La dernière Aldini (Hetzel, 1855)/Deuxième partie
DEUXIÈME PARTIE
« Il ne s’agit pas, mes amis, continua le bon Lélio, de vous raconter toutes les vicissitudes par lesquelles je passai des grèves de Chioggia aux planches des premiers théâtres de l’Italie, et du métier de pêcheur à l’emploi de primo tenore ; ce fut l’ouvrage de quelques années, et ma réputation grandit rapidement dès que le premier pas fut fait dans la carrière. Si jusque-là les circonstances furent souvent rebelles, mon facile caractère sut en tirer le meilleur parti possible, et je puis dire que mes grands succès et mes beaux jours ne furent pas payés trop cher.
Dix ans après mon départ de Venise, j’étais à Naples, et je jouais Roméo sur le théâtre de Saint-Charles. Le roi Murat et son brillant état-major, et toutes les beautés vaniteuses ou vénales de l’Italie, étaient là. Je ne me piquais pas d’être un patriote bien éclairé ; mais je ne partageais pas l’engouement de cette époque pour la domination étrangère. Je ne me retournais pas vers un passé plus avilissant encore ; je me nourrissais de ces premiers éléments du carbonarisme, qui fermentaient dès lors, sans forme et sans nom, de la Prusse à la Sicile.
Mon héroïsme était naïf et brûlant, comme le sont les religions à leur aurore. Je portais dans tout ce que je faisais, et principalement dans l’exercice de mon art, le sentiment de fierté railleuse et d’indépendance démocratique dont je m’inspirais chaque jour dans les clubs et dans les pamphlets clandestins. Les Amis de la vérité, les Amis de la lumière, les Amis de la liberté, telles étaient les dénominations sous lesquelles se groupaient les sympathies libérales ; et jusque dans les rangs de l’armée française, aux côtés mêmes des chefs considérants, nous avions des affiliés, enfants de votre grande révolution, qui, dans le secret de leur âme, se promettaient de laver la tache du 18 brumaire.
J’aimais ce rôle de Roméo, parce que j’y pouvais exprimer des sentiments de lutte guerrière et de haine chevaleresque. Lorsque mon auditoire, à demi français, battait des mains à mes élans dramatiques, je me sentais vengé de notre abaissement national ; car c’était à leur propre malédiction, au souhait et à la menace de leur propre mort que ces vainqueurs applaudissaient à leur insu.
Un soir, au milieu d’un de mes plus beaux moments et lorsque la salle semblait prête à crouler sous des explosions d’enthousiasme, mes regards rencontrèrent, dans une loge d’avant-scène tout à fait appuyée sur le théâtre, une figure impassible dont l’aspect me glaça subitement. Vous ne savez pas, vous autres, quelles mystérieuses influences gouvernent l’inspiration du comédien, comme l’expression de certains visages le préoccupe et stimule ou enchaîne son audace. Quant à moi du moins, je ne sais pas me défendre d’une immédiate sympathie avec mon public, soit pour m’exalter si je le trouve récalcitrant et le dominer par la colère, soit pour me fondre avec lui dans un contact électrique et retremper ma sensibilité à l’effusion de la sienne. Mais certains regards, certaines paroles dites près de moi à la dérobée m’ont quelquefois troublé intérieurement au point qu’il m’a fallu tout l’effort de ma volonté pour en combattre l’effet.
La figure qui me frappait en cet instant était d’une beauté vraiment idéale ; c’était incontestablement la plus belle femme qu’il y eût dans toute la salle de San Carlo. Cependant toute la salle rugissait et trépignait d’admiration, et elle seule, la reine de cette soirée, semblait m’étudier froidement et apercevoir en moi des défauts inappréciables à l’œil vulgaire. C’était la muse du théâtre, c’était la sévère Melpomène en personne, avec son ovale régulier, son noir sourcil, son large front, ses cheveux d’ébène, son grand œil brillant d’un sombre éclat sous un vaste orbite, et sa lèvre froide, dont le sourire n’adoucit jamais l’arc inflexible ; tout cela cependant avec une admirable fleur de jeunesse et des formes riches de santé, de souplesse et d’élégance.
— Quelle est donc cette belle fille brune à l’œil si froid ? demandai-je dans l’entracte au comte Nasi, qui m’avait pris en grande amitié, et venait tous les soirs sur le théâtre pour causer avec moi.
— C’est la fille ou la nièce de la princesse Grimani, me répondit-il. Je ne la connais pas ; car elle sort de je ne sais quel couvent, et sa mère ou sa tante est elle-même étrangère à nos contrées. Tout ce que je puis vous dire, c’est que le prince Grimani l’aime comme sa fille, qu’il la dotera bien, et que c’est un des plus beaux partis de l’Italie ; ce qui n’empêche pas que je ne me mettrai pas sur les rangs.
— Et pourquoi ?
— Parce qu’on la dit insolente et vaine, infatuée de sa naissance, et d’un caractère altier. J’aime si peu les femmes de cette trempe, que je ne veux seulement pas regarder celle-là lorsque je la rencontre. On dit qu’elle sera la reine des bals de l’hiver prochain, et que sa beauté est merveilleuse. Je n’en sais rien, je n’en veux rien savoir. Je ne puis souffrir non plus le Grimani : c’est un vrai hidalgo de comédie ; et, s’il n’avait pas une belle fortune et une jeune femme qu’on dit aimable, je ne sais qui pourrait se résoudre à l’ennui de sa conversation ou à la raideur glaciale de son hospitalité.
Pendant l’acte suivant, je regardai de temps en temps la loge d’avant-scène. Je n’étais plus préoccupé de l’idée que j’avais là des juges malveillants, puisque ces Grimani avaient l’habitude d’un maintien superbe même avec les gens qu’ils estimaient être de leur classe. Je regardai la jeune fille avec l’impartialité d’un sculpteur ou d’un peintre : elle me parut encore plus belle qu’au premier aspect. Le vieux Grimani, qui était avec elle sur le devant de la loge, avait une assez belle tête austère et froide. Ce couple guindé me parut échanger quelques monosyllabes d’heure en heure, et à la fin de l’opéra il se leva lentement et sortit sans attendre le ballet.
Le lendemain je retrouvai le vieillard et la jeune fille à la même place et dans la même attitude flegmatique ; je ne les vis pas s’émouvoir une seule fois, et le prince Grimani dormit délicieusement pendant les derniers actes. La jeune personne me parut au contraire donner toute son attention au spectacle. Ses grands yeux étaient attachés sur moi comme ceux d’un spectre, et ce regard fixe, scrutateur et profond finit par m’être si gênant, que je l’évitai avec soin. Mais, comme si un mauvais sort eût été jeté sur moi, plus j’essayais d’en détourner mes yeux, plus ils s’obstinaient à rencontrer ceux de la magicienne. Il y eut dans ce mystérieux magnétisme quelque chose de si étrangement puissant, que j’en ressentis une terreur puérile et que je craignis de ne pouvoir achever la pièce. Jamais je n’avais éprouvé rien de semblable. Il y avait des instants où je m’imaginais reconnaître cette figure de marbre, et je me sentais prêt à lui adresser amicalement la parole. D’autres fois je croyais voir en elle mon ennemi, mon mauvais génie, et j’étais tenté de lui jeter de violents reproches.
La seconda donna vint ajouter à ce malaise vraiment maladif en me disant tout bas :
— Lélio, prends garde à toi, tu vas attraper la fièvre. Il y a là une femme qui te donnera la jettatura[1].
J’avais cru fermement à la jettatura pendant la plus longue moitié de ma vie. Je n’y croyais plus ; mais l’amour du merveilleux, qu’on ne déloge pas aisément d’une tête italienne et surtout de celle d’un enfant du peuple, m’avait jeté dans les rêveries les plus exagérées du magnétisme animal. C’était l’époque où ces belles fantaisies étaient en pleine floraison par le monde ; Hoffmann écrivait ses Contes fantastiques, et le magnétisme était le pivot mystérieux sur lequel tournaient toutes les espérances de l’illuminisme. Soit que cette faiblesse se fût emparée de moi au point de me gouverner, soit qu’elle me surprît dans un moment où j’étais disposé à la maladie, je me sentis saisi de frissons, et je faillis m’évanouir en rentrant en scène. Ce misérable accablement fit enfin place à la colère, et dans un moment où je m’approchais de l’avant-scène avec la Checchina (cette seconda donna qui m’avait signalé le mauvais œil), je lui dis, en lui désignant ma belle ennemie et de manière à n’être pas entendu par le public, ces mots parodiés d’une de nos plus belles tragédies :
Bella e stupida.
L’éclat de la colère monta au front de la signora. Elle fit un mouvement pour réveiller le prince Grimani qui dormait de toute son âme ; puis elle s’arrêta tout d’un coup, comme si elle eût changé d’avis, et resta les yeux toujours attachés sur moi, mais avec une expression de vengeance et de menace qui semblait dire : « Tu t’en repentiras. »
Le comte Nasi s’approcha de moi comme je quittais le théâtre après la représentation :
— Lélio, me dit-il, vous êtes amoureux de la Grimani.
— Suis-je donc ensorcelé, m’écriai-je, et d’où vient que je ne puis me débarrasser de cette apparition ?
— Et tu ne t’en débarrasseras pas de longtemps, pauvret, me dit la Checchina d’un air demi-naïf, demi-moqueur. Cette Grimani, c’est le diable. Attends, ajouta-t-elle en me prenant le bras, je me connais en fièvre, et je gagerais… Corpo della Madona ! s’écria-t-elle en pâlissant, tu as une fièvre terrible, mon pauvre Lélio !
— On a toujours la fièvre quand on joue et quand on chante de manière à la donner aux autres, dit le comte ; venez souper avec moi, Lélio.
Je refusai cette offre ; j’étais malade en effet. Dans la nuit, j’eus une fièvre violente, et le lendemain je ne pus me lever. La Checchina vint s’installer à mon chevet, et ne me quitta pas tout le temps que je fus malade.
La Checchina était une fille de vingt ans, grande, forte, et d’une beauté un peu virile, quoique blanche et blonde. Elle était ma sœur et ma parente, c’est-à-dire qu’elle était de Chioggia comme moi. Comme moi, fille d’un pêcheur, elle avait longtemps employé sa force à battre, à coups de rames, les flots de l’Adriatique. Un amour sauvage de l’indépendance lui fit chercher dans la beauté de sa voix le moyen de s’assurer une profession libre et une vie nomade. Elle avait fui la maison paternelle et s’était mise à courir le monde à pied, chantant sur les places publiques. Le hasard me l’avait fait rencontrer à Milan, dans un hôtel garni où elle chantait devant la table d’hôte. À son accent je l’avais reconnue pour une Chioggiote ; je l’avais interrogée ; je m’étais rappelé l’avoir vue enfant ; mais je m’étais bien gardé de me faire connaître d’elle pour un parent, et surtout pour ce Daniele Gemello qui avait quitté le pays un peu brusquement, à la suite d’un duel malheureux. Ce duel avait coûté la vie à un pauvre diable et le repos de bien des nuits à son meurtrier.
Permettez-moi de glisser rapidement sur ce fait, et de ne pas évoquer un souvenir amer durant notre placide veillée. Il me suffira de dire à Zorzi que le duel à coups de couteau était encore en pleine vigueur à Chioggia dans ma jeunesse, et que toute la population servait de témoin. On se battait en plein jour, sur la place publique, et on vengeait une injure par l’épreuve des armes, comme aux temps de la chevalerie. Le triste succès des miennes m’exila du pays ; car le podestat n’était pas tolérant à cet égard, et les lois poursuivaient avec sévérité les restes de ces vieilles coutumes féroces. Ceci vous expliquera pourquoi j’avais toujours caché l’histoire de mes premières années, et pourquoi je courais le monde sous le nom de Lélio, faisant passer en secret de l’argent à ma famille, lui écrivant avec précaution, et ne lui révélant même pas quels étaient mes moyens d’existence, de crainte qu’en correspondant avec moi, elle ne s’attirât trop ouvertement l’inimitié des familles chioggiotes que la mort de mon agresseur avait plus ou moins irritées.
Mais comme un reste d’accent vénitien trahissait mon origine, je me donnais pour natif de Palestrina, et la Checchina avait pris l’habitude de m’appeler tour à tour son pays, son cousin et son compère.
Grâce à mes soins et à ma protection, la Checchina acquit rapidement un assez beau talent, et, à l’époque de ma vie dont je vous fais le récit, elle venait d’être engagée honorablement dans la troupe de San Carlo.
C’était une étrange et excellente créature que cette Checchina : elle avait singulièrement gagné depuis le moment où je l’avais ramassée pour ainsi dire sur le pavé ; mais il lui restait et il lui reste encore une certaine rusticité qu’elle ne perd pas toujours à point sur la scène, et qui fait d’elle la première actrice du monde dans les rôles de Zerlina. Dès lors elle avait corrigé beaucoup de l’ampleur de ses gestes et de la brusquerie de son intonation ; mais elle en conservait encore assez pour être bien près du comique dans le pathétique. Cependant, comme elle avait de l’intelligence et de l’âme, elle s’élevait à une hauteur relative, dont le public ne pouvait pas lui savoir tout le gré qu’elle méritait. Les avis étaient partagés sur son compte, et un abbé disait qu’elle frisait le sublime et le bouffon de si près qu’entre les deux il ne lui restait plus assez de place pour ses grands bras.
Par malheur, la Checchina avait un travers dont ne sont pas exempts, du reste, les plus grands artistes. Elle ne se plaisait qu’aux rôles qui lui étaient défavorables, et, méprisant ceux où elle pouvait déployer sa verve, sa franchise et son allégresse pétulante, elle voulait absolument produire de grands effets dans la tragédie. En véritable villageoise, elle était enivrée de la richesse du costume, et s’imaginait réellement être reine quand elle portait le diadème et le manteau. Sa grande taille bien découplée, son allure dégagée et quasi martiale, faisaient d’elle une magnifique statue lorsqu’elle était immobile. Mais à chaque instant le geste exagéré trahissait la jeune barcarolle, et quand je voulais l’avertir en scène de se modérer, je lui disais tout bas :
— Per Dio, non vogar ! non siamo qui sull’Adriatico.
Si la Checchina a été ma maîtresse, c’est ce qu’il vous importe peu de savoir, je présume ; je puis affirmer seulement qu’elle ne l’était point à l’époque dont je vous entretiens, et que je ne devais ses soins affectueux qu’à la bonté de son cœur et à la fidélité de sa reconnaissance. Elle a toujours été pour moi une amie et une sœur dévouée, et s’exposa hardiment mainte fois à rompre avec ses amants les plus brillants, plutôt que de m’abandonner ou de me négliger quand ma santé ou mes intérêts réclamaient son zèle ou son concours.
Elle s’installa donc au pied de mon lit, et ne me quitta pas qu’elle ne m’eût guéri. Son assiduité auprès de moi contrariait bien un peu le comte Nasi, qui pourtant était mon ami sincère, et se fiait à ma parole, mais qui m’avouait à moi-même ce qu’il appelait sa misérable faiblesse. Lorsque j’exhortais la Checchina à ménager les susceptibilités involontaires de cet excellent jeune homme :
— Laisse donc, me disait-elle, ne vois-tu pas qu’il faut l’habituer à respecter mon indépendance ? Crois-tu que, quand je serai sa femme, je consentirai à abandonner mes amis du théâtre et à m’occuper de ce que les gens du monde penseront de moi ? N’en crois rien, Lélio ; je veux rester libre et n’obéir jamais qu’à la voix de mon cœur.
Elle se persuadait assez gratuitement que le comte était bien déterminé à l’épouser ; et, à cet égard, elle avait, à un merveilleux degré, le don de se faire illusion sur la force des passions qu’elle inspirait : rien ne pouvait se comparer à sa confiance en face d’une promesse, si ce n’est sa philosophie insouciante et son détachement héroïque en face d’une déception.
Je souffris beaucoup : ma maladie faillit même prendre un caractère grave. Les médecins me trouvaient dans une disposition hypertrophique très prononcée, et les vives douleurs que je ressentais au cœur, l’affluence du sang vers cet organe, nécessitèrent de nombreuses saignées. Le reste de cette saison fut donc perdu pour moi, et, dès que je fus convalescent, j’allai prendre du repos et respirer un air doux au pied des Apennins, vers Cafaggiolo, dans une belle villa que le comte possédait à quelques lieues de Florence. Il me promit de venir m’y rejoindre avec la Checchina, aussitôt que les représentations pour lesquelles elle était engagée lui permettraient de quitter Naples.
Quelques jours de cette charmante solitude me remirent assez bien pour qu’il me fût permis d’essayer, tantôt à cheval et tantôt à pied, d’assez longues promenades à travers les gorges étroites et les ravines pittoresques qui forment comme un premier degré aux masses imposantes de l’Apennin. Dans mes rêveries j’appelais cette région le proscenium de la grande montagne, et j’aimais à y chercher quelque amphithéâtre de collines ou quelque terrasse naturelle bien disposée pour m’y livrer tout seul et loin des regards à des élans de déclamation lyrique, auxquels répondaient les sonores échos ou le bruit mystérieux des eaux murmurantes fuyant sous les rochers.
Un jour je me trouvai, sans m’en apercevoir, vers la route de Florence. Elle traversait, comme un ruban éclatant de blancheur, ces plaines verdoyantes doucement ondulées et semées de beaux jardins, de parcs touffus et d’élégantes villas. En cherchant à m’orienter, je m’arrêtai à la porte d’une de ces belles habitations. Cette porte se trouvait ouverte et laissait voir une allée de vieux arbres entrelacés mystérieusement. Sous cette voûte sombre et voluptueuse se promenait à pas lents une femme d’une taille élancée et d’une démarche si noble que je m’arrêtai pour la contempler et la suivre des yeux le plus longtemps possible. Comme elle s’éloignait sans paraître disposée à se retourner, il me prit une irrésistible fantaisie de voir ses traits, et j’y succombai sans trop me soucier de faire une inconvenance et de m’attirer une mortification.
« Que sait-on, me disais-je, on trouve parfois dans notre doux pays des femmes si indulgentes ! » Et puis je me disais que ma figure était trop connue pour qu’il me fût possible d’être jamais pris pour un voleur. Enfin, je comptais sur cette curiosité qu’on éprouve généralement à voir de près les manières et les traits d’un artiste un peu renommé.
Je m’aventurai donc dans l’allée couverte, et, marchant à grands pas, j’allais atteindre la promeneuse lorsque je vis venir à sa rencontre un jeune homme mis à la dernière mode et d’une jolie figure fade, qui m’aperçut avant que j’eusse le temps de m’enfoncer sous le taillis. J’étais à trois pas du noble couple. Le jeune homme s’arrêta devant la dame, lui offrit son bras, et lui dit en me regardant d’un air aussi surpris que possible pour un homme parfaitement cravaté :
— Ma chère cousine, quel est donc cet homme qui vous suit ?
La dame se retourna, et, à sa vue, j’éprouvai une émotion assez vive pour réveiller un instant mon mal. Mon cœur eut un tressaillement nerveux très aigu en reconnaissant la jeune personne qui me regardait si étrangement de sa loge d’ avant-scène, lors de l’invasion de ma maladie à Naples. Sa figure se colora légèrement, puis pâlit un peu. Mais aucun geste, aucune exclamation ne trahit son étonnement ou son indignation. Elle me toisa de la tête aux pieds avec un calme dédaigneux, et répondit avec une assurance inconcevable :
— Je ne le connais pas.
Cette singulière assertion piqua ma curiosité. Il me sembla voir dans cette jeune fille un orgueil si bizarre et une dissimulation si consommée, que je me sentis entraîné tout d’un coup à risquer quelque folle aventure. Nous autres bohémiens, nous ne nous laissons pas beaucoup imposer par les usages du monde et par les lois de la convenance ; nous n’avons pas grand peur d’être repoussés de ces théâtres particuliers où le monde à son tour pose devant nous, et où nous sentons si bien la supériorité de l’artiste ; car là, personne ne sait nous rendre les vives émotions que nous savons donner. Les salons nous ennuient et nous glacent, en retour de la chaleur et de la vie que nous y portons. J’abordai donc fièrement mes nobles hôtes, fort peu soucieux de la manière dont ils m’accueilleraient, et résolu à m’introduire dans la maison sous le premier prétexte venu.
Je saluai gravement, et me donnai pour un accordeur d’instruments qu’on avait envoyé chercher à Florence d’une maison de campagne dont j’affectai d’estropier le nom.
— Ce n’est point ici. Vous pouvez vous en aller, me répondit sèchement la signora.
Mais, en véritable fiancé, le cousin vint à mon aide.
— Chère cousine, dit-il, votre piano est tout à fait discord ; si monsieur avait le temps d’y passer une heure, nous pourrions faire de la musique ce soir. Je vous en prie ! Est-ce que vous n’y consentirez pas ?
La jeune Grimani eut un méchant sourire sur les lèvres en répondant :
— C’est comme il vous plaira, mon cousin.
Veut-elle se divertir de moi ou de lui ? pensai-je. Peut-être de tous les deux. Je m’inclinai légèrement en signe d’assentiment. Alors le cousin, avec une politesse nonchalante, me montra une porte de glace au bout de l’avenue, qui, s’abaissant en berceau, cachait la façade de la villa.
— Voyez, monsieur, me dit-il, au fond du grand salon de compagnie, vous trouverez un salon d’étude. Le forte-piano est là. J’aurai l’honneur de vous revoir quand vous aurez fini.
Et, s’adressant à sa cousine :
— Voulez-vous, lui dit-il, que nous allions jusqu’à la pièce d’eau ?
Je la vis encore sourire imperceptiblement, mais avec une joie concentrée de la mortification que j’éprouvais, tandis qu’elle me laissait aller d’un côté et continuait sa promenade en sens opposé, appuyée sur son gracieux et honorable cousin.
Ce n’est pas une chose bien difficile que d’accorder à peu près un piano, et, quoique je ne l’eusse jamais essayé, je m’en tirai assez bien ; seulement j’y mis beaucoup plus de temps qu’il n’en eût fallu à une main expérimentée, et je voyais avec un peu d’impatience le soleil s’abaisser vers la cime des arbres ; car je n’avais d’autre prétexte, pour revoir ma singulière héroïne, que de lui faire essayer le piano lorsqu’il serait d’accord. Je me hâtais donc assez maladroitement, lorsqu’au milieu du monotone carillon dont je m’étourdissais, je levai la tête et vis la signora devant moi, à demi tournée vers la cheminée, mais m’observant dans la glace avec une malicieuse attention. Rencontrer son oblique regard et l’éviter fut l’affaire d’une seconde. Je continuai ma besogne avec le plus grand sang-froid, résolu à mon tour d’observer l’ennemi et de le voir venir.
La Grimani (je continuai à lui donner ce nom en moi-même, ne lui en connaissant pas d’autres) feignit d’arranger avec beaucoup de soin des fleurs dans les vases de la cheminée ; puis elle dérangea un fauteuil, le remit à la place d’où elle venait de l’ôter, laissa tomber son éventail, le ramassa avec un grand frôlement de robe, ouvrit une fenêtre qu’elle referma aussitôt, et, voyant que j’étais décidé à ne m’apercevoir de rien, elle prit le parti de laisser tomber un tabouret sur le bout de son joli petit pied et de faire une exclamation douloureuse. Je fus assez sot pour laisser brusquement tomber la clef à marteau sur les cordes métalliques, qui exhalèrent un gémissement lamentable. La signora frissonna, haussa les épaules, et, reprenant tout d’un coup son sang-froid, comme si nous eussions joué une scène de parodie, elle me regarda fixement en disant :
— Casa, signore ?
— J’ai cru que Votre Seigneurie me parlait, répondis-je avec la même tranquillité, et je me remis à l’ouvrage.
Elle resta debout au milieu de la chambre, comme pétrifiée d’étonnement devant tant d’audace, ou comme frappée d’une incertitude subite sur mon identité avec le personnage qu’elle avait cru reconnaître. Enfin, elle s’impatienta et me demanda presque grossièrement si j’avais bientôt fini.
— Oh ! mon Dieu, non ! signora, lui répondis-je, car voici une corde cassée.
En même temps, je tournai brusquement la clef sur la cheville que je serrais, et je fis sauter la corde.
— Il me semble, reprit-elle, que ce piano vous donne beaucoup de peine.
— Beaucoup, repris-je, toutes les cordes cassent.
Et j’en fis sauter une seconde.
— C’est comme un fait exprès, s’écria-t-elle.
— Oui, en vérité, repris-je encore, c’est un fait exprès.
Le cousin entra dans cet instant, et, pour le saluer, je fis sauter une troisième corde. C’était une des dernières basses ; elle fit une détonation épouvantable. Le cousin, qui ne s’y attendait point, fit un pas en arrière, et la signora partit d’un éclat de rire. Ce rire me parut étrange. Il n’allait ni à sa figure, ni à son maintien ; il avait quelque chose d’âpre et de saccadé, qui déconcerta le cousin, si bien que j’en eus presque pitié.
— Je crains bien, dit la signora lorsque la fin de cette crise nerveuse lui permit de parler, que nous ne puissions pas faire de musique ce soir. Ce pauvre vieux cembalo est ensorcelé, toutes les cordes cassent. C’est un fait surnaturel, je vous assure, Hector ; il suffit de les regarder pour qu’elles se tordent et se brisent avec un bruit affreux.
Puis elle recommença à rire aux éclats sans que sa figure en reçût le moindre enjouement. Le cousin se mit à rire par obéissance, et fut tout à coup interrompu par ces mots de la signora :
— Mon Dieu ! mon cousin, ne riez donc pas ; vous n’en avez pas la moindre envie.
Le cousin me parut très habitué à être raillé et tourmenté. Mais il fut blessé sans doute que la chose se passât devant moi ; car il dit d’un ton fâché :
— Et pourquoi donc, cousine, n’aurais-je pas envie de rire aussi bien que vous ?
— Parce que je vous dis que cela n’est pas, répondit la signora. Mais, dites-moi donc, Hector, ajouta-t-elle sans se soucier de la bizarrerie de la transition, avez-vous été à San Carlo cette année ?
— Non, ma cousine.
— En ce cas, vous n’avez pas entendu le fameux Lélio ?
Elle prononça ces derniers mots avec emphase ; mais elle n’eut pas l’impudence de me regarder tout de suite après, et j’eus le temps de réprimer le tressaillement que me causa ce coup de pierre au beau milieu du visage.
— Je ne l’ai ni entendu, ni vu, dit le naïf cousin, mais j’en ai beaucoup ouï parler. C’est un grand artiste, à ce qu’on assure.
— Très grand, repartit la Grimani, plus grand que vous de toute la tête. Tenez ! il est de la taille de monsieur… Le connaissez-vous, monsieur ? ajouta-t-elle en se tournant vers moi.
— Je le connais beaucoup, signora, répondis-je d’un ton acerbe ; c’est un très beau garçon, un très grand comédien, un admirable chanteur, un causeur très spirituel, un aventurier hardi et facétieux, et de plus intrépide duelliste, ce qui ne gâte rien.
La signora regarda son cousin, et me regarda ensuite d’un air insouciant comme pour me dire : « Peu m’importe. » Puis elle éclata de nouveau d’un rire inextinguible, qui n’avait rien de naturel et qui ne se communiqua ni au cousin ni à moi. Je me remis à poursuivre la dominante sur le clavier, et le signor Ettore piétina avec impatience, et fit crier ses bottes neuves sur le parquet, comme un homme fort mécontent de la conversation qui s’établissait si cavalièrement entre un ouvrier de mon espèce et sa noble fiancée.
— Ah çà ! mon cousin, n’allez pas croire ce que monsieur vous dit de Lélio, reprit brusquement la signora en interrompant son rire convulsif. Quant à la grande beauté du personnage, je n’y saurais contredire : car je ne l’ai pas regardé ; et d’ailleurs, sous le fard, sous les faux cheveux et les fausses moustaches, un acteur peut toujours sembler jeune et beau. Mais quant à être un admirable chanteur et un bon comédien, je le nie. Il chante faux d’abord, et ensuite il joue détestablement. Sa déclamation est emphatique, son geste vulgaire, l’expression de ses traits guindée. Quand il pleure, il grimace ; quand il menace, il hurle ; quand il est majestueux, il est ennuyeux ; et, dans ses meilleurs moments, c’est-à-dire lorsqu’il se tient coi et ne dit mot, on peut lui appliquer le refrain de la chanson :
Brutto è quanto stupido.
Je suis fâchée de n’être pas de l’avis de monsieur ; mais je suis de l’avis du public, moi ! Ce n’est pas ma faute si Lélio n’a pas eu le moindre succès à San Carlo, et je ne vous conseille pas, mon cousin, de faire le voyage de Naples pour le voir.
Ayant reçu cette cinglante leçon, je faillis un instant perdre la tête et chercher querelle au cousin pour punir la signora : mais le digne garçon ne m’en laissa pas le temps.
— Voilà bien les femmes ! s’écria-t-il, et surtout voilà bien vos inconcevables caprices, ma cousine ! Il n’y a pas plus de trois jours, vous me disiez que Lélio était le plus bel acteur et le plus inimitable chanteur de toute l’Italie. Sans doute, vous me direz demain le contraire de ce que vous dites aujourd’hui, sauf à revenir après-demain…
— Demain et après, et tous les jours de ma vie, cher cousin, interrompit précipitamment la signora, je dirai que vous êtes un fou et Lélio un sot.
— Brava, signora, reprit le cousin à demi-voix en lui offrant son bras pour sortir du salon ; on est un fou quand on vous aime et un sot quand on vous déplaît.
— Avant que Vos Seigneuries se retirent, dis-je alors sans trahir la moindre émotion, je leur ferai observer que ce piano est en trop mauvais état pour que je puisse le réparer entièrement aujourd’hui. Je suis forcé de me retirer ; mais, si Vos Seigneuries le désirent, je reviendrai demain.
— Certainement, monsieur, répondit le cousin avec une courtoisie protectrice et se retournant à demi vers moi ; vous nous obligerez si vous revenez demain.
La Grimani, l’arrêtant d’un geste brusque et vigoureux, le força de se retourner tout à fait, resta immobile appuyée sur son bras, et me toisant d’un air de défi :
— Monsieur reviendra demain ? dit-elle en me voyant fermer le piano et prendre mon chapeau.
— Je n’y manquerai certainement pas, répondis-je en la saluant jusqu’à terre.
Elle continua à tenir son cousin immobile à l’entrée de la salle, jusqu’à ce que, forcé de passer devant eux pour me retirer, je les saluai de nouveau en regardant cette fois ma Bradamante avec une assurance digne de la lutte qui s’engageait. Une étincelle de courage jaillit de son regard. J’y lus clairement que mon audace ne lui déplaisait pas, et que la lice ne me serait pas fermée.
Aussi je fus à mon poste le lendemain avant midi, et je trouvai l’héroïne au sien, assise au piano et frappant les touches muettes ou grinçantes avec une impassibilité admirable, comme si elle eût voulu me prouver par cette diabolique symphonie la haine et le mépris qu’elle avait pour la musique.
J’entrai avec calme et la saluai avec autant de respectueuse indifférence que si j’eusse été en effet l’accordeur de piano. Je posai trivialement mon chapeau sur une chaise, j’ôtai péniblement mes gants, imitant la gaucherie d’un homme qui n’est pas habitué à en porter. Je tirai de ma poche une boîte de sapin remplie de bobines de laiton, et je commençai à en dérouler la longueur d’une corde, le tout avec gravité et simplicité. La signora allait toujours battant d’une manière impitoyable le malheureux piano, qui ne rendait plus que des sons à faire fuir les barbares les plus endurcis. Je vis alors qu’elle se divertissait à le fausser et à le briser de plus en plus, afin de me donner de la besogne, et je trouvai dans cette espièglerie plus de coquetterie que de méchanceté ; car elle paraissait assez disposée à me tenir compagnie. Alors je lui dis du plus grand sérieux :
— Votre Seigneurie trouve-t-elle que le piano commence à être d’accord ?
— J’en trouve l’harmonie satisfaisante, répondit-elle en se pinçant la lèvre pour ne pas rire, et les sons qu’il rend son extrêmement agréables.
— C’est un bel instrument, repris-je.
— Et en très bon état, ajouta-t-elle.
— Votre Seigneurie a un très beau talent sur le piano.
— Comme vous voyez.
— Voilà une valse charmante et très bien exécutée.
— N’est-ce pas ? comment ne jouerait-on pas bien sur un instrument aussi bien accordé ? Vous aimez la musique, monsieur ?
— Peu, signora ; mais celle que vous faites me va à l’âme.
— En ce cas, je vais continuer.
Et elle écorcha avec un sourire féroce un des airs de bravura qu’elle m’avait entendu chanter avec le plus de succès au théâtre.
— Monsieur votre cousin se porte bien ? lui dis-je, lorsqu’elle eut fini.
— Il est à la chasse.
— Votre Seigneurie aime le gibier ?
— Je l’aime démesurément. Et vous, monsieur ?
— Je l’aime sincèrement et profondément.
— Lequel aimez-vous mieux, du gibier ou de la musique ?
— J’aime la musique à table ; mais dans ce moment-ci j’aimerais mieux du gibier.
Elle se leva et sonna. À l’instant même un laquais parut comme s’il eût été une pièce de mécanique obéissant au ressort de la sonnette.
— Apportez ici le pâté de gibier que j’ai vu ce matin dans l’office, dit la signora.
Et deux minutes après le domestique reparut avec un pâté colossal, qu’à un signe de sa maîtresse il posa majestueusement sur le piano.
Un grand plateau, couvert de vaisselle et de tout l’attirail nécessaire à la réfection des êtres civilisés, vint se placer comme par enchantement à l’autre bout de l’instrument, et la signora, d’une main forte et légère, brisa le rempart de croûte appétissante et fit une large brèche à la forteresse.
— Voilà une conquête à laquelle nos seigneurs les Français n’auront point de part, dit-elle en s’emparant d’une perdrix qu’elle mit sur une assiette du Japon, et qu’elle alla dévorer à l’autre bout de la chambre, accroupie sur un coussin de velours à glands d’or.
Je la regardais avec étonnement, ne sachant pas trop si elle était folle ou si elle voulait me mystifier.
— Vous ne mangez pas ? me dit-elle sans se déranger.
— Votre Seigneurie ne me l’a pas commandé, répondis-je.
— Oh ! ne vous gênez pas, dit-elle en continuant à manger à belles dents.
Ce pâté avait une si bonne mine et un si bon fumet, que j’écoutai les conseils philosophiques de la raison positive. J’attirai une autre perdrix dans une autre assiette du Japon, que je posai sur le clavier du piano et que je me mis à dévorer de mon côté avec autant de zèle que la signora.
Si ce château n’est pas celui de la Belle au bois dormant, pensai-je, et que cette maligne fée n’en soit pas le seul être animé, il est évident que nous allons voir arriver un oncle, un père, ou une tante, ou une gouvernante, ou quelque chose qui soit censé, aux yeux des bonnes gens, servir de chaperon à cette tête indomptée. En cas d’une apparition de ce genre, je voudrais bien savoir jusqu’à quel point cette bizarre manière de déjeuner sur un piano en tête à tête avec la demoiselle de la maison sera trouvée séante. Peu m’importe, après tout ; il faut bien voir où me mèneront ces extravagances, et, s’il y a là-dessous une haine de femme, j’aurai mon tour, dussé-je l’attendre dix ans !
En même temps je regardais par-dessus le pupitre du piano ma belle hôtesse, qui mangeait d’une manière surnaturelle, et qui ne semblait nullement possédée de cette sotte manie qu’ont les demoiselles de ne manger qu’en secret, et de pincer les lèvres à table d’un air sentimental, comme si elles étaient d’une nature supérieure à la nôtre. Lord Byron n’avait pas encore mis à la mode le manque d’appétit chez le beau sexe. De sorte que ma fantasque signora s’en donnait à cœur joie, et qu’au bout de peu d’instants elle revint auprès de moi, pour tirer du pâté ébréché un filet de lièvre et une aile de faisan. Elle me regarda sans rire, et me dit d’un ton sentencieux :
— Ce vent d’est donne faim.
— Il me paraît que Votre Seigneurie est douée d’un bon estomac, lui dis-je.
— Si on n’avait pas un bon estomac à quinze ans, répondit-elle, il faudrait y renoncer.
— Quinze ans ! m’écriai-je en la regardant avec attention et en laissant tomber ma fourchette.
— Quinze ans et deux mois, répondit-elle en retournant à son coussin avec son assiette de nouveau remplie ; ma mère n’en a pas encore trente-deux, et elle s’est remariée l’an dernier. N’est-ce pas singulier, dites-moi, une mère qui se marie avant sa fille ? Il est vrai que si ma petite mère chérie eût voulu attendre mon mariage, elle eût attendu longtemps. Qui donc voudrait épouser une personne, belle, à la vérité, mais stupide au-delà de tout ce qu’on peut imaginer ?
Il y avait tant de gaieté et de bonhomie dans l’air sérieux dont elle me plaisantait ; c’était un si joli loustig que cette grande fille aux yeux noirs et aux longues boucles de cheveux tombant sur un cou d’albâtre ; elle était assise sur son coussin avec une naïveté si gracieuse et en même temps si chaste, que toute ma défiance et tous mes mauvais desseins m’abandonnèrent. J’avais résolu de vider le flacon de vin afin d’endormir tout scrupule. Je repoussai le flacon, et, abandonnant mon assiette, appuyant mon coude sur le piano, je me mis à la considérer de nouveau et sous un nouvel aspect. Ce chiffre de quinze ans avait bouleversé toutes mes idées. J’ai toujours attaché beaucoup d’importance, quand j’ai voulu juger une personne, et surtout une personne du sexe féminin, à m’enquérir de son âge de la manière la plus authentique possible. L’habileté croît si rapidement chez le sexe que six mois de plus ou de moins font souvent que la candeur est fourberie ou la fourberie candeur. Jusque-là je m’étais imaginé que la Grimani avait au moins vingt ans ; car elle était si grande, si forte, si brune, et douée dans son regard, dans son maintien, dans ses moindres mouvements, d’une telle assurance, que tout le monde faisait le même anachronisme que moi à son premier abord. Mais, en la regardant mieux, je reconnus mon erreur. Ses épaules étaient larges et puissantes ; mais sa poitrine n’était pas encore développée. S’il y avait de la femme dans toute son attitude, il y avait certains airs et certaines expressions de visage qui révélaient l’enfant. Ne fût-ce que ce robuste appétit, cette absence totale de coquetterie, et l’inconvenance audacieuse du tête-à-tête qu’elle s’était réservé avec moi, il devint manifeste à mes yeux que je n’avais point affaire, comme je l’avais cru d’abord, à une femme orgueilleuse et rusée, mais à une pensionnaire espiègle, et je repoussai avec horreur la pensée d’abuser de son imprudence.
Je restais plongé dans cet examen, oubliant de répondre à la provocation significative que je venais de recevoir. Elle me regarda fixement, et cette fois je ne songeai pas à éviter son regard, mais à l’analyser. Elle avait les plus beaux yeux du monde, à fleur de tête, et très ouverts ; leur direction était toujours nette, brusque et saisissant d’emblée l’objet de l’attention. Ce regard, très rare chez une femme, était absolu et non effronté. C’était la révélation et l’action d’une âme courageuse, fière et franche. Il interrogeait toutes choses avec autorité, et semblait dire : « Ne me cachez rien ; car, moi, je n’ai rien à cacher à personne. »
Lorsqu’elle vit que je bravais son attention, elle fut alarmée, mais non intimidée ; et, se levant tout d’un coup, elle provoqua l’explication que je voulais lui demander.
— Signor Lélio, me dit-elle, si vous avez fini de déjeuner, vous allez me dire ce que vous êtes venu faire ici.
— Je vais vous obéir, signora, répondis-je en allant ramasser son assiette et son verre qu’elle avait posés sur le parquet, et en les reportant sur le piano ; seulement, je prie Votre Seigneurie de me dire si l’accordeur de piano doit, pour vous répondre, s’asseoir devant le clavier, ou si le comédien Lélio doit se tenir debout, le chapeau à la main, et prêt à se retirer, après avoir eu l’honneur de vous parler.
— Monsieur Lélio voudra bien s’asseoir sur ce fauteuil, dit-elle en me désignant un siège placé à droite de la cheminée, et moi, sur celui-ci, ajouta-t-elle en s’asseyant du côté gauche, en face de moi, à dix pieds environ de distance.
— Signora, lui dis-je en m’asseyant, il faut, pour vous obéir, que je reprenne les choses d’un peu haut. Il y a environ deux mois, je jouais Roméo et Juliette à San Carlo. Il y avait dans une loge d’avant-scène…
— Je puis aider votre mémoire, reprit la Grimani. Il y avait dans une loge d’avant-scène, à droite du théâtre, une jeune personne qui vous parut belle ; mais, en la regardant de plus près, vous trouvâtes que son visage était si dépourvu d’expression, que vous vîntes à vous écrier… en parlant à une de ces dames du théâtre, et assez haut pour que la jeune personne l’entendît…
— Au nom du ciel ! signora, interrompis-je, ne répétez pas les paroles échappées à mon délire, et sachez que je suis sujet à des irritations nerveuses qui me rendent presque fou. Dans cette disposition, tout me porte ombrage, tout me fait souffrir…
— Je ne vous demande pas pourquoi il vous plut de dire votre avis d’une façon si nette sur le compte de la demoiselle de l’avant-scène ; je vous prie seulement de me raconter le reste de l’histoire.
— Je suis obligé, pour être véridique et conséquent, d’insister sur le prologue. En proie à un premier accès de fièvre, début d’une maladie grave dont je suis à peine rétabli, je m’imaginai lire un profond dédain et une froide ironie sur le visage incomparablement beau de la demoiselle de l’avant-scène. J’en fus impatienté, puis troublé, puis bouleversé, au point que je perdis la tête, et que je me laissai aller à un mouvement brutal pour faire cesser le charme funeste qui enchaînait toutes mes facultés, et me paralysait au moment le plus énergique et le plus important de mon rôle. Il faut que Votre Seigneurie me pardonne une folie ; je crois au magnétisme, surtout les jours où je suis malade et où mon cerveau est faible comme mes jambes. Je m’imaginai que la demoiselle de l’avant-scène avait sur moi une influence pernicieuse ; et, durant la cruelle maladie qui s’empara de moi le lendemain de ma faute, je vous avouerai qu’elle m’apparut souvent dans mon délire ; mais toujours altière, toujours menaçante, et me promettant que je paierais cher le blasphème qui m’était échappé. Telle est, signora, la première partie de mon histoire.
Je préparais mon bouclier pour recevoir une bordée d’épigrammes, en manière de commentaires, sur ce récit bizarre et, quoique vrai, très invraisemblable, il faut l’avouer. Mais la jeune Grimani, me regardant avec une douceur que je ne soupçonnais pas pouvoir s’allier avec le caractère de sa beauté, me dit, en se penchant un peu sur le bras de son fauteuil :
— En effet, seigneur Lélio, votre visage atteste de vives souffrances ; et, s’il faut tout vous avouer, lorsque je vous ai reconnu hier, je me suis dit que je vous avais bien mal regardé sur la scène ; car vous me paraissiez alors plus jeune de dix ans ; et aujourd’hui je ne vous trouve pas plus âgé que vous ne m’aviez semblé au théâtre ; seulement je vous trouve l’air malade, et je suis bien affligée d’avoir été un sujet d’irritation pour vous…
Je rapprochai involontairement mon fauteuil ; mais aussitôt mon interlocutrice reprit son ton railleur et fantasque.
— Passons à la seconde partie de votre histoire, monsieur Lélio, me dit-elle en jouant de l’éventail, et veuillez m’apprendre comment, au lieu de la fuir, vous êtes venu jusqu’ici relancer cette personne dont la vue vous est si odieuse et si funeste.
— C’est ici que l’auteur s’embarrasse, répondis-je en reculant mon fauteuil, qui roulait très aisément au moindre mouvement de la conversation. Dirai-je que le hasard seul m’a conduit ici ? Si je le dis, Votre Seigneurie le croira-t-elle ; et si je dis que ce n’est pas le hasard, Votre Seigneurie le souffrira-t-elle ?
— Il m’importe assez peu, dit-elle, que ce soit le hasard ou l’attraction magnétique, comme vous le diriez peut-être, qui vous amène dans ce pays ; je désire seulement savoir quel est le hasard qui vous a fait devenir accordeur de pianos.
— Le hasard de l’inspiration, signora ; le premier prétexte m’était bon pour m’introduire ici.
— Mais pourquoi vous introduire ici ?
— Je répondrai sincèrement si Votre Seigneurie daigne me dire auparavant quel est le hasard qui l’a déterminée à m’y laisser pénétrer, bien qu’elle m’eût reconnu au premier coup d’œil.
— Le hasard de la fantaisie, seigneur Lélio. Je m’ennuyais en tête à tête avec mon cousin, ou avec une vieille tante dévote que je connais à peine ; et, tandis que l’un est à la chasse et l’autre à l’église, j’ai pensé que je pourrais égayer par une folie la maussade solitude où on me laisse languir.
Mon fauteuil se rapprocha de lui-même, et j’hésitai à prendre la main de la signora. Elle me paraissait effrontée en cet instant. Il y a des jeunes filles qui naissent femmes, et qui sont corrompues avant d’avoir perdu leur innocence. Celle-ci est bien un enfant, pensais-je, mais un enfant ennuyé de l’être, et je serais un grand sot de ne pas répondre à des agaceries faites avec tant de sang-froid et de hardiesse. Ma foi, tant pis pour le cousin ! Pourquoi aime-t-il la chasse plus que sa cousine ?
Mais la signora ne fit aucune attention à l’agitation qui s’emparait de moi, et elle ajouta :
— Maintenant la farce est jouée ; nous avons mangé le gibier de mon cousin, et j’ai parlé avec un acteur. Voilà ma tante et mon prétendu mystifiés. La semaine dernière, mon cousin était furieux, parce que, selon lui, je faisais votre éloge avec trop d’enthousiasme. Maintenant, quand il me parlera de vous, et quand ma tante dira que les acteurs sont tous excommuniés en France, je baisserai les yeux d’un air modeste et béat, et je rirai en moi-même de penser que je connais le seigneur Lélio, et que j’ai déjeuné avec lui, ici même, sans que personne s’en doute. Mais maintenant il vous reste, monsieur Lélio, à me dire pourquoi vous avez voulu vous introduire ici à l’aide d’un faux rôle ?
— Pardon, signora… vous avez dit un mot qui me frappe beaucoup… Vous avez fait la semaine dernière mon éloge avec enthousiasme ?
— Oh ! c’était uniquement pour faire enrager mon cousin. Je ne suis point enthousiaste de ma nature.
Lorsqu’elle me raillait, je reprenais goût à l’aventure et j’étais prêt à m’enhardir.
— Puisque vous êtes si sincère envers moi, répondis-je, je ne le serai pas moins envers Votre Seigneurie. Je me suis introduit ici avec l’intention de réparer mon crime et de demander humblement pardon à la beauté divine que j’ai blasphémée.
En même temps je me laissai glisser de mon fauteuil, et je me trouvai aux genoux de la Grimani, bien près de m’emparer de ses belles mains. Elle ne parut pas s’en émouvoir beaucoup ; seulement je vis que, pour dissimuler un peu d’embarras, elle feignait d’examiner les mandarins chinois dont les robes d’or et de pourpre chatoyaient sur son éventail.
— Oh ! mon Dieu ! monsieur, me dit-elle sans me regarder, vous êtes bien bon de croire que vous ayez à me demander pardon. D’abord, si j’ai l’air stupide, vous n’êtes pas du tout coupable de vous en être aperçu ; en second lieu, si je ne l’ai pas, il m’est absolument indifférent que vous vous le persuadiez.
— Je jure par tous les dieux, et par Apollon en particulier, que je n’ai parlé ainsi que par colère, par folie, par un autre sentiment peut-être, qui alors ne faisait que de naître et troublait déjà mon esprit. Je voyais que vous me trouviez détestable, et que vous n’aviez pour moi aucune indulgence ; pouvais-je me résigner tranquillement à perdre le seul suffrage qu’il m’eût été doux et glorieux de conquérir ? Enfin, signora, je suis ici, j’ai découvert votre demeure, et, sachant à peine votre nom, je vous ai cherchée, poursuivie, atteinte, malgré la distance et les obstacles ; me voici à vos pieds. Pensez-vous que j’aurais surmonté de telles difficultés si je n’avais été tourmenté de remords, non à cause de vous qui dédaignez avec raison l’effet de vos charmes sur un pauvre histrion comme moi, mais à cause de Dieu, dont j’ai outragé et dont j’ai méconnu la plus belle œuvre ?
Je me hasardai en parlant ainsi à prendre une de ses mains ; mais elle se leva brusquement, en disant :
— Levez-vous, monsieur, levez-vous ; voici mon cousin qui revient de la chasse.
En effet, à peine avais-je eu le temps de courir au piano et de l’ouvrir, que le signor Ettore Grimani, en costume de chasse et le fusil à la main, entra et vint déposer aux pieds de sa cousine son carnier plein de gibier.
— Oh ! ne vous approchez pas tant de moi, lui dit la signora, vous êtes horriblement crotté, et toutes ces bêtes ensanglantées me dégoûtent. Ah ! Hector, je vous en prie, allez-vous-en, et emmenez tous ces grands vilains chiens qui sentent la vase et qui salissent le parquet.
Force fut au cousin de se contenter de cet élan de reconnaissance et d’aller se parfumer à loisir dans sa chambre. Mais à peine était-il sorti de l’appartement qu’une sorte de duègne entra, et annonça à la signora que sa tante venait de rentrer et la priait de se rendre auprès d’elle.
— J’y vais, répondit la Grimani ; et vous, monsieur, dit-elle en se retournant vers moi, puisque cette touche est recassée, veuillez l’emporter et la recoller solidement. Il faudra la rapporter demain et achever de replacer les cordes qui manquent. N’est-ce pas, monsieur, on peut compter sur votre parole ? Vous serez exact ?
— Oui, signora, vous pouvez y compter, répondis-je, et je me retirai, emportant la touche d’ivoire qui n’était pas cassée.
Je fus exact au rendez-vous. Mais ne pensez point, mes chers amis, que je fusse amoureux de cette petite personne ; c’est tout au plus si elle me plaisait. Elle était extrêmement belle ; mais je voyais sa beauté par les yeux du corps, je ne la sentais pas par ceux de l’âme ; si, par instants, je me prenais à aimer cette pétulance enfantine, bientôt après je retombais dans mes doutes et me disais qu’elle pouvait bien m’avoir menti, elle qui mentait à son cousin et à sa gouvernante avec tant d’aplomb ; qu’elle avait peut-être bien une vingtaine d’années, comme je l’avais cru d’abord, et que peut-être aussi elle avait fait déjà plusieurs escapades pour lesquelles on l’avait séquestrée dans ce triste château, sans autre société que celle d’une vieille dévote destinée à la gourmander, et d’un excellent cousin prédestiné à endosser innocemment ses erreurs passées, présentes et futures.
Je la trouvai au salon avec ce cher cousin et trois ou quatre grands chiens de chasse, qui faillirent me dévorer. La signora, éminemment capricieuse, faisait ce jour-là à ces nobles animaux un accueil tout différent de la veille, et quoiqu’ils ne fussent guère moins crottés et moins insupportables, elle les laissait complaisamment s’étendre tour à tour ou pêle-mêle sur un vaste sofa en velours rouge à crépines d’or. De temps en temps elle s’asseyait au milieu de cette meute pour caresser les uns, pour taquiner amicalement les autres.
Il me sembla bientôt que ce retour d’amitié vers les chiens était une coquetterie tendre envers son cousin, car le blond signor Ettore en paraissait très flatté, et je ne sais lequel il aimait le mieux, de sa cousine ou de ses chiens.
Elle était d’une vivacité étourdissante, et son humeur me semblait montée à un tel diapason, elle m’envoyait dans la glace des œillades si acérées, que j’aspirais à voir le cousin s’éloigner. Il s’éloigna en effet bientôt. La signora lui donna une commission. Il se fit un peu prier, puis il obéit à un regard impérieux, à un : « Vous ne voulez pas y aller ? » proféré d’un ton qu’il paraissait tout à fait incapable de braver.
À peine fut-il sorti, qu’abandonnant la tablature, je me levai en cherchant dans les yeux de la signora si je devais m’approcher d’elle, ou attendre qu’elle s’approchât de moi. Elle aussi était debout et semblait vouloir deviner dans mon regard ce à quoi j’allais me décider. Mais elle m’encourageait si peu, et ses lèvres semblaient entrouvertes pour me donner une telle leçon (si je venais par malheur à manquer d’esprit dans cette périlleuse rencontre), que je me sentis un peu troublé intérieurement. Je ne sais comment cet échange de regards à la fois provocateurs et méfiants, ce bouillonnement de tout notre être qui nous retenait l’un et l’autre dans l’immobilité, cette alternative d’audace et de crainte qui me paralysait au moment peut-être décisif de mon aventure, tout jusqu’à la robe de velours noir de la Grimani, et le brillant soleil qui, pénétrant en rayons d’or à travers les sombres rideaux de soie de l’appartement, venait s’éteindre à nos pieds dans un clair-obscur fantastique, l’heure, l’atmosphère brûlante, et le battement comprimé de mon cœur ; tout me rappela vivement une scène de ma jeunesse assez analogue : la signora Bianca Aldini, dans l’ombre de sa gondole, enchaînant d’un regard magnétique un de mes pieds posé sur la barque et l’autre sur le rivage du Lido. Je ressentais le même trouble, la même agitation intérieure, le même désir, prêts à faire place à la même colère. Serait-ce donc, pensai-je, que je désirai autrefois la Bianca par amour-propre, ou que je désire aujourd’hui la Grimani par amour ?
Il n’y avait pas moyen de m’élancer, en chantant d’un air dégagé, dans la campagne, comme jadis j’avais bondi sur la grève du Lido, pour me venger d’une innocente coquetterie. Je n’avais pas d’autre parti à prendre que de me rasseoir, et je n’avais d’autre vengeance à exercer que de recommencer sur le piano la quinte majeure : A-mi-la-E-si-mi.
Il faut convenir que cette façon d’exhaler mon dépit ne pouvait pas être bien triomphante. Un imperceptible sourire voltigea au coin de la lèvre de la signora, lorsque je pliai les genoux pour me rasseoir, et il me sembla lire ces mots charmants écrits sur sa physionomie : Lélio, vous êtes un enfant. Mais, lorsque je me relevai brusquement, prêt à faire rouler le piano au fond de la chambre pour voler à ses pieds, je lus clairement dans sa noire prunelle ces mots terribles : Monsieur, vous êtes un fou.
La signora Aldini, pensai-je, avait vingt-deux ans, j’en avais quinze ou seize, et j’en ai plus de vingt-deux. Que j’aie été dominé par la Bianca, c’est tout simple ; mais que je sois joué par celle-ci, ce n’est pas dans l’ordre. Donc, il faut du sang-froid. Je me rassis avec calme, en disant :
— Pardon, signora, si je regarde l’heure à la pendule ; je ne puis rester longtemps, et ce piano me paraît en assez bon état pour que je retourne à mes affaires.
— En bon état ! répondit-elle avec un mouvement d’humeur bien marqué. Vous l’avez mis en si bon état que je crains de n’en jouer de ma vie. Mais j’en suis bien fâchée ; vous avez entrepris de l’accorder : il faut, seigneur Lélio, que vous en veniez à votre honneur.
— Signora, repris-je, je ne tiens pas plus à accorder ce piano que vous ne tenez à en jouer. Si j’ai obéi à votre commandement en revenant ici, c’est afin de ne pas vous compromettre en cessant brusquement cette feinte. Mais Votre Seigneurie doit comprendre que la plaisanterie ne peut pas durer éternellement ; que le troisième jour cela commence à n’être plus divertissant pour elle, et que le quatrième cela serait un peu dangereux pour moi-même. Je ne suis ni assez riche ni assez illustre pour avoir du temps à perdre. Votre Seigneurie voudra bien permettre que je me retire dans quelques minutes, et que ce soir un véritable accordeur vienne achever ma besogne, en alléguant que son confrère est malade et l’a envoyé à sa place. Je puis, sans livrer notre petit secret et sans me faire connaître, trouver un remplaçant qui me saura gré d’une bonne pratique de plus.
La signora ne répondit pas un mot ; mais elle devint pâle comme la mort, et de nouveau je me sentis vaincu. Le cousin rentra. Je ne pus réprimer un mouvement d’impatience. La signora s’en aperçut, et de nouveau elle triompha ; et de nouveau, voyant bien que je ne voulais pas m’en aller, elle se fit un jeu de mes secrètes agitations.
Elle redevint vermeille et sémillante. Elle fit à son cousin mille agaceries qui tenaient un milieu si juste entre la tendresse et l’ironie, que ni lui ni moi ne sûmes bientôt à quoi nous en tenir. Puis tout d’un coup, lui tournant le dos et s’approchant de moi, elle me pria, à voix basse et d’un air mystérieux, de tenir le piano à un quart de ton au- dessous du diapason, parce qu’elle avait une voix de contralto. Qui voulait-elle mystifier du cousin ou de moi, en me disant ce grand secret d’un air si important ? Je faillis aller donner une poignée de main à Hector, tant notre figure me parut également sotte et notre position ridicule. Mais je vis que le bon jeune homme y attachait plus d’importance que moi, et il me regarda de travers d’un air si sournois et si profond, que j’eus de la peine à m’empêcher de rire. Je répondis tout bas à la Grimani et d’un air encore plus confidentiel :
— Signora, j’ai prévenu vos désirs, et le piano est juste au ton de l’orchestre de San Carlo, qu’on baissa la saison dernière à cause de mon rhume.
La signora prit alors le bras de son cousin d’un air théâtral, et l’emmena dans le jardin avec précipitation. Comme ils restèrent à se promener devant la façade, et que je voyais leurs ombres passer et repasser sur le rideau, je me mis derrière ce rideau, et j’écoutai leur conversation.
— C’est précisément ce que je voulais vous dire, cher cousin, disait la signora. Cet homme a une figure bizarre, effrayante ; il ne se doute pas de ce que c’est qu’un piano, et jamais il ne viendra à bout de l’accorder. Vous verrez ! C’est un chevalier d’industrie, n’en doutez pas. Ayons toujours l’œil sur lui, et tenez votre montre dans votre main quand il passera près de vous. Je vous jure que, pendant que je me penchais, sans me douter de rien, vers le piano, pour lui dire de le baisser, il a avancé la main pour me voler ma chaîne d’or.
— Eh ! vous raillez, ma cousine ! Il est impossible qu’un filou ait tant d’audace. Ce n’est pas du tout là ce que je veux vous dire, et vous feignez de ne pas me comprendre.
— Je feins, Hector ? Vous m’accusez de feindre ? Moi, feindre ! En vérité, dites-moi si vous valez la peine que je me donnerais pour inventer un mensonge ?
— Cette dureté est fort inutile, ma cousine. Il paraît que je vaux du moins la peine que vous cherchiez l’occasion de m’adresser des paroles mortifiantes.
— Mais, pour Dieu, de quoi parlez-vous, mon cousin ? Et pourquoi dites-vous que cet homme…
— Je dis que cet homme n’est point un accordeur de pianos, qu’il n’accorde pas votre piano, qu’il n’a jamais accordé aucun piano. Je dis qu’il ne vous quitte pas de l’œil, qu’il épie tous vos mouvements, qu’il aspire toutes vos paroles. Je dis que c’est un homme qui vous aura vue quelque part, à Naples ou à Florence, au théâtre ou à la promenade, et qui est tombé amoureux de vous.
— Et qui s’est introduit ici sous un déguisement, pour me voir et pour me séduire peut-être, l’infâme, le scélérat !
En prononçant ces paroles d’un ton emphatique, la signora se renversa sur un banc en riant aux éclats. Comme je vis le cousin s’approcher de la porte du salon d’un air presque furieux, je retournai à mon poste, et, m’armant du marteau d’accordage, je résolus de l’en assommer s’il essayait de m’outrager ; car j’avais déjà pressenti l’homme qui s’arrange de manière à ne pas se battre, et qui appelle ses valets quand on le brave à portée de l’antichambre. Il tombera raide mort avant de tirer le cordon de cette sonnette, pensai-je en serrant le marteau dans ma main et en jetant un rapide regard autour de moi. Mais mon aventure ne garda pas longtemps cette tournure dramatique.
Je revis la signora au bras de son cousin, se promenant sur la terrasse, et de temps en temps s’arrêtant devant la porte de glaces entrouverte, pour me regarder, elle, d’un air railleur, lui, d’un air embarrassé. Je ne savais plus ce qui se passait entre eux, et la colère me montait de plus en plus à la gorge.
Une jolie soubrette se trouva tout d’un coup en tiers sur la terrasse. La signora lui parlait d’un ton animé, tantôt riant, tantôt prenant un air absolu. La soubrette semblait hésiter ; le cousin semblait supplier sa cousine de ne pas faire d’extravagance. Enfin la soubrette vint à moi d’un air confus, et me dit en rougissant jusqu’à la racine des cheveux :
— Monsieur, la signora m’ordonne de vous dire, en propres termes, que vous êtes un insolent, et que vous feriez bien mieux d’accorder le piano que de la regarder comme vous faites. Pardon, monsieur… Je crois bien que c’est une plaisanterie.
— Et je le prends ainsi, répondis-je ; mais répondez à la signora que je lui présente mon profond respect, et que je la prie de ne pas me croire assez insolent pour la regarder. Je n’y pensais pas le moins du monde ; et, s’il faut vous dire la vérité, à vous, ma belle enfant, c’est vous que je voyais au milieu de la prairie, et qui m’occupiez tellement que je ne songeais plus à continuer ma besogne.
— Moi ! monsieur, dit la soubrette en rougissant encore plus et en inclinant sa jolie tête sur son sein avec embarras. Comment pouvais-je occuper monsieur ?
— Parce que vous êtes plus jolie cent fois que votre maîtresse, lui dis-je en passant un bras autour d’elle et en lui donnant un baiser avant qu’elle eût le temps de se douter de ma fantaisie.
C’était une belle villageoise, une sœur de lait de la signora. Elle était brune aussi, grande et svelte, mais timide dans sa démarche, et aussi naïve, aussi douce dans son maintien que sa jeune maîtresse était résolue et rusée. Elle tomba dans un tel trouble en se voyant ainsi embrassée par surprise devant la signora, qui s’était approchée jusqu’au seuil du salon, entraînant son imbécile cousin, qu’elle s’enfuit en cachant son visage dans son tablier bleu brodé d’argent. La signora, qui ne s’attendait pas davantage à me voir prendre si philosophiquement ses impertinences, recula d’un pas, et le cousin, qui n’avait rien vu, répéta plusieurs fois de suite :
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que c’est ?
La pauvre fillette continua de fuir sans vouloir répondre, et la signora éclata d’un rire forcé dont je feignis de ne pas m’apercevoir.
Au bout de peu d’instants, je la vis reparaître seule. Elle avait une expression de visage qui voulait être sévère, et qui était émue et troublée.
— Il est heureux pour vous et pour moi, monsieur, dit-elle d’une voix un peu altéré, que mon cousin soit crédule et simple ; car sachez qu’il est jaloux et querelleur.
— En vérité, mademoiselle ? répondis-je gravement.
— Ne raillez pas, monsieur, reprit-elle avec dépit. On peut être aisé à tromper quand on aime ; mais on est brave quand on s’appelle Grimani.
— Je n’en doute point, mademoiselle, répondis-je sur le même ton.
— Je vous prie donc, monsieur, reprit-elle encore avec une véhémence involontaire, de ne plus vous montrer ici ; car toutes ces plaisanteries pourraient mal finir.
— C’est comme il vous plaira, mademoiselle, répondis-je toujours imperturbable.
— Il me paraît cependant, monsieur, qu’elles vous divertissent beaucoup ; car vous ne paraissez pas disposé à les terminer.
— Si je m’en amuse, signora, c’est par obéissance, comme on s’amuse en Italie sous le règne du grand Napoléon. Je voulais me retirer il y a une heure, et c’est vous qui n’avez pas voulu.
— Je ne l’ai pas voulu ? Osez-vous dire que je ne l’ai pas voulu ?
— Je voulais dire, signora, que vous n’y avez pas songé ; car j’attendais que vous me donnassiez un prétexte pour me retirer d’une manière tant soit peu vraisemblable au beau milieu de ma besogne, et il m’était impossible, quant à moi, de l’imaginer. Cela serait si peu naturel dans l’état où est le piano, et j’ai une si ferme volonté de ne rien faire qui puisse vous compromettre, que je reviendrai demain…
— Vous ne le ferez pas…
— J’en demande bien pardon à Votre Seigneurie, je reviendrai.
— Et pourquoi donc, monsieur ? Et de quel droit ?
— Je reviendrai pour satisfaire la curiosité du seigneur Hector, qui est fort intrigué de savoir qui je suis, et j’y reviendrai du droit que vous m’avez donné de faire face à l’homme avec qui vous avez voulu rire de moi.
— Est-ce une menace, seigneur Lélio ? dit-elle en cachant sa frayeur sous le manteau de son orgueil.
— Non, signora. Un homme qui ne veut pas reculer devant un autre homme n’est pas un homme qui menace.
— Mais mon cousin ne vous a rien dit, monsieur ; c’est contre son gré que je vous ai fait ces plaisanteries.
— Mais il est jaloux et querelleur… De plus, il est brave. Moi, je ne suis pas jaloux, signora, je n’en ai ni le droit ni la fantaisie. Mais je suis querelleur aussi, et peut-être que, moi aussi, bien que je ne m’appelle pas Grimani, je suis brave ; qu’en savez-vous ?
— Oh ! je n’en doute pas, Lélio ! s’écria-t-elle avec un accent qui me fit frémir de la tête aux pieds, tant il était différent de ce que j’entendais depuis trois jours.
Je la regardai avec surprise ; elle baissa les yeux d’un air à la fois modeste et fier. Je fus désarmé encore une fois.
— Signora, repris-je, je ferai ce que vous voudrez, rien que ce que vous voudrez, comme vous le voudrez.
Elle hésita un instant.
— Vous ne pouvez pas revenir comme accordeur de pianos, dit-elle, vous me compromettriez ; car mon cousin va certainement dire à ma tante qu’il vous soupçonne d’être un chercheur d’aventures galantes ; et, si ma tante le sait, elle le dira à ma mère. Or, monsieur Lélio, sachez que je ne me soucie que d’une personne au monde, c’est de ma mère ; que je ne crains qu’une chose au monde, c’est le déplaisir de ma mère. Elle m’a pourtant bien mal élevée, vous le voyez ; elle m’a horriblement gâtée… mais elle est si bonne, si douce, si tendre, si triste… Elle m’aime tant… si vous saviez !…
Une grosse larme roula sur la noire paupière de la signora ; elle essaya quelques instants de la retenir, mais elle vint tomber sur sa main. Ému, pénétré et terrassé par le terrible dieu avec lequel on ne joue pas en vain, je portai mes lèvres sur cette belle main, et je dévorai cette belle larme, poison subtil qui mit le feu dans mon sein. J’entendis revenir le cousin, et, me levant précipitamment :
— Adieu, signora, lui dis-je, je vous obéirai aveuglément, je le jure sur mon honneur : si monsieur votre cousin m’offense, je me laisserai insulter ; je serai lâche plutôt que de vous faire verser une seconde larme…
Et, la saluant jusqu’à terre, je me retirai. Le cousin ne me parut pas aussi belliqueux qu’elle me l’avait dépeint ; car il me salua le premier, lorsque je passai devant lui. Je me retirai lentement, pénétré de tristesse ; car j’aimais, et je devais ne pas revenir. En devenant sincère, mon amour devenait généreux.
Je me retournai plusieurs fois pour voir la robe de velours de la signora ; mais elle avait disparu. Au moment où je franchissais la grille du parc, je l’aperçus dans une petite allée qui longeait la muraille intérieurement. Elle avait couru pour se trouver là en même temps que moi, et elle s’efforçait de prendre une démarche lente et rêveuse pour me faire croire que le hasard amenait cette rencontre ; mais elle était tout essoufflée, et ses beaux bandeaux de cheveux noirs s’étaient dérangés le long des branches qu’elle avait rapidement écartées pour venir à travers le taillis. Je voulus m’approcher d’elle, elle me fit un signe comme pour m’indiquer qu’on la suivait. J’essayai de franchir la grille ; je ne pouvais pas m’y décider. Elle me fit alors un signe d’adieu accompagné d’un regard et d’un sourire ineffables. En cet instant elle fut belle comme je ne l’avais point encore vue. Je mis une main sur mon cœur, l’autre sur mon front, et je m’enfuis, heureux et amoureux déjà comme un fou. Les branches avaient frémi à quelques pas derrière la signora ; mais, là comme ailleurs, le cousin n’arrivait pas à temps : j’avais disparu.
Je trouvai chez moi une lettre de la Checchina. « Je me suis mise en route pour aller te rejoindre, me disait-elle, et me reposer sous les doux ombrages de Cafaggiolo des fatigues du théâtre. J’ai versé à San Giovani ; j’en suis quitte pour quelques contusions ; mais ma voiture est brisée. Les maladroits ouvriers de ce village me demandent trois jours pour la réparer. Prends ta calèche et viens me chercher, si tu ne veux que je périsse d’ennui dans cette auberge de muletiers, etc. » Je partis une heure après, et, au point du jour, j’arrivai à San Giovani.
— Comment se fait-il que tu sois seule ? lui dis-je en essayant de me débarrasser de ses grands bras et de ses fraternelles accolades, insupportables pour moi depuis ma maladie, à cause des parfums dont elle faisait un usage immodéré, soit qu’elle crût ainsi imiter les grandes dames, soit qu’elle aimât de passion tout ce qui flatte les sens.
— Je me suis brouillée avec Nasi, me dit-elle ; je l’ai planté là, et je ne veux plus entendre parler de lui !
— Ce n’est pas très sérieux, repris-je, puisque pour le fuir tu vas t’installer chez lui.
— C’est très sérieux, au contraire ; car je lui ai défendu de me suivre.
— Et c’est pour lui en ôter les moyens, apparemment, que tu prends sa voiture pour te sauver, et que tu la brises en chemin ?
— C’est sa faute ; il fallait bien presser les postillons ; pourquoi a-t-il la mauvaise habitude de courir après moi ? J’aurais voulu me tuer en versant, et qu’il arrivât pour me voir expirer, et pour apprendre ce que c’est que de contrarier une femme comme moi.
— C’est-à-dire une folle. Mais tu n’auras pas le plaisir de mourir pour te venger, puisque d’une part tu ne t’es pas fait de mal, et que de l’autre il n’a pas couru après toi.
— Oh ! il aura passé ici cette nuit sans se douter que j’y suis, et tu l’auras croisé en venant. Nous allons le trouver à Cafaggiolo.
— Il est assez insensé pour cela.
— Si j’en étais sûre, je voudrais rester ici huit jours cachée, afin de l’inquiéter, et de lui faire croire que je suis partie pour la France, comme je l’en ai menacé.
— À ton plaisir, ma belle ; je te salue et te laisse ma voiture. Quant à moi, j’ai peu de goût pour ce pays et pour cette auberge.
— Si tu n’étais pas un sot, tu me vengerais, Lélio !
— Merci ! je ne suis pas offensé ; tu ne l’es pas davantage, peut-être ?
— Oh ! je le suis mortellement, Lélio !
— Il aura refusé de te donner pour vingt-cinq mille francs de gants blancs, et il aura voulu te donner cinquante mille francs de diamants ; quelque chose comme cela, sans doute ?
— Non, non, Lélio, il a voulu se marier !
— Pourvu que ce ne soit pas avec toi, c’est une envie très pardonnable.
— Et ce qu’il y a de plus affreux, c’est qu’il s’était imaginé de me faire consentir à son mariage, et conserver mes bonnes grâces. Après une pareille insulte crois-tu qu’il a eu l’audace de m’offrir un million, à condition que je le laisserais se marier, et que je lui resterais fidèle !
— Un million ! diable ! voilà bien le quarantième million que je te vois refuser, ma pauvre Checchina. Il y aurait de quoi entretenir une famille royale avec les millions que tu as méprisés !
— Tu plaisantes toujours, Lélio. Un jour viendra où tu verras que, si j’avais voulu j’aurais pu être reine tout comme une autre. Les sœurs de
Napoléon sont-elles donc plus belles que moi ? Ont-elles plus de talent, plus d’esprit, plus d’énergie ! Ah ! que je m’entendrais bien à tenir un royaume !
— À peu près comme à tenir des livres en partie double dans un comptoir de commerce. Allons ! tu as mis ta robe de chambre à l’envers, et tu essuies les pleurs de tes beaux yeux avec un de tes bas de soie. Fais trêve pour quelques instants à ces rêves d’ambition, habille-toi, et partons.
Tout en regagnant la villa de Cafaggiolo et en laissant ma compagne de voyage donner un libre cours à ses déclamations héroïques, à ses divagations et à ses hâbleries, j’arrivai, non sans peine, à savoir que le bon Nasi avait été fasciné dans un bal par une belle personne et l’avait demandée en mariage ; qu’il était venu signifier sa résolution à Checchina ; que celle-ci ayant pris le parti de s’évanouir et d’avoir des convulsions, il avait été tellement épouvanté par la violence de son désespoir, qu’il l’avait suppliée d’accepter un terme moyen et de rester sa maîtresse malgré le mariage. Alors la Checchina, le voyant faiblir, avait orgueilleusement refusé de partager le cœur et la bourse de son amant. Elle avait demandé des chevaux de poste et signé ou feint de signer un engagement avec l’Opéra de Paris. Le débonnaire Nasi n’avait pu supporter l’idée de perdre une femme qu’il n’était pas sûr de ne plus adorer pour une femme que peut-être il n’adorait pas encore. Il avait demandé pardon à la cantatrice ; il avait retiré sa demande et cessé ses démarches de mariage auprès de l’illustre beauté dont la Checchina ignorait le nom. Checchina s’était laissé attendrir ; mais elle avait appris indirectement, le lendemain de ce grand sacrifice, que Nasi n’avait pas eu un grand mérite à le faire, puisqu’il venait entre la scène de fureur et la scène de raccommodement, d’être débouté de sa demande de mariage et dédaigné pour un heureux rival. La Checchina, outrée, était partie, laissant au comte une lettre foudroyante dans laquelle elle lui déclarait qu’elle ne le reverrait jamais ; et, prenant la route de France, car tout chemin mène à Paris aussi bien qu’à Rome, elle courait attendre à Cafaggiolo que son amant la poursuivît et vînt mettre son corps en travers du chemin pour l’empêcher de pousser plus avant une vengeance dont elle commençait à s’ennuyer un peu.
Tout cela n’était pas dans le cerveau de la Checchina à l’état de calcul étroit et d’intrigue cupide. Elle aimait l’opulence, il est vrai, et ne pouvait s’en passer ; mais elle avait tant de foi en sa destinée et tant d’audace dans le caractère, qu’elle risquait à chaque instant la fortune du jour pour celle du lendemain. Elle passait le Rubicon tous les matins, certaine de trouver sur l’autre rive un empire plus florissant que celui qu’elle abandonnait. Il n’y avait donc dans ces féminines roueries rien de vil, parce qu’il n’y avait rien de craintif. Elle ne jouait pas la douleur ; elle ne faisait ni fausses promesses ni feintes prières. Elle avait dans ses moments de contrariété de très véritables attaques de nerfs. Pourquoi ses amants étaient-ils assez crédules pour prendre l’impétuosité de sa colère pour l’effet d’une douleur profonde combattue par l’orgueil ? N’est-ce pas notre faute à tous quand nous sommes dupes de notre propre vanité ?
D’ailleurs, quand même, pour conserver son empire, la Checchina aurait un peu joué la tragédie dans son boudoir, elle avait son excuse dans la grande sincérité de sa conduite. Je n’ai jamais rencontré de femme plus franche, plus fidèle aux amants qui lui étaient fidèles, plus téméraire dans ses aveux lorsqu’elle était vengée, plus incapable de ressaisir sa domination au prix d’un mensonge. Il est vrai qu’elle n’aimait pas assez pour cela, et que nul homme ne lui semblait valoir la peine de se contraindre et de s’humilier à ses propres yeux par une dissimulation prolongée. J’ai souvent pensé que nous étions bien fous, nous autres, d’exiger tant de franchise quand nous apprécions si peu le mérite de la fidélité. J’ai souvent éprouvé par moi-même qu’il faut plus de passion pour soutenir un mensonge qu’il ne faut de courage pour dire la vérité. Il est si facile d’être sincère avec ce qu’on n’aime pas ! il est si agréable de l’être avec ce qu’on n’aime plus !
Cette simple réflexion vous expliquera pourquoi il me fut impossible d’aimer longtemps la Checchina, et comment il me fut impossible aussi de ne pas l’estimer toujours, en dépit de ses frasques insolentes et de son ambition démesurée. Je compris vite que c’était une détestable amante et une excellente amie, et puis, il y avait une sorte de poésie dans cette énergie d’aventurière, dans ce détachement des richesses, inspiré par l’amour même des richesses ; dans cette fatuité inconcevable, couronnée toujours d’un succès plus inconcevable encore. Elle se comparait sans cesse aux sœurs de Napoléon pour se préférer à elles, et à Napoléon pour s’égaler à lui. Cela était plaisant et pas trop ridicule. Dans sa sphère, elle avait autant d’audace et de bonheur que le grand conquérant. Elle n’eut jamais pour amants que des hommes jeunes, riches, beaux, et honnêtes ; et je ne crois pas qu’un seul se soit jamais plaint d’elle après l’avoir quittée ou perdue ; car au fond elle était grande et noble. Elle savait toujours racheter mille puérilités et mille malices par un acte décisif de force et de bonté. Enfin, pour tout dire, elle était brave au moral et au physique, et les gens de ce tempérament valent toujours quelque chose, où qu’ils soient et quoi qu’ils fassent.
— Ma pauvre enfant, lui disais-je chemin faisant, tu vas être bien attrapée si Nasi te prend au mot et te laisse partir pour la France.
— Il n’y a pas de danger, disait-elle en souriant, oubliant qu’elle venait de me dire que pour rien au monde elle ne se laisserait fléchir par ses soumissions.
— Mais enfin, supposons que cela arrive, que feras-tu ? Tu n’as rien au monde, et tu n’as pas coutume de garder les dons des amants que tu quittes. C’est pour cela que je t’estime un peu, malgré tous tes crimes. Voyons, dis-moi, que vas-tu devenir ?
— J’aurai du chagrin, me répondit-elle ; oui, vraiment, Lélio, j’aurai des regrets ; car Nasi est un digne homme, un excellent cœur. Je parie que je pleurerai pendant… je ne sais pas combien de temps ! Mais enfin on a une destinée ou on n’en a pas. Si Dieu veut que j’aille en France, c’est apparemment parce que je n’ai plus rien d’heureux à rencontrer en Italie. Si je me sépare de ce bon et tendre amant, c’est sans doute que là-bas un homme plus dévoué et plus courageux m’attend pour m’épouser, et pour prouver au monde que l’amour est au-dessus de tous les préjugés. N’en doute pas, Lélio, je serai princesse, reine peut-être. Une vieille sorcière de Malamocco me l’a prédit dans mon horoscope, lorsque je n’avais que quatre ans, et je l’ai toujours cru : preuve que cela doit être !
— Preuve concluante, repris-je, argument sans réplique ! Reine de Barataria, je te salue !
— Qu’est-ce que c’est que la Barataria ? Est-ce que c’est le nouvel opéra de Cimarosa ?
— Non, c’est le nom de l’étoile qui préside à ta destinée.
Nous arrivâmes à Cafaggiolo et n’y trouvâmes point Nasi.
— Ton étoile pâlit, la fortune t’abandonne, dis-je à la Chioggiote.
Elle se mordit les lèvres et reprit aussitôt avec un sourire :
— Avant le lever du soleil, il y a toujours des brouillards sur les lagunes. Dans tous les cas, il faut prendre des forces, afin d’être préparé aux coups de la destinée.
En parlant ainsi, elle se mit à table, avala presque une daube truffée ; après quoi elle dormit douze heures sans désemparer, passa trois heures à sa toilette, et pétilla d’esprit et d’absurdité jusqu’au soir. Nasi n’arriva point.
Pour moi, au milieu de la gaieté et de l’animation que cette bonne fille avait apportée dans ma solitude, j’étais préoccupé du souvenir de mon aventure à la villa Grimani, et tourmenté du désir de revoir ma belle patricienne. Mais quel moyen ? Je me creusais vainement l’esprit pour en trouver un qui ne la compromît pas. En la quittant, je m’étais juré de ne faire aucune imprudence. En repassant dans ma mémoire le souvenir de ces derniers instants où elle m’avait semblé si naïve et si touchante, je sentais que je ne pouvais plus agir légèrement envers elle sans perdre ma propre estime. Je n’osais pas prendre des informations sur son entourage, encore moins sur son intérieur ; je n’avais voulu voir personne dans les environs, et maintenant j’en étais presque fâché ; car j’eusse pu apprendre par hasard ce que je n’osais demander directement. Le domestique qui me servait était un Napolitain arrivé avec moi et comme moi pour la première fois dans le pays. Le jardinier était idiot et sourd. Une vieille femme de charge, qui tenait la maison depuis l’enfance de Nasi, eût pu m’instruire peut-être ; mais je n’osais l’interroger, elle était curieuse et bavarde. Elle s’inquiétait beaucoup de savoir où j’allais, et, pendant les trois jours que je ne lui avais pas rapporté de gibier, ni rendu compte de mes promenades, elle était si intriguée, que je tremblais qu’elle ne vînt à découvrir mon roman. Un nom seul eût pu la mettre sur la voie. Je me gardai donc bien de le prononcer. Je ne voulais pas aller à Florence, j’y étais trop connu ; je m’y serais à peine montré, que j’eusse été inondé de visites. Or, dans la disposition maladive et misanthropique qui m’avait fait chercher la retraite de Cafaggiolo, j’avais caché mon nom et mon état tant aux gens des environs qu’aux serviteurs de la maison même. Je devais garder plus que jamais mon incognito ; car je présumais que le comte allait arriver, et que ses velléités de mariage pourraient bien lui faire désirer d’ensevelir dans le mystère la présence de la Checchina dans sa maison.
Deux jours s’écoulèrent ainsi sans que Nasi revînt, lui qui eût pu m’éclairer, et sans que j’osasse faire un pas dehors. La Checchina fut prise de vives douleurs et d’un gros rhume par suite des mésaventures de son voyage. Peut-être, ne sachant quelle figure faire vis-à-vis de moi, ne voulant pas avoir l’air d’attendre son infidèle après avoir juré qu’elle ne l’attendrait pas, n’était-elle pas fâchée d’avoir un prétexte pour rester à Cafaggiolo.
Un matin, ne pouvant y tenir, car cette signorina de quinze ans me trottait par la tête avec ses petites mains blanches et ses grands yeux noirs, je pris mon carnier, j’appelai mon chien, et je partis pour la chasse, n’oubliant que mon fusil. Je rôdai vainement autour de la villa Grimani ; je n’aperçus pas un être vivant, je n’entendis pas un bruit humain. Toutes les grilles du parc étaient fermées, et je remarquai que dans la grande allée, d’où l’on apercevait le bas de la façade, on avait abattu de gros arbres, dont le branchage touffu interceptait complètement la vue. Était-ce à dessein qu’on avait dressé ces barricades ? Était-ce une vengeance du cousin ? Était-ce une précaution de la tante ? Était-ce une malice de mon héroïne elle-même ? Si je le croyais ! me disais-je. Mais je ne le croyais pas. J’aimais bien mieux supposer qu’elle gémissait de mon absence et de sa captivité, et je faisais pour sa délivrance mille projets plus ridicules les uns que les autres.
En rentrant à Cafaggiolo, je trouvai dans la chambre de la Checchina une belle villageoise que je reconnus aussitôt pour la sœur de lait de la Grimani.
— Voilà, me dit la Checchina, qui l’avait fait asseoir sans façon sur le pied de son lit, une belle enfant qui ne veut parler qu’à toi, Lélio. Je l’ai prise sous ma protection, parce que la vieille Cattina voulait la renvoyer insolemment. Moi, j’ai bien vu à son petit air modeste que c’est une honnête fille, et je ne lui ai pas fait de questions indiscrètes. N’est-ce pas, ma pauvre brunette ? Allons, ne soyez pas honteuse, et passez dans le salon avec M. Lélio. Je ne suis pas curieuse, allez ; j’ai autre chose à faire qu’à tourmenter mes amis.
— Venez, ma chère enfant, dis-je à la soubrette, et ne craignez rien ; vous n’avez affaire ici qu’à d’honnêtes gens.
La pauvre fille restait debout, éperdue, et triste à faire pitié. Bien qu’elle eût eu le courage de cacher jusque-là le motif de sa visite, elle tirait de sa poche et montrait à demi, dans son trouble, un billet qu’elle y renfonçait de nouveau, partagée entre le soin de son honneur et celui de l’honneur de sa maîtresse.
— Oh ! mon Dieu ! dit-elle enfin d’une voix tremblante, si madame allait croire que je viens ici dans de mauvaises intentions !…
— Moi, je ne crois rien du tout, ma pauvrette, s’écria la bonne Checchina en ouvrant un livre et en lisant au travers d’un lorgnon, bien qu’elle eût une vue excellente, car elle croyait qu’il était de bon air d’avoir les yeux faibles.
— C’est que madame a l’air si bon, et m’a reçue avec tant de confiance, reprit la jeune fille.
— Votre air inspire cette confiance à tout le monde, repartit la cantatrice, et si je suis bonne avec vous, c’est que vous le méritez. Allez, allez, je ne suis pas indiscrète, contez vos affaires à M. Lélio, cela ne me fâchera pas le moins du monde. Allons, Lélio, emmène-la donc ! Pauvre petite ! elle se croit perdue. Va, mon enfant, les comédiens sont d’aussi braves gens que les autres, sois-en sûre.
La jeune fille fit une profonde révérence et me suivit dans le salon. Son cœur battait à briser le lacet de son corsage de velours vert, et ses joues étaient écarlates comme sa jupe. Elle se hâta de tirer la lettre de sa poche, et, en me la remettant, elle recula de trois pas, tant elle craignait que je ne fusse aussi insolent avec elle que la première fois. Je la rassurai par le calme de mon maintien, et lui demandai si elle avait quelque chose de plus à me dire.
— Il faut que j’attende la réponse, me dit-elle d’un air d’angoisse.
— Eh bien, lui dis-je, allez l’attendre dans l’appartement de madame.
Et je la reconduisis auprès de la Checchina.
— Cette brave fille, lui dis-je, veut entrer au service d’une dame de Florence que je connais particulièrement, et elle vient me demander une lettre de recommandation. Pendant que je vais l’écrire, voulez-vous permettre qu’elle reste près de vous ?
— Oui, oui, certes ! dit la Checchina en lui faisant signe de s’asseoir et en lui souriant d’un air de protection amicale.
Cette douceur et cette simplicité de manières envers les gens de son ancienne condition étaient au nombre des belles qualités de la Chioggiote. En même temps qu’elle minaudait les allures de la grande dame, elle conservait la bonté brusque et naïve de la batelière. Ses manières, souvent ridicules, étaient toujours bienveillantes ; et, si elle aimait à trôner dans un lit de satin garni de dentelles devant cette pauvre villageoise, elle n’en avait pas moins dans le cœur et sur les lèvres de tendres encouragements pour son humilité.
La lettre de la signora était conçue en ces termes :
« Trois jours sans revenir ! Ou vous n’avez guère d’esprit, ou vous n’avez guère d’envie de me revoir. Est-ce donc à moi de trouver le moyen de continuer nos amicales relations ? Si vous ne l’avez pas cherché, vous êtes un sot ; si vous ne l’avez pas trouvé, vous êtes ce que vous m’accusez d’être. La preuve que je ne suis ne superba, ne stupida, c’est que je vous donne un rendez-vous. Demain matin dimanche, je serai à la messe de huit heures à Florence, à Santa Maria del Sasso. Ma tante est malade ; Lila, ma sœur de lait, doit seule m’accompagner. Si le domestique et le cocher vous remarquent ou vous interrogent, donnez-leur de l’argent, ce sont des coquins. Adieu, à demain. »
Répondre, promettre, jurer, remercier, et remettre à la belle Lila le plus ampoulé des billets d’amour, ce fut l’affaire de peu d’instants. Mais quand je voulus glisser une pièce d’or dans la main de la messagère, j’en fus empêché par un regard plein de tristesse et de dignité. Elle avait cédé par dévouement à la fantaisie de sa maîtresse ; mais il était évident que sa conscience lui reprochait cet acte de faiblesse, et que lui en offrir le paiement, c’eût été la châtier et l’humilier cruellement. Je me reprochais beaucoup en cet instant le baiser que j’avais osé lui dérober pour railler sa maîtresse, et j’essayai de réparer ma faute en la reconduisant jusqu’au bout du jardin avec autant de respect et de courtoisie que j’en eusse témoigné à une grande dame.
Je fus très agité tout le reste du jour. La Checchina s’aperçut de ma préoccupation.
— Voyons, Lélio, me dis-t-elle à la fin du souper que nous prenions tête à tête sur une jolie petite terrasse ombragée de pampres et de jasmins ; je vois que tu es tourmenté : pourquoi ne m’ouvres-tu pas ton cœur ? Ai-je jamais trahi un secret ? Ne suis-je pas digne de ta confiance ? Ai-je mérité qu’elle me fût retirée ?
— Non, ma bonne Checchina, lui répondis-je, je rends justice à la discrétion (et il est certain que la Checchina eût gardé, comme Porcia, les confidences de Brutus) ; mais, ajoutai-je, si tous mes secrets t’appartiennent, il en est d’autres…
— Je sais ce que tu vas me dire, dit-elle avec vivacité. Il en est d’autres qui ne sont pas à toi seul et dont tu n’as pas le droit de disposer ; mais si, malgré toi, je les devine, dois-tu pousser le scrupule jusqu’à nier inutilement ce que je sais aussi bien que toi ? Allons, ami, j’ai fort bien compris la visite de cette belle fille ; j’ai vu sa main dans sa poche, et, avant qu’elle m’eût dit bonjour, je savais qu’elle apportait une lettre. À l’air timide et chagrin de cette pauvre Iris (la Checchina aimait beaucoup les comparaisons mythologiques depuis qu’elle épelait l’Aminta di Tassa et l’Adone del Guarini), j’ai bien compris qu’il y avait là une véritable histoire de roman, une grande dame craignant le monde ou une petite fille risquant son établissement futur avec quelque honnête bourgeois. Ce qu’il y a de certain, c’est que tu as fait une de ces conquêtes dont vous autres hommes êtes si fiers, parce qu’elles passent pour difficiles et demandent beaucoup de cachotteries. Tu vois que j’ai deviné ? (Je répondis par un sourire.) Je ne t’en demande pas davantage, reprit-elle ; je sais que tu ne dois trahir ni le nom, ni la demeure, ni la condition de la personne ; d’ailleurs, cela ne m’intéresse pas. Mais je puis te demander si tu es enchanté ou désespéré, et tu dois me dire si je puis te servir à quelque chose.
— Si j’ai besoin de toi, je te le dirai, répondis-je ; et, quant à te faire savoir si je suis enchanté ou désespéré, je puis t’assurer que je ne suis encore ni l’un ni l’autre.
— Eh bien ! eh bien ! prends garde à l’un comme à l’autre ; car, dans les deux cas, il n’y aurait pas lieu à de si grandes émotions.
— Et qu’en sais-tu ?
— Mon cher Lélio, reprit-elle d’un ton sentencieux, supposons que tu sois enchanté. Qu’est-ce qu’une femme facile de plus ou de moins dans la vie d’un homme de théâtre : le théâtre, où les femmes sont si belles, si étincelantes d’esprit ? Vas-tu donc t’enivrer d’une bonne fortune du grand monde ? Vanité ! vanité ! Les femmes du monde sont aussi inférieures à nous sous tous les rapports que la vanité est inférieure à la gloire.
— Voilà qui est modeste, je t’en félicite, répondis-je ; mais ne pourrait-on pas retourner l’aphorisme, et dire que c’est la vanité, et non l’amour, qui attire les hommes du monde aux pieds des femmes de théâtre ?
— Oh ! quelle différence ! s’écria la Checchina. Une belle et grande actrice est un être privilégié de la nature et relevé par le prestige de l’art ; livrée aux regards des hommes dans tout l’éclat de sa beauté, de son talent et de sa célébrité, n’est-il pas naturel qu’elle excite l’admiration et qu’elle allume les désirs ? Pourquoi donc, vous autres, qui subjuguez la plupart d’entre nous avant les grands seigneurs, vous, qui nous épousez quand nous avons l’humeur sédentaire, et qui prélevez vos droits sur nous quand nous avons l’âme ardente ; vous qui laissez jouer à d’autres le rôle d’amants magnifiques, et qui toujours êtes l’amant préféré, ou tout au moins l’ami du cœur ; pourquoi tourneriez-vous vos pensées vers ces patriciennes qui vous sourient du bout des lèvres, et vous applaudissent du bout des doigts ? Ah ! Lélio ! Lélio ! je crains qu’ici ton bon sens ne soit fourvoyé dans quelque sotte aventure. À ta place, plutôt que d’être flatté des œillades de quelque marquise sur le retour, je ferais attention à une belle choriste, à la Torquata ou à la Gargani, par exemple… Eh oui ! eh oui ! s’écria-t-elle en s’animant à mesure que je souriais ; ces filles-là sont plus hardies en apparence, et je soutiens qu’elles sont moins corrompues en réalité que tes Cidalises de salon. Tu ne serais pas forcé de jouer auprès d’elles une longue comédie de sentiment, ou de livrer une misérable guerre de bel esprit… Mais voilà comme vous êtes ! L’écusson d’un carrosse, la livrée d’un laquais, c’en est assez pour embellir à vos yeux le premier laideron titré qui laisse tomber sur vous un regard de protection…
— Ma chère amie, repris-je, tout cela est fort sensé ; mais il ne manque à ton raisonnement que d’être appuyé sur un fait vrai. Pour mon honneur, tu aurais bien pu, je pense, supposer que la laideur et la vieillesse ne sont pas de rigueur chez une patricienne éprise d’un artiste. Il s’en est trouvé de jeunes et belles qui ont eu des yeux, et puisque tu me forces à te dire des choses ridicules dans un langage ridicule, pour te fermer la bouche, apprends que l’objet de ma flamme a quinze ans, et qu’elle est belle comme la déesse Cypris, dont tu apprends par cœur les prouesses en bouts rimés.
— Lélio ! s’écria la Checchina en éclatant de rire, tu es le fat le plus insupportable que j’aie jamais rencontré.
— Si je suis fat, belle princesse, m’écriai-je, il y a un peu de votre faute, à ce qu’on prétend.
— Eh bien ! dit-elle, si tu ne mens pas, si ta maîtresse est digne par sa beauté des folies que tu vas faire pour elle, prends bien garde à une chose, c’est qu’avant huit jours tu seras désespéré.
— Mais qu’avez-vous donc aujourd’hui, signora Checchina, pour me dire des choses si désobligeantes ?
— Lélio, ne rions plus, dit-elle en posant sa main sur la mienne avec amitié. Je te connais mieux que tu ne te connais toi-même. Tu es sérieusement amoureux, et tu vas souffrir…
— Allons ! allons, Checca, sur tes vieux jours tu te retireras à Malamocco, et tu y diras la bonne ou la mauvaise aventure aux bateliers des lagunes ; en attendant, laisse-moi, belle sorcière, affronter la mienne sans lâches pressentiments.
— Non ! non ! Je ne me tairai pas que je n’aie tiré ton horoscope. S’il s’agissait d’une femme faite pour toi, je ne voudrais pas t’inquiéter ; mais une noble, une femme du monde, marquise ou bourgeoise, il m’importe, je leur en veux ! Quand je vois cet imbécile de Nasi me négliger pour une créature qui ne me va pas, je parie, au genou, je me dis que tous les hommes sont vains et sots. Ainsi, je te prédis que tu ne seras point aimé, parce qu’une femme du monde ne peut pas aimer un comédien ; et, si par hasard tu es aimé, tu n’en seras que plus misérable ; car tu seras humilié.
— Humilié ! Checchina, qu’est-ce que vous dites donc là ?
— À quoi connaît-on l’amour, Lélio ? au plaisir qu’on donne ou à celui qu’on éprouve ?…
— Pardieu ! à l’un et à l’autre ! Où veux-tu en venir ?
— N’en est-il pas du dévouement comme du plaisir ? Ne faut-il pas qu’il soit réciproque ?
— Sans doute ; après ?
— Quel dévouement espères-tu rencontrer chez ta maîtresse ? quelques nuits de plaisir ? Tu sembles embarrassé de répondre.
— Je le suis, en effet ; je t’ai dit qu’elle avait quinze ans, et je suis un honnête homme.
— Espères-tu l’épouser ?
— Épouser, moi ! une fille riche et de grande maison ! Dieu m’en préserve ! Ah çà ! tu crois donc que je suis dévoré comme toi de la matrimoniomanie ?
— Mais je suppose, moi, que tu aies envie de l’épouser ; tu crois qu’elle y consentira ? tu en es sûr ?
— Mais je te répète que pour rien au monde je ne veux épouser personne.
— Si c’est parce que tu serais mal venu à en avoir la prétention, ton rôle est triste, mon bon Lélio !
— Corpo di Bacco ! tu m’ennuies, Checchina !
— C’est bien mon intention, cher ami de mon âme. Or donc, tu ne songes point à épouser, parce que ce serait une impertinente fantaisie de ta part, et que tu es un homme d’esprit. Tu ne songes point à séduire, parce que ce serait un crime, et que tu es un homme de cœur. Dis-moi, est-ce que ce sera bien amusant, ton roman ?
— Mais, créature épaisse et positive que tu es, tu n’entends rien au sentiment. Si je veux faire une pastorale, qui m’en empêchera ?
— Une pastorale, c’est joli en musique. En amour, ce doit être bien fade.
— Mais ce n’est ni criminel ni humiliant.
— Et pourquoi es-tu si agité ? Pourquoi es-tu triste, Lélio ?
— Tu rêves, Checchina ; je suis tranquille et joyeux comme de coutume. Laissons toutes ces paroles ; je ne te recommande pas le silence sur le peu que je t’ai dit, j’ai confiance en toi. Pour te rassurer sur ma situation d’esprit, sache seulement une chose : je suis plus fier de ma profession de comédien que jamais gentilhomme ne le fut de son marquisat. Il n’est au pouvoir de personne de m’en faire rougir. Je ne serai jamais assez fat, quoi que tu en dises, pour désirer des dévouements extraordinaires, et si un peu d’amour réchauffe mon cœur en cet instant, la joie modeste d’en inspirer un peu me suffit. Je ne nie pas les nombreuses supériorités des femmes de théâtre sur les femmes du monde. Il y a plus de beauté, de grâce, d’esprit et de feu dans les coulisses que partout ailleurs, je le sais. Il n’y a pas plus de pudeur, de désintéressement, de chasteté et de fidélité chez les grandes dames que partout ailleurs, je le sais encore. Mais la jeunesse et la beauté sont partout des idoles qui nous font plier le genou ; et quant au préjugé, c’est déjà beaucoup pour une femme élevée sous des lois tyranniques d’avoir en secret un pauvre regard et un pauvre battement de cœur pour un homme que ses préjugés même lui défendent de considérer comme un être de son espèce. Ce pauvre regard, ce pauvre palpito, ce serait bien peu pour le vaste désir d’une grande passion ; mais je te l’ai dit, cousine, je n’en suis pas là.
— Et qui te dit que tu n’y viendras pas ?
— Alors il sera temps de me prêcher.
— Il sera trop tard, tu souffriras !
— Ah ! Cassandra, laisse-moi vivre ! »
Le lendemain, à sept heures du matin, j’errais lentement dans l’ombre des piliers de Santa-Maria. Ce rendez-vous était bien la plus grande imprudence que pût commettre ma jeune signora ; car ma figure était aussi connue de la plupart des habitants de Florence que la grande route aux pieds de leurs chevaux. Je pris donc les plus minutieuses précautions pour entrer dans la ville à la lueur incertaine de l’aube, et je me tins caché sous les chapelles, la figure plongée dans mon manteau, me glissant en silence et n’éveillant point, par le moindre frôlement, les fidèles en prières parmi lesquels je cherchais à découvrir la dame de mes pensées. Je n’attendis pas longtemps : la belle Lila m’apparut au détour d’un pilier ; elle me montra du regard un confessionnal vide dont la niche mystérieuse pouvait abriter deux personnes. Il y avait, dans le beau regard prompt et intelligent de cette jeune fille, quelque chose de triste qui m’alla au cœur ; je m’agenouillai dans le confessionnal, et, peu d’instants après, une ombre noire se glissa près de moi et vint s’agenouiller à mes côtés. Lila se courba sur une chaise entre nous et les regards du public, qui, heureusement, était absorbé en cet instant par le commencement de la messe, et se prosternait bruyamment au son de la clochette de l’introït.
La signora était enveloppée d’un grand voile noir, et ses mains le retinrent croisé sur son visage pendant quelques instants. Elle ne me parlait point, elle courbait sa belle tête, comme si elle fût venue à l’église pour prier : mais, malgré tous ses efforts pour me paraître calme, je vis que son sein était oppressé, et qu’au milieu de son audace elle était frappée d’épouvante. Je n’osais la rassurer par des paroles tendres ; car je la savais prompte à la repartie ironique, et je ne prévoyais pas quel ton elle prendrait avec moi en cette circonstance délicate. Je comprenais seulement que plus elle s’exposait avec moi, plus je devais me montrer respectueux et soumis. Avec un caractère comme le sien, l’impudence eût été promptement repoussée par le mépris. Enfin, je vis qu’il fallait le premier rompre le silence, et je la remerciai assez gauchement de la faveur de cette entrevue. Ma timidité sembla lui rendre le courage. Elle souleva doucement le coin de son voile, appuya son bras avec plus d’aisance sur le bois du confessionnal, et me dit d’un ton demi-railleur, demi-attendri :
— De quoi me remerciez-vous, s’il vous plaît ?
— D’avoir compté sur ma soumission, madame, répondis-je ; de n’avoir pas douté de l’empressement avec lequel je viendrais recevoir vos ordres.
— Ainsi, reprit-elle en raillant tout à fait, votre présence ici est un acte de pure soumission ?
— Je n’oserais pas me permettre de rien penser sur ma situation présente, sinon que je suis votre esclave, et qu’ayant une volonté souveraine à me manifester, vous m’avez commandé de venir m’agenouiller ici.
— Vous êtes un homme parfaitement élevé, répondit-elle en dépliant lentement son éventail devant son visage et en remontant sa mitaine noire sur son bras arrondi, avec autant d’aisance que si elle eût parlé à son cousin.
Elle continua sur ce ton, et, en très peu d’instants, je fus obsédé et presque attristé de son babil fantastique et mutin. « À quoi bon, me disais-je, tant d’audace pour si peu d’amour ! Un rendez-vous dans une église, à la vue de toute une population, le danger d’être découverte, maudite et reniée de sa famille et de toute sa caste, le tout pour échanger avec moi des quolibets, comme elle ferait avec une de ses amies en grande loge au théâtre ! Se plaît-elle donc aux aventures pour le seul amour du péril ? Si elle s’expose ainsi sans m’aimer, que fera-t-elle pour l’homme qu’elle aimera ? Et puis combien de fois déjà et pour qui ne s’est-elle pas exposée de la sorte ? Si elle ne l’a pas fait encore, c’est le temps et l’occasion qui lui ont manqué. Elle est si jeune ! Mais quelle énorme série d’aventures galantes ne recèle pas cet avenir dangereux, et combien d’hommes en abuseront, et combien de souillures terniront cette fleur charmante avide de s’épanouir au vent des passions ! »
Elle s’aperçut de ma préoccupation, et me dit d’un ton brusque :
— Vous avez l’air de vous ennuyer ?
J’allais répondre, lorsqu’un petit bruit nous fit tourner la tête par un mouvement spontané. Derrière nous s’ouvrit la coulisse de bois qui ferme la lucarne grillée par laquelle le prêtre reçoit les confessions, et une tête jaune et ridée, au regard pénétrant et sévère, nous apparut comme un mauvais rêve. Je me détournai précipitamment avant que ce tiers malencontreux eût le temps d’examiner mes traits. Mais je n’osai m’éloigner, de peur d’attirer l’attention des personnes environnantes. J’entendis donc ces paroles adressées à l’oreille de ma complice :
— Signora, la personne qui est auprès de vous n’est point venue dans la maison du Seigneur pour entendre les saints offices. J’ai vu dans toute son attitude et dans les distractions qu’elle vous donne que l’église est profanée par un entretien illicite. Ordonnez à cette personne de se retirer, ou je me verrai forcé d’avertir madame votre tante du peu de ferveur que vous portez à l’audition de la sainte messe, et de la complaisance avec laquelle vous ouvrez l’oreille aux fades propos des jeunes gens qui se glissent près de vous.
La lucarne se referma aussitôt, et nous demeurâmes quelques instants immobiles, craignant de nous trahir par un mouvement. Alors Lila, s’approchant tout près de nous, dit à voix basse à sa maîtresse :
— Mon Dieu, retirons-nous, signora ! M. l’abbé Cignola, qui rôdait dans l’église depuis un quart d’heure, vient d’entrer dans le confessionnal et d’en ressortir presque aussitôt après vous avoir regardée sans doute par la lucarne. Je crains bien qu’il ne vous ait reconnue, ou qu’il n’ait entendu ce que vous disiez.
— Je le crois bien ; car il m’a parlé, répondit la signora, dont le noir sourcil s’était froncé durant le discours de l’abbé avec une expression de bravade. Mais peu m’importe.
— Je dois me retirer, signora, dis-je en me levant ; en restant une minute de plus, j’achèverais de vous perdre. Puisque vous connaissez ma demeure, vous me ferez savoir vos volontés…
— Restez, me dit-elle en me retenant avec force. Si vous vous éloignez, je perds le seul moyen de me disculper. N’aie pas peur, Lila. Ne dis pas un mot, je te le défends. Mon cousin, dit-elle en élevant un peu la voix, donnez-moi le bras et allons-nous-en.
— Y songez-vous, signora ? Tout Florence me connaît. Jamais vous ne pourrez me faire passer pour votre cousin.
— Mais tout Florence ne me connaît pas, répondit-elle en passant son bras sous le mien et en me forçant à marcher avec elle. D’ailleurs, je suis hermétiquement voilée, et vous n’avez qu’à enfoncer votre chapeau. Allons ! ayez donc mal aux dents ! Mettez votre mouchoir sur votre visage. Hé vite ! voici des gens qui me connaissent et qui me regardent. Ayez de l’assurance et doublez le pas.
En parlant ainsi, et en marchant avec vivacité, elle gagna la porte de l’église, appuyée sur mon bras. J’allais prendre congé d’elle et m’enfoncer dans la foule qui s’écoulait avec nous, car la messe venait de finir, lorsque l’abbé Cignola nous apparut de nouveau, debout sur le portique et feignant de s’entretenir avec un des bedeaux. Son oblique regard nous suivait attentivement.
— N’est-ce pas, Hector ? dit la signora en passant près de lui et en penchant sa tête entre le visage de l’abbé et le mien.
Lila tremblait de tous ses membres ; la signora aussi ; mais son émotion redoublait son courage. Une voiture aux armoiries et à la livrée des Grimani s’avançait à grand bruit, et le peuple, qui a toujours coutume de regarder avidement l’étalage du luxe, se pressait sous les roues et sous les pieds des chevaux. D’ailleurs, l’équipage de la vieille Grimani en particulier attirait toujours une nuée de mendiants ; car la pieuse dame avait coutume de répandre des aumônes sur son passage. Un grand laquais fut forcé de les repousser pour ouvrir la portière, et j’avançais toujours, conduisant la signora, et toujours suivi du regard inquisitorial de l’abbé Cignola.
— Montez avec moi, me dit la signora d’un ton absolu et avec un serrement de main énergique en s’élançant sur le marchepied.
J’hésitais ; il me semblait que ce dernier coup d’audace allait consommer sa perte.
— Montez donc, me dit-elle avec une sorte de fureur.
Et dès que je fus assis près d’elle, elle leva elle-même la glace, donnant à peine à Lila le temps de s’asseoir vis-à-vis de nous, et au domestique celui de fermer la portière. Et déjà nous roulions avec la rapidité de l’éclair à travers les rues de Florence.
— N’aie pas peur, ma bonne Lila, dit la signora en passant un de ses bras au cou de sa sœur de lait, et en lui donnant un gros baiser sur la joue ; tout cela s’arrangera. L’abbé Cignola n’a pas encore vu mon cousin, et il est impossible qu’il ait assez bien vu le seigneur Lélio aujourd’hui pour s’apercevoir plus tard de la supercherie.
— Oh ! signora, l’abbé Cignola est un homme qu’on ne trompe pas.
— Eh ! que m’importe ton abbé Cignola ? Je te dis que je fais croire à ma tante tout ce que je veux.
— Et le seigneur Hector dira bien qu’il ne vous a pas accompagnée à la messe, dis-je à mon tour.
— Oh ! pour celui-là, je vous réponds qu’il dira tout ce que je voudrai ; au besoin, je lui persuaderai à lui-même qu’il était à la messe tandis qu’il se figurait être à la chasse.
— Mais les domestiques, signora ? Le valet de pied a regardé M. Lélio avec un air singulier, et tout d’un coup il a reculé de surprise, comme s’il eût reconnu l’accordeur de pianos.
— Eh bien ! tu leur diras que j’ai rencontré cet homme-là dans l’église, et que je lui ai dit bonjour ; qu’il m’a dit avoir une course à faire dans nos environs et que, comme je suis très bonne, j’ai voulu lui épargner la peine d’y aller à pied. Nous allons le déposer devant la première maison de campagne que nous trouverons sur la route. Et tu ajouteras que je suis bien étourdie, que ma tante a bien sujet de gronder ; mais que je suis une excellente personne, quoique un peu folle, et que c’est bien affligeant de me voir toujours réprimandée. Comme ils m’aiment et que je leur ferai à chacun un petit cadeau, ils ne diront rien du tout. En voilà bien assez ; n’avez-vous pas autre chose à me dire tous deux que des condoléances sur un fait accompli ? Seigneur Lélio, comment trouvez-vous cette triste ville de Florence ? Tous ces vieux palais noirs ferrés jusqu’aux dents n’ont-ils pas l’air de prisons ?
J’essayai de soutenir la conversation d’un air dégagé ; mais je n’étais rien moins que content. Je ne me sentais aucun goût pour des aventures où tout le risque était pour la femme et tout le tort de mon côté. Il me semblait que j’étais lestement traité, puisqu’on s’exposait pour moi à des dangers et à des malheurs qu’on ne me permettait pas de combattre ou de conjurer.
Je retombai malgré moi dans un silence pénible. La signora, ayant fait de vains efforts pour le vaincre, se tut aussi. La figure de Lila restait consternée. Nous étions sortis de la ville ; deux fois je fis remarquer que le lieu me semblait favorable pour arrêter le cocher et me déposer sur la route. Deux fois la signora s’y opposa d’un ton impérieux, disant que c’était trop près de la ville, et qu’on courait encore risque de rencontrer quelque figure de connaissance.
Depuis un quart d’heure nous ne disions plus un mot ; cette situation devenait horriblement désagréable. J’étais mécontent de la signora, qui m’avait engagé sans mon consentement dans une aventure où je ne pouvais marcher à ma guise. J’étais encore plus mécontent de moi-même pour m’être laissé entraîner à des enfantillages dont toute la honte devait retomber sur moi ; car, aux yeux des hommes les moins scrupuleux, corrompre ou compromettre une fille de quinze ans doit toujours être considéré comme une lâche et mauvaise action. J’allais décidément arrêter le cocher pour descendre, lorsqu’en me retournant vers mes compagnes de voyage je vis le visage de la signora inondé de larmes silencieuses. Je fis une exclamation de surprise, et, par un mouvement irrésistible, je pris sa main ; mais elle me la retira brusquement, et, se jetant au cou de Lila qui pleurait aussi, elle cacha, en sanglotant, sa tête dans le sein de sa fidèle soubrette.
— Au nom du ciel ! qu’avez-vous à pleurer d’une manière si déchirante, ma chère signora ? m’écriai-je en me laissant glisser presque à ses genoux. Si vous ne voulez pas me voir partir désespéré, dites-moi si cette malheureuse aventure est la cause de vos larmes, et si je puis détourner de vous les malheurs que vous redoutez.
Elle releva sa tête penchée sur l’épaule de Lila, et me regardant avec une sorte d’indignation :
— Vous me croyez donc bien lâche ! me dit-elle.
— Je ne crois rien, répondis-je, rien que ce que vous me direz. Mais vous vous détournez de moi et vous pleurez ; comment puis-je savoir ce qui se passe dans votre âme ? Ah ! si je vous ai offensée ou si je vous ai déplu, si je suis la cause involontaire de votre chagrin, comment pourrais-je jamais me le pardonner ?
— Ah ! vous croyez que j’ai peur ? répéta-t-elle avec une sorte d’amertume tendre. Vous me voyez pleurer, et vous dites : C’est une petite fille qui craint d’être grondée !
Elle se mit à pleurer à chaudes larmes en cachant son visage dans son mouchoir. Je m’efforçais de la consoler, je la suppliais de me répondre, de me regarder, de s’expliquer ; et, dans cet instant de trouble et d’attendrissement, je fus entraîné par un mouvement si paternel et si amical, que le hasard amena sur mes lèvres, au milieu des doux noms que je lui donnais, le nom d’un enfant qui m’avait été bien cher. Ce nom, j’avais gardé depuis longues années l’habitude de le donner involontairement à tous les beaux enfants que j’avais occasion de caresser.
— Ma chère signorina, lui dis-je, ma bonne Alezia…
Je m’arrêtai, craignant de l’avoir offensée en lui donnant par mégarde un nom qui n’était pas le sien. Mais elle n’en parut pas offensée ; elle me regarda avec un peu de surprise et me laissa prendre sa main que je couvris de baisers.
Cependant la voiture avançait rapide comme le vent, et avant que j’eusse pu obtenir l’explication que je demandais ardemment, Lila nous avertit qu’elle apercevait la villa Grimani, et qu’il fallait absolument nous séparer.
— Eh quoi ! vais-je vous quitter ainsi ? m’écriai-je, et combien de temps vais-je me consumer dans cette affreuse inquiétude ?
— Eh bien ! me dit-elle, venez ce soir dans le parc, le mur n’est pas bien haut. Je serai dans la petite allée qui longe le mur, auprès d’une statue que vous trouverez aisément en partant de la grille et en marchant toujours à droite. À une heure de la nuit !
Je baisai de nouveau les mains de la signora.
— Oh ! signora, signora ! dit Lila d’un ton de reproche doux et triste.
— Lila, ne me contrarie pas, dit la signora avec véhémence ; tu sais ce que je t’ai dit ce matin.
Lila parut consternée.
— Qu’a donc dit la signora ? demandai-je à la jeune fille.
— Elle veut se tuer, répondit Lila en sanglotant.
— Vous tuer, signora ! m’écriai-je. Vous si belle, si gaie, si heureuse, si aimée !
— Si aimée, Lélio ! répondit-elle d’un air désespéré, et de qui donc suis-je aimée ? De ma pauvre mère seulement et de cette bonne Lila.
— Et du pauvre artiste qui n’ose pas vous le dire, repris-je, et qui pourtant donnerait sa vie pour vous faire aimer la vôtre.
— Vous mentez ! dit-elle avec force ; vous ne m’aimez pas !
Je saisis convulsivement son bras et je la regardai stupéfait. En ce moment la voiture s’arrêta brusquement. Lila venait de tirer le cordon. Je m’élançai à terre, et j’essayai, en saluant, de reprendre l’humble attitude de l’accordeur de pianos. Mais ces deux jeunes filles, qui avaient les yeux rouges, n’échappèrent point à l’œil clairvoyant du valet de pied. Il me regarda avec une attention très grande, et, quand la voiture s’éloigna, il se retourna plusieurs fois pour me suivre des yeux. Je crus bien me rappeler confusément ses traits ; mais je n’avais pas osé le regarder en face, et je ne pensais guère à chercher où j’avais rencontré cette grosse face pâle et barbue.
— Lélio, Lélio ! me dit la Checchina en soupant, vous êtes bien joyeux aujourd’hui. Prenez garde de pleurer demain, mon enfant.
À minuit, j’avais escaladé le mur du parc ; mais à peine avais-je fait quelques pas dans l’allée qu’une main saisit mon manteau. À tout événement, je m’étais muni de ce que dans mon village nous appelions un petit couteau de nuit ; j’allais en faire briller la lame, lorsque je reconnus la belle Lila.
— Un mot bien vite, seigneur Lélio, me dit-elle à voix basse ; ne dites pas que vous êtes marié.
— Qu’est-ce à dire, mon aimable enfant ? Je ne le suis pas.
— Cela ne me regarde pas, reprit Lila ; mais je vous en supplie, ne parlez pas de cette dame qui demeure avec vous.
— Tu es donc dans mes intérêts, ma bonne Lila ?
— Oh ! non, monsieur, certainement, non ! Je fais tout ce que je peux pour empêcher la signora de commettre toutes ces imprudences. Mais elle ne m’écoute pas, et si je lui disais ce qui peut et ce qui doit l’éloigner pour toujours de vous… je ne sais ce qui en arriverait !
— Que veux-tu dire ? Explique-toi.
— Hélas ! vous avez vu aujourd’hui combien elle est exaltée. C’est un caractère si singulier ! Quand on la chagrine, elle est capable de tout. Il y a un mois, lorsqu’on l’a séparée de sa mère pour l’enfermer ici, elle parlait de prendre du poison. Chaque fois que sa tante, qui est bien grondeuse, à la vérité, l’impatiente, elle a des attaques de nerfs qui tournent presque à la folie ; et hier soir, comme je me hasardai à lui dire que peut-être vous aimiez quelqu’un, elle s’est élancée vers la fenêtre de sa chambre, en criant comme une folle : « Ah ! si je le croyais !… » Je me suis jetée sur elle, je l’ai délacée, j’ai fermé ses fenêtres, je ne l’ai pas quittée de la nuit, et toute la nuit elle a pleuré, ou bien elle s’endormait pour se réveiller en sursaut et courait dans la chambre comme une insensée. Ah ! monsieur Lélio, elle me donne bien du chagrin ; je l’aime tant ! car, malgré ses emportements et ses bizarreries, elle est si bonne, si aimante, si généreuse ! Ne l’exaspérez pas, je vous en supplie ; vous êtes un honnête homme, j’en suis sûre, je le sais ; et puis à Naples tout le monde le disait, et la signora écoutait avec passion toutes les bonnes actions qu’on raconte de vous. Vous ne la tromperez donc pas, et puisque vous aimez cette belle dame que j’ai vue chez vous…
— Et qui te prouve que je l’aime, Lila ? C’est ma sœur.
— Oh ! monsieur Lélio, vous me trompez ! car j’ai demandé à cette dame si vous étiez son frère, et elle m’a dit que non. Vous penserez que cela ne me regarde pas, et que je suis bien curieuse. Non, je ne suis pas curieuse, seigneur Lélio ; mais je vous conjure d’avoir de l’amitié pour ma pauvre maîtresse, de l’amitié comme un frère en a pour sa sœur, comme un père pour sa fille. Songez donc ! c’est un enfant qui sort du couvent et qui n’a pas l’idée du mal qu’on peut dire d’elle. Elle dit qu’elle s’en moque ; mais je sais bien, moi, comment elle prend les choses quand elles arrivent. Parlez-lui bien doucement, faites-lui comprendre que vous ne pouvez la voir en cachette ; mais promettez-lui d’aller la voir chez sa mère quand nous retournerons à Naples ; car sa mère est si bonne, et elle aime tant sa fille, que, pour lui faire plaisir, je suis sûre qu’elle vous inviterait à venir chez elle. Peut-être qu’ainsi la folie de mademoiselle s’apaisera peu à peu. Avec des amusements, des distractions, on lui fait souvent changer d’idée. Je lui ai parlé du beau chat angora que j’ai vu dans votre salon et qui vous caressait pendant que vous lisiez sa lettre, si bien que vous lui avez donné un grand coup de pied pour le renvoyer. Ma maîtresse n’aime pas du tout les chiens ; mais, en revanche, elle a l’amour des chats. Il lui a pris une si grande envie d’avoir le vôtre, que vous devriez lui en faire cadeau ; je suis sûre que cela l’occuperait et l’égaierait pendant quelques jours.
— S’il ne faut que mon chat, répondis-je, pour consoler ta maîtresse de mon absence, le mal n’est pas bien grand, et le remède est facile. Sois bien sûre, Lila, que je me conduirai avec ta maîtresse comme un père et un ami. Aie confiance en moi ; mais laisse-moi la rejoindre, car elle m’attend peut-être.
— Oh ! monsieur Lélio, encore un mot. Si vous voulez que mademoiselle vous écoute, n’allez pas lui dire que les gens du peuple valent les gens de qualité. Elle est entichée de sa noblesse… Que cela ne vous donne pas mauvaise opinion d’elle, c’est une maladie de famille ; ils sont tous comme cela dans la maison Grimani. Mais cela n’empêche pas ma jeune maîtresse d’être bonne et charitable. C’est seulement une idée qu’elle a dans la tête, et qui la fait entrer dans de grandes colères quand on la contrarie. Figurez-vous qu’elle a déjà refusé je ne sais combien de beaux jeunes gens bien riches, parce qu’elle dit qu’ils ne sont pas assez bien nés pour elle. Enfin, monsieur Lélio, dites d’abord comme elle à tout propos, et bientôt vous lui persuaderez tout ce que vous voudrez. Ah ! si vous pouviez la décider à épouser un jeune comte qui l’a demandée en mariage dernièrement !…
— Le comte Hector, son cousin ?
— Oh ! non ! celui-là est un sot, et il ennuie tout le monde ; jusqu’à ses chiens qui bâillent dès qu’ils l’aperçoivent.
Tout en écoutant le babil de Lila, que mes manières paternelles avaient complètement mise à l’aise, je l’entraînais vers le lieu du rendez-vous. Ce n’est pas que je ne l’écoutasse avec beaucoup d’intérêt ; tous ces détails, puérils en apparence, étaient fort importants à mes yeux ; car ils me conduisaient par induction à la connaissance de l’énigmatique personnage à qui j’avais affaire. Il faut avouer aussi qu’ils refroidissaient beaucoup mon ardeur, et que je commençais à trouver bien ridicule d’être le héros d’une passion en concurrence avec le premier jouet venu, avec mon chat Soliman, et qui sait ? peut-être avec le cousin Hector lui-même au premier jour. Les conseils de Lila étaient donc précisément ceux que je me donnais à moi-même et que j’avais le plus envie de suivre.
Nous trouvâmes la signora assise au pied de la colonne et toute vêtue de blanc, costume assez peu d’accord avec le mystère d’un rendez-vous en plein air, mais par cela même très conforme à la logique de son caractère. En me voyant approcher, elle demeura tellement immobile, qu’on l’eût prise pour une statue placée aux pieds de la nymphe de marbre blanc.
Elle ne répondit rien à mes premières paroles. Le coude appuyé sur son genou et le menton dans sa main, elle était si rêveuse, si noblement posée, si belle, drapée dans son voile blanc au clair de la lune, que je l’eusse crue livrée à une contemplation sublime, sans l’amour du chat et celui du blason qui me revenaient en mémoire.
Comme elle me semblait décidée à ne pas faire attention à moi, j’essayai de prendre une de ses mains ; mais elle me la retira avec un dédain superbe en me disant d’un ton plus majestueux que Louis XIV :
— J’ai attendu !
Je ne pus m’empêcher de rire en entendant cette citation solennelle ; mais ma gaieté ne fit qu’augmenter son sérieux.
— À votre aise ! me dit-elle. Riez bien : l’heure et le lieu sont admirablement choisis pour cela !
Elle prononça ces mots avec un dépit amer, et je vis bien qu’elle était réellement fâchée. Alors, redevenant grave tout d’un coup, je lui demandai pardon de ma faute involontaire, et lui dis que pour rien au monde je ne voudrais lui causer un instant de chagrin. Elle me regarda d’un air indécis, comme si elle n’eût pas osé me croire. Mais je me mis à lui parler avec une effusion si sincère de mon dévouement et de mon affection, qu’elle ne tarda pas à se laisser persuader.
— Tant mieux ! tant mieux ! me dit-elle ; car, si vous ne m’aimiez pas, vous seriez bien ingrat, et je serais bien malheureuse.
Et, comme je restais moi-même étonné de ces paroles :
— Ô Lélio ! s’écria-t-elle, ô Lélio ! je vous aime depuis le soir où je vous vis à Naples pour la première fois, jouant Roméo, où je vous regardais de cet air froid et dédaigneux qui vous épouvantait si fort. Ah ! vous étiez bien éloquent dans vos chants et bien passionné ce soir-là. La lune vous éclairait comme à présent, mais moins belle, et Juliette était vêtue de blanc, comme moi. Et pourtant vous ne me dites rien, Lélio !
Cette étrange fille exerçait sur moi une fascination perpétuelle qui m’entraînait toujours et partout au gré de sa mobile fantaisie. Tant qu’elle était loin de moi, ma pensée échappait à son empire, et j’analysais librement ses actions et ses paroles ; mais une fois près d’elle, j’arrivais à mon insu à n’avoir bientôt plus d’autre volonté que la sienne. Cet élan de tendresse réveilla mon ardeur assoupie. Tous mes beaux projets de sagesse s’en allèrent en fumée, et je ne trouvai plus sur mes lèvres que des paroles d’amour. À chaque instant, il est vrai, je me sentais saisi de remords ; mais j’avais beau faire, tous mes conseils paternels finissaient en paroles amoureuses. Une fatalité bizarre, ou plutôt cette lâcheté du cœur humain qui vous fait toujours céder à l’entraînement des délices présentes, me poussait toujours à dire le contraire de ce que me dictait ma conscience. Je me donnais à moi-même les meilleures raisons du monde pour me prouver que je n’avais pas tort : c’eût été une cruauté inutile de parler à cette enfant un langage qui eût déchiré son cœur ; il serait toujours temps de l’éclairer sur la vérité, et mille autres choses pareilles. Une circonstance qui semblait devoir diminuer le péril contribuait encore à l’augmenter : c’était la présence de Lila. Si elle n’eût pas été là, mon honnêteté naturelle m’eût fait veiller sur moi avec d’autant plus de soin que tout m’eût été possible dans un moment d’emportement, et je n’eusse probablement pas avancé d’un pas de peur d’aller trop loin. Mais, sûr de n’avoir rien à craindre de mes sens, je m’inquiétai bien moins de la liberté de mes paroles. Aussi ne fus-je pas longtemps sans arriver au ton de la passion la plus ardente, quoique la plus pure ; et, poussé par un mouvement irrésistible, je saisis une mèche des cheveux flottants de la jeune fille, et la baisai à deux reprises.
Je sentis alors qu’il était temps de m’en aller, et je m’éloignai rapidement de la signora en lui disant :
— À demain.
Pendant toute cette scène, j’avais peu à peu oublié le passé, et je n’avais pas un seul instant songé à l’avenir. La voix de Lila, qui me reconduisait, me tira de mon extase.
— Ô monsieur Lélio ! me dit-elle, vous ne m’avez pas tenu parole. Vous n’avez été ce soir ni le père ni l’ami de ma maîtresse.
— C’est vrai, lui répondis-je assez tristement ; c’est vrai, j’ai eu tort. Mais sois tranquille, mon enfant ; demain je réparerai tout.
Le lendemain vint et fut pareil, et l’autre lendemain encore. Seulement je me sentis chaque jour plus fortement épris ; et ce qui n’était au premier rendez-vous qu’une velléité d’amour était déjà devenu au troisième une véritable passion. L’air désolé de Lila me l’eût bien fait voir si je ne m’en fusse moi-même aperçu le premier. Tout le long du chemin je rêvais à l’avenir de cet amour, et je rentrais à la maison triste et pâle. Checca ne fut pas longtemps à voir de quoi il s’agissait.
— Povero, me dit-elle, je t’avais bien dit que tu pleurerais bientôt.
Et, comme je levais la tête pour nier :
— Si tu n’as déjà pleuré, ajouta-t-elle, tu vas pleurer ; et il y a de quoi. Ta position est triste et, et qui pis est, absurde. Tu aimes une jeune fille que ta fierté te défend de chercher à épouser, et que ta délicatesse t’empêche de séduire. Tu ne veux pas lui demander sa main, d’abord parce que tu sais qu’en te l’accordant elle te ferait un immense sacrifice et s’exposerait pour toi à mille souffrances (tu es trop généreux pour vouloir d’un bonheur qui coûterait si cher), ensuite parce que tu craindrais même d’être refusé, et que tu es trop orgueilleux pour t’exposer au dédain. Tu ne veux pas non plus prendre ce que tu es résolu à ne pas demander, et tu aimerais mieux, j’en suis sûre, aller te faire moine que d’abuser de l’ignorance d’une fille qui se confie à toi. Il faut pourtant te décider à quelque chose, mon pauvre camarade, si tu ne veux pas que la fin du monde te trouve soupirant pour les étoiles et envoyant des baisers aux nuages. Que les chiens aboient après la lune ; nous autres artistes, nous devons vivre à tout prix et toujours. Prends donc un parti.
— Tu as raison, lui répondis-je gravement.
Et j’allai me coucher.
La nuit suivante, je retournai au rendez-vous. Je trouvai la signora exaltée et joyeuse, ainsi que la veille ; mais je restai quelque temps sombre et taciturne. Elle me plaisanta d’abord sur ma mine de carbonaro et me demanda en riant si je songeais à détrôner le pape, ou à reconstruire l’empire romain. Puis, voyant que je ne répondais pas, elle me regarda fixement ; et, me prenant la main :
— Vous êtes triste, Lélio. Qu’avez-vous ?
Je lui ouvris alors mon cœur, et lui dis que la passion que je nourrissais pour elle était un malheur pour moi.
— Un malheur ! et pourquoi ?
— Je vais vous le dire, signora. Vous êtes l’héritière d’une noble et illustre famille. Vous avez été nourrie dans le respect de vos aïeux et dans la pensée qu’on ne vaut que par l’ancienneté et l’éclat de sa race. Je suis un pauvre diable sans passé, un homme de rien, qui me suis fait moi- même le peu que je suis. Pourtant, je crois qu’un homme en vaut un autre, et ne m’estime l’inférieur de personne. Or, il est évident que vous ne m’épouseriez pas ; tout vous le défendrait, vos idées, vos habitudes, votre position. Vous qui avez refusé des patriciens, parce qu’ils n’étaient pas d’assez bonne maison, vous pourriez ou voudriez moins que toute autre vous abaisser jusqu’à un misérable comédien comme moi. De princesse à histrion il y a loin, signora. Je ne puis donc pas être votre mari. Que me reste-t-il ? La perspective d’un amour partagé, mais malheureux, s’il n’était jamais satisfait, ou l’espoir d’être plus ou moins longtemps votre amant. Je ne puis accepter ni l’un ni l’autre, signora. Vivre en face l’un de l’autre, pleins d’une passion toujours ardente et jamais assouvie, s’aimer avec crainte et réserve, et se défier de soi-même autant que de l’objet aimé, c’est se soumettre volontairement à une souffrance insupportable, parce qu’elle n’a ni sens, ni espoir, ni but. Quant à vous posséder comme amant, quand je le pourrais, je ne le voudrais pas. Trop d’inquiétudes assiégeraient mon bonheur pour qu’il pût être complet. D’un côté, j’aurais toujours peur de vous compromettre ; je ne dormirais pas avec la crainte de devenir pour vous la cause d’un grand chagrin ou d’une ruine complète ; le jour je passerais des heures à rechercher tous les accidents qui pourraient amener votre malheur et par conséquent le mien, et la nuit je perdrais le temps de nos rendez-vous à trembler au bruit d’une feuille emportée par le vent, ou au cri d’un oiseau de nuit. Que sais-je ? tout me serait un épouvantail. Et pourquoi jeter ainsi ma vie en proie à mille vains fantômes ? pour un amour dont je ne pourrais jamais prévoir la durée, et qui ne compenserait pas les incertitudes de la journée par la sécurité du lendemain ; car tôt ou tard, il faut bien le dire, signora, vous vous marieriez. Et ce serait avec un autre, ce serait avec un homme noble et riche comme vous. Cela vous coûterait, je le sais ; je sais que votre âme est généreuse et sincère ; vous éprouveriez un vif désir de me rester fidèle, et votre cœur se révolterait à la pensée de prononcer un mot qui dût tuer, sinon ma vie, au moins tout mon bonheur. Mais les continuelles obsessions de votre famille, l’obligation même de veiller à votre réputation, tout vous pousserait malgré vous à prendre ce parti. Vous lutteriez longtemps peut-être et fortement ; mais vous souffririez d’autant plus. Votre affection pour moi serait toujours douce et tendre, mais moins expansive ; et moi, qui verrais vos chagrins, et qui ne suis pas homme à accepter de longs et pénibles sacrifices sans les rendre, je vous forcerais moi-même, en m’éloignant, à ce mariage devenu nécessaire, aimant mieux vouer ma destinée tout entière à la douleur que de changer la vôtre par une lâcheté. Voilà, signora, ce que j’avais à vous dire, et vous devez comprendre maintenant pourquoi je crains que cet amour ne soit un malheur pour moi.
Elle m’avait écouté dans le calme le plus parfait et le plus grand silence. Quand j’eus fini de parler, elle ne changea rien à son attitude. Seulement, comme je l’observais attentivement, je crus remarquer sur son visage l’expression d’une profonde incertitude. Je me dis alors que je ne m’étais pas trompé, que cette jeune fille était faible et vaine comme toutes les autres ; qu’elle avait seulement la bonne foi de le reconnaître dès qu’on le lui disait, qu’elle aurait probablement celle de me l’avouer de même. Je lui gardai donc mon estime, mais je sentis mon enthousiasme s’évanouir en un instant. Je me félicitais de ma clairvoyance et de ma résolution, quand je vis la signora se lever brusquement et s’éloigner de moi sans rien dire. Je n’étais pas préparé à ce coup, et je fus saisi d’une surprise douloureuse.
— Quoi ! sans un seul mot ! m’écriai-je. Me quitter, et pour jamais peut-être, sans m’adresser une parole de regret ou de consolation !
— Adieu ! me dit-elle en se retournant. De regret, je n’en puis avoir ; et de consolation, c’est moi qui en ai besoin. Vous ne m’avez pas comprise ; vous ne m’aimez pas.
— Moi !
— Et qui me comprendra, ajouta-t-elle en s’arrêtant, si vous ne me comprenez pas ? Et qui m’aimera, si vous ne m’aimez pas ?
Elle secoua tristement la tête, puis croisa les bras sur sa poitrine en fixant les yeux à terre. Elle était à la fois si belle et si désolée, que j’eus une folle envie de me précipiter à ses pieds, et qu’une crainte vague de l’irriter m’en empêcha au même instant. Je restai immobile et silencieux, les regards attachés sur elle, attendant avec anxiété ce qu’elle allait faire ou dire. Au bout de quelques secondes, elle vint à moi lentement et d’un air recueilli, et, s’appuyant en face de moi contre le piédestal de la statue, elle me dit :
— Ainsi, vous m’avez crue lâche et vaniteuse ; vous avez cru que je pourrais donner mon amour à un homme et accepter le sien, sans lui donner en même temps toute ma vie. Vous avez pensé que je resterais près de vous tant que le vent serait propice, et que je m’éloignerais dès qu’il deviendrait contraire. Comment cela se fait-il ? Cependant vous êtes ferme et loyal, et vous ne commencez, j’en suis sûre, une action sérieuse que quand vous êtes résolu à la continuer jusqu’au bout. Pourquoi donc ne voulez-vous pas que je puisse faire ce que vous faites, et n’avez-vous pas de moi la bonne opinion que j’ai de vous ? Ou vous méprisez bien les femmes, ou vous vous êtes laissé bien tromper par mon étourderie. Je suis souvent folle, je le sais ; mais c’est peut-être un peu la faute de mon âge, et cela ne m’empêche pas d’être ferme et loyale. Du jour où j’ai senti que je vous aimais, Lélio, j’ai été résolue à vous épouser. Cela vous étonne. Vous vous rappelez non seulement les pensées que j’ai dû avoir dans ma position, mais encore mes actions et mes paroles passées. Vous songez à tous ces patriciens que j’ai refusé d’épouser, parce qu’ils n’étaient pas assez nobles. Hélas ! mon pauvre ami, je suis esclave de mon public, comme vous vous plaignez quelquefois de l’être du vôtre, et je suis obligée de jouer devant lui mon rôle jusqu’à ce que je trouve l’occasion de m’échapper de la scène. Mais, sous mon masque, j’ai gardé une âme libre, et, depuis que je possède ma raison, je suis résolue à ne me marier que selon mon cœur. Cependant, pour éloigner tous ces fades et impertinents patriciens dont vous me parlez, il me fallait un prétexte ; j’en cherchai un dans les préjugés mêmes qui étaient communs à mes prétendants et à ma famille, et, blessant à la fois l’orgueil des uns et flattant celui des autres, je me prévalus de l’antiquité de ma race pour refuser la main d’hommes qui, tout nobles qu’ils étaient, ne se trouvaient pas encore, disais-je, assez nobles pour moi. Je réussis de la sorte à écarter tous ces importuns sans mécontenter ma famille ; car elle avait beau traiter mes refus de caprices d’enfant, et faire à ces poursuivants rebutés des excuses sur l’exagération de mon orgueil, elle n’en était pas moins, au fond, enchantée de ma fierté. Pendant un certain temps, je gagnai à cette conduite une plus grande liberté. Mais enfin le prince Grimani, mon beau-père, me dit qu’il était temps de prendre un parti, et me présenta son neveu, le comte Ettore, comme l’époux qu’il me destinait. Ce nouveau fiancé me déplut comme les autres, plus encore peut-être ; car l’excès de sa sottise m’amena bientôt à le mépriser complètement ; ce que voyant le prince, et pensant que ma mère, qui est excellente et m’aime de toute son âme, pourrait bien m’aider dans ma résistance contre lui, il résolut de m’éloigner d’elle, pour me contraindre plus aisément à l’obéissance. Il m’envoya ici vivre en tête à tête avec sa sœur et son neveu. Il espère que, forcée de choisir entre l’ennui et mon cousin
Ettore, je finirai par me décider pour celui-ci ; mais il se trompe bien. Le comte Ettore est, en tout point, indigne de moi, et j’aimerais mieux mourir que de l’épouser. Je ne le leur avais pas encore dit, parce que je n’aimais personne, et que, fléau pour fléau, j’aimais autant celui-là qu’un autre ; Mais maintenant je vous aime, Lélio ; je dirai à Ettore que je ne veux pas de lui ; nous partirons ensemble, nous irons trouver ma mère, nous lui dirons que nous nous aimons, et que nous voulons nous marier, elle nous donnera son consentement, et vous m’épouserez. Voulez-vous ?
Dès ses premières paroles, j’avais écouté la signora avec un profond étonnement, qui ne cessa pas même lorsqu’elle eut fini. Cette noblesse de cœur, cette hardiesse de pensée, cette force d’esprit, cette audace virile, mêlée à tant de sensibilité féminine ; tout cela, réuni dans une fille si jeune, élevée au milieu de l’aristocratie la plus insolente, me causa une vive admiration, et je ne sortis de ma surprise que pour passer à l’enthousiasme. Je fus sur le point de céder à mes transports, et de me jeter à ses genoux pour lui dire que j’étais heureux et fier d’être aimé d’une femme comme elle, que je brûlais pour elle de la plus ardente passion, que je serais joyeux de donner ma vie pour elle, et que j’étais prêt à faire tout ce qu’elle voudrait. Mais la réflexion m’arrêta à temps, et je songeai à tous les inconvénients, à tous les dangers de la démarche qu’elle voulait tenter. Il était très probable qu’elle serait refusée et sévèrement réprimandée ; et quelle serait alors sa position, après s’être échappée de chez sa tante, pour faire publiquement avec moi un voyage de quatre-vingts lieues ? Au lieu donc de m’abandonner aux mouvements tumultueux de mon cœur, je m’efforçai de redevenir calme, et au bout de quelques secondes de silence, je dis tranquillement à la signora :
— Mais votre famille ?
— Il n’y a au monde qu’une seule personne à qui je reconnaisse des droits sur moi, et dont je craigne d’encourir la colère, c’est ma mère ; et je vous l’ai dit, ma mère est bonne comme un ange, et m’aime par-dessus tout. Son cœur consentira.
— Ô chère enfant ! m’écriai-je alors en lui prenant les mains, que je serrai contre ma poitrine ; Dieu sait si ce que vous voulez faire n’est pas le but de tous mes désirs ! C’est contre moi-même que je lutte quand je cherche à vous arrêter. Chaque objection que je vous fais est un espoir de bonheur que je m’enlève, et mon cœur souffre cruellement de tous les doutes de ma raison. Mais c’est de vous, mon cher ange bien-aimé, c’est de votre avenir, de votre réputation, de votre bonheur qu’il s’agit pour moi avant toute chose. J’aimerais mieux renoncer à vous que de vous voir souffrir à cause de moi. Ne vous alarmez donc pas de tous mes scrupules, n’y voyez pas l’indice du calme ou de l’indifférence, mais bien la preuve d’une tendresse sans bornes. Vous me dites que votre mère consentira, parce que vous la savez bonne. Mais vous êtes bien jeune, mon enfant ; malgré votre force d’esprit, vous ne savez pas quelles bizarres alliances se font souvent entre les sentiments les plus opposés. Je crois tout ce que vous me dites de votre mère ; mais savez-vous si son orgueil ne luttera pas contre son amour pour vous ? Elle croira peut-être, en empêchant votre union avec un comédien, remplir un devoir sacré.
— Peut-être, me répondit-elle, avez-vous raison à moitié. Ce n’est pas que je craigne l’orgueil de ma mère. Quoiqu’elle ait épousé deux princes, elle est de naissance bourgeoise, et n’a pas assez oublié son origine pour me faire un crime d’aimer un roturier. Mais l’influence du prince Grimani, une certaine faiblesse qui la fait céder presque toujours à l’opinion de ceux qui l’entourent, peut-être, en mettant les choses au pis, le besoin de se faire pardonner dans le monde où elle vit maintenant la médiocrité de sa naissance, l’empêcheraient de consentir facilement à notre mariage. Il n’y a alors qu’une chose à faire : c’est de nous marier d’abord, et de le lui déclarer ensuite. Quand notre union sera consacrée par l’Église, ma mère ne pourra pas se tourner contre moi. Elle souffrira peut-être un peu, moins de ma désobéissance, dont sa nouvelle famille la rendra pourtant responsable, que de ce qu’elle prendra pour un manque de confiance, mais elle s’apaisera bien vite, soyez-en sûr, et, par amour pour moi, vous tendra les bras comme à son fils.
— Merci de vos offres généreuses, chère signora ; mais j’ai mon honneur à garder, aussi bien que le plus fier patricien. Si je vous épousais sans le consentement de vos parents, après vous avoir enlevée, on ne manquerait pas de m’accuser des projets les plus bas et les plus lâches. Et votre mère ! si, après notre mariage, elle vous refusait son pardon, ce serait sur moi qu’elle ferait tomber toute son indignation.
— Ainsi, pour m’épouser, reprit la signora, vous voudriez avoir au moins le consentement de ma mère.
— Oui, signora.
— Et si vous étiez sûr de l’obtenir, vous n’hésiteriez plus ?
— Hélas ! pourquoi me tenter ? Que puis-je vous répondre, étant certain du contraire ?
— Alors…
Elle s’arrêta tout d’un coup incertaine, et pencha sa tête sur son sein. Quand elle la releva, elle était un peu pâle, et deux larmes brillaient dans ses yeux. J’allais lui en demander la cause ; mais elle ne m’en laissa pas le temps.
— Lila, dit-elle d’un ton impérieux, éloigne-toi.
La suivante obéit à regret, et alla se placer assez loin de nous pour ne pas nous entendre, mais encore assez près pour nous voir. Sa maîtresse attendit qu’elle se fût éloignée pour rompre le silence. Alors elle me prit gravement la main, et commença :
— Je vais vous dire une chose que je n’ai jamais dite à personne, et que je m’étais bien promis de ne jamais dire. Il s’agit de ma mère, objet de toute ma vénération et de tout mon amour. Jugez de ce qu’il m’en coûte pour réveiller un souvenir qui pourrait, devant d’autres yeux que les miens, ternir sa pureté et sa bonne renommée ! Mais je sais que vous êtes bon, et que je puis vous parler comme je parlerais à Dieu, sans craindre de vous voir supposer le mal.
Elle se tut un instant pour rassembler ses souvenirs, et reprit :
— Je me rappelle que dans mon enfance j’étais très fière de ma noblesse. C’étaient, je crois, les flatteries obséquieuses des gens de notre maison qui m’avaient inspiré de si bonne heure ce sentiment, et m’avaient portée à mépriser tout ce qui n’était pas noble comme moi. Parmi tous les serviteurs de ma mère, un seul ne ressemblait point aux autres, et avait su garder dans son humble position toute la dignité qui sied à un homme. Aussi me paraissait-il insolent, et peu s’en fallait que je ne le haïsse. Toujours est-il que je le craignais, surtout depuis un jour que je l’avais vu me regarder d’un air très sérieux pendant que je piquais au cœur avec une grande épingle noire mes plus belles poupées.
« Une nuit, je fus réveillée dans la chambre de ma mère, où mon petit lit se trouvait placé, par la voix d’un homme. Cette voix parlait à ma mère avec une gravité presque sévère, et celle-ci lui répondait d’un ton douloureusement timide et comme suppliant. Étonnée, je crus d’abord que c’était le confesseur de maman ; et comme il semblait la gronder, selon sa coutume, je me mis à écouter de toutes mes oreilles, sans faire aucun bruit ni laisser soupçonner que je ne dormisse plus. On ne se méfiait pas de moi. On parlait librement. Mais quel entretien inouï ! Ma mère disait : « Si tu m’aimais, tu m’épouserais », et l’homme refusait de l’épouser ! Puis ma mère pleurait, et l’homme aussi ; et j’entendais… ah ! Lélio ! il faut que j’aie bien de l’estime pour vous, puisque je vous raconte cela, j’entendais le bruit de leurs baisers. Il me semblait connaître cette voix d’homme ; mais je ne pouvais en croire le témoignage de mes oreilles. J’avais bien envie de regarder ; mais je n’osais pas faire un mouvement, parce que je sentais que je faisais une chose honteuse en écoutant ; et comme j’avais déjà quelques sentiments élevés, je faisais même des efforts pour ne pas entendre. Mais j’entendais malgré moi. Enfin, l’homme dit à ma mère : « Adieu, je te quitte pour toujours, ne me refuse pas une tresse de tes beaux cheveux blonds. » Et ma mère répondit : « Coupe-la toi-même. »
« Le soin que ma mère prenait de mes cheveux m’avait habituée à considérer la chevelure d’une femme comme une chose très précieuse ; et lorsque je l’entendis donner une partie de la sienne, je fus prise d’un sentiment de jalousie et de chagrin, comme si elle se fût dépouillée d’un bien qu’elle ne devait sacrifier qu’à moi. Je me mis à pleurer silencieusement ; mais, entendant qu’on s’approchait de mon lit, j’essuyai bien vite mes yeux et feignis de dormir. Alors on entrouvrit mes rideaux, et je vis un homme habillé de rouge que je ne reconnus pas d’abord, parce que je ne l’avais pas encore vu sous ce costume : j’eus peur de lui ; mais il me parla, et je le reconnus bien vite ; c’était… Lélio ! vous oublierez cette histoire, n’est-ce pas ?
— Eh bien ! signora ?… m’écriai-je en serrant convulsivement sa main.
— C’était Nello, notre gondolier… Eh bien ! Lélio, qu’avez-vous ? Vous frémissez, votre main tremble… Ô ciel ! vous blâmez beaucoup ma mère !…
— Non, signora, non, répondis-je d’une voix éteinte ; je vous écoute avec attention. La scène se passait à Venise ?
— Vous l’avais-je dit ?
— Je crois que oui ; et c’était au palais Aldini, sans doute ?
— Sans doute, puisque je vous dis que c’était dans la chambre de ma mère… Mais pourquoi cette émotion, Lélio ?
— Ô mon Dieu ! ô mon Dieu ! vous vous appelez Alezia Aldini ?
— Eh bien ! à quoi songez-vous ? dit-elle avec un peu d’impatience. On dirait que vous apprenez mon nom pour la première fois.
— Pardon, signora, votre nom de famille… Je vous avais toujours entendu appeler Grimani à Naples.
— Par des gens qui nous connaissaient peu, sans doute. Je suis la dernière des Aldini, une des plus anciennes familles de la république, orgueilleuse et ruinée. Mais ma mère est riche, et le prince Grimani, qui trouve ma naissance et ma fortune dignes de son neveu, tantôt me traite avec sévérité, tantôt me cajole pour me décider à l’épouser. Dans ses bons jours, il m’appelle sa chère fille ; et quand les étrangers lui demandent si je suis sa fille en effet, il répond, faisant allusion à son projet favori : « Sans doute, puisqu’elle sera comtesse Grimani. » Voilà pourquoi à Naples, où j’ai passé un mois, et où l’on ne me connaît guère, et dans ce pays-ci que j’habite depuis six semaines, où je ne vois ni ne connais personne, on me donne toujours un nom qui n’est pas le mien…
— Signora ! repris-je en faisant effort sur moi-même pour rompre le silence pénible où j’étais tombé, daignerez-vous m’expliquer quel rapport peut avoir cette histoire avec notre amour, et comment, à l’aide du secret que vous possédez, vous pourriez arracher à votre mère un consentement qui lui répugnerait ?
— Que dites-vous là, Lélio ? Me supposez-vous capable d’un si odieux calcul ? Si vous vouliez m’écouter, au lieu de passer vos mains sur votre front d’un air égaré… Mon ami, mon cher Lélio, quel nouveau chagrin, quel nouveau scrupule est donc entré dans votre âme depuis un instant ?
— Chère signora, je vous supplie de continuer.
— Eh bien ! sachez que cette aventure n’est jamais sortie de ma mémoire, qu’elle a causé tous les chagrins et toutes les joies de ma vie. Je compris que je ne devais jamais interroger ma mère sur ce sujet, ni en parler à personne. Vous êtes le premier, Lélio, sans en excepter ma bonne gouvernante Salomé, et ma sœur de lait, à qui je dis tout, qui ait reçu cette confidence. Mon orgueil souffrit de la faute de ma mère, qui semblait rejaillir sur moi. Cependant je continuai d’adorer ma mère. Je l’aimai peut-être d’autant plus que je la sentais plus faible, plus exposée au secret anathème de mes parents du côté paternel. Mais ma haine pour le peuple s’accrut de toute mon affection pour elle.
« Je vécus dans ces sentiments jusqu’à l’âge de quatorze ans, et ma mère ne parut pas s’en occuper. Au fond de l’âme, elle souffrait de mon dédain pour les classes inférieures, et un jour elle se décida à m’adresser de timides reproches. Je ne lui répondis rien, ce qui dut l’étonner ; car j’avais l’habitude de discuter obstinément avec tout le monde et à propos de tout. Mais je sentais qu’il y avait une montagne entre ma mère et moi, et que nous ne pouvions raisonner avec désintéressement de part ni d’autre. Voyant que j’écoutais ses reproches avec une soumission miraculeuse, elle m’attira sur ses genoux, et, me caressant avec une ineffable tendresse, elle me parla de mon père dans les termes les plus convenables ; mais elle m’apprit beaucoup de choses que je ne savais pas. J’avais toujours gardé pour ce père que j’avais à peine connu une sorte d’enthousiasme assez peu fondé. Quand j’appris qu’il n’avait épousé ma pauvre mère que pour sa fortune, et qu’après l’avoir épousée, il l’avait méprisée pour son obscure naissance et son éducation bourgeoise, il se fit en moi une réaction, et peu s’en fallut que je ne le haïsse autant que je l’avais chéri. Ma mère ajouta bien des choses qui me parurent très étranges et qui me frappèrent beaucoup, sur le malheur de faire un mariage du pure convenance, et je crus comprendre que déjà elle n’était pas beaucoup plus heureuse avec son nouveau mari qu’elle ne l’avait été avec celui dont elle me parlait.
« Cet entretien me fit une profonde impression, et je commençai à réfléchir sur cette nécessité de faire du mariage une affaire, et sur l’humiliation d’être recherchée à cause d’un nom ou à cause d’une dot. Je résolus de ne pas me marier, et quelque temps après, causant encore avec ma mère, je lui déclarai ma résolution, pensant qu’elle l’approuverait. Elle en sourit et me dit que le temps n’était pas éloigné où mon cœur aurait besoin d’une autre affection que la sienne. Je lui assurai le contraire ; mais peu à peu je sentis que j’avais parlé témérairement ; car un insupportable ennui me gagnait à mesure que nous quittions notre vie douce et retirée de Venise, pour les voyages et pour la société brillante des autres villes. Puis, comme j’étais très grande et très avancée pour mon âge, à peine étais-je sortie de l’enfance qu’on me parlait déjà de choix et d’établissement, et chaque jour j’entendais discuter les avantages et les inconvénients d’un nouveau parti. Je ne sentais pas encore l’amour s’éveiller en moi ; mais je sentais la répugnance et l’effroi qu’inspirent aux femmes bien nées les hommes sans cœur et sans esprit. J’étais difficile. Ayant vécu avec une si bonne mère, ayant été idolâtrée par elle, quel homme ne m’eût-il pas fallu rencontrer pour ne pas regretter amèrement son joug aimable et sa tendre protection ! Ma fierté, déjà si irritable par elle-même, s’irrita chaque jour davantage à l’aspect de ces hommes si vains, si nuls et si guindés, qui osaient prétendre à moi. Je tenais à la naissance, parce que jusque-là je m’étais imaginé que les races illustres étaient supérieures aux autres en courage, en mérite, en politesse, en libéralité. Je n’avais vu la noblesse que du fond de la galerie de portraits du palais Aldini. Là tous mes aïeux m’apparaissaient dans leur gloire, ayant tous leurs grands faits d’armes ou leurs pieuses actions consignés sur des bas-reliefs de chêne. Celui-ci avait racheté trois cents esclaves à des corsaires barbaresques pour leur donner la vraie religion et la liberté ; celui-là avait sacrifié tous ses biens pour le salut de la patrie dans une guerre ; un troisième avait versé pour elle tout son sang au champ d’honneur. Mon admiration pour eux était donc légitime, et je ne sentais par leur sang couler moins chaud et moins généreux dans mes veines. Mais combien les descendants des autres patriciens me parurent dégénérés ! Ils n’avaient plus de leur race qu’une insupportable insuffisance et des prétentions révoltantes. Je me demandais où était la noblesse ; je ne la trouvais plus que sur les écussons, aux portes des palais. Je résolus de me faire religieuse, et je priai ma mère avec tant d’instances de me laisser entrer au couvent, qu’elle y consentit. Elle versa beaucoup de larmes en m’y laissant ; le prince Grimani donnait les mains à mon caprice ; car depuis qu’il avait déterré, dans je ne sais quel coin de la Lombardie, une espèce de neveu qui pouvait devenir riche à mes dépens et porter avec éclat, grâce à ma dot, l’impérissable nom des Grimani, il ne songeait qu’à me rendre obéissante, et il se flattait que la dévotion allait assouplir mon caractère. Quelle ardente piété, quelle soif du martyre il eût fallu avoir pour accepter Hector ! On me retira du couvent, il y a trois mois ; le fait est que j’y périssais d’ennui, et que la discipline inflexible que j’avais à subir était au-dessus de mes forces. D’ailleurs, je fus si heureuse de retourner chez ma mère, et elle de me reprendre ! Cependant six semaines de couvent avaient bien changé mes idées. J’avais compris Jésus, que je n’avais prié jusqu’alors que du bout des lèvres. Dans mes heures de solitude, à l’église, dans l’enthousiasme de la prière, j’avais compris que le fils de Marie était l’ami des pauvres laborieux, et qu’il avait méprisé avec raison les grandeurs de ce monde. Enfin que vous dirai-je ? en même temps que j’ouvrais mon cœur à de nouvelles sympathies, ce que dans mon enfance j’appelais intérieurement la honte de ma mère se présenta à moi sous d’autres couleurs, et je n’y pensai plus qu’avec attendrissement. Puis, que se passait-il en moi ? je l’ignore ; mais je me disais : « Si je venais à faire comme maman, si je me prenais d’amour pour un homme d’une autre condition que la mienne, tout le monde me jetterait la pierre, excepté elle. Elle me prendrait dans ses bras, et cachant ma rougeur dans son sein, elle me dirait : « Obéis à ton cœur, afin d’être plus heureuse que je ne l’ai été en brisant le mien. » Vous êtes ému, Lélio ! Ô mon Dieu ! c’est une larme qui vient de tomber sur ma main. Vous êtes vaincu, mon ami ! Vous voyez que je ne suis ni folle, ni méchante ; à présent, vous direz oui, et vous viendrez me chercher demain. Jurez-le !
Je voulus parler ; mais je ne pus trouver un mot, j’avais le frisson. Je me sentais défaillir. Les yeux fixés sur moi, elle attendait avec anxiété ma réponse. Pour moi, j’étais anéanti. Aux premières paroles de ce récit, j’avais été frappé de son étrange ressemblance avec ma propre histoire, mais quand elle en vint aux circonstances qu’il m’était impossible de méconnaître, je restai confondu et ébloui, comme si la foudre eût passé devant mes yeux. Mille pensées contraires et toutes sinistres s’emparèrent de ma tête. Je vis s’agiter devant moi, pareilles à des fantômes, les images du crime et du désespoir. Ému du souvenir de ce qui avait été, effrayé de l’idée de ce qui eût pu être, je me voyais à la fois l’amant de la mère et le mari de la fille. Alezia, cette enfant que j’avais vue au berceau, était là, devant moi, me parlant en même temps de son amour et de celui de sa mère.
Un monde de souvenirs se déroulait devant moi, et la petite Alezia s’y présentait comme l’objet d’une tendresse déjà craintive et douloureuse. Je me rappelais son orgueil, sa haine pour moi, et les paroles qu’elle m’avait dites un jour lorsqu’elle avait vu la bague de son père à mon doigt. Qui sait, pensai-je, si ses préjugés sont à jamais abjurés ? Peut-être que, si en cet instant elle apprenait que je suis Nello, son ancien valet, elle rougirait de m’aimer.
— Signora, lui dis-je, vous aimiez autrefois, dites-vous, à percer le cœur de vos poupées avec une grande épingle. Pourquoi faisiez-vous cela ?
— Que vous importe, me dit-elle, et pourquoi êtes-vous frappé de cette minutie ?
— C’est que mon cœur souffre, et que vos épingles me reviennent naturellement à la mémoire.
— Je veux bien vous le dire pour vous montrer que ce n’était pas un mouvement de férocité, répondit-elle. J’entendais dire souvent, quand on parlait d’une lâcheté : « C’est n’avoir pas de sang dans le cœur », et je prenais comme réelle cette expression figurée. Ainsi, quand je grondais mes poupées, je leur disais : « Vous êtes des lâches, et je m’en vais voir si vous avez du sang dans le cœur. »
— Vous méprisez bien les lâches, n’est-ce pas, signora ? lui dis-je, me demandant quelle opinion elle aurait un jour de moi si je cédais en cet instant à sa passion romanesque.
Je retombai dans une pénible rêverie.
— Qu’avez-vous donc ? me dit Alezia.
Sa voix me rappela à moi. Je la regardai avec des yeux humides. Elle pleurait aussi, mais à cause de mon hésitation. Je le compris tout d’abord ; et lui serrant paternellement les mains :
— Ô mon enfant ! lui dis-je, ne m’accusez pas ! Ne doutez pas de mon pauvre cœur. Je souffre tant, si vous saviez !
Et je m’éloignai à grands pas, comme si en m’éloignant d’elle j’eusse pu fuir mon malheur. Rentré chez moi, je devins plus calme. Je repassai dans ma tête toute cette bizarre suite d’événements ; je m’en expliquai à moi-même tous les détails, et fis disparaître ainsi à mes propres yeux l’espèce de mystère qui m’avait d’abord glacé d’une terreur superstitieuse. Tout cela était étrange, mais naturel, jusqu’à ce nom de baptême, ce nom d’Alezia que j’avais toujours voulu savoir et que je n’avais jamais osé demander.
Je ne sais si un autre à ma place aurait pu conserver de l’amour pour la jeune Aldini, À la rigueur, je l’aurais pu sans crime ; car vous vous rappelez que j’étais resté l’amant chaste et soumis de sa mère. Mais ma conscience se soulevait à la pensée de cet inceste intellectuel. J’aimais la Grimani avec son prénom inconnu, je l’aimais de tout mon cœur et de tous mes sens ; mais Alezia, mais la signorina Aldini, la fille de Bianca, en vérité, je ne l’aimais pas ainsi, car il me semblait que j’étais son père. Le souvenir des grâces et des qualités charmantes de Bianca était resté frais et pur dans ma vie, il m’avait suivi partout comme une providence. Il m’avait rendu bon envers les femmes et vaillant envers moi-même. Si j’avais rencontré depuis beaucoup de beautés égoïstes et fausses, du moins cette certitude m’était restée qu’il en existe de généreuses et de naïves. Bianca ne m’avait fait aucun sacrifice, parce que je ne l’avais pas voulu ; mais si j’eusse accepté son abnégation, si j’eusse cédé à son entraînement, elle m’eût tout immolé, amis, famille, fortune, honneur, religion, et peut-être même sa fille ! Quelle dette sacrée n’avais-je pas contractée envers elle ! Étais-je pleinement acquitté par mes refus, par mon départ ? Non ; car elle était femme, c’est-à-dire faible, asservie, en butte à des arrêts implacables et aux insultes plus amères encore de l’ironie. Elle eût affronté tout cela, elle si craintive, si douce, si enfant à mille égards. Elle eût fait une chose sublime ; et moi, en acceptant, j’eusse fait une lâcheté. Je n’avais donc accompli qu’un devoir envers moi-même, et elle s’était exposée pour moi au martyre. Pauvre Bianca, mon premier, mon seul amour peut-être ! comme elle était restée belle dans mon souvenir ! « Mon Dieu, me disais-je, pourquoi ai-je peur qu’elle soit vieillie et flétrie ? Ne dois-je pas être indifférent à cela ? L’aimerais-je encore ? non, sans doute ; mais, laide ou belle, pourrais-je aujourd’hui la revoir sans danger ? » Et à cette pensée mon cœur battit si fort que je compris combien il m’était impossible d’être l’époux ou l’amant de sa fille.
Et puis, me prévaloir du passé (ne fût-ce que par une muette adhésion aux volontés d’Alezia) pour obtenir la fille de Bianca, c’eût été une action déshonorante. Faible comme je connaissais Bianca, je savais qu’elle se croirait engagée à nous donner son consentement ; mais je savais aussi que son vieux mari, sa famille et son confesseur surtout l’accableraient de chagrin. Elle avait pu se remarier et faire un second mariage de convenance. Elle était donc au fond femme du monde, esclave des préjugés, et son amour pour moi n’était qu’un sublime épisode, dont le souvenir peut-être faisait sa honte et son désespoir, tandis qu’il faisait ma gloire et ma joie. « Non, pauvre Bianca ! pensais-je, non, je ne suis pas quitte envers toi. Tu as bien assez souffert, assez tremblé peut-être, à l’idée qu’un valet colportait de maison en maison le secret de ta faiblesse. Il est temps que tu dormes en paix, que tu ne rougisses plus des seuls jours heureux de ta jeunesse, et qu’apprenant l’éternel silence, l’éternel dévouement, l’éternel amour de Nello, tu puisses te dire, pauvre femme, qu’au milieu de ta vie enchaînée ou déçue tu as une fois connu l’amour et que tu l’as inspiré. »
Je marchais avec agitation dans ma chambre ; le jour commençait à poindre. C’est, dans la vie des hommes qui dorment peu, une heure décisive qui met fin aux incertitudes nourries dans les ténèbres, et qui change les projets en résolutions. J’eus un élan de joie enthousiaste et de légitime orgueil en songeant que Lélio le comédien n’était pas tombé au-dessous de Nello le gondolier. Quelquefois, dans mes idées de démocratie romanesque, je m’étais pris à rougir d’avoir abandonné le toit de joncs marins où j’aurais pu perpétuer une race forte, laborieuse et frugale ; je m’étais fait un crime d’avoir dédaigné l’humble profession de mes pères pour rechercher les amères jouissances du luxe, la vaine fumée de la gloire, les faux biens et les puérils travaux de l’art. Mais en accomplissant, sous les oripeaux de l’histrion, les mêmes actes de désintéressement et de fierté que j’avais accomplis sous la bure du batelier, j’ennoblissais deux fois ma vie, et deux fois j’élevais mon âme au-dessus de toutes les fausses grandeurs sociales. Ma conscience, ma dignité, me semblaient être la conscience et la dignité du peuple : en m’avilissant, j’eusse avili le peuple. « Carbonari ! carbonari ! m’écriai-je, je serai digne d’être l’un de vous. » Le culte de la délivrance est une foi nouvelle ; le libéralisme est une religion qui doit ennoblir ses adeptes, et faire, comme autrefois le jeune christianisme, de l’esclave un homme libre, de l’homme libre un saint ou un martyr.
J’écrivis la lettre suivante à la princesse Grimani :
« Madame,
Un grand danger a menacé la signorina ; pourquoi vous, tendre et courageuse mère, avez-vous consenti à l’éloigner de vous ? N’est-elle pas dans l’âge où tout peut décider de la vie d’une femme, un instant, un regard, un soupir ? N’est-ce pas maintenant que vous devez veiller sur elle à toute heure, la nuit comme le jour, épier ses moindres soucis, compter les battements de son cœur ? Vous, madame, qui êtes si douce et pleine de condescendance pour les petites choses, mais qui, pour les grandes, savez trouver dans le foyer de votre cœur tant d’énergie et de résolution, voici le moment où vous devez montrer le courage de la lionne qui ne se laisse point arracher ses petits. Venez, madame, venez ; reprenez votre fille, et qu’elle ne vous quitte plus. Pourquoi la laissez-vous dans des mains étrangères, livrée à une direction malhabile qui l’irrite et la pousserait à de grands écarts, si elle n’était votre fille, si le germe de vertu et de dignité déposé par vous dans son sein pouvait devenir le jouet du premier vent qui passe ! Ouvrez les yeux ; voyez que l’on contrarie les inclinations de votre enfant dans des choses légitimes et sacrées, et qu’ainsi l’on s’expose à la voir résister aux sages conseils et se faire une habitude d’indépendance que l’on ne pourra plus vaincre. Ne souffrez pas qu’on lui impose un mari qu’elle déteste, et craignez que cette aversion ne la porte à faire un choix précipité, plus funeste encore. Assurez sa liberté. Qu’elle ne soit enchaînée que par la sollicitude de votre amour éclairé, de crainte que, se méfiant de votre énergie protectrice, elle ne cherche dans sa fantaisie un dangereux appui. Au nom du ciel, venez !
Et si vous voulez savoir, madame, de quel droit je vous adresse cet appel, apprenez que j’ai vu votre fille sans savoir son nom, que j’ai failli devenir amoureux d’elle ; que je l’ai suivie, observée, cherchée, et qu’elle n’était pas si bien gardée que je n’eusse pu lui parler et employer (en vain sans doute) tous les artifices par lesquels on séduit une femme ordinaire. Grâce au ciel ! votre fille n’a pas même été exposée à mes téméraires prétentions. J’ai appris à temps qu’elle avait pour mère la personne que je vénère et que je respecte le plus au monde, et dès cet instant les abords de sa demeure sont devenus sacrés pour moi. Si je ne m’éloigne pas à l’instant même, c’est afin d’être prêt à répondre à vos plus sévères interrogatoires, si, vous méfiant de mon honneur, vous m’ordonnez de paraître devant vous et de vous rendre compte de ma conduite.
Agréez, madame, les humbles respects de votre esclave dévoué,
Nello. »
Je cachetai cette lettre, songeant au moyen de la faire parvenir à son adresse avec le plus de célérité possible sans qu’elle tombât en des mains étrangères. Je n’osais la porter moi-même, dans la crainte qu’Alezia irritée ne fît quelque acte de folie ou de désespoir en apprenant mon départ. D’ailleurs il était bien vrai que je voulais pouvoir m’ouvrir complètement à sa mère au moment où elle recevrait ma confidence tout entière ; car je prévoyais bien qu’ Alezia ne lui cacherait aucun détail de ce petit roman, dont je n’avais pas le droit de me faire l’historien exact sans son ordre. Je craignais d’ailleurs que l’énergie de cette jeune fille effrayant la faiblesse de sa mère du tableau de sa passion, celle-ci ne vînt à lui donner un consentement que je ne voulais pas ratifier. L’une et l’autre avaient besoin du secours de ma volonté calme et inébranlable, et c’était peut-être lorsqu’elles seraient en présence l’une de l’autre que j’aurais besoin d’une force qui manquerait à toutes deux.
J’en étais là lorsqu’on frappa à ma porte, et un homme s’approcha dans une attitude respectueuse. Comme il avait eu soin d’ôter sa livrée, je ne le reconnus pas d’abord pour le domestique qui m’avait tant regardé le jour de l’aventure de l’église ; mais comme nous avions maintenant le loisir de nous examiner l’un l’autre, nous jetâmes spontanément un cri de surprise.
— C’est bien vous ! me dit-il ; je ne me trompais pas, vous êtes bien Nello ?
— Mandola, mon vieil ami ! m’écriai-je, et je lui ouvris mes deux bras.
Il hésita un instant, puis il s’y jeta avec effusion en pleurant de joie.
— Je vous avais bien reconnu ; mais j’ai voulu m’en assurer, et, au premier moment dont je puis disposer, me voilà. Comment se fait-il qu’on vous appelle dans ce pays le seigneur Lélio, à moins que vous ne soyez ce chanteur fameux dont on parlait tant à Naples, et que je n’ai jamais été voir ? Car, voyez-vous, je m’endors toujours au théâtre, et, quant à la musique, je n’ai jamais pu y rien comprendre… Aussi la signora ne me force jamais de monter à sa loge avant la fin du spectacle.
— La signora ! oh ! parle-moi de la signora, mon vieux camarade.
— Moi, je parlais de la signora Alezia ; car, pour la signora Bianca, elle ne va plus au théâtre. Elle a pris un confesseur piémontais, et elle est dans la plus haute dévotion depuis son second mariage. Pauvre bonne signora ! je crains bien que ce mari-là ne la dédommage pas de l’autre. Ah ! Nello, Nello, pourquoi n’as-tu pas… ?
— Tais-toi, Mandola ; pas un mot là-dessus. Il est des souvenirs qui ne doivent pas plus revenir sur nos lèvres que les morts ne doivent revenir à la vie. Dis-moi seulement où est ta maîtresse en ce moment, et le moyen de lui faire parvenir une lettre en secret et sur-le-champ.
— Est-ce que c’est quelque chose d’important pour vous ?
— C’est quelque chose de plus important pour elle.
— En ce cas, donnez-la-moi ; je prends la poste à franc étrier, et je vais la lui remettre à Bologne, où elle est maintenant. Ne le saviez-vous pas ?
— Nullement. Oh ! tant mieux ! Tu peux être auprès d’elle ce soir ?
— Oui, par Bacchus ! Pauvre maîtresse, qu’elle sera étonnée de recevoir de vos nouvelles ! car, vois-tu, Nello, voyez-vous, signor…
— Appelle-moi Nello quand nous sommes seuls, et Lélio devant le monde, tant que l’affaire de Chioggia ne sera pas assoupie tout à fait.
— Oh ! je sais. Pauvre Massatone ! Mais cela commence à s’arranger.
— Que me disais-tu de la signora Bianca ? C’est là ce qui m’importe.
— Je disais qu’elle deviendra bien rouge et bien pâle quand je lui remettrai une lettre en lui disant tout bas : « C’est de Nello ! Madame sait bien, Nello ! celui qui chantait si bien… » Alors elle me dira d’un ton sérieux, car elle n’est plus gaie comme autrefois, la pauvre signora : « C’est bien, Mandola, allez-vous-en à l’office. » Et puis elle me rappellera pour me dire d’un ton doux, car elle est toujours bonne : « Mon pauvre Mandola, vous devez être bien fatigué ?… Salomé, donnez-lui du meilleur vin ! »
— Et Salomé ! m’écriai-je ; est-elle mariée aussi ?
— Oh ! celle-là ne se mariera jamais. C’est toujours la même fille, pas plus vieille, pas plus jeune ; ne souriant jamais, ne versant jamais une larme, adorant toujours madame, et lui résistant toujours ; chérissant mademoiselle, et la grondant sans cesse ; bonne au fond, mais point aimable… La signora Alezia vous a-t-elle reconnu ?
— Nullement.
— Je le crois ; j’ai eu bien de la peine moi-même à vous reconnaître. On change tant ! Vous étiez si petit, si fluet !
— Mais pas trop, ce me semble ?
— Et moi, continua Mandola avec une tristesse comique, j’étais si leste, si dégagé, si alerte, si joyeux ! Ah ! comme on vieillit !
Je me pris à rire en voyant combien l’on s’abuse sur les grâces de sa jeunesse quand on avance en âge. Mandola était à peu près le même hercule lombard que j’avais connu ; il marchait toujours de côté comme une barque qui louvoie, et l’habitude de ramer en équilibre à la poupe de la gondole lui avait fait contracter celle de ne jamais se tenir sur ses deux jambes à la fois. On eût dit qu’il se méfiait toujours de l’aplomb du sol, et qu’il attendait le flot pour varier son attitude. J’eus bien de la peine à abréger notre entretien ; il y prenait grand plaisir, et moi j’éprouvais un bonheur douloureux à entendre parler de cet intérieur de famille où mon âme s’était ouverte à la poésie, à l’art, à l’amour et à l’honneur. Je ne pouvais me défendre d’une secrète joie pleine d’attendrissement et de reconnaissance en entendant le brave Lombard me raconter les longs regrets de Bianca après mon départ, sa santé longtemps altérée, ses larmes cachées, sa langueur, son dégoût de la vie. Puis elle s’était ranimée. Un nouvel amour avait effleuré son cœur. Un homme fort séduisant, mais assez mal famé, espèce d’aventurier de haut lieu, l’avait recherchée en mariage ; elle avait failli croire en lui. Éclairée à temps, elle avait frémi des dangers auxquels l’isolement exposait son repos et sa dignité ; elle avait frémi surtout pour sa fille, et s’était rejetée dans la dévotion.
— Mais son mariage avec le prince Grimani ? dis-je à Mandola.
— Oh ! c’est l’ouvrage du confesseur, répondit-il.
— Allons, il y a une fatalité, et l’on n’y échappe pas. Pars, Mandola ; voici de l’argent, voici la lettre. Ne perds pas un instant, et ne retourne pas à la villa Grimani sans m’avoir parlé ; car j’ai des recommandations importantes à te faire.
Il partit.
Je me jetai sur mon lit, et je commençais à m’endormir lorsque j’entendis les pas rapides d’un cheval dans l’allée du jardin sur laquelle donnait ma fenêtre. Je me demandai si ce n’était pas Mandola qui revenait, ayant oublié une partie de ses instructions. Je vainquis donc la fatigue, et me mis à la croisée. Mais, au lieu de Mandola, je vis une femme en amazone et la tête couverte d’une épaisse mantille de crêpe noir qui tombait sur ses épaules et voilait toute sa taille aussi bien que son visage. Elle montait un superbe cheval tout fumant de sueur ; et, sautant à terre avant que son domestique eût trouvé le temps de lui donner la main, elle parla à voix très basse à la vieille Cattina, que la curiosité bien plus que le zèle avait fait accourir à sa rencontre. Je frissonnai en songeant qui ce pouvait, qui ce devait être ; et, maudissant l’imprudence de cette démarche, je me rhabillai à la hâte. Quand je fus prêt, Cattina ne venant point m’avertir, je m’élançai précipitamment dans l’escalier, craignant que la téméraire visiteuse ne restât sous le péristyle exposée à quelque regard indiscret. Mais je rencontrai sur les dernières marches Cattina, qui retournait à son travail après avoir introduit l’inconnue dans la maison.
— Où est cette dame ? lui demandai-je vivement.
— Cette dame ! répondit la vieille, quelle dame, mon béni seigneur Lélio ?
— Quelle ruse veux-tu essayer là, vieille folle ? N’ai-je pas vu entrer une dame en noir, et n’a-t-elle pas demandé à me parler ?
— Non, sur la foi du baptême, monsieur Lélio. Cette dame a demandé la signora Checchina, et sans vous nommer. Elle m’a mis ce demi-sequin dans la main pour m’engager à cacher sa présence aux autres habitants de la maison. C’est ainsi qu’elle a dit.
— Est-ce que tu l’as vue, Cattina, cette dame ?
— J’ai vu sa robe et son voile, et une grande mèche de cheveux noirs qui s’était détachée, et qui tombait sur une petite main superbe… et deux grands yeux qui brillaient sous la dentelle comme deux lampes derrière un rideau.
— Et où l’as-tu fait entrer ?
— Dans le petit salon de la signora Checchina, pendant que la signora s’habille pour la recevoir.
— C’est bien, Cattina ; sois discrète, puisqu’on te l’a commandé.
Je restai incertain si c’était Alezia qui venait se confier à la Checchina. Je devais l’empêcher sur-le-champ, et à tout prix, de rester dans cette maison, où chaque instant pouvait contribuer à la perte de sa réputation ; mais si ce n’était point elle, de quel droit irais-je interroger une personne qui sans doute avait quelque grave intérêt à se cacher de la sorte ? De ma fenêtre je n’avais pu juger la taille de cette femme voilée qui tout à coup s’était trouvée placée de manière à ce que je ne visse que le sommet de sa tête. J’avais examiné le domestique pendant qu’il emmenait les chevaux à l’écart dans un massif d’arbres que sa maîtresse lui avait désigné d’un geste.
Je n’avais jamais vu ce visage ; mais ce n’était pas une raison pour qu’il n’appartînt pas à la maison Grimani, dont, certes, je n’avais pas vu tous les serviteurs. Je répugnais à l’interroger et à tenter de le corrompre. Je résolus d’aller trouver la Checchina ; je savais le temps qu’il lui fallait pour faire la plus simple toilette ; elle ne devait pas encore être en présence de la visiteuse, et je pouvais entrer dans sa chambre sans traverser le salon d’attente. Je connaissais le mystérieux passage par lequel l’appartement de Nasi communiquait avec celui de ses maîtresses, cette villa de Cafaggiolo étant une véritable petite maison dans le goût français du XVIIIe siècle.
Je trouvai en effet la Checchina à demi vêtue, se frottant les yeux et s’apprêtant avec une nonchalance seigneuriale à cette matinale audience.
— Qu’est-ce à dire ? s’écria-t-elle en me voyant entrer par son alcôve.
— Vite, un mot, Checchina, lui dis-je à l’oreille. Renvoie ta femme de chambre.
— Dépêche-toi, me dit-elle quand nous fûmes seuls, car il y a là quelqu’un qui m’attend.
— Je le sais, et c’est de cela que je viens te parler. Connais-tu cette femme qui te demande un entretien ?
— Qu’en sais-je ? elle n’a pas voulu dire son nom à ma femme de chambre, et là-dessus je lui ai fait répondre que je ne recevais pas, surtout à sept heures du matin, les personnes que je ne connais point ; mais elle ne s’est pas rebutée, et elle a supplié Térésa avec tant d’instance (il est même probable qu’elle lui a donné de l’argent pour la mettre dans ses intérêts), que celle-ci est venue me tourmenter, et j’ai cédé, mais non sans un grand déplaisir de sortir si tôt du lit, car j’ai lu les amours d’Angélique et de Médor fort avant dans la nuit.
Oh ! crois-tu ? En ce cas, va la trouver ; je comprends pourquoi elle me fait demander, et pourquoi tu entres par le passage secret. Allons, je serai discrète, et charmée surtout de me rendormir tandis que tu seras le plus heureux des hommes.
— Écoute, Checchina, je crois que cette femme est… celle que tu sais.
— Non, ma bonne Francesca, tu te trompes. Si je m’étais ménagé un rendez-vous sous tes auspices, sois sûre, que je t’en aurais demandé la permission. D’ailleurs je n’en suis pas à ce point, et mon roman touche à sa fin, qui est la plus froide et la plus morale de toutes les fins. Mais cette jeune personne se perd si tu ne viens pas à son secours. N’accueille aucun des projets romanesques qu’elle vient sans doute te confier ; fais-la partir sur-le-champ, qu’elle retourne chez ses parents à l’instant même. Si par hasard elle demande à me parler en ta présence, dis-lui que je suis absent et que je ne rentrerai pas de la journée.
— Quoi ! Lélio ! tu n’es pas plus passionné que cela, et on fait pour toi des extravagances ! Peste ! Voyez ce que c’est que d’être fat, on réussit toujours ! Mais si tu te trompais, cugino ; si par hasard cette belle aventurière, au lieu d’être ta Dulcinée, était une de ces pauvres filles dont tout pays fourmille, qui veulent entrer au théâtre pour fuir des parents cruels ? Écoute, j’ai une inspiration. Entrons ensemble dans le petit salon ; en faisant avancer le paravent devant la porte, au moment où nous entrerons tu peux te glisser en même temps que moi dans la chambre, te tenir caché, tout entendre et tout voir. Si cette femme est ta maîtresse, il est important que tu saches bien et vite ce dont il s’agit ; car ce qu’elle me dira, je te le répéterais mot à mot, il sera donc plus tôt fait de l’entendre.
J’hésitais, et pourtant j’avais bien envie de suivre ce mauvais conseil.
— Mais si c’est une autre femme, objectai-je, si elle a un secret à te confier ?
— Avons-nous des secrets l’un pour l’autre ? dit Checchina, et as-tu moins d’estime que moi pour toi-même ? Allons, pas de sot scrupule, viens.
Elle appela Térésa, lui dit deux mots à l’oreille, et quand le paravent fut arrangé, elle la renvoya et m’entraîna avec elle dans le salon. Je ne fus pas caché deux minutes sans trouver au paravent protecteur une brisure par laquelle je pouvais voir la dame mystérieuse. Elle n’avait pas encore relevé son voile ; mais déjà je reconnaissais la taille élégante et les belles mains d’Alezia Aldini.
La pauvre enfant tremblait de tous ses membres ; je la plaignais et la blâmais, car le boudoir où nous nous trouvions n’était pas décoré dans un goût très chaste, et les bronzes antiques, les statuettes de marbre qui l’ornaient, quoique d’un choix exquis sous le rapport de l’art, n’étaient rien moins que faits pour attirer les regards d’une jeune fille ou d’une femme timide. Et en pensant que c’était Alezia Aldini qui avait osé pénétrer dans ce temple païen, j’étais malgré moi, par un reste d’amour peut-être, plus blessé que reconnaissant de sa démarche.
La Checchina, tout en se hâtant, n’avait pourtant pas négligé le soin si cher aux femmes d’éblouir par l’éclat de la toilette les personnes de leur sexe. Elle avait jeté sur ses épaules une robe de chambre de cachemire des Indes, objet d’un grand luxe à cette époque ; elle avait roulé ses cheveux dénoués sous un réseau de bandelettes d’or et de pourpre, car l’antique était alors à la mode ; et sur ses jambes nues, qui étaient fortes et belles comme celles d’une statue de Diane, elle avait glissé une sorte de brodequin de peau de tigre, qui dissimulait ingénieusement la vulgaire nécessité des pantoufles. Elle avait chargé ses doigts de diamants et de camées, et tenait son éventail étincelant comme un sceptre de théâtre, tandis que l’inconnue, pour se donner une contenance, tourmentait gauchement le sien, qui était simplement de satin noir. Celle-ci était visiblement consternée de la beauté de Checca, beauté un peu virile, mais incontestable. Avec sa robe turque, sa chaussure mède et sa coiffure grecque, elle devait assez ressembler à ces femmes de satrapes qui se couvraient sans discernement des riches dépouilles des nations étrangères.
Elle salua son hôtesse d’un air de protection un peu impertinent ; puis, s’étendant avec nonchalance sur une ottomane, elle prit l’attitude la plus grecque qu’elle pût imaginer. Tout cet étalage fit son effet : la jeune fille resta interdite et n’osa rompre le silence.
— Eh bien ! madame ou mademoiselle, dit la Checca en dépliant lentement son éventail, car j’ignore absolument à qui j’ai le plaisir de parler… je suis à vos ordres.
Alors l’inconnue, d’une voix claire et un peu âpre, avec un accent anglais très prononcé, répondit en ces termes :
— Pardonnez-moi, madame, d’être venue vous déranger si matin, et recevez mes remerciements pour la bonté que vous avez de m’accueillir. Je me nomme Barbara Tempest, et suis fille d’un lord établi depuis peu à Florence. Mes parents me font apprendre la musique, et j’ai déjà quelque talent ; mais j’avais une très excellente institutrice qui est partie pour Milan, et mes parents veulent me donner pour maître de chant cet insipide Tosani, qui me dégoûtera à jamais de l’art avec sa vieille méthode et ses cadences ridicules. J’ai ouï dire que le signor Lélio (que j’ai entendu chanter plusieurs fois à Naples) allait venir dans ce pays, et qu’il avait loué pour la saison cette maison, dont je connais le propriétaire. J’ai un désir irrésistible de recevoir des leçons de ce chanteur célèbre, et j’en ai fait la demande à mes parents, qui me l’ont accordée ; mais ils en ont parlé à plusieurs personnes, et il leur a été dit que le signor Lélio était d’un caractère très fier et un peu bizarre, qu’en outre il était affilié à ce qu’on appelle, je crois, la charbonnerie, c’est-à-dire qu’il a fait serment d’exterminer tous les riches et tous les nobles, et qu’en attendant il les déteste. Il ne laisse échapper, a-t-on dit à mon père, aucune occasion de leur témoigner son aversion, et, quand par hasard il consent à leur rendre quelque service, à chanter dans leurs soirées ou à donner des leçons dans leurs familles, c’est après s’être fait prier dans les termes les plus humbles. Si on lui prouve, par des instances très grandes, combien on estime son talent et sa personne, il cède et redevient fort aimable ; mais si on le traite comme un artiste ordinaire, il refuse sèchement et n’épargne pas les moqueries. Voilà, madame, ce qu’on a dit à mes parents, et voilà ce qu’ils redoutent ; car ils tirent un peu vanité de leur nom et de leur position dans le monde. Quant à moi, je n’ai aucun préjugé, et j’ai une admiration si vive pour le talent, que rien ne me coûterait pour obtenir de M. Lélio la faveur d’être son élève.
« Je me suis dit bien souvent que si j’étais à même de lui parler, certainement il ferait droit à ma requête. Mais, outre que je n’aurai peut-être pas l’occasion de le rencontrer, il ne serait pas convenable qu’une jeune personne s’adressât ainsi à un jeune homme. Je pensais à cela précisément ce matin en me promenant à cheval. Vous savez, madame, que dans mon pays les demoiselles sortent seules, et vont à la promenade accompagnées de leur domestique. Je sors donc de grand matin afin d’éviter la chaleur du jour, qui nous paraît bien terrible à nous autres gens du Nord. Comme je passais devant cette jolie maison, j’ai demandé à un paysan à qui elle appartenait. Quand j’ai su qu’elle était à M. le comte Nasi, qui est l’ami de ma famille, sachant précisément qu’il l’avait louée à M. Lélio, j’ai demandé si ce dernier était arrivé. « Pas encore, m’a-t-on répondu ; mais sa femme est venue d’avance pour préparer son établissement de campagne ; c’est une dame très belle et très bonne. » Alors, madame, il m’est venu en tête l’idée d’entrer chez vous et de vous intéresser à mon désir, afin que vous m’accordiez votre protection toute-puissante auprès de votre mari, et qu’il veuille bien accéder à la demande de mes parents, lorsqu’ils la lui adresseront. Puis-je vous demander aussi, madame, de vouloir bien garder mon petit secret, et de prier M. Lélio de le garder également ? car ma famille me blâmerait beaucoup de cette démarche, qui n’a pourtant rien que de très innocent comme vous le voyez.
Elle avait débité ce discours avec une volubilité si britannique ; en saccadant ses mots, en traînant sur les syllabes brèves et en étranglant les longues, elle faisait de si plaisants anglicismes, que je ne songeai plus à voir Alezia dans cette jeune lady, à la fois prude et téméraire. La Checchina, de son côté, ne songea plus qu’à se divertir de son étrangeté. Moi, qui n’étais guère en train de prendre plaisir à ce jeu, je me serais volontiers retiré ; mais le moindre bruit eût trahi ma présence et jeté l’épouvante dans le cœur ingénu de miss Barbara.
— En vérité, miss, répondit la Checchina en cachant une forte envie de rire derrière un flacon d’essence de rose, votre demande est fort embarrassante, et je ne sais comment y répondre. Je vous avouerai que je n’ai pas sur M. Lélio l’empire que vous voulez bien m’attribuer…
— Ne seriez-vous pas sa femme ? dit la jeune Anglaise avec candeur.
— Oh ! miss, s’écria la Checchina en prenant un air de prude du plus mauvais ton, une jeune personne avoir de telles idées ! Fi donc ! Est-ce qu’en Angleterre l’usage permet aux demoiselles de faire de pareilles suppositions ?
La pauvre Barbara fut tout à fait troublée.
— Je ne sais pas si ma question était offensante, dit-elle d’un ton ému mais plein de résolution ; il est certain que ce n’était pas mon intention. Vous pourriez n’être pas la femme de M. Lélio et vivre avec lui sans crime. Vous pourriez être sa sœur… Voilà tout ce que j’ai voulu dire, madame.
— Et ne pourrais-je pas aussi bien, dit Checca, n’être ni sa femme, ni sa sœur, ni sa maîtresse, mais demeurer ici chez moi ? Ne puis-je pas aussi bien être la comtesse Nasi ?
— Oh ! madame, répliqua ingénument Barbara, je sais bien que M. Nasi n’est pas marié.
— Il peut l’être en secret, miss.
— Ce serait donc bien récemment ; car il m’a demandée en mariage il n’y a pas plus de quinze jours.
— Ah ! c’est vous, mademoiselle ? s’écria la Checchina avec un geste tragique qui fit tomber son éventail.
Il y eut un moment de silence. Puis la jeune miss, voulant absolument le rompre, sembla faire un grand effort sur elle-même, quitta sa chaise et ramassa l’éventail de la prima donna. Elle le lui présenta avec une grâce charmante, et lui dit d’un ton caressant, que rendait plus naïf encore son accent étranger :
— Vous aurez la bonté, n’est-ce pas, madame, de parler de moi à monsieur votre frère ?
— Vous voulez dire mon mari ? répondit Checchina en recevant son éventail d’un air moqueur et en toisant la jeune Anglaise avec une curiosité malveillante.
L’Anglaise retomba sur sa chaise comme si elle eût été frappée à mort ; et la Checchina, qui détestait les femmes du monde et prenait une joie féroce à les écraser quand elle se trouvait en rivalité avec elles, ajouta en se pavanant d’un air distrait dans la glace placée au-dessus de l’ottomane :
— Écoutez, chère miss Barbara. Je vous veux du bien ; car vous me paraissez charmante. Mais il faut que vous me disiez toute la vérité : je crains que ce ne soit pas l’amour de l’art qui vous amène ici, mais bien une sorte d’inclination pour Lélio. Il a inspiré sans le vouloir beaucoup de passions romanesques dans sa vie, et je connais plus de dix pensionnaires qui en sont folles.
— Rassurez-vous, madame, répondit l’Anglaise avec un accent italien qui me fit tressaillir, je ne saurais avoir la moindre inclination pour un homme marié ; et quand je suis entrée dans cette maison, je s~vais que vous étiez la femme de M. Lélio.
La Checchina fut un peu déconcertée du ton ferme et dédaigneux de cette réponse ; mais, résolue de la pousser à bout et redoublant d’impertinence, elle se remit bientôt et lui dit avec un sourire étudié :
— Chère Barbara, vous me rassurez, et je vous crois l’âme trop noble pour vouloir m’enlever le cœur de Lélio ; mais je ne puis vous cacher que j’ai une misérable faiblesse. Je suis d’une jalousie effrénée, tout me porte ombrage. Vous êtes peut-être plus belle que moi, et je le crains si j’en juge par le joli pied que j’aperçois et par les grands yeux que je devine. Vous serez indifférente pour Lélio, puisqu’il m’appartient ; vous êtes fière et généreuse, mais Lélio peut devenir amoureux de vous : vous ne seriez pas la première qui lui aurait tourné la tête. C’est un volage ; il s’enflamme pour toutes les belles femmes qu’il rencontre. Chère signora Barbara, ayez donc la complaisance de relever votre voile, afin que je voie ce que j’ai à craindre, et, pour parler à la française, si je puis exposer Lélio au feu de vos batteries.
L’Anglaise fit un geste de dégoût, puis sembla hésiter ; et, se levant enfin de toute sa hauteur, elle répondit en commençant à détacher son voile :
— Regardez-moi, madame, et rappelez-vous bien mes traits, afin d’en faire la description au seigneur Lélio ; et, si en vous écoutant il paraît ému, gardez-vous de l’envoyer vers moi ; car, s’il venait à vous être infidèle, je déclare que ce serait un malheur pour lui et qu’il n’obtiendrait que mon mépris.
En parlant ainsi, elle avait découvert sa figure. Elle me tournait le dos, et j’essayais vainement de surprendre ses traits dans la glace. Mais avais-je besoin du témoignage de mes yeux, et celui de mes oreilles ne suffisait-il pas ? Elle avait oublié tout à fait son accent anglais et parlait le plus pur italien avec cette voix sonore et vibrante qui m’avait si souvent ému jusqu’au fond de l’âme.
— Pardon, miss, dit la Checchina sans se déconcerter, vous êtes si belle, que toutes mes craintes se réveillent. Je ne puis croire que Lélio ne vous ait pas déjà vue et qu’il ne soit pas d’accord avec vous pour me tromper.
— S’il vous demande mon nom, dit Alezia en arrachant avec violence une des grandes épingles d’acier bruni qui retenaient sur sa tête le pli de son voile, remettez-lui ceci de ma part, et dites-lui que mon blason porte une épingle avec cette devise : « Au cœur qui n’a pas de sang ! »
En ce moment, ne pouvant rester sous le coup d’un tel mépris, je sortis brusquement de ma cachette et m’élançai vers Alezia avec assurance.
— Non, signora, lui dis-je, ne croyez pas aux plaisanteries de mon amie Francesca. Tout ceci est une comédie qu’il lui a plu de jouer, vous prenant pour ce que vous vouliez paraître et ne sachant pas l’importance de ses mensonges ; c’est une comédie que j’ai laissé jouer, vous reconnaissant à peine, tant vous avez imité avec talent l’accent et les manières d’une Anglaise.
Alezia ne parut ni surprise ni émue de mon apparition. Elle avait le calme et la dignité que les femmes de condition possèdent entre toutes les autres lorsqu’elles sont dans leur droit. À voir son impassibilité, éclairée peu à peu d’un charmant sourire d’ironie, on eût pu croire que son âme n’avait jamais connu la passion, et qu’elle était incapable de la connaître.
— Vous trouvez que j’ai bien joué mon rôle, monsieur ? répliqua-t-elle ; cela vous prouve que j’avais peut-être quelque disposition pour cette profession que vous ennoblissez par vos talents et vos vertus. Je vous remercie profondément de m’avoir ménagé l’occasion de vous donner la comédie, et je rends grâces à madame, qui a bien voulu me donner la réplique. Mais je suis déjà dégoûtée de cet art sublime. Il faut y porter une expérience qui me coûterait trop à acquérir et une force d’esprit dont vous seul au monde êtes capable.
— Non, signora ; vous êtes dans l’erreur, repris-je avec fermeté. Je n’ai point l’expérience du mal, et je n’ai de force que pour repousser des soupçons déshonorants. Je ne suis ni l’époux ni l’amant de Francesca. Elle est mon amie, ma sœur d’adoption, la confidente discrète et dévouée de tous mes sentiments ; et pourtant elle ignore qui vous êtes, bien qu’elle vous soit aussi dévouée qu’à moi-même.
— Je déclare, signora, dit Francesca en s’asseyant d’une manière plus convenable, que je comprends fort peu ce qui se passe ici, et comment Lélio vous a laissé concevoir de pareils soupçons, lorsqu’il lui était si facile de les détruire. Ce qu’il vous dit en ce moment est la vérité, et vous n’imaginez pas, j’espère, que je voulusse me prêter à vous tromper, si j’étais autre chose pour lui qu’une amie bien calme et bien désintéressée.
Alezia commença à trembler de tous ses membres, comme saisie de fièvre ; et elle se rassit pâle et recueillie. Elle doutait encore.
— Tu as été méchante, ma cousine, dis-je tout bas à la Checchina. Tu as pris plaisir à faire souffrir un cœur pur pour venger ton sot amour-propre. Ne devrais-tu pas remercier ta rivale, puisqu’elle a refusé Nasi ?
La bonne Checca s’approcha d’elle, lui prit les mains familièrement et s’accroupit sur un coussin à ses pieds.
— Mon bel ange, lui dit-elle, ne doutez pas de nous ; vous ne connaissez pas la douce et honnête liberté des bohémiens. Dans votre monde on nous calomnie et on nous fait un crime de nos meilleures actions. Puisque vous avez permis à Lélio de vous aimer, c’est que vous ne partagez pas ces préventions injustes. Croyez donc bien que, à moins d’être la plus vile des créatures je ne puis m’entendre avec Lélio pour vous tromper. Je comprends à peine quel plaisir ou quel profit j’en pourrais tirer. Ainsi calmez-vous, ma jolie signora. Pardonnez-moi de vous avoir arraché votre secret par mes folles plaisanteries. Vous devez avouer que, si la signora marchesina se fût jouée des comédiens, ce n’eût pas été dans l’ordre. Mais, au reste, tout ceci est fort heureux, et vous avez eu là une idée bonne et courageuse. Vous auriez conservé des soupçons et souffert longtemps, tandis que vous voilà rassurée, n’est-il pas vrai, marchesina mia ? Et vous croyez bien que j’ai un trop grand cœur pour vous trahir en aucune façon ? Allons, mon cher ange, il faut retourner auprès de vos parents, et Lélio ira vous voir aussitôt que vous le voudrez. Soyez tranquille. Je vous l’enverrai, moi, et j’empêcherai bien qu’il ne vous donne d’autres sujets de chagrin. Ah ! poverina, les hommes sont au monde pour désoler les femmes, et le meilleur d’entre eux ne vaut pas la dernière d’entre nous. Vous êtes une pauvre enfant qui ne connaît pas encore la souffrance. Cela ne viendra que trop tôt si vous livrez votre pauvre cœur au tourment d’amour, oimè !
Francesca ajouta bien d’autres choses toutes pleines de bonté et de sens. En même temps qu’Alezia était un peu blessée de cette familiarité naïve, elle était touchée de tant de bienveillance et vaincue par tant de franchise. Elle ne répondait pas encore aux caresses de Checca ; mais de grosses larmes coulaient lentement sur ses joues livides. Enfin son cœur se brisa, et elle se jeta en sanglotant sur le sein de sa nouvelle amie.
— Ô Lélio ! me dit-elle, me pardonnerez-vous l’outrage d’un pareil soupçon ? N’accusez que l’état maladif où je suis, depuis quelques jours, de corps et d’esprit. C’est Lila qui, croyant me guérir et voulant m’empêcher de faire ce qu’elle appelle un coup de tête, m’a confié cette nuit que vous viviez ici avec une très belle personne qui n’était pas votre sœur, ainsi qu’elle l’avait cru d’abord, mais votre femme ou votre maîtresse. Vous pensez bien que je n’ai pas pu fermer l’œil ; j’ai roulé dans ma tête les projets les plus tragiques et les plus extravagants. Enfin, je me suis arrêtée à l’idée que Lila avait pu se tromper, et j’ai voulu savoir la vérité par moi-même. Au point du jour, tandis que, vaincue par la fatigue, cette pauvre fille dormait dans ma chambre sur le tapis, je suis sortie sur la pointe du pied ; j’ai appelé le plus soumis et le plus stupide des domestiques de ma tante, je lui ai fait seller le cheval de mon cousin Hector, qui est très fougueux, et qui a failli dix fois me renverser. Mais que m’importait la vie ? Je me disais : « Hélas ! n’est pas tué qui veut ! » et j’ai pris la route de Cafaggiolo, sans savoir ce que j’allais y faire. Chemin faisant, j’ai trouvé le conte que je me suis permis de faire à madame. Oh ! qu’elle me le pardonne ! Je voulais savoir si elle vous aimait, Lélio ; si elle était aimée de vous, si elle avait des droits sur vous, si vous me trompiez. Pardonnez-moi tous deux ; vous êtes si bons ! vous me pardonnerez, et vous m’aimerez aussi, n’est-ce pas, madame ?
— Chère madonnetta ! je t’aime déjà de toute mon âme, répondit la Checchina en lui passant ses grands bras nus autour du cou et en l’embrassant à l’étouffer.
Je désirais terminer cette scène et renvoyer Alezia chez sa tante. Je la suppliai de ne pas s’exposer davantage, et je me levai pour faire avancer son cheval ; mais elle me retint en me disant avec force :
— À quoi songez-vous, Lélio ? Renvoyez chevaux et domestique chez ma tante ; demandez la poste, et partons sur-le-champ. Votre amie sera assez bonne pour nous accompagner. Nous irons trouver ma mère, et je me jetterai à ses pieds en lui disant : « Je suis compromise, je suis perdue aux yeux du monde ; je me suis enfuie de chez ma tante en plein jour, avec éclat. Il est trop tard pour réparer le tort que je me suis fait volontairement et délibérément. J’aime Lélio, et il m’aime ; je lui ai donné ma vie. Il ne me reste sur la terre que lui et vous. Voulez-vous me maudire ? »
Cette résolution me jetait dans une affreuse perplexité. Je la combattis en vain. Alezia s’irrita de mes scrupules, m’accusa de ne pas l’aimer, et invoqua le jugement de Francesca. Celle-ci voulait monter en voiture avec Alezia, et la conduire à sa mère sans moi. Moi, je voulais décider la signora à retourner chez sa tante, à écrire de là à sa mère, et à attendre sa réponse pour prendre un parti. Je m’engageais à ne plus avoir aucun scrupule de conscience, si la mère consentait ; mais je ne voulais pas compromettre la fille : c’était une action odieuse que je suppliais Alezia de m’épargner. Elle me répondait que, si elle écrivait, sa mère montrerait sa lettre au prince Grimani, et que celui-ci la ferait enfermer dans un couvent.
Au milieu de ce débat, Lila, que Cattina s’efforçait en vain d’arrêter dans l’escalier, se précipita impétueusement au milieu de nous, rouge, essoufflée, près de s’évanouir. Quelques instants se passèrent avant qu’elle pût parler. Enfin elle nous dit, en mots entrecoupés, qu’elle avait devancé à la course le seigneur Hector Grimani, dont le cheval était heureusement boiteux, et ne pouvait passer par les prairies fermées de haies vives ; mais qu’il était derrière elle, qu’il s’était informé tout le long du chemin de la route qu’Alezia avait suivie, et qu’il allait arriver dans un instant. Toute la maison Grimani savait, grâce à lui, la fuite de la signora. En vain la tante avait voulu faire des recherches avec prudence et imposer silence aux déclamations extravagantes d’Hector. Il faisait si grand bruit, que tout le pays serait informé dans la journée de sa position ridicule et de la démarche hasardée de la signora, si elle n’y mettait ordre elle-même en allant à sa rencontre, en lui fermant la bouche, et en retournant avec lui à la villa Grimani. Je fus de l’avis de Lila. Alezia pliait son cousin à toutes ses volontés. Rien n’était encore désespéré, si elle voulait sauter sur son cheval et retourner chez sa tante ; elle pouvait prendre un autre chemin que celui par lequel venait Hector, tandis qu’on enverrait au-devant de lui des gens pour le dépister et l’empêcher d’arriver jusqu’à Cafaggiolo. Tout fut inutile. Alezia resta inébranlable.
— Qu’il vienne, disait-elle, laissez-le entrer dans la maison, et nous le jetterons par la fenêtre s’il ose pénétrer jusqu’ici.
La Checchina riait comme une folle de cette idée, et, sur la description railleuse qu’Alezia faisait de son cousin, elle promettait, à elle seule, d’en débarrasser la compagnie. Toutes ces bravades et cette gaieté insensée, dans un moment décisif, me causaient un chagrin extrême.
Tout à coup une chaise de poste parut au bout de la longue avenue de figuiers qui conduisaient de la grande route à la villa Nasi.
— C’est Nasi ! s’écria Checchina.
« Si c’était Bianca ! » pensai-je.
— Oh ! s’écria Lila, voici madame votre tante elle-même qui vient vous chercher.
— Je résisterai à ma tante aussi bien qu’à mon cousin, répondit Alezia ; car ils agissent indignement à mon égard. Ils veulent publier ma honte, m’abreuver de chagrins et d’humiliations, afin de me subjuguer. Lélio, cachez-moi, ou protégez-moi.
— Ne craignez rien, lui dis-je ; si c’est ainsi qu’on veut agir envers vous, nul n’entrera ici. Je vais recevoir madame votre tante au seuil de la maison, et puisqu’il est trop tard pour vous en faire sortir, je jure que personne n’y pénétrera.
Je descendis précipitamment ; je trouvai Cattina qui écoutait aux portes. Je la menaçai de la tuer si elle disait un mot ; puis, songeant qu’aucune crainte n’était assez forte pour l’empêcher de céder au pouvoir de l’argent, je me ravisai, et, retournant sur mes pas, je la pris par le bras, la poussai dans une sorte d’office qui n’avait qu’une lucarne où elle ne pouvait atteindre ; je fermai la porte sur elle à double tour malgré sa colère, je mis la clef dans ma poche, et je courus au-devant de la chaise de poste.
Mais de toutes nos appréhensions, la plus embarrassante se réalisa. Nasi sortit de la voiture et se jeta à mon cou. Comment l’empêcher d’entrer chez lui, comment lui cacher ce qui se passait ? Il était facile de l’empêcher de violer l’incognito d’Alezia, en lui disant qu’une femme était venue pour moi dans sa maison, et que je le priais de ne point chercher à la voir. Mais la journée ne se passerait pas sans que la fuite d’Alezia et le désordre de la maison Grimani ne vinssent à ses oreilles. Une semaine suffirait pour l’apprendre à toute la contrée. Je ne savais vraiment que faire. Nasi, ne comprenant rien à mon air troublé, commençait à s’inquiéter et à craindre que la Checchina n’eût fait, par colère ou désespoir, quelque coup de tête. Il montait l’escalier avec précipitation ; déjà il tenait le bouton de la porte de l’appartement de Checca, lorsque je l’arrêtai par le bras en lui disant d’un air très sérieux que je le priais de ne pas entrer.
— Qu’est-ce à dire, Lélio ? me dit-il d’une voix tremblante et en pâlissant ; Francesca est ici et ne vient point à ma rencontre ; vous me recevez d’un air glacé, et vous voulez m’empêcher d’entrer chez ma maîtresse ? C’est pourtant vous qui m’avez écrit de revenir près d’elle, et vous sembliez vouloir nous réconcilier ; que se passe-t-il donc entre vous ?
J’allais répondre, lorsque la porte s’ouvrit, et Alezia parut, couverte de son voile. En voyant Nasi, elle tressaillit et s’arrêta.
— Je comprends maintenant, je comprends, dit Nasi en souriant ; mille pardons, mon cher Lélio ! dis-moi dans quelle pièce je dois me retirer.
— Ici, monsieur ! dit Alezia d’une voix ferme en lui prenant le bras et en l’entraînant dans le boudoir d’où elle venait de sortir et où se trouvaient toujours Francesca et Lila.
Je la suivis. Checchina, en voyant paraître le comte, prit son air le plus farouche, précisément celui qu’elle avait dans le rôle d’Arsace, lorsqu’elle faisait la partie de soprano dans la Sémiramis de Bianchi.
Lila se mit devant la porte pour empêcher de nouvelles visites, et Alezia, écartant son voile, dit au comte stupéfait :
— Monsieur le comte, vous m’avez demandée en mariage, il y a quinze jours. Le peu de temps pendant lequel j’ai eu le plaisir de vous voir à Naples a suffi pour me donner de vous une plus haute idée que de tous mes autres prétendants. Ma mère m’a écrit pour me conjurer, pour m’ordonner presque d’agréer vos recherches. Le prince Grimani ajoutait en post-scriptum que, si définitivement j’avais de l’éloignement pour mon cousin Hector, il me permettait de revenir auprès de ma mère, à condition que je vous accepterais sur-le-champ pour mari. D’après ma réponse on devait ou venir me chercher pour me conduire à Venise et vous y donner rendez-vous, ou me laisser indéfiniment chez ma tante avec mon cousin. Eh bien ! malgré l’aversion que mon cousin m’inspire, malgré les tracasseries dont ma tante m’abreuve, malgré l’ardent désir que j’éprouve de revoir ma bonne mère et ma chère Venise ; enfin, malgré la grande estime que j’ai pour vous, monsieur le comte, j’ai refusé. Vous avez dû croire que j’accordais la préférence à mon cousin… Tenez ! dit-elle en s’interrompant et en portant avec calme ses regards vers la croisée, le voilà qui entre à cheval jusque dans votre jardin. Arrêtez ! monsieur Lélio, ajouta-t-elle en me saisissant le bras, comme je m’élançais pour sortir ; vous m’accorderez bien qu’en cet instant il n’y a ici d’autre volonté à écouter que la mienne. Placez-vous avec Lila devant cette porte jusqu’à ce que j’aie fini de parler.
Je dérangeai Lila, et je tins la porte à sa place. Alezia continua :
— J’ai refusé, monsieur le comte, parce que je ne pouvais loyalement accepter vos honorables propositions. J’ai répondu à l’aimable lettre que vous aviez jointe à celle de ma mère.
— Oui, signora, dit le comte, vous m’avez répondu avec une bonté dont j’ai été fort touché, mais avec une franchise qui ne me laissait aucun espoir ; et si je reviens dans le pays que vous habitez, ce n’est point avec l’intention de vous importuner de nouveau, mais avec celle d’être votre serviteur soumis et votre ami dévoué, si vous daignez jamais faire appel à mes respectueux sentiments.
— Je le sais, et je compte sur vous, répondit
Alezia en lui tendant sa main d’un air noblement affectueux. Le moment est venu, plus vite que vous ne l’auriez imaginé, de mettre ces généreux sentiments à l’épreuve. Si j’ai refusé votre main, c’est que j’aime Lélio ; si je suis ici, c’est que je suis résolue à n’épouser jamais que lui.
Le comte fut si bouleversé de cette confidence, qu’il resta quelques instants sans pouvoir répondre. À Dieu ne plaise que je blasphème l’amitié du brave Nasi ; mais, en ce moment, je vis bien que chez les nobles il n’est pas d’amitié personnelle, de dévouement ni d’estime qui puissent extirper entièrement les préjugés. J’avais les yeux attachés sur lui avec une grande attention, je lus clairement sur son visage cette pensée : « J’ai pu, moi, comte Nasi, aimer et demander en mariage une femme qui est amoureuse d’un comédien et qui veut l’épouser ! »
Mais ce fut l’affaire d’un instant. Le bon Nasi reprit sur-le-champ ses manières chevaleresques.
— Quoi que vous ayez résolu, signora, dit-il, quoi que vous ayez à m’ordonner en vertu de vos résolutions, je suis prêt.
— Eh bien ! monsieur le comte, reprit Alezia, je suis chez vous, et voici mon cousin qui vient, sinon me réclamer, du moins constater ici ma présence. Froissé par mes refus, il ne manquera pas de me décrier, parce qu’il est sans esprit, sans cœur et sans éducation. Ma tante feindra de blâmer l’emportement de son fils, et racontera ce qu’il lui plaira d’appeler ma honte à toutes les dévotes de sa connaissance qui le rediront à toute l’Italie. Je ne veux point, par de vaines précautions, ni par de lâches dénégations, essayer d’arrêter le scandale. J’ai appelé l’orage sur ma tête, qu’il éclate à la face du monde ! Je n’en souffrirai pas si, comme je l’espère, le cœur de ma mère me reste, et si, avec un époux content de mes sacrifices, je trouve encore un ami assez courageux pour avouer hautement la protection fraternelle qu’il m’accorde. À ce titre, voulez-vous empêcher qu’il n’y ait des explications inconvenantes, impossibles entre Lélio et mon cousin ? Voulez-vous aller recevoir Hector, et lui déclarer de ma part que je ne sortirai de cette maison que pour aller trouver ma mère, et appuyée sur votre bras ?
Le comte regarda Alezia d’un air sérieux et triste, qui semblait dire : « Vous êtes la seule ici qui compreniez à quel point mon rôle, dans le monde, va paraître étrange, coupable et ridicule », mit gracieusement un genou en terre, et baisa la main d’Alezia qu’il tenait toujours dans la sienne, en lui disant :
— Madame, je suis votre chevalier à la vie et à la mort.
Puis il vint à moi et m’embrassa cordialement sans me rien dire. Il oublia de parler à la Checchina, qui du reste, appuyée sur le rebord de la fenêtre, les bras croisés sur sa poitrine, contemplait cette scène avec une attention philosophique.
Nasi se préparait à sortir. Moi, je ne pouvais souffrir l’idée qu’il allait s’établir, à ses risques et périls, le champion de la femme que j’étais censé compromettre. Je voulais du moins le suivre et prendre sur moi la moitié de la responsabilité. Il me donna, pour m’en empêcher, des raisons excellentes tirées du code du grand monde. Je n’y comprenais rien, et me sentais dominé en cet instant par la colère que me causaient l’insolence d’Hector et ses indignes intentions. Alezia essaya de me calmer en me disant :
— Vous n’avez encore de droits que ceux qu’il me plaira de vous accorder.
J’obtins du moins d’accompagner Nasi, et de faire acte de présence devant Hector Grimani, à la condition de ne pas dire un mot sans la permission de Nasi.
Nous trouvâmes le cousin qui descendait de cheval, tout haletant et couvert de sueur. Il donna un grand coup de fouet, en jurant d’une manière ignoble, au pauvre animal, parce que, s’étant déferré et blessé en chemin, il n’était pas venu assez vite au gré de son impatience. Il me sembla voir dans ce début et dans toute la contenance d’Hector qu’il ne savait comment se tirer de la position où il s’était jeté à l’étourdie. Il fallait se montrer héroïque à force d’amour et de folle jalousie, ou absurde à force de lâche insolence. Ce qui mettait le comble à son embarras, c’est qu’il avait recruté en chemin deux jeunes gens de ses amis qui se rendaient à la chasse et avaient voulu l’accompagner dans son expédition, moins sans doute pour l’assister que pour se divertir à ses dépens.
Nous nous avançâmes jusqu’à lui sans le saluer, et Nasi le regarda de près au milieu du visage, d’un air glacé, sans lui dire un mot. Il parut ne pas me voir ou ne pas me reconnaître.
— Ah ! c’est vous, Nasi ? s’écria-t-il incertain s’il le saluerait ou s’il lui tendrait la main ; car il voyait bien que Nasi n’était pas disposé à lui rendre aucune espèce de révérence.
— Vous n’avez pas sujet de vous étonner, je pense, de me trouver chez moi, répondit Nasi.
— Pardonnez-moi, pardonnez-moi, reprit Hector en feignant d’être accroché par son éperon à un magnifique rosier qui se trouvait là, et qu’il écrasait de tout son poids. Je ne m’attendais pas du tout à vous retrouver ici ; je vous croyais à Naples.
— Que vous l’ayez cru ou non, peu importe. Vous voici, et me voici. De quoi s’agit-il ?
— Pardieu, mon cher, il s’agit de m’aider à retrouver ma cousine Alezia Aldini, qui se permet de courir seule à cheval sans la permission de ma mère, et qui, m’a-t-on dit, est par ici.
— Qu’entendez-vous par ce mot : par ici ? Si vous pensez que la personne dont vous parlez soit dans les environs, suivez la rue, cherchez.
— Mais que diable, mon cher, elle est ici ! dit Hector forcé par le ton de Nasi et par la présence de ses témoins de se prononcer un peu plus nettement. Elle est dans votre maison ou dans votre jardin ; car l’on l’a vue entrer dans votre avenue, et, sang de Dieu ! voilà son cheval là-bas ! c’est-à-dire mon cheval ; car il lui a plu de le prendre pour courir les champs, et de me laisser sa haquenée.
Et il essayait par un gros rire forcé d’égayer un entretien que Nasi ne semblait pas disposé à traiter si gaiement.
— Monsieur, répondit-il, je n’ai pas l’honneur de vous connaître assez pour que vous m’appeliez mon cher ; je vous prie donc de me traiter comme je vous traite. Ensuite, je vous ferai observer que ma maison n’est point une auberge, ni mon jardin une promenade publique, pour que les passants se permettent de l’explorer.
— Ma foi, monsieur, si vous n’êtes pas content, dit Hector, j’en suis fâché. Je croyais vous connaître assez pour me permettre d’entrer chez vous, et je ne savais pas que votre maison de campagne fût un château fort.
— Telle qu’elle est, monsieur, palais, ou chaumière, j’en suis le maître, et je vous prie de vous tenir pour averti que personne n’y entre sans ma permission.
— Par Bacchus ! monsieur le comte, vous avez bien peur que je vous demande la permission d’entrer chez vous ; car vous me la refusez d’avance avec une aigreur qui me donne beaucoup à penser. Si, comme je le crois, Alezia Aldini est dans cette maison, je commence à espérer pour elle qu’elle y est venue pour vous ; donnez-m’en l’assurance, et je me retire satisfait.
— Je ne reconnais à personne, monsieur, répondit Nasi, le droit de m’adresser aucune espèce de questions ; et à vous, moins qu’à tout autre, celui de m’interroger sur le compte d’une femme que votre conduite outrage en cet instant.
— Eh ! mordieu, je suis son cousin ! Elle est confiée à ma mère ; que voulez-vous que ma mère réponde à mon oncle, le prince Grimani, lorsqu’il lui demandera sa belle-fille ? Et comment voulez-vous que ma mère, qui est âgée et infirme, coure après une jeune écervelée qui monte à cheval comme un dragon ?
— Je suis certain, monsieur, dit Nasi, que madame votre mère ne vous a pas chargé de chercher sa nièce d’une manière aussi bruyante, et de la demander à tout venant d’une manière aussi déplacée ; car, dans ce cas, sa sollicitude serait un outrage plus qu’une protection, et mettre l’objet d’une telle protection à l’abri de votre zèle serait un devoir pour moi.
— Allons, dit Hector, je vois que vous ne voulez pas nous rendre notre fugitive. Vous êtes un chevalier des anciens temps, monsieur le comte ! Souvenez-vous que désormais ma mère est déchargée de toute responsabilité envers la mère de Mlle Aldini. Vous arrangerez cette affaire désagréable comme vous l’entendrez pour votre propre compte. Quant à moi, je m’en lave les mains, j’ai fait ce que je devais et ce que je pouvais. Je vous prierai seulement de dire à Alezia Aldini qu’elle est bien libre d’épouser qui bon lui semblera, et que pour ma part je n’y mettrai pas d’obstacle. Je vous cède mes droits, mon cher comte ; puissiez-vous n’avoir jamais à chercher votre femme dans la maison d’autrui, car vous voyez par mon exemple combien on y fait sotte figure.
— Beaucoup de gens pensent, monsieur le comte, répondit Nasi, qu’il y a toujours moyen d’ennoblir la position la plus fâcheuse et de faire respecter la plus ridicule. Il n’y a de sottes figures que là où il y a de sottes démarches.
À cette réponse sévère, un murmure significatif des deux amis fit sentir à Hector qu’il ne pouvait plus reculer.
— Monsieur le comte, dit-il à Nasi, vous parlez de sottes démarches. Qu’appelez-vous sottes démarches, je vous prie ?
— Vous donnerez à mes paroles l’explication que vous voudrez, monsieur.
— Vous m’insultez, monsieur !
— C’est vous qui en êtes juge, monsieur. Pour moi cela ne me regarde pas.
— Vous me rendrez raison, je présume ?
— Fort bien, monsieur.
— Votre heure ?
— Celle que vous voudrez.
— Demain matin à huit heures, dans la pairie de Maso, si vous le voulez bien, monsieur. Mes témoins seront ces messieurs.
— Très bien, monsieur ; mon ami que voici sera le mien.
Hector me regarda avec un sourire de dédain, et, emmenant à l’écart Nasi avec ses deux compagnons, il lui dit :
— Ah çà, mon cher comte, permettez-moi de vous dire que c’est pousser la plaisanterie trop loin. Maintenant qu’il s’agit de se battre, il faudrait, ce me semble, un peu de sérieux. Mes témoins sont gens de qualité : monsieur est le marquis de Mazzorbo, et voici M. de Monteverbasco. Je ne pense pas que vous puissiez leur associer comme témoin ce monsieur à qui j’ai fait donner vingt francs l’autre jour pour avoir accordé un piano chez ma mère. Vraiment, je n’y conçois rien. Hier on découvre que ce monsieur a une intrigue avec ma cousine, et aujourd’hui vous nous dites que c’est votre ami intime. Veuillez nous dire au moins son nom.
— Vous vous trompez positivement, monsieur le comte. Ce monsieur, comme vous dites, n’accorde point de pianos, et n’a jamais mis le pied chez votre cousine. C’est le signor Lélio, l’un de nos plus grands artistes, et l’un des hommes les plus braves et les plus loyaux que je connaisse.
J’avais entendu confusément le commencement de cette conversation, et, voyant qu’il s’agissait de moi, je m’étais rapproché assez rapidement. Quand j’entendis le comte Hector parler tout haut d’une intrigue à propos d’Alezia, la mauvaise humeur où m’avait mis ce combat engagé sans moi se changea en colère, et je résolus de faire payer à quelqu’un de nos adversaires la fausseté de ma position. Je ne pouvais m’en prendre au comte Hector, déjà provoqué par Nasi ; ce fut sur M. de Monteverbasco que tomba l’orage. Le digne gentillâtre, en apprenant mon nom, s’était contenté de dire d’un air étonné :
— Tiens !
Je m’approchai de lui, et le regardant en face d’un air menaçant :
— Que voulez-vous dire, monsieur ?
— Moi, monsieur, je n’ai rien dit.
— Pardonnez-moi, monsieur, vous avez dit : « C’est encore pire. »
— Non, monsieur, je ne l’ai pas dit.
— Si, monsieur, vous l’avez dit.
— Si vous y tenez absolument, monsieur, mettons que je l’ai dit.
— Ah ! vous en convenez enfin. Eh bien ! monsieur, si vous ne me trouvez pas bon pour témoin, je saurai bien vous forcer à me trouver bon pour adversaire.
— Est-ce une provocation, monsieur ?
— Monsieur, ce sera tout ce qu’il vous plaira. Mais je vous avertis que votre nom ne me revient pas, et que votre figure me déplaît.
— C’est bien, monsieur ; nous prendrons donc, si cela vous convient, le rendez-vous de ces messieurs.
— Parfaitement. Messieurs, j’ai l’honneur de vous saluer.
Après quoi nous rentrâmes, Nasi et moi, dans la maison, non sans avoir recommandé le silence aux domestiques.
La conduite d’Hector Grimani en cette occurrence me fit connaître un type d’homme du monde que je n’avais pas encore observé. Si j’avais songé à porter un jugement sur Hector, les premières fois que je l’avais vu à la villa Grimani, alors qu’il se renfermait dans sa cravate et dans sa nullité pour paraître supportable à sa cousine, j’aurais prononcé que c’était un homme faible, inoffensif, froid et bon. Cet homme si grêle pouvait-il nourrir un sentiment d’hostilité ? Ces manières si méthodiquement élégantes pouvaient-elles cacher un instinct de domination brutale et de lâche ressentiment ? Je ne l’aurais point cru ; je ne m’attendais pas à le voir demander raison à Nasi de sa dure réception ; car je le croyais plus poli et moins brave, et je fus étonné qu’ayant été assez sot pour s’attirer de telles leçons, il fût assez résolu pour s’en venger. Le fait est qu’Hector n’était pas un de ces hommes sans conséquence qui ne font jamais ni mal ni bien. Il était maussade, présomptueux ; mais, sentant malgré lui sa médiocrité intellectuelle, il se laissait toujours dominer dans les discussions ; puis, bientôt poussé par la haine et la vengeance, il demandait à se battre. Il se battait souvent et toujours mal à propos, de sorte que sa bravoure tardive et entêtée lui faisait plus de tort que de bien.
Avant de laisser Nasi retourner auprès d’Alezia, je le pris à l’écart et lui dis que tout ce qui venait de se passer était arrivé bien malgré moi, que mon intention n’avait jamais été de séduire, d’enlever, ni d’épouser Mlle Aldini, et que ma ferme résolution était de m’éloigner d’elle sur-le-champ et pour toujours, à moins que je ne fusse forcé par l’honneur à l’épouser en réparation du tort qu’elle venait de se faire à cause de moi. Je voulais que Nasi en fût juge.
— Mais avant de vous raconter toute cette histoire, lui dis-je, il faut songer au plus pressé, et nous arranger de manière à compromettre le moins possible notre jeune hôtesse. Je dois vous confier un fait qu’elle ignore, c’est que sa mère sera ici demain soir. Je vais établir un homme de planton au prochain relais, afin qu’au lieu d’aller chercher sa fille à la villa Grimani, elle vienne ici directement la prendre. Dès que j’aurai remis la signora Alezia entre les mains de sa mère, j’espère que tout s’arrangera ; mais, jusque-là, quelle explication vais-je lui donner de l’extrême réserve dans laquelle je veux me renfermer envers elle ?
— Le mieux, dit Nasi, serait de la décider à sortir d’ici, et à retourner chez sa tante, ou du moins à se retirer dans un couvent pendant vingt-quatre heures. Je vais essayer de lui faire comprendre que sa position ici n’est pas tenable.
Il alla trouver Alezia. Mais toutes ses bonnes raisons furent inutiles. Checca, fidèle à ses habitudes de jactance, avait dit à Alezia qu’elle était la maîtresse de Nasi, que le comte s’était détaché d’elle après une querelle, et qu’alors il avait pu demander Alezia en mariage ; mais que, guéri par son refus, et ramené par un invincible amour aux pieds de sa maîtresse, il était prêt à l’épouser. Alezia se croyait donc très convenablement chez Nasi, elle était charmée de le voir prendre, comme elle, le parti de se livrer au penchant de son cœur et de rompre avec l’opinion. Elle se promettait de trouver dans ce couple heureux une société pour toute sa vie et une amitié à toute épreuve. En quittant la maison de Nasi, elle craignait mes scrupules, et les efforts de sa famille pour la réconcilier avec le monde. Elle voulait donc obstinément se perdre, et elle finit par déclarer à Nasi qu’elle ne sortirait de chez lui que contrainte par la force.
— En ce cas, signora, lui dit le comte, vous me permettrez d’agir de mon côté comme l’honneur me l’ordonne. Je suis votre frère, vous l’avez voulu. J’ai accepté ce rôle avec reconnaissance et soumission, et j’ai déjà fait acte de protection fraternelle en éloignant de vous les insolentes réclamations du comte Hector. Je continuerai d’agir d’après les conseils de mon respect et de mon dévouement ; mais si les droits d’un frère ne s’étendent pas jusqu’à commander à sa sœur, du moins ils l’autorisent à écarter d’elle tout ce qui pourrait nuire à sa réputation. Vous permettrez donc que j’empêche Lélio de rentrer dans cette maison tant que votre mère n’y sera pas, et je viens de lui envoyer un exprès, afin que demain soir vous puissiez l’embrasser.
— Demain soir ? s’écria Alezia, c’est trop tôt. Non, je ne le veux pas. Quelque bonheur que j’aie à revoir ma mère bien-aimée, je veux avoir le temps d’être compromise aux yeux du monde, et perdue sans retour pour lui. Je veux partir avec Lélio, et courir au-devant de ma mère. Quand on saura que j’ai voyagé avec Lélio, personne ne m’excusera, personne ne pourra me pardonner, excepté ma mère.
— Lélio n’obéira pas à votre volonté, ma chère sœur, répondit Nasi ; il n’obéira qu’à la mienne ; car son âme n’est que délicatesse et loyauté, et il m’a pris pour arbitre suprême.
— Eh bien ! dit Alezia en riant, allez lui ordonner de ma part de venir ici.
— Je vais le trouver, répondit Nasi ; car je vois que vous n’êtes disposée à écouter aucune parole sage. Et je vais avec lui faire préparer deux chambres pour lui et pour moi dans l’auberge du village que vous voyez d’ici au bout de l’avenue. Si vous étiez encore exposée à quelque offense de la part de M. Hector Grimani, vous n’auriez qu’à faire signe de votre fenêtre et à faire sonner la cloche du jardin, nous serions sous les armes à l’instant même. Mais soyez tranquille, il ne reviendra pas. Vous allez donc vous emparer de l’appartement de Lélio, qui est plus convenable pour vous que celui-ci. Votre femme de chambre restera ici pour vous servir et pour m’apporter vos ordres, s’il vous plaît de m’en donner.
Nasi étant venu me rejoindre et m’ayant rapporté cet entretien, je lui ouvris mon cœur et lui confiai à peu près tout ce que j’éprouvais, sans toutefois lui parler de Bianca. Je lui expliquai comment je m’étais étourdiment engagé dans une aventure dont l’héroïne m’avait d’abord semblé coquette jusqu’à l’effronterie, et comment, en découvrant de jour en jour la pureté de son âme et l’élévation de son caractère, je m’étais trouvé amené malgré moi à jouer le rôle d’un homme prêt à tout accepter et à tout entreprendre.
— Vous n’aimez donc pas la signora Aldini ? dit le comte avec un étonnement où je crus voir percer un peu de mépris pour moi.
Je n’en fus pas blessé ; car je savais ne pas mériter ce mépris, et il me rendit son estime quand il sut quelles luttes j’avais soutenues pour rester vertueux, quoique dévoré d’amour et de désirs. Mais quand il fallut expliquer au comte comment il se faisait que je fusse si positivement décidé à ne pas épouser Alezia, quelque indulgence qu’elle trouvât dans le cœur de sa mère, je fus embarrassé. Je lui fis alors une question : je lui demandai si Alezia serait tellement compromise par l’action qu’elle venait de faire, qu’il fût de mon devoir de l’épouser pour réhabiliter son honneur. Le comte sourit, et, me prenant la main avec affection :
— Mon bon Lélio, me dit-il, vous ne savez pas encore à quel point le monde où Alezia est née renferme de sottise, et combien sa sévérité cache de corruption. Sachez, afin d’en rire et de mépriser de semblables idées autant que je les méprise, sachez qu’ Alezia séduite par vous dans la maison de sa tante, après avoir été votre maîtresse pendant un an, pourvu que la chose se fût passée sans bruit et sans scandale, pourrait encore faire ce qu’on appelle un bon mariage, et qu’aucune grande maison ne lui serait fermée. Elle entendrait chuchoter autour d’elle, et quelques femmes austères défendraient à leurs filles, nouvellement mariées, de se lier avec elle ; mais elle n’en serait que plus à la mode et entourée de plus d’hommages par les hommes. Mais si vous épousiez Alezia, fût-il prouvé qu’elle est restée pure comme un ange jusqu’au jour de son mariage, on ne lui pardonnerait jamais d’être la femme d’un comédien. Vous êtes un de ces hommes sur lesquels aucune calomnie n’a de prise. Beaucoup de gens sensés penseraient peut-être qu’Alezia a fait un noble choix et une bonne action en vous épousant ; bien peu l’oseraient dire tout haut, et je suppose qu’elle devînt veuve, les portes fermées sur elle ne se rouvriraient jamais ; car elle ne trouverait jamais un homme du monde qui voulût l’épouser après vous ; sa famille la considérerait comme morte, et il ne serait même plus permis à sa mère de prononcer son nom. Voilà le sort qui attend Alezia si vous l’épousez. Réfléchissez, et si vous n’êtes pas sûr de l’aimer toujours, craignez un mariage malheureux ; car il ne vous sera plus possible de la rendre à sa famille et à ses amis quand elle aura porté votre nom. Si, au contraire, vous vous sentez la force de l’aimer toujours, épousez-la ; car son dévouement pour vous est sublime, et nul homme au monde n’en est plus digne que vous.
Je restai rêveur, et le comte craignit de m’avoir blessé par sa franchise, malgré les réflexions obligeantes par lesquelles il avait essayé d’en adoucir l’amertume. Je le rassurai.
— Ce n’est point à cela que je songe, lui dis-je ; je songe à la signora Bianca, je veux dire à la princesse Grimani, et aux chagrins dont sa vie serait abreuvée si j’épousais sa fille.
— Ils seraient grands en effet, répliqua le comte ; et si vous connaissiez cette aimable et charmante femme, vous y regarderiez à deux fois avant de l’exposer à la colère de ces insolents et implacables Grimani.
— Je ne l’y exposerai point, répondis-je avec force et comme me parlant à moi-même.
— Cette résolution ne part peut-être point d’un cœur fortement épris, dit le comte ; mais, ce qui vaut mieux, elle part d’un cœur généreux et noble. Quoi que vous fassiez, je reste votre ami, et je soutiens votre détermination envers et contre tous.
Je l’embrassai, et nous passâmes le reste de la journée en tête à tête, à l’auberge voisine. Il me fit raconter encore toute mon aventure ; et l’intérêt avec lequel il m’interrogeait sur les plus petits détails, l’air d’anxiété secrète dont il écoutait le récit des circonstances périlleuses où ma vertu s’était trouvée à l’épreuve, me firent bien voir que ce noble cœur était fortement épris d’Alezia Aldini. En même temps qu’il souffrait d’entendre ces récits, il était évident pour moi que chaque preuve de courage et de dévouement que m’avait donnée Alezia enflammait son enthousiasme, et malgré lui ranimait son amour. À chaque instant, il m’interrompait pour me dire :
— C’est beau, cela, Lélio ! c’est beau ! c’est grand ! À votre place je n’aurais pas tant de courage ! je ferais mille folies pour cette femme.
Cependant, quand je lui donnais mes raisons (et je les lui donnais toutes, sans toutefois lui parler de l’amour que j’avais eu autrefois pour Bianca) il approuvait ma sagesse et ma fermeté ; et lorsque malgré moi je redevenais triste, il me disait :
— Courage ! allons, courage ! Encore dix-huit ou vingt heures, et Alezia sera sauvée. Je crois que nous traiterons demain les Grimani de manière à leur ôter l’envie d’ébruiter l’affaire. La princesse emmènera sa fille, et un jour Alezia vous bénira d’avoir été plus sage qu’elle ; car l’amour ne vit qu’un jour, et les préjugés ont des racines indestructibles.
Nous passâmes quelques heures de la nuit à mettre ordre à nos affaires ; à tout événement, Nasi légua sa villa à la Checchina. La conduite de cette bonne fille envers Alezia avait rempli d’estime et de reconnaissance l’âme généreuse du comte.
Quand nous eûmes fini, nous primes quelques heures de sommeil, et, au point du jour, je m’éveillai. Quelqu’un entrait dans ma chambre : c’était Checca.
— Tu te trompes, lui dis-je ; la chambre de Nasi est ici proche.
— Ce n’est pas lui, mais toi que je cherche, dit-elle. Écoute : il ne faut pas que tu épouses cette marchesina.
— Pourquoi, ma chère Francesca ?
— Je vais te le dire : les obstacles et les dangers exaltent son amour pour toi ; mais elle n’est ni si forte d’esprit ni si libre de préjugés qu’elle le prétend. Elle est bonne, aimable, charmante ; crois-moi, je l’aime de tout mon cœur ; mais elle m’a dit sans s’en apercevoir, en causant avec moi, plus de cent choses qui me prouvent qu’elle croit faire pour toi un sacrifice immense, et qu’elle le regrettera un jour si tu n’en sens pas le prix aussi bien qu’elle. Et, dis-moi, pouvons-nous apprécier ces sacrifices, nous autres qui sommes pleins de justes préventions contre le monde, et qui le méprisons autant qu’il nous méprise ? Non, non ; un jour viendrait, Lélio, je te le prédis, où, même sans regretter le monde ; elle t’accuserait d’ingratitude au premier grief qu’elle aurait contre toi, et c’est un triste rôle pour un homme que d’être l’obligé insolvable de sa femme.
En trois mots je fis savoir à la Checca quelles étaient mes intentions à l’égard d’Alezia. Quand elle vit que j’abondais dans son sens :
— Mon bon Lélio, dit-elle, il m’est venu une idée. Il n’est pas question ici de penser à soi seul, ou du moins il faut penser à soi noblement et assurer l’orgueil de la conscience pour l’avenir. Nasi aime Alezia. Elle n’a point été ta maîtresse ; il peut l’épouser : il faut qu’il l’épouse.
Je ne savais trop si Checca, mue par un sentiment d’inquiétude jalouse, ne me parlait pas ainsi pour me faire parler à mon tour ; mais elle ajouta, sans me donner le temps de répondre :
— Sois sûr de ce que je te dis, Lélio ; Nasi est fou d’elle. Il est triste à mourir. Il la regarde avec des yeux qui semblent dire « Que ne suis-je Lélio ! » et, quand il me témoigne de l’affection, je vois bien que c’est par reconnaissance de ce que je fais pour elle.
— En vérité, le crois-tu, ma bonne Checca ? lui dis-je, frappé de sa pénétration et du grand sens qu’elle déployait dans les grandes occasions, elle si absurde dans les petites.
— Je te dis que j’en suis sûre. Il faut donc qu’ils se marient. Laissons-les ensemble. Partons sur-le-champ.
— Partons la nuit prochaine, je le veux bien, répondis-je ; jusque-là c’est impossible. Je t’en dirai la raison dans quelques heures. Retourne auprès d’Alezia avant qu’elle s’éveille.
— Oh ! elle ne dort pas, répondit Checca ; elle n’a fait que se promener en long et en large toute la nuit avec agitation. Sa soubrette Lila, qui a voulu coucher dans sa chambre, cause avec elle de temps en temps, et l’irrite beaucoup par ses remontrances ; car elle n’approuve pas l’amour de sa maîtresse pour toi, je t’en avertis. Mais, quand elle se met à soupirer et à dire : Po vera signora Bianca ! po vera principessa madre ! la belle Alezia fond en larmes et se jette sur son lit en sanglotant. Alors la soubrette la supplie de ne pas faire mourir sa mère de chagrin. J’entends tout cela de ma chambre. Adieu, j’y retourne. Si tu es bien décidé à repousser ce mariage, songe à mon projet, et prépare-toi à servir l’amour de notre pauvre comte.
À huit heures du matin, nous nous rendîmes sur le terrain. Le comte Hector tirait l’épée comme Saint-Georges ; et bien lui prenait de s’être beaucoup exercé à ce détestable argument, car c’était le seul qu’il eût à son service. Nasi fut blessé peu gravement ; par bonheur. Hector se conduisit assez bien ; sans faire d’excuses pour sa conduite à l’égard de Nasi, il convint qu’il avait mal parlé de sa cousine dans un premier mouvement de colère, et il pria Nasi de lui en demander pardon de sa part. Il termina en demandant à ses deux amis leur parole d’honneur de garder le secret sur toute cette aventure, et ils la donnèrent. Comme nous étions témoins l’un de l’autre, Nasi ne voulut point quitter le terrain avant que je me fusse battu. Son domestique pansa sa blessure sur le lieu même, et le combat commença entre M. de Monteverbasco et moi. Je le blessai assez grièvement, mais non à mort, et, son médecin l’ayant transporté dans sa voiture, nous rentrâmes, Nasi et moi, à la villa. Comme il ne voulait point faire savoir à l’auberge qu’il était blessé, il se fit transporter dans le kiosque de son jardin. La Checchina, prévenue en secret de ce qui venait de se passer, vint nous joindre, et l’entoura des soins que son état réclamait. Quand il fut de force à se montrer, il pria la Checchina de dire à Alezia qu’il avait fait une chute de cheval, et il se présenta pour lui souhaiter le bonjour. Mais la vieille Cattina, qu’on avait délivrée, et qui, malgré la leçon, ne pouvait s’empêcher de s’enquérir de tout, afin de le redire à tous, savait déjà que nous nous étions battus, et déjà elle avait été le dire à Alezia, qui courut se jeter dans les bras de comte dès qu’il entra au salon. Quand elle l’eut remercié avec effusion, elle lui demanda où j’étais. Ce fut en vain que le comte répondit que j’étais aux arrêts par son ordre dans le kiosque : elle s’obstina à croire que j’étais dangereusement blessé, et qu’on voulait le lui cacher. Elle menaçait de descendre au jardin pour s’en assurer par elle-même. Le comte tenait beaucoup à ce qu’elle ne fit pas d’imprudence devant les domestiques. Il aima mieux venir me chercher et m’amener devant elle. Alors Alezia, sans s’inquiéter de la présence de Nasi et de Checchina, me fit de grands reproches sur ce qu’elle appelait mes scrupules exagérés.
— Vous ne m’aimez guère, me disait-elle, puisque, quand je veux absolument me compromettre pour vous, vous ne voulez pas m’aider.
Elle me dit les choses les plus folles et les plus tendres, sans manquer à l’instinct d’exquise pudeur que possèdent les jeunes filles quand elles ont de l’esprit. Checchina, qui écoutait ce dialogue au point de vue de l’art, était émerveillée, comme elle me dit par la suite, della parte della marchesina. Quant à Nasi, je rencontrai dix fois son regard mélancolique attaché sur Alezia et sur moi avec une émotion indicible.
Alezia devenait embarrassante par sa véhémence. Elle me trouvait froid, contraint ; elle prétendait que mon regard manquait de joie, c’est-à-dire de franchise. Elle s’alarmait de mes dispositions, elle s’indignait de mon peu de courage. Elle avait la fièvre, elle était belle comme la sibylle du Dominiquin. J’étais fort malheureux en cet instant, car mon amour se réveillait, et je sentais tout le prix du sacrifice qu’il fallait faire.
Une voiture entra dans le jardin, et nous ne l’entendîmes pas, tant l’entretien était animé. Tout à coup la porte s’ouvrit, et la princesse Grimani parut.
Alezia poussa un cri perçant et s’élança dans les bras de sa mère, qui la tint longtemps embrassée sans dire une seule parole ; puis elle tomba suffoquée sur une chaise. Sa fille et Lila, à ses pieds, la couvraient de caresses. Je ne sais ce que lui dit Nasi, je ne sais ce qu’elle lui répondit en lui serrant les mains. J’étais cloué à ma place ; je revoyais Bianca après dix ans d’absence. Combien elle était changée ! mais qu’elle me paraissait touchante, malgré la perte de sa beauté première ! Que ses grands yeux bleus, enfoncés dans leurs orbites creusées par les larmes, me parurent plus tendres encore et plus doux que je ne me les rappelais. Combien sa pâleur m’émut, et comme sa taille, amincie et un peu brisée, me parut mieux convenir a cette âme aimante et fatiguée. Elle ne me reconnaissait pas ; et, lorsque Nasi me nomma, elle parut surprise ; car ce nom de Lélio ne lui apprenait rien. Enfin je me décidai à lui parler ; mais à peine eut-elle entendu le premier mot, que, me reconnaissant au son de ma voix, elle se leva et me tendit les bras en s’écriant :
— Ô mon cher Nello !
— Nello ! s’écria Alezia en se relevant avec précipitation ; Nello le gondolier ?
— Ne le savais-tu pas, lui dit sa mère, et ne le reconnais-tu qu’en cet instant ?
— Ah ! je comprends, dit Alezia d’une voix étouffée, je comprends pourquoi il ne peut pas m’aimer !
Et elle tomba évanouie de toute sa hauteur sur le parquet.
Je passai le reste du jour dans le salon avec Nasi et Checca. Alezia était au lit, en proie à des attaques de nerfs et à un violent délire.
Sa mère était enfermée seule avec elle. Nous soupâmes fort tristement tous les trois. Enfin, vers dix heures, Bianca vint nous dire que sa fille était calmée et que bientôt elle reviendrait causer avec moi. Vers minuit elle revint, et nous passâmes deux heures ensemble, tandis que Nasi et Checchina étaient allés tenir compagnie à Alezia, qui se trouvait beaucoup mieux et avait demandé à les voir. Bianca fut bonne comme un ange avec moi. En toute autre circonstance, peut-être son titre de princesse et sa nouvelle position l’eussent gênée ; mais la tendresse maternelle étouffait en elle tout autre sentiment. Elle ne songeait qu’à me témoigner sa reconnaissance : elle l’exprima dans les termes les plus flatteurs et de la manière la plus affectueuse. Elle ne sembla pas un seul instant avoir conçu l’idée que je pusse hésiter à lui rendre sa fille et à repousser la pensée de l’épouser. Je lui en sus gré. Ce fut la seule manière dont elle m’exprima que le passé était vivant dans sa mémoire. J’eus la délicatesse de n’y faire aucune allusion ; cependant j’eusse été heureux qu’elle ne craignît pas de m’en parler avec abandon : c’eût été une marque d’estime plus grande que toutes les autres.
Sans doute Alezia lui avait tout raconté ; sans doute elle lui avait fait une confession générale de toutes les pensées de sa vie, depuis la nuit où elle avait surpris ses amours avec le gondolier jusqu’à celle où elle avait confié ce secret au comédien Lélio. Sans doute les souffrances mutuelles d’un tel épanchement avaient été purifiées par le feu de l’amour maternel et filial. Bianca me dit que sa fille était calme, résignée, qu’elle désirait me voir un jour et me témoigner son amitié inaltérable, sa haute estime, sa vive reconnaissance… En un mot, le sacrifice était consommé.
Je ne quittai pas la princesse sans lui témoigner le désir que j’avais de voir un jour Alezia agréer l’amour de Nasi, et je l’engageai à cultiver les dispositions de ce brave et excellent jeune homme.
Je retournai à mon auberge à quatre heures du matin. J’y trouvai Nasi, qui, selon mes instructions, avait tout fait préparer pour mon départ. Lorsqu’il me vit arriver avec Francesca, il crut qu’elle venait me reconduire et me dire adieu. Quelle fut sa surprise lorsqu’elle l’embrassa en lui disant d’un ton vraiment impérial :
— Nasi, soyez libre ! faites-vous aimer d’Alezia ; je vous rends vos promesses et vous conserve mon amitié.
— Lélio, s’écria-t-il, m’enlevez-vous donc aussi celle-là ?
— Croyez-vous à mon honneur ? lui dis-je. Ne vous en ai-je pas donné assez de preuves depuis hier ? Et doutez-vous de la grandeur d’âme de
Francesca ?
Il se jeta dans nos bras en pleurant. Nous montâmes en voiture au lever du soleil. Au moment où nous passâmes devant la villa Nasi, une persienne s’ouvrit avec précaution, et une femme se pencha pour nous voir. Elle avait une main sur son cœur, l’autre tendue vers moi en signe d’adieu, et elle levait les yeux au ciel en signe de remerciement : c’était Bianca.
Trois mois après, Checca et moi nous arrivâmes à Venise par une belle soirée d’automne. Nous avions un engagement à la Fenice, et nous allâmes nous loger sur le grand canal, dans le meilleur hôtel de la ville. Nous passâmes les premières heures de notre arrivée à déballer nos malles et à mettre en ordre toute notre garde-robe de théâtre. Nous ne dînâmes qu’ensuite. Il était déjà assez tard. Au dessert on m’apporta plusieurs paquets de lettres, parmi lesquels un seul fixa mon attention. Après l’avoir parcouru, j’allai ouvrir la fenêtre du balcon, j’y fis monter avec moi Checca, et lui dis de regarder vis-à-vis. Parmi les nombreux palais qui projetaient leurs ombres sur les eaux du canal, il y en avait un, placé en face même de notre appartement, qui se distinguait par sa grandeur et son antiquité. Il venait d’être magnifiquement restauré. Tout avait un air de fête. À travers les fenêtres on apercevait, à la lueur de mille bougies, de riches bouquets de fleurs et de somptueux rideaux, et l’on entendait les sons harmonieux d’un puissant orchestre. Des gondoles illuminées, glissant silencieusement sur le grand canal, venaient déposer à la porte du palais des femmes parées de fleurs ou de pierreries étincelantes avec leurs cavaliers en habit de cérémonie.
— Sais-tu, dis-je à Checca, quel est ce palais qui est devant nous et pourquoi se donne cette fête ?
— Non, et je ne m’en inquiète guère.
— C’est le palais Aldini, où l’on célèbre le mariage d’Alezia Aldini avec le comte Nasi.
— Bah ! me dit-elle avec un air demi-étonné, demi-indifférent.
Je lui montrai le paquet que j’avais reçu. Il était de Nasi. Il contenait deux lettres de faire-part, deux autres lettres autographes, l’une de Nasi pour elle, l’autre d’Alezia pour moi, charmantes toutes deux.
— Tu vois, repris-je lorsque Checca eut fini de lire, que nous n’avons pas à nous plaindre de leurs procédés. Ce paquet nous a cherchés à Florence et à Milan, et s’il ne nous est parvenu qu’ici, c’est la faute de nos voyages. Ces lettres sont, du reste, aussi bienveillantes et aussi agréables que possible. On reconnaît aisément qu’elles ont été écrites par de nobles cœurs. Tout grands seigneurs qu’ils sont, ils ne craignent pas de nous parler, l’un de son amitié, l’autre de sa reconnaissance.
— Oui, mais en attendant ils ne nous invitent pas à leurs noces.
— D’abord, ils ne nous savent pas ici ; et puis ensuite, ma pauvre sœur, les nobles et les riches n’invitent les chanteurs à leurs réunions que pour les faire chanter ; et ceux qui ne veulent pas chanter pour amuser les amphitryons, on ne les invite pas du tout. C’est là la justice du monde ; et, tout bons et tout raisonnables que sont nos deux jeunes amis, vivant dans ce monde, ils sont obligés de se soumettre à ses lois.
— Ma foi ! tant pis pour eux, mon brave Lélio ! Qu’ils s’arrangent. Ils nous laissent nous amuser sans eux ; laissons-les s’ennuyer sans nous. Narguons l’orgueil des grands, rions de leurs sottises, dépensons gaiement la richesse quand nous l’avons, recevons sans souci la pauvreté si elle vient ; sauvons avant tout notre liberté, jouissons de la vie quand même, et vive la Bohême ! »
Là finit le récit de Lélio. Quand il eut cessé de parler, nous gardâmes un silence mélancolique. Notre ami paraissait plus triste encore que tous les autres. Tout à coup il releva sa tête, qu’il avait appuyée sur sa main, et nous dit :
— Le dernier soir dont je vous parle, il y avait beaucoup de Français invités à la fête ; et comme ils étaient alors très engoués de la musique allemande, ils avaient fait jouer pendant toute la nuit les valses de Weber et de Beethoven. C’est pour cela que ces valses me sont si chères ; elles me rappellent une époque de ma vie que je regretterai toujours malgré les souffrances dont elle fut remplie. Il faut avouer, mes amis, que le destin s’est montré cruel envers moi, en me faisant trouver deux amours si ardents, si sincères, si dévoués, sans me permettre de jouir d’aucun. Hélas ! mon temps est fini maintenant, et je ne retrouverai plus de ces nobles passions dont il faut avoir épuisé au moins une pour pouvoir dire qu’on a connu la vie.
— Ne te plains pas, lui répondit Beppa, qu’avait réveillée le chagrin de son camarade ; tu as derrière toi une vie irréprochable, autour de toi une belle gloire et de bonnes amitiés, dans l’avenir et toujours l’indépendance ; et je te dis que, quand tu voudras, l’amour ne te fera pas défaut. Remplis donc encore une fois ton verre de ce vin généreux, trinque joyeusement avec nous, et fais-nous répéter en chœur le refrain sacré.
Lélio hésita un instant, remplit son verre, fit un profond soupir ; puis un éclair de jeunesse et de gaieté jaillissant de ses beaux yeux noirs, humides de larmes, il chanta d’une voix tonnante, à laquelle nous répondîmes en cœur :
— Vive la Bohême !
- ↑ Le regard du mauvais œil. C’est une superstition répandue dans toute l’Italie. À Naples, on porte des talismans en corail pour s’en préserver.