La Chanson d’un gas qu’a mal tourné/Préface

La bibliothèque libre.


Préface


Séparateur


Gaston Couté


(1880-1911)


Le 21 avril 1851, dans son feuilleton hebdomadaire du Constitutionnel, Sainte-Beuve parla d’Hégésippe Moreau et de Pierre Dupont. À propos de celui-ci il écrivait : « Ces sortes de chants sont, à proprement parler, le pendant et l’accompagnement du genre d’épopée rustique et d’idylle que Mme George Sand, au même moment, mettait à la mode par le Champi, la Mare au Diable et la Petite Fadette. Mme Sand raconte, décrit et peint ; elle fait le drame. Pierre Dupont mène le chœur et remplit les intermèdes par ses chansons. » Puis, dissertant du socialisme qui, même avant février 1848, plus d’une fois inspira Dupont : « Organisation ouverte et mobile, il a réfléchi les échos d’alentour et y a prêté sa voix. Il a ouvert toutes ses voiles au vent populaire qui le prenait en poupe. Dans son recueil d’aujourd’hui il y a une espèce de chant prophétique, intitulé 1852, où résonnent bien des promesses magnifiques et creuses. » Enfin Sainte-Beuve dit que Pierre Dupont aime sincèrement la nature, les champs. « Venez-vous voir les blés à Vaugirard ? » disait-il un jour à un de ses amis de Paris.

Oh ! sans doute, voilà trois quarts de siècle, pouvait-on voir à Vaugirard bleuets et coquelicots insérer leur naïve poésie parmi la prose des épis ; on peut estimer pourtant que ces blés, même à cette date, sentaient la banlieue. Les « promesses magnifiques et creuses » d’un jour où l’humanité s’abreuvera à un immense tonneau d’ambroisie, renvoyons-en la réalisation aux calendes russes. Quant aux « épopées rustiques », aux « idylles » à la George Sand, il faut bien les admettre : parmi les paysans, qui les ignorent, elles n’ont pas créé une nouvelle façon d’être ; elles en ont instauré une, de les concevoir, chez trop de gens qui, aujourd’hui encore, n’admettent pas de description des mœurs rurales qui ne soit teintée de virgilianisme, en tout cas de sandisme.

S’il n’avait été que chansonnier, je n’estimerais pas qu’il y ait lieu de se préoccuper beaucoup de Gaston Couté. Non pas que la chanson soit a priori méprisable. Chateaubriand écrivait de son ami Béranger : « Notre chansonnier a les diverses qualités que Voltaire exige pour la chanson : pour bien réussir à ces petits ouvrages, il faut de l’esprit, de la finesse et du sentiment, avoir de l’harmonie dans la tête, ne point trop s’abaisser et savoir n’être pas trop long. » Jean-Jacques Rousseau la définit : « Espèce de petit poème lyrique fort court qui roule ordinairement sur des sujets agréables, auquel on ajoute un air pour être chanté dans des occasions familières, comme à table, avec ses amis, avec sa maîtresse, et même seul, pour éloigner quelques instants l’ennui, si l’on est riche, et pour supporter plus doucement la misère et le travail, si l’on est pauvre. » Qu’un Ronsard, un Malherbe, un Hugo, pénètrent dans le domaine de la chanson : immédiatement, elle apparaît autre. De ce nouvel aspect elle conserve quelque chose avec un Pierre Dupont. Mais, du double fait du fond et de la forme, elle est condamnée à ne pas sortir d’un cercle de redites qu’à défaut de génie le vrai talent peut seul renouveler. Ce ne fut point le cas de Gaston Coûté, lorsqu’il n’écrivait pas en patois.

Du patois beauceron il a tiré les mêmes effets que Bruant, à sa manière, et Rictus, à la sienne, de l’argot parisien. Il n’était pas fait pour le français. Peu m’importe qu’on ait écrit de lui : « Telles de ses chansons sont, par la beauté de la forme et de la pensée, des chefs-d’œuvre durables. Car cet écrivain, qui maniait avec tant de sûreté le patois campagnard et l’argot des ateliers, écrivait à l’occasion dans une langue riche et impeccable. » Affirmation gratuite où la critique littéraire n’a rien à voir, si l’amitié s’y réserve ses droits. L’instrument de Coûté, et le seul, c’était le patois de son pays natal. L’argot des ateliers, il en usa assez peu. Quant à son français, il fourmille de lieux communs et de fautes. Lui qui est, en patois, d’une originalité si aiguë, écoutez-le qui parle « baisers brûlants », « extases saintes », « folles étreintes », « splendeur des soleils couchants ». Et voici pour les fautes : il dit à sa maîtresse qu’il a cru la voir

Traînant par la vie, élégante et fière,
Sous les yeux charmés du monde et de moi.

Il écrit : « On pouvait se causer bas », dans une série d’octosyllabes : « Cette tête à grimace hideuse », ignorant peut-être que l’h implique ici neuf syllabes. Je ne vois pas une seule des chansons qu’il ait écrites en français qui mérite d’être conservée. En revanche, de ce qu’il écrivit en patois, presque tout me semble digne d’être pris en considération, et plusieurs de ses plus longs poèmes — car il ne s’agit plus de chansons, — sonnent avec un accent et une force qu’on ne peut oublier.

Il naît le 23 septembre 1880 à Beaugency, où son père est meunier. Il ne manifeste aucune vocation pour cet état, et il est peu assidu à l’école primaire. Sa famille voudrait le voir entrer dans l’administration des Finances. Le moment venu, il lâche tout, affirmant avoir trouvé une place à Paris. Il part le 31 octobre 1898 avec cent francs en poche, et qui en sortirent vite. Il trouve un débouché précaire à l’Âne Rouge, avenue Trudaine, où son salaire consiste en un café-crème. Quelle crème ! Il connaît les jours sans pain, les nuits sans gîte. L’année suivante le voit aux Funambules où Georges Oble le fait engager à 3 fr. 50 le cachet ; la somme est élevée à 5 francs sous le consulat de Jules Mévisto. Couté chante aussi, ou récite, au Carillon, à l’Alouette, au Quartier Latin aux Noctambules et au Grillon. Il fréquente à Belleville où les ouvriers lui font fête. Jusqu’à la fin il vivra cette vie, coupée par des errances dans différentes provinces, le bâton du voyageur au poing parce qu’il ne peut, la plupart du temps, payer sa place dans les trains, par un séjour annuel dans sa famille qui, si je ne me trompe, a quitté Beaugency pour Meung ; là, il aide à mettre du blé en sac, en garçon qui de bonne heure a pris l’habitude de ce travail. On signale chez lui une volonté d’ascétisme, une indifférence au bien-être, qui ont pu contribuer à hâter sa mort. M. Dauray dit encore : « L’entraînement fatal vers la fée verte, le manque de repos, l’intensité mortelle de la vie militante dans les milieux sans hygiène, eurent raison peu à peu de la puissance atavique de son tempérament. » On signale que, lorsqu’il était à Meung, « Couté n’éprouvait nulle nostalgie pour les cabarets dits artistiques où son cœur de vrai poète était souvent meurtri par la médiocrité et, surtout, l’insincérité des gens qu’il devait coudoyer. » M. Lucas lui dit : « Trop fier pour demander tes moyens d’existence à ta famille, tu as voulu vivre de ton talent, qui était immense. Des imbéciles ne l’ont pas permis, et vraiment tu n’as connu la sécurité, le pain assuré, que depuis ton entrée à la Guerre sociale. » Il y donnait la Chanson de la Semaine sur des sujets d’actualité. Dans le numéro du 28 juin au 4 juillet 1911, on pouvait lire : « Nos lecteurs ne trouveront pas, cette semaine, de chanson de Gaston Couté. Notre collaborateur et ami, gravement malade, vient d’entrer à l’hôpital Lariboisière », et, dans le numéro suivant, du 5 au 11 juillet : « Quelques heures à peine après que nous annoncions sa maladie nous parvenait la brutale, l’atroce nouvelle : Gaston Couté n’était plus. » Il fut enterré le vendredi 7 juillet. Sans doute mourut-il dans la nuit du 4 au 5.

Il laissait son œuvre éparse : chansons imprimées avec la musique, poèmes imprimés, la plupart faisant partie de la Chanson d’un gâs qu’a mal tourné. Pas d’inédits, du moins à ce que peut savoir son éditeur.

A-t-il si mal tourné, ce « gâs » qui a quitté la Beauce et ses auberges à rouliers pour Paris et ses cabarets à chansons ? Mettant son inspiration en coupe réglée, asservissant sa vie à une stricte discipline, serait-il devenu « le gâs qu’a bien tourné », capable d’acheter, lui aussi, un château en Orléanais après en avoir bâti d’autres en Espagne ? Eût-il mieux fait de ne pas quitter Meung ? Interrogations superflues. La vie de Couté ne pouvait être différente. De toute évidence il lui répugnait de s’atteler à une besogne régulière ; dans ce sens il ne vint à Paris que pour ajouter une unité à l’armée des réfractaires. Il est mort trop jeune, certes, pour qu’on puisse affirmer qu’il se soit réalisé vraiment, mais la mesure n’est pas médiocre que, sur un certain plan, il a donnée de lui-même. De cette autre possibilité encore nous n’avons pas à tenir compte. Nous avons ce qu’il a laissé : il ne s’agit que de cela.

J’ignore ce que sont aujourd’hui les cabarets artistiques de Montmartre et d’ailleurs. J’ai peu fréquenté, voilà un quart de siècle, dans ceux dont les noms sont devenus presque célèbres : je les ai assez vus pour n’ignorer pas grand’chose de leur atmosphère essentielle. Dirai-je, comme ferait M. Prudhomme, qu’à distance elle m’apparaît « éminemment suggestive » ? J’ajoute volontiers que tout n’est affaire que de recul en matière d’impressions personnelles plus que de réalisations littéraires valables. Il est fort possible qu’un jeune homme, né avec le XXe siècle, se rappelle plus tard avec émotion telles chansons qu’il aura entendues lorsqu’il s’épilait la face encombrée d’énormes lunettes ; lorsqu’il aura un peu vieilli, il les enverra rejoindre les vieilles lunes où ses aînés ont déjà remisé cravate noire à triple tour et feutre à bords plats.

Lorsque Couté débarqua à Paris, la parole n’était pas qu’aux cabarets artistiques, mais on les entendait dans l’ample discours que ne cesse de prononcer la ville aux voix multiples. Ils disaient moins le bon vin que l’amour, du madrigal à l’invective naturaliste. Il y avait la Dame des Songes, un lys à la main, issue de Botticelli, et la fille aux cheveux pommadés qu’une rose rouge fait plus noirs. La coiffe sombre de l’Alsace s’effaçait devant le blanc bonnet de la Bretagne. L’amour cédait-il la place à la légende ? À des yeux ébahis le théâtre d’ombres montrait de pittoresques caravanes parmi des paysages lunaires où ne manquait que Pierrot dansant. La vie cédait-elle la place à la mort ? C’étaient les cabarets macabres où l’on s’offrait pour quelques décimes d’horreur. Où elle revendiquait tous ses droits, c’était en faveur du « pauvre populo », qui jamais ne s’était autant vu à l’ordre du jour, c’est-à-dire de la nuit. Il y avait deux races d’hommes : les noirs et les blancs ; les noirs, c’étaient les riches, nantis de tous les vices et chargés de tous les crimes ; les blancs, c’étaient les pauvres au cœur pur. Pour sommaire qu’elle soit, je n’oserais affirmer que cette philosophie pratique ait cessé d’être vivace : elle est si séduisante dans son élémentaire simplicité ! Encore faut-il dire qu’il est infiniment moins répugnant d’entendre un pauvre — s’il en reste, — la professer, qu’un énergumène pourvu de millions dénoncer les méfaits de la « classe possédante » dont il ne se sépare ni par les excès, ni par les vices, ni par le mensonge.

On s’imaginerait mal un Couté prenant contact avec Paris en l’automne de 1898 avec un viatique de cent francs et n’ayant de débouchés que dans un cabaret où il gagne un café-crème par nuit, on se l’imaginerait mal prenant parti pour les noirs, c’est-à-dire pour les riches. Il pourrait, évidemment, se réfugier dans le rêve, chanter, lui aussi, la Dame des Songes et l’Ile d’Amour ; son génie naturel s’y refuse, renforcé par celui de sa race. On a parlé du « rire âpre des guépins de l’Orléanais », propres surtout à la satire, témoin Jean de Meung, Mathurin Régnier, Bruant. Et qu’a fait Péguy, cet autre Orléanais pourvu d’une culture très supérieure à celle de Couté, sinon de rompre quantité de lances contre les moulins à vent qu’étaient, selon lui, la plupart de ses contemporains ? Ce n’est qu’une approximation, puisque, d’abord, du penchant à la satire l’Orléanais n’a pas le monopole, ensuite, qu’on ne saurait trouver d’autre trait de ressemblance entre un Péguy et un Couté.

Satiriste, à qui celui-ci pouvait-il s’en prendre ? À quoi, plutôt ? Aux excès, aux contradictions qui frappent les yeux de quiconque les ouvre : inégale répartition des richesses, misère et luxe, égoïsme des possédants, leur état d’esprit qui les fait recommander aux pauvres une morale dont eux-mêmes se soucient comme de la cendre de leur premier cigare. Ce n’est pas en faisant sonner cette corde que Couté a trouvé des vibrations nouvelles, si toutes ne sont pas absolument indifférentes. Et notons, à l’actif de son bon sens, que, dans ce qui mérite de rester de lui, on ne trouve à peu près pas de ces « promesses magnifiques et creuses » que Sainte-Beuve signale chez Dupont. Notons aussi que Dupont écrit en 1849 son Chant du vote où il acclame le suffrage universel, et que Couté, soixante ans après, sans le moindre résultat au surplus, dénonce l’inconscience ou l’ignorance de la majorité des électeurs, majorité qui se recrute aussi dans la minorité.

En revanche, je cherche inutilement où, avant que Couté ne l’ait pincée, j’aurais pu entendre sonner une corde si bellement rurale. Je ne dis pas : rustique ; par je ne sais quels rappels combinés de visions personnelles et de lectures, ce mot crée une atmosphère faussement poétique, où ne peut s’épanouir qu’une fade littérature régionaliste. Mais rural ! Quelle sonorité ! Immédiatement je vois une mare aux eaux noires et vertes, des pâtures d’herbe rase, des champs où la bise siffle dans les flûtes de Pan des éteules, des oies qui cacardent en oscillant sur leurs pattes, des canards qui canquètent en tendant le cou vers leurs frères sauvages dont le triangle fend le ciel en grisaille. Rural ! Et je sens le fumier dans les cours, des odeurs de suint animal et de sueur humaine. Je… Ah ! parfaitement ! Ce ne sont pas choses à dire dans un salon. Hé ! que me font les salons ? Elles sont à proclamer en tête de l’œuvre fragmentaire d’un Gaston Couté.

Il y a des coquilles qu’il faudrait inventer. Feuilletant le no 1069 bis des Annales politiques et littéraires, j’y ai lu : « Un paysan est un état d’âme. » On sait ce qu’avait dit Amiel. Mais la magnifique coquille ! Paysan ou archiduc, pas un héros d’œuvre d’art littéraire qui ne soit infiniment plus représentatif de l’écrivain que de lui-même. Des critiques, et d’autres, qui réfléchissent un quart d’heure par mois aux problèmes esthétiques, croient, dur comme leur cerveau, qu’il y a une littérature réaliste, et une, idéaliste. Les paysans de Balzac ne sont pas plus vrais — quant à leur vie même, — que ceux de George Sand, et ceux de George Sand ne le sont pas moins — quant à leurs sentiments essentiels, — que ceux de Balzac. Autrement dit, c’est Flaubert qui a eu raison de proférer cette vérité première : « Madame Bovary, c’est moi. »

Couté n’est pas romancier : il est poète lyrique, ce qu’il n’aurait pas été s’il n’avait écrit que des chansons en français. Mais ce poète lyrique garde le penchant à la satire et à l’invective qu’il tient de sa race tant particulièrement beauceronne que généralement besogneuse et accablée, et son instrument grince. Il grince, non pas qu’il soit mal touché ; il l’est de main de maître, maître précoce et précocement mort. Ce grincement, je ne l’ai jusqu’aujourd’hui entendu que chez lui. Dois-je dire que je n’affiche pas la prétention d’avoir ouï tous les bruits, ni tous les sons, ni tous les accords littéraires ?

Grincement qui me fait penser à celui d’une vielle qui nasillerait sous un ciel gris et gronderait à l’occasion. Couté s’apparente à Balzac, auteur des Paysans, à Zola, auteur de la Terre. Ne lui demandons point ce qu’il ne lui appartient pas de posséder. Ne faisons état que des richesses qui lui sont propres. Elles se résument d’un mot : l’accent. Mais ce mot appelle des commentaires : on s’y attendait sans doute.

Pierre Dupont allait voir les blés à Vaugirard. Couté est né au milieu d’eux, et même de leur farine. Dupont avait fait ses humanités ; Couté, pas. Qu’on ne s’attende point qu’avec mépris je le traite de primaire. Il n’y a que les snobs — dont la foule est innombrable, — à ne pouvoir parler d’autrui sans accoler à son nom cette épithète, ou cette définition, qu’ils jugent décisive et infamante. Tel primaire a de l’originalité et du talent, tel lauréat de l’enseignement supérieur n’est qu’une larve ; et cela peut se retourner, mais la première proposition reste foncièrement valable.

Simple élève, et qui fut peu studieux, d’école communale, Couté est venu à Paris comme tant d’autres. Il y apportait la fleur de la farine du moulin paternel et du blé de ses ancêtres anonymes. Il avait sans doute très peu lu. S’il lisait, j’ignore à quels livres allaient ses préférences : il me suffit du livre qu’il a laissé. Écrit en français, les angles durs en eussent été émoussés, et la vielle chanterait comme un accordéon. Elle reste vielle. Ce n’est pas elle qu’on entend chez Balzac plus que chez Zola, qui ne se sont arrêtés parmi les ruraux qu’en passant. Couté, lui, n’a pas besoin de s’y arrêter ; même à Paris, il vit de leur vie même. Il l’y a apportée avec lui, et il ne s’en est défait que contraint par la mort.

Je dis Balzac et Zola. Je pourrais ajouter des noms d’écrivains, régionalistes ou autres, qui plus ou moins se sont spécialisés dans la description des mœurs rurales. Non ! rustiques. Couté ne décrit pas : il chante. Poète lyrique, il n’a pas à construire le milieu ; il le suggère. C’est là qu’il me faudrait le comparer à d’autres qui, dans les cabarets, l’auraient précédé ou coudoyé ; du double fait, soit de mon ignorance en cette matière, soit de l’absence probable d’éléments de comparaison, je ne puis parler que de lui.

Ses thèmes sont simples comme la vie. Le drame ne fait qu’y affleurer. Lui, d’abord, et son histoire est celle de plus d’un. Rancœurs du fils d’un meunier qui voudrait vivre libre sans pâtir de la faim ; la vie « honnête », étayée du mariage, lui sourirait, mais il se refuse à patauger dans la bassesse ou dans la crapulerie. Les autres, ensuite, et eux surtout, ceux qu’il a laissés là-bas : les filles pauvres qui fautent, viennent à Paris et rentrent au pays où elles sont respectées, celle qui part comme servante et réapparaît baronne, et celle qui fait argent d’elle-même le jour du marché, les gars dont la virilité contenue s’exaspère et qui s’en vont à Orléans dans les rues chaudes, ceux qui s’en vont à Paris parce qu’au pays le travail est trop dur, le fermier qui s’éprend de la belle Julie, la noce où l’on fait ripaille, le chemin qui se rétrécit tant les propriétaires riverains tiennent à agrandir leurs terres, l’anticlérical farouche, patriotard, cocu, et membre de plusieurs sociétés savantes, le poète local officier d’Académie, les électeurs inconscients ; et les mœurs de la petite ville se mêlent ici aux mœurs de la campagne. Des antithèses élémentaires, mais que l’accent renouvelle : fumier des campagnes et fumier de Paris, Christ d’autrefois et Christ d’aujourd’hui, école opposée à la nature.

La partie la plus périssable de ce recueil serait représentée par les pièces où le « chemineux » fait figure de héros impeccable et vertueux si elles ne figuraient ici comme représentatives d’une époque où vagabonds et chemineaux faisaient fureur au cabaret comme au théâtre. Ce qu’ils en savaient, de vérités premières ! Ce qu’ils en débitaient, de tirades sur la poésie de la nature aussi bien que sur la prose des grandes villes ! Même avec eux, Couté ne perd pas tout à fait l’accent. Laissons celui qui, à tout prix, — c’est-à-dire pour rien, — veut une fille, qui dit leur fait aux riches, qui réclame sa part de vin, que repoussent cabaretier, boulanger, femme et curé. Écoutons celui qui trouve lourde la solitude du dimanche, et cet autre, chemineux ou roulier, qui prétend se moquer des femmes et se met à pleurer en soupirant : « Margot ! »

Mais comme les Goncourt ont eu raison de parler de ces individus « qui ont besoin que les choses ou les gens aient cinq cents ans sur le dos pour leur trouver de la noblesse, de l’actualité ou du génie » ! Voilà vingt siècles et plus, les Gaulois, qui ne cessaient de s’entre-tuer, accueillaient avec faveur les étrangers pour que ceux-ci leur racontent ce qui se passait dans des contrées lointaines. Il leur fallait l’éloignement dans l’espace, à quoi l’on a voulu ajouter l’éloignement dans le temps. De ces scènes évoquées par un Couté l’on dira bien : « Comme c’est loin de nous ! Comme la guerre a changé tout cela ! » Mais ce n’est pas de ce lointain qu’on se satisfait, bien que j’aie la certitude que tous nos contemporains ne sont pas des châtrés ni des cercleux qui se bouchent le nez devant les odeurs fortes, ni les oreilles.

Si Couté est parfois un Primitif, — et je m’en excuse auprès de quiconque le prendrait pour un primaire, — il est aussi un lyrique rugueux qui ne recule pas devant le mot cru. Il atteint ainsi à de beaux effets de grandeur. Telle pièce de lui a la même majesté que le Cantique des Cantiques, toute réserve faite en faveur de l’abondance, de la magnificence et de la subtilité orientales. C’est dans cet incomparable poème qu’on lit :

« Car voici l’hiver passé, la saison des pluies est finie, elle s’en est allée ;

« les fleurs ont paru dans les champs, l’époque de l’émondage est venue, et la voix de la tourterelle s’est fait entendre dans nos campagnes ;

« les fruits du figuier mûrissent, les vignes en fleur embaument. Lève-toi, mon Amour, ma Belle, et viens ! »

Couté regarde le printemps dans sa Beauce : la splendeur palestinienne en est absente, mais, là aussi, la sève monte, et, du premier coup, faisant de la terre une fille nubile, il trouve ce vers magnifique :

Il a poussé du pouèl de’su’l’ vent’ à la terre.

Et il pense aux autres filles, et il écrit ceci, qui n’a pas été dépassé comme âpre réalisme lyrique :

Tout’s les fill’s de seize ans se sont sentu pisser
En r’gardant par la plaine épier les blés nouvieaux.

Il réfléchit, et voici un autre vers qui a pour moi, à sa manière infiniment personnelle, toute l’émotion haletante du Cantique des Cantiques :

Y a pas à dir’ ! V’là qu’il est temps ! Il est grand temps !

C’est le seul commentaire de détail que je me permette. Pas de besogne plus vaine que de citer des vers qui, quelques pages en aval, se retrouvent avec leur contexte.

Nous sommes loin, donc, de Pierre Dupont. Ce ne sont pas ces poèmes de Couté qui pourraient figurer « le pendant et l’accompagnement du genre d’épopée rustique et d’idylle que Mme Sand » a mises à la mode. Depuis ces temps trois quarts de siècle ont passé. Si l’on voulait imposer à Couté un rôle équivalent, il ne pourrait s’en acquitter que dans la Terre. L’Art n’a pas à se préoccuper d’une morale pour lui superflue. Il équivaut à la Nature, qui est ce qu’elle est : ni morale, ni immorale, ni même amorale. Il n’a pas à chercher à la rectifier, ni à l’amender, qu’il s’agisse de la Nature tout court, ou de la nature humaine. Il doit se contenter de traduire, suivant le tempérament particulier de chacun de ses hérauts. Il ne démontre pas : il montre. Il ne sermonne pas, ni ne légifère : il conte.

Montaigne dit : « La poésie populaire et purement naturelle a des naïvetés et grâces par où elle se compare à la principale beauté de la poésie parfaite selon l’art, comme il se voit ès villanelles de Gascogne et aux chansons qu’on nous rapporte des nations qui n’ont connaissance d’aucune science, ni même d’écriture : la poésie médiocre, qui s’arrête entre deux, est dédaignée, sans honneur et sans prix. » Que voilà qui est définitif ! Non pas — et j’ai la certitude que Montaigne eût développé en ce sens, — qu’il faille accepter sans contrôle « la poésie populaire et purement naturelle » : elle-même est souvent au-dessous de cette « poésie médiocre » qu’à juste titre dénonce Montaigne ; mais nous savons qu’

Il n’est pas de degré du médiocre au pire.

J’entends, par « poésie populaire… », celle que nous devons à des artistes qu’une sorte de génie spontané a mis à même d’exprimer l’âme d’un mince canton. La aussi, ce sont des hommes qui vivent, exactement comme dans les villes industrielles ou capitales. Parce que l’Art ne s’alimente que du concret, il se rencontre que ces artistes ont eu, sinon le mérite, le pouvoir de parler de l’Homme, à l’instar, très exactement, des tragiques, des comiques, des lyriques, et même de ceux que nous sommes convenus d’appeler moralistes. Halte-là ! Je n’accablerai point Couté sous le pavé de l’ours. Je ne songe à l’égaler à aucun des grands écrivains de France ni d’ailleurs : je dis seulement qu’il est de leur race. Un coteau est déjà l’ébauche du mont Blanc, ou, si l’on préfère, parce qu’il est plus lointain, du Gaurisankar.

Couté est ainsi fait que son meilleur moyen d’expression est le patois de son pays natal. Avant la récente guerre, du point de vue de l’esthétique pure ou simplement pratique, on était relativement autorisé à regretter qu’un écrivain usât de l’argot de Paris ou de tel patois plutôt que du français tel que pouvait le comprendre un lycéen des Basses-Alpes ou du Finistère, des Hautes-Pyrénées ou des Ardennes. Aujourd’hui, n’allons pas pour si peu chercher chicane à Couté. Qui nous dit que, en face de la langue internationale qui s’élabore sous nos yeux et à nos oreilles, dans un siècle le français de nos grands écrivains ne fera point figure de patois, c’est-à-dire de parent pauvre ? Il y en a déjà plus d’un signe. Mis à part quelques mots dont le sens, au surplus, jaillit du contexte, le patois de Couté est tout aussi intelligible que le français européen, c’est-à-dire petit-nègre, que nos contemporains prennent l’habitude d’écrire aussi bien que de parler.

On rencontre pourtant quelques dissonances chez Couté, si légères que je ne les indique que pour le principe. Il dira, par exemple :

Soyez ben méprisab’s pour que l’on vous adore.

Le second hémistiche, tout en français, jure avec le premier ; mais Balzac a fait bien pis lorsqu’il écrivit la conversation du père Fourchon avec Blondet dans la salle à manger du château des Aigues.

Mais c’est aux poètes seulement qu’il faut comparer Couté, et aux poètes rustiques. De ruraux, au sens que j’ai indiqué, je n’en vois pas. Mis à part ceux du premier rang, un Lamartine, un Mistral, chez qui l’idéalisation est rendue acceptable par le génie lyrique ou épique, parmi ceux, innombrables, qui ont en vers disserté des êtres et des choses de la campagne, je n’en vois pas un qui l’ait fait avec cette dure vigueur. Que telle ou telle œuvre soit plus harmonieuse que celle de Couté, et mieux ordonnée, et plus nombreuse, c’est l’évidence même. Mais, s’il n’avait laissé qu’une pâle imitation des bucoliques anciennes, que des strophes, à la date où il les écrivit, dignes d’être intercalées dans les romans rustiques de George Sand, il n’y aurait pas lieu de les réunir, ni, donc, de les commenter : nous en sommes débordés, et les bonnes demoiselles de tout âge, même aujourd’hui, ne sont point rares, qui continuent d’ajouter chacune leur verre d’eau à cet océan. Que de redites sur la poésie de l’aube et du couchant, sur la splendeur des midis, sur la mélancolie de l’automne ! Et le labour ! Et les grands bœufs ! Et les pâtres sensibles aux « beautés de la Nature ! » Rien de ces fadaises chez Couté. C’est au seul Tristan Corbière qu’il conviendrait de le comparer, là où il est le meilleur, le plus décidément lui-même. S’il n’a point la variété de rythmes de son prédécesseur, dont il ignorait peut-être jusqu’au nom, il en a le trait mordant, et les envolées que l’ironie rejoint pour leur couper les ailes.

Même ne devant rien à quiconque, son inspiration en serait-elle plus à dédaigner ? Évidemment non. Pas toujours, mais assez souvent, jusque dans des outrances qui ne sont qu’apparentes, elle est régie par le même goût naturel qui, chez des lyriques plus cultivés, préside à la mise au point de leurs poèmes.

Dans la forêt comme dans les jardins de la littérature, il y a place pour toutes les essences : quant à la perfection circonscrite, le buis bien venu n’est pas inférieur au chêne, et le brugnon peut être aussi savoureux que la pêche de Montreuil : on voit même certains gourmets blasés qui à celle-ci préfèrent celui-là. Nous savons bien, parbleu ! que le chêne, plus puissant, dispense une ombre plus vaste, et que la pêche de Montreuil, résultat de multiples sélections, laisse loin derrière elle le brugnon.

Couté n’en est pas moins et ce brugnon, et ce buis.

Henri BACHELIN.

Au dernier moment nous apprenons que Gaston Couté a été deux ou trois ans au Lycée d’Orléans, Enseignement moderne.