Le Parnasse contemporain/1869/La Bigolante
ÉDOUARD GRENIER
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LA BIGOLANTE
I
Ami, tu verras à Venise,
Dans la cour du palais ducal,
Ciselés d’une main exquise,
Deux puits revêtus de métal.
C’est là que, sveltes, court-vêtues,
Tout le jour les porteuses d’eau,
En découvrant leurs jambes nues,
Plongent & retirent leur seau.
Au balcon de la haute loge,
Malade & dévoré d’ennuis,
Un pâle enfant, le fils du doge,
Se penche & regarde les puits.
Fiévreux, il attend qu’apparaisse
Une forme au charmant contour,
Qui sur la margelle se baisse
Et se relève tour à tour.
Enfin, à l’heure accoutumée,
Pieds nus, chantant un gai refrain,
Il contemple sa bien-aimée
Qui vient remplir ses seaux d’airain.
Un instant la vie & sa flamme
Étincellent dans son regard ;
Puis tout s’éteint ; il perd son âme
Dès que la jeune fille part.
Car c’est la jeune Bigolante,
Qui prit son cœur sans le vouloir ;
Et la plébéienne insolente
Ne semble pas même le voir !
Sur un lit à colonnes torses,
Qu’abrite un baldaquin doré,
Le fils du doge gît sans forces,
Le front morne & décoloré.
À quinze ans ! à l’âge où la vie
Doit s’épanouir dans sa fleur,
Où le corps & l’âme ravie
Devraient ignorer la douleur !
La dogaresse consternée
Consulte & pleure vainement ;
Son fils dans sa fièvre obstinée
Se meurt silencieusement.
« Oh ! parle ! Tu peux tout me dire.
As-tu quelques chagrins secrets ?
Va, tout ce que ton cœur désire,
Tu l’auras, je te le promets. »
C’est ainsi que la pauvre mère
Prie & pleure au chevet du lit.
L’enfant soulève sa paupière,
Rougit, soupire & puis pâlit.
Il murmure : « O mère chérie !
Je vais te dire, je voudrais,
Du balcon de la galerie,
Voir encor la cour du palais. »
On le couvre de blanche laine,
De molle hermine & d’édredon ;
Un géant à la peau d’ébène
L’emporte comme un nourrisson.
Sa mère auprès de lui tremblante
Dit : « Rentrons, voici le serein.
— Non, je veux voir la Bigolante
Remplir ses seaux au puits d’airain. »
Elle vient enfin, belle & fière
Sous son noir chapeau frioulais,
Et monte les marches de pierre,
Sans voir les hôtes du palais.
« C’est assez, mon fils, c’est trop même ;
Quittons l’air froid de cette cour…
— Ah ! ne vois-tu pas que je l’aime
Et que je meurs de cet amour ! »
Il s’évanouit. La surprise
Arrête la mère un instant :
« Qu’on m’amène l’enfant qui puise ! »
Dit la dogaresse en sortant.
Dans la salle d’or constellée,
Étonnée & l’œil ébloui,
La jeune fille est installée
Près du jeune homme évanoui.
Son front morne enfin se soulève ;
Mais quand il voit ces traits chéris,
Il se croit le jouet d’un rêve
Et referme ses yeux surpris.
Puis il les rouvre, &, sans rien dire,
Lentement s’accoude, & soudain,
Pour voir si vraiment il délire,
Au cher fantôme il tend la main.
O joie ! Il sent une main brune,
Brune, mais fine, où le soleil,
L’eau des puits, l’air de la lagune,
Ont laissé leur baiser vermeil.
Il la prend, l’étreint & la pose
Sur son cœur satisfait enfin.
Alors de sa paupière close
Jaillissent de longs pleurs sans fin.
« Mon fils, qu’as-tu ? lui dit sa mère,
Calme-toi, n’es-tu pas heureux ?
As-tu quelque autre peine amère ?
Dis-nous encor ce que tu veux ?
— Je ne veux rien, plus rien au monde,
Ni même dans l’éternité,
Rien que cette ivresse profonde
Que je savoure à son côté !
Nous nous marîrons ! quelle fête !
Et nous nous aimerons toujours ! »
La jeune fille, stupéfaite,
Se lève, & répond sans détours,
En retirant sa main pressée
Des mains du pâle enfant princier :
« Monseigneur, je suis fiancée,
Et j’aime Azo le gondolier. »
Il crie, une sanglante écume
Monte à ses lèvres dans l’effort ;
Le cœur brisé par l’amertume,
L’enfant s’affaisse & tombe mort.
À Saint-Marc, l’église ducale,
Le fils du doge est enterré ;
Sa mère, sous la même dalle,
A rejoint l’enfant adoré.
Souvent auprès du mausolée
On voit dans l’ombre du pilier
Pleurer une forme voilée :
C’est la femme du gondolier.
La Bigolante est toujours belle ;
Le temps n’a fait que l’effleurer.
Mais qu’elle est pâle ! Souffre-t-elle ?
Pourquoi donc vient-elle pleurer ?
C’est que de la dalle glacée
Un appel invincible sort ;
Toute autre image est effacée :
L’enfant a vaincu par la mort.
Elle l’aime, & la pauvre femme,
Désormais blessée à son tour,
Languit & meurt pour la jeune âme
Dont elle a dédaigné l’amour !