broker, André Clément, était le fils de Isidore Clément, banqueroutier habile, né d’un Juif-Russe, que les Clément, fils de Cernovitch, étaient sans religion, que Itska Cernovitch avait fait toutes sortes de métiers : acheteur de vieilles claques et de vieux fers, que, jamais, il n’avait donné une chance aux scrupules de l’étouffer et qu’il avait volé sa première femme à St-Jean-Baptiste, qu’elle était morte mystérieusement, mais pas un mot de sa Lucette.

Il eut alors l’idée qui aurait dû être sa première, celle de s’adresser à la famille Neuville.

De retour à Roberval, il se rendit chez Robert Neuville. Il trouva là un foyer bien différent de ce qu’il avait connu. La mère avait vieilli et Robert, sombre et taciturne, était loin d’encourager la conversation et les questions du jeune homme.

Irénée prit son courage à deux mains, comme disent nos bons campagnards, et demanda des nouvelles de mademoiselle Lucette.

— Connais pas, fit Robert.

— Comment, vous ne connaissez pas Lucette Neuville, votre fille ?

— Je n’ai pas de fille de ce nom et toi, mon pauvre garçon, ne viens jamais me parler de cette malheureuse.

Se sentant incapable de vaincre la résistance du père Neuville, Irénée prit le parti d’aller chez Grand Boileau[5]. Il voulait savoir et là, croyait-il, il aurait le mot de l’énigme.

Chez Tremblay, on le renvoya chez Rivest et, finalement, on lui dit ce que l’on savait. Lucette faisait la vie ; elle se promenait en auto, le jour, le soir, accompagnée ou seule à seul avec Clément, le broker, puis, un jour, elle était venue demander à ses parents de la recevoir et de cacher sa honte. Le père avait répondu que, pour les filles comme elle, il y avait des maisons, que si son beau merle n’en voulait plus, elle n’avait qu’à s’en aller aux maisons de refuge de ses pareilles.

Durement, le père avait ajouté que la contagion n’entrerait pas dans sa maison et Lucette était partie. Depuis des mois, on en était sans nouvelles.

Irénée Dugré faillit perdre la raison. Sa Lucette, une fille perdue. Pas un instant, il ne se demanda, si elle était une victime ou une coupable. Ce qu’il comprit, c’est que cette malheureuse qu’il avait tant aimée était tombée au ruisseau et que sa vie à lui était gâchée.

Oh ! le luxe ! Oh ! le désœuvrement ! Oh ! l’immoralité des modes et des relations !

Tout le mal lui parut venir de cet étranger déguisé en Canadien et bientôt, chez lui, la pensé de l’infâme et de la vengeance devinrent une obsession.

  1. Note de Wikisource : l’Union des Cultivateurs Catholiques, désormais l’UPA (Union des producteurs agricoles).
  2. Voir Bertha et Rosette.
  3. Pousser des cornes signifie, en termes campagnards, devenir jaloux.
  4. Voir Bertha et Rosette.
  5. Voir Bertha et Rosette.