L’homme truqué ; suivi de Château hanté et de La rumeur dans la montagne/I/07

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vii


GYMKHANA


C’est la première fois que je m’avise d’écrire un récit. Je viens de relire ce qui précède, et je reste confondu d’avoir si mal exécuté ma tâche. Je voulais composer une relation simple et brève, photographique. Malgré moi, je me suis étendu complaisamment tantôt sur mes amours, tantôt sur le prodige du sixième sens. Pourtant, je ne dois ouvrir mon cœur qu’autant que l’exige la clarté de l’histoire, et ce n’est pas ici qu’il convient de parler des courants de Foucault, de self-induction et d’hystérésis ; car mon mémoire technique contient là-dessus tout ce que Jean Lebris a pu me faire connaître par le secours de ses yeux-électroscopes. Je m’efforcerai dorénavant de serrer de plus près ma ligne de direction.

Les semaines qui suivirent la confession de Jean Lebris m’ont laissé le souvenir d’une période singulièrement ardente et pleine. Amour, amitié, dévouement au malade, curiosité scientifique, j’avais plus d’une raison pour m’associer à l’existence de mes voisins. Aussi, en quelques jours, étions-nous devenus inséparables. Mais je me rappelle combien il m’était difficile de répartir également mes assiduités et de cacher sous l’apparence d’une galanterie banale les hommages d’une passion sans cesse grandissante.

Mme  Fontan et Mlle  Lebris, s’étant prises d’affection, ne se quittaient guère. Fanny, libre de toute contrainte, avide de mouvement comme de charité, toujours prête au bien et au plaisir, partageait son temps entre l’aveugle, le sport et les parties que nous organisions.

Cependant, toutes les portes s’ouvrirent devant sa grâce, sa belle humeur et son infortune ; de nombreuses invitations ne tardèrent pas à Tassaillir. Elle y céda.

Or, il faut savoir qu’en été l’humble Belvoux devient un endroit fort mondain, à cause des maisons de campagne et des châteaux qui l’avoisinent. Le dimanche, la sortie de la messe rassemble toutes sortes d’élégances, et la file des autos s’allonge jusque sur le Cours. Moi-même, assez sportif et loin de mépriser les joies du siècle, j’ai toujours fréquenté sans ennui tout ce beau monde, où je tiens ma petite place de médecin scrupuleux, capable de faire figure à une table de bridge ou devant un filet de tennis.

Mlle  Grive fit sensation. C’était à qui la convierait.

Je ne m’en plaignais pas. La plupart du temps, Mme  Fontan demeurait au logis en l’absence de sa nièce ; si bien que Fanny Grive et moi nous trouvions seuls parmi les réunions, et qu’il en résultait une sorte d’intimité dont la sensation m’était des plus douce.

Quant à Jean Lebris, inutile de dire qu’il fuyait comme la peste toute occasion de démentir sa sauvagerie. Pour l’apprivoiser au profit de la charmante réfugiée, il n’avait fallu rien moins que l’irrésistible séduction de Fanny, sa bonté serviable, son entrain communicatif, ce bon-garçonnisme si exquis dans une jeune fille douée d’un pareil éclat. Il aimait la voix de sa lectrice, la gentillesse prévenante de son guide ; mais, infirme et farouche, il repoussait toujours nos instances quand nous parlions de le conduire à quelque petite fête.

Malgré toute la violence de l’amour qui m’envahissait, Jean Lebris tenait une grande place dans ma vie. Je le soignais de tout mon cœur et de tout mon savoir, et sa gratitude se manifestait par la complaisance avec laquelle il se prêtait à mes études expérimentales.

Comme on le verra dans mon mémoire, j’employais Jean Lebris à plusieurs fins, que voici :

Je me servais de son intermédiaire pour observer visuellement, l’un après l’autre, les phénomènes électromagnétiques. Mes études antérieures n’avaient pas fait de moi un spécialiste de l’électricité, mais je me procurai les ouvrages les plus récents, je fis l’emplette de plusieurs appareils ; sous couleur de m’instruire, j’obtins l’autorisation d’approcher, avec Jean Lebris, les dynamos et les transformateurs de l’usine pour la captation de la force hydraulique de la Saône. Enfin, le souvenir aidant, nous pûmes reproduire, à quelques-unes près, les expériences mêmes du docteur Prosope.

La collaboration de Jean ne m’était pas moins précieuse dans l’exercice de ma profession. Placé dans la chambre voisine de mon cabinet de consultations, il distinguait, par delà le mur, le système nerveux de certains malades que je trouvais bon de soumettre à cet examen électroscopique ; et plus d’un guérit, grâce aux indications qui me furent données de la sorte.

Je n’aurai garde, enfin, d’omettre les expériences psychophysiologiques auxquelles j’employai cet admirable spectateur du fonctionnement de l’âme. Mais ici les résultats furent médiocres, le mécanisme étant tout à fait inconnu, très délicat et compliqué. Pour mieux réussir, pour vaincre la rapidité et la petitesse des phénomènes, il aurait fallu posséder quelque instrument qui fût, pour les électroscopes de Jean Lebris, ce que sont, pour nos yeux, les verres grossissants.

Malheureusement, force m’était de borner mes travaux à l’utilisation de l’œil scientifique, sans pouvoir les étendre à l’étude captivante de cet œil lui-même. Sur ce point, Jean se montra toujours irréductible, s’insurgeant contre toute tentative d’investigation. « Quand je serai mort ! » répétait-il. « Quand je serai mort, vous aurez toute latitude… »

Cette phrase m’était si pénible, que je finis par ne plus insister. D’ailleurs, les yeux artificiels étaient difficilement accessibles… Il y avait bien un moyen… Mais j’en parlerai tout à l’heure.

Ainsi, l’esprit heureux et le cœur enfiévré d’espoir, je vécus des semaines intenses, oubliant parfois, dans mon égoïsme, que les jours de Jean Lebris étaient comptés, — l’oubliant avec d’autant plus d’aisance que la vie lui était aimable et que son mince visage s’éclairait d’un bonheur que rien ne paraissait troubler, ni l’approche du terme inexorable, ni la privation de la vraie vue, ni l’existence menaçante du terrible Prosope.

Celui-ci, du reste, ne rappelait nullement qu’il existât. Une surveillance attentive, voire soupçonneuse, ne me procurait aucun indice du plus faible danger. Les docteurs mystérieux, rebutés par les difficultés de l’entreprise, ou confiants peut-être dans le mutisme de Jean, semblaient avoir pris leur parti de sa fuite. — Par ailleurs, nos précautions ne se relâchaient pas, en ce sens que Jean, toujours armé, ne sortait plus jamais seul, et que, pour être devenue une habitude, ma vigilance n’en restait pas moins policière.

Jusqu’au gymkhana du baron d’Arcet, nul événement digne de mémoire ne se produisit. Encore, l’épisode que je vais retracer fut-il un événement sentimental, qui me resta personnel et passa inaperçu.

Si Dieu existe, Dieu m’est témoin, Fanny, que je n’avais pas l’intention de vous déclarer mon amour ce jour-là plus qu’un autre.

Oh ! je sentais bien que le moment approchait. Je sentais bien que tout m’encourageait à vous aimer : vos regards contents, vos sourires amis, des joies, des déceptions que je voyais passer sur votre front…, mille choses, mille riens. Tout !… Mais cela même était si bon !… Et puis, au fond, oui : j’avais peur. À mon âge, on sait déjà tant de pauvres histoires…, on a déjà vu tant d’amoureux s’égarer cruellement !

Il y eut ce gymkhana dans ma destinée.

Vous rappelez-vous comme il faisait beau ? C’était le dimanche 1er  septembre. Toute la population de Belvoux s’était portée vers le château d’Arcet. Les trois kilomètres de route étaient peuplés de marcheurs. Vous étiez venue dans la limousine des La Hellerie ; je vous avais dépassés, sur ma torpédo, à la hauteur de Chaufour…

Et le « clou » du gymkhana, le concours d’autos, Fanny, vous en souvenez-vous ?

Nous étions sept concurrents, chacun accompagné d’une jeune fille. J’étais sûr, d’avance, que vous déclineriez les offres des six autres, pour venir vous asseoir auprès de moi, derrière le pare-brise de ma torpédo. Quelle joie vous m’avez faite, pourtant, en répondant à ma certitude !

Nous étions sept, qui devions lutter de lenteur, jouter d’adresse à travers un labyrinthe de quilles, nous tenir en équilibre sur un pont basculant comme une balançoire, dessiner des chiffres en marche-arrière, courir à la montre sur cent mètres de route dix fois parcourus dans un sens et dans l’autre…

Je vois encore la noble esplanade du château. J’entends les acclamations qui saluaient mes modestes victoires… On nous couvrit de fleurs… En regagnant le parc des voitures, je comprenais que la sympathie publique nous enveloppait tous deux, nous associait. Je lisais sur les physionomies une pensée unanime. On disait : « Le beau couple ! » sur notre passage. Un enthousiasme sagace nous fiançait… Vous étiez divinement jolie ; vous aviez le teint animé, l’œil vif. Vous laissiez voir tout le plaisir que vous preniez à ce petit triomphe. Il s’y mêlait un peu d’énervement, le tournoi sportif ayant eu ses vertiges, ses crispations, ses transes… Il me semblait que j’avais gagné deux prix au lieu d’un !

Nos amis, gentiment complices, affectueux et rieurs, nous forcèrent à revenir ensemble dans ma torpédo garnie de roses. Une conspiration spontanée s’était ourdie. On aurait juré que notre destin venait d’apparaître à tous, et que chacun voulait contribuer à son avènement.

Nous glissions doucement sur la route ombragée. Le pare-brise, dans son cadre enguirlandé, me renvoyait votre image assombrie. Sous prétexte d’éviter la poussière des autres voitures, je pris un chemin détourné. Quelqu’un m’a dit qu’on nous voyait, de loin, fuir à travers les champs comme un buisson échappé d’une roseraie. Bientôt on ne nous vit plus.

Alors je pris votre main nue, et, comme vous la laissiez dans la mienne, je la portai jusqu’à mes lèvres… où je n’eus pas besoin de l’appuyer.

Vous m’aimiez !… Ah ! il y avait un Dieu, ce jour-là !

Vous m’avez regardé. Je frissonnai. Notre silence valut un serment.

Quelques minutes après, je vous disais :

— Voulez-vous : nous nous marierons le mois prochain ?

Réveillée brusquement, vous vous êtes écriée :

— Oh !… Non. Nous ne pouvons pas…

Je m’étonnai :

— Pourquoi ?… Nous sommes libres. À quoi bon retarder ?… Et puis, voyez-vous, je voudrais tant que Jean Lebris fût encore là !

— Jean Lebris ! fîtes-vous. Mais… précisément… c’est à cause de lui…

Vous me considériez d’un air surpris, et moi je vous interrogeais d’un regard effaré.

— Je crois… Je crois qu’il ne faut rien lui dire, — murmuriez-vous, les yeux baissés.

La foudre tombait sur moi. J’ai dû pâlir affreusement. Vous m’avez ressaisi la main, disant :

— Ami, soyez bon jusqu’à la fin. Je pensais que vous aviez vu… Le pauvre garçon serait si malheureux !… Oh ! n’allez pas supposer qu’il m’ait avoué… Non ! Mais j’ai bien compris. Et pouvais-je lui briser le cœur ? Pouvais-je le faire souffrir, lui qui va bientôt nous quitter ?… Hélas ! ami, vous-même, tout à l’heure, vous craigniez que Jean Lebris ne fût plus là dans deux mois, pour assister à notre mariage. Alors, il faut attendre, n’est-ce pas ?

— Oui, répondis-je, Nous attendrons. Cela est bien. Cela est juste. Vous êtes la meilleure… Pardonnez-moi, je ne savais rien, je ne suis qu’un niais… Je vous admire. Je vous aime.

— Je vous aime aussi, me dîtes-vous lentement.

Le sang revenait à ma face.

Nous rentrâmes, la main dans la main. À tout instant, je vous regardais comme on respire une fleur. Les roses, dont vous étiez, parfumaient notre tête-à-tête. Quelques-unes, au vent de l’auto, s’effeuillaient derrière nous.