La Femme de trente ans/Chapitre 5

La bibliothèque libre.
La Femme de trente ansA. Houssiaux3 (p. 109-153).

V.


LES DEUX RENCONTRES.

Un ancien officier d’ordonnance de Napoléon, que nous appellerons seulement le marquis ou le général, et qui sous la restauration fit une haute fortune, était venu passer les beaux jours à Versailles, où il habitait une maison de campagne située entre l’église et la barrière de Montreuil, sur le chemin qui conduit à l’avenue de Saint-Cloud. Son service à la cour ne lui permettait pas de s’éloigner de Paris.

Élevé jadis pour servir d’asile aux passagères amours de quelque grand seigneur, ce pavillon avait de très-vastes dépendances. Les jardins au milieu desquels il était placé l’éloignaient également à droite et à gauche des premières maisons de Montreuil et des chaumières construites aux environs de la barrière ; ainsi, sans être par trop isolés, les maîtres de cette propriété jouissaient, à deux pas d’une ville, de tous les plaisirs de la solitude. Par une étrange contradiction, la façade et la porte d’entrée de la maison donnaient immédiatement sur le chemin, qui, peut-être autrefois, était peu fréquenté. Cette hypothèse paraît vraisemblable si l’on vient à songer qu’il aboutit au délicieux pavillon bâti par Louis XV pour mademoiselle de Romans, et qu’avant d’y arriver, les curieux reconnaissent, çà et là, plus d’un casino dont l’intérieur et le décor trahissent les spirituelles débauches de nos aïeux, qui, dans la licence dont on les accuse, cherchaient néanmoins l’ombre et le mystère.

Par une soirée d’hiver, le marquis, sa femme et ses enfants se trouvèrent seuls dans cette maison déserte. Leurs gens avaient obtenu la permission d’aller célébrer à Versailles la noce de l’un d’entre eux ; et, présumant que la solennité de Noël, jointe à cette circonstance, leur offrirait une valable excuse auprès de leurs maîtres, ils ne faisaient pas scrupule de consacrer à la fête un peu plus de temps que ne leur en avait octroyé l’ordonnance domestique. Cependant, comme le général était connu pour un homme qui n’avait jamais manqué d’accomplir sa parole avec une inflexible probité, les réfractaires ne dansèrent pas sans quelques remords quand le moment du retour fut expiré. Onze heures venaient de sonner, et pas un domestique n’était arrivé. Le profond silence qui régnait sur la campagne permettait d’entendre, par intervalles, la bise sifflant à travers les branches noires des arbres, mugissant autour de la maison, ou s’engouffrant dans les longs corridors. La gelée avait si bien purifié l’air, durci la terre et saisi les pavés, que tout avait cette sonorité sèche dont les phénomènes nous surprennent toujours. La lourde démarche d’un buveur attardé, ou le bruit d’un fiacre retournant à Paris, retentissaient plus vivement et se faisaient écouter plus loin que de coutume. Les feuilles mortes, mises en danse par quelques tourbillons soudains, frissonnaient sur les pierres de la cour de manière à donner une voix à la nuit, quand elle voulait devenir muette. C’était enfin une de ces âpres soirées qui arrachent à notre égoïsme une plainte stérile en faveur du pauvre ou du voyageur, et nous rendent le coin du feu si voluptueux. En ce moment, la famille réunie au salon ne s’inquiétait ni de l’absence des domestiques, ni des gens sans foyer, ni de la poésie dont étincelle une veillée d’hiver. Sans philosopher hors de propos, et confiants en la protection d’un vieux soldat, femmes et enfants se livraient aux délices qu’engendre la vie intérieure quand les sentiments n’y sont pas gênés, quand l’affection et la franchise animent les discours, les regards et les jeux.

Le général était assis, ou, pour mieux dire, enseveli dans une haute et spacieuse bergère, au coin de la cheminée, où brillait un feu nourri qui répandait cette chaleur piquante, symptôme d’un froid excessif au dehors. Appuyée sur le dos du siége et légèrement inclinée, la tête de ce brave père restait dans une pose dont l’indolence peignait un calme parfait, un doux épanouissement de joie. Ses bras, à moitié endormis, mollement jetés hors de la bergère, achevaient d’exprimer une pensée de bonheur. Il contemplait le plus petit de ses enfants, un garçon à peine âgé de cinq ans, qui demi-nu, se refusait à se laisser déshabiller par sa mère. Le bambin fuyait la chemise ou le bonnet de nuit avec lequel la marquise le menaçait parfois ; il gardait sa collerette brodée, riait à sa mère quand elle l’appelait, en s’apercevant qu’elle riait elle-même de cette rébellion enfantine ; il se remettait alors à jouer avec sa sœur, aussi naïve, mais plus malicieuse, et qui parlait déjà plus distinctement que lui, dont les vagues paroles et les idées confuses étaient à peine intelligibles pour ses parents. La petite Moïna, son aînée de deux ans, provoquait par des agaceries déjà féminines d’interminables rires, qui partaient comme des fusées et semblaient ne pas avoir de cause ; mais à les voir tous deux se roulant devant le feu, montrant sans honte leurs jolis corps potelés, leurs formes blanches et délicates, confondant les boucles de leurs chevelures noire et blonde, heurtant leurs visages roses, où la joie traçait des fossettes ingénues, certes un père et surtout une mère comprenaient ces petites âmes, pour eux déjà caractérisées, pour eux déjà passionnées. Ces deux anges faisaient pâlir par les vives couleurs de leurs yeux humides, de leurs joues brillantes, de leur teint blanc, les fleurs du tapis moelleux, ce théâtre de leurs ébats, sur lequel ils tombaient, se renversaient, se combattaient, se roulaient sans danger. Assise sur une causeuse à l’autre coin de la cheminée, en face de son mari, la mère était entourée de vêtements épars et restait, un soulier rouge à la main, dans une attitude pleine de laisser-aller. Son indécise sévérité mourait dans un doux sourire gravé sur ses lèvres. Âgée d’environ trente-six ans, elle conservait encore une beauté due à la rare perfection des lignes de son visage, auquel la chaleur, la lumière et le bonheur prêtaient en ce moment un éclat surnaturel. Souvent elle cessait de regarder ses enfants pour reporter ses yeux caressants sur la grave figure de son mari ; et parfois, en se rencontrant, les yeux des deux époux échangeaient de muettes jouissances et de profondes réflexions. Le général avait un visage fortement basané. Son front large et pur était sillonné par quelques mèches de cheveux grisonnants. Les mâles éclairs de ses yeux bleus, la bravoure inscrite dans les rides de ses joues flétries, annonçaient qu’il avait acheté par de rudes travaux le ruban rouge qui fleurissait la boutonnière de son habit. En ce moment les innocentes joies exprimées par ses deux enfants se reflétaient sur sa physionomie vigoureuse et ferme où perçaient une bonhomie, une candeur indicibles. Ce vieux capitaine était redevenu petit sans beaucoup d’efforts. N’y a-t-il pas toujours un peu d’amour pour l’enfance chez les soldats qui ont assez expérimenté les malheurs de la vie pour avoir su reconnaître les misères de la force et les priviléges de la faiblesse ? Plus loin, devant une table ronde éclairée par des lampes astrales dont les vives lumières luttaient avec les lueurs pâles des bougies placées sur la cheminée, était un jeune garçon de treize ans qui tournait rapidement les pages d’un gros livre. Les cris de son frère ou de sa sœur ne lui causaient aucune distraction, et sa figure accusait la curiosité de la jeunesse. Cette profonde préoccupation était justifiée par les attachantes merveilles des Mille et une Nuit et par un uniforme de lycéen. Il restait immobile, dans une attitude méditative, un coude sur la table et la tête appuyée sur l’une de ses mains, dont les doigts blancs tranchaient au milieu d’une chevelure brune. La clarté tombant d’aplomb sur son visage, et le reste du corps étant dans l’obscurité, il ressemblait ainsi à ces portraits noirs où Raphaël s’est représenté lui-même attentif, penché, songeant à l’avenir. Entre cette table et la marquise, une grande et belle jeune fille travaillait, assise devant un métier à tapisserie sur lequel se penchait et d’où s’éloignait alternativement sa tête, dont les cheveux d’ébène artistement lissés réfléchissaient la lumière. À elle seule Hélène était un spectacle. Sa beauté se distinguait par un rare caractère de force et d’élégance. Quoique relevée de manière à dessiner des traits vifs autour de la tête, la chevelure était si abondante que, rebelle aux dents du peigne, elle se frisait énergiquement à la naissance du cou. Ses sourcils, très-fournis et régulièrement plantés, tranchaient avec la blancheur de son front pur. Elle avait même sur la lèvre supérieure quelques signes de courage qui figuraient une légère teinte de bistre sous un nez grec dont les contours étaient d’une exquise perfection. Mais la captivante rondeur des formes, la candide expression des autres traits, la transparence d’une carnation délicate, la voluptueuse mollesse des lèvres, le fini de l’ovale décrit par le visage, et surtout la sainteté de son regard vierge, imprimaient à cette beauté vigoureuse la suavité féminine, la modestie enchanteresse que nous demandons à ces anges de paix et d’amour. Seulement il n’y avait rien de frêle dans cette jeune fille, et son cœur devait être aussi doux, son âme aussi forte que ses proportions étaient magnifiques et que sa figure était attrayante. Elle imitait le silence de son frère le lycéen, et paraissait en proie à l’une de ces fatales méditations de jeune fille, souvent impénétrables à l’observation d’un père ou même à la sagacité des mères : en sorte qu’il était impossible de savoir s’il fallait attribuer au jeu de la lumière ou à des peines secrètes les ombres capricieuses qui passaient sur son visage comme de faibles nuées sur un ciel pur.

Les deux aînés étaient en ce moment complétement oubliés par le mari et par la femme. Cependant plusieurs fois le coup d’œil interrogateur du général avait embrassé la scène muette qui, sur le second plan, offrait une gracieuse réalisation des espérances écrites dans les tumultes enfantins placés sur le devant de ce tableau domestique. En expliquant la vie humaine par d’insensibles gradations, ces figures composaient une sorte de poème vivant. Le luxe des accessoires qui décoraient le salon, la diversité des attitudes, les oppositions dues à des vêtements tous divers de couleur, les contrastes de ces visages si caractérisés par les différents âges et par les contours que les lumières mettaient en saillie, répandaient sur ces pages humaines toutes les richesses demandées à la sculpture, aux peintres, aux écrivains. Enfin, le silence et l’hiver, la solitude et la nuit prêtaient leur majesté à cette sublime et naïve composition, délicieux effet de nature. La vie conjugale est pleine de ces heures sacrées dont le charme indéfinissable est dû peut-être à quelque souvenance d’un monde meilleur. Des rayons célestes jaillissent sans doute sur ces sortes de scènes, destinées à payer à l’homme une partie de ses chagrins, à lui faire accepter l’existence. Il semble que l’univers soit là, devant nous, sous une forme enchanteresse, qu’il déroule ses grandes idées d’ordre, que la vie sociale plaide pour ses lois en parlant de l’avenir.

Cependant, malgré le regard d’attendrissement jeté par Hélène sur Abel et Moïna quand éclatait une de leurs joies ; malgré le bonheur peint sur sa lucide figure lorsqu’elle contemplait furtivement son père, un sentiment de profonde mélancolie était empreint dans ses gestes, dans son attitude, et surtout dans ses yeux voilés par de longues paupières. Ses blanches et puissantes mains, à travers lesquelles la lumière passait en leur communiquant une rougeur diaphane et presque fluide, eh ! bien, ses mains tremblaient. Une seule fois, sans se défier mutuellement, ses yeux et ceux de la marquise se heurtèrent. Ces deux femmes se comprirent alors par un regard terne, froid, respectueux pour Hélène, sombre et menaçant chez la mère. Hélène baissa promptement sa vue sur le métier, tira l’aiguille avec prestesse, et de long-temps ne releva sa tête, qui semblait lui être devenue trop lourde à porter. La mère était-elle trop sévère pour sa fille, et jugeait-elle cette sévérité nécessaire ? Était-elle jalouse de la beauté d’Hélène, avec qui elle pouvait rivaliser encore, mais en déployant tous les prestiges de la toilette ? Ou la fille avait-elle surpris, comme beaucoup de filles quand elles deviennent clairvoyantes, des secrets que cette femme, en apparence si religieusement fidèle à ses devoirs, croyait avoir ensevelis dans son cœur aussi profondément que dans une tombe ?

Hélène était arrivée à un âge où la pureté de l’âme porte à des rigidités qui dépassent la juste mesure dans laquelle doivent rester les sentiments. Dans certains esprits, les fautes prennent les proportions du crime ; l’imagination réagit alors sur la conscience ; souvent alors les jeunes filles exagèrent la punition en raison de l’étendue qu’elles donnent aux forfaits. Hélène paraissait ne se croire digne de personne. Un secret de sa vie antérieure, un accident peut-être, incompris d’abord, mais développé par les susceptibilités de son intelligence sur laquelle influaient les idées religieuses, semblait l’avoir depuis peu comme dégradée romanesquement à ses propres yeux. Ce changement dans sa conduite avait commencé le jour où elle avait lu, dans la récente traduction des théâtres étrangers, la belle tragédie de Guillaume Tell, par Schiller. Après avoir grondé sa fille de laisser tomber le volume, la mère avait remarqué que le ravage causé par cette lecture dans l’âme d’Hélène venait de la scène où le poète établit une sorte de fraternité entre Guillaume Tell, qui verse le sang d’un homme pour sauver tout un peuple, et Jean-le-Parricide. Devenue humble, pieuse et recueillie, Hélène ne souhaitait plus d’aller au bal. Jamais elle n’avait été si caressante pour son père, surtout quand la marquise n’était pas témoin de ses cajoleries de jeune fille. Néanmoins, s’il existait du refroidissement dans l’affection d’Hélène pour sa mère, il était si finement exprimé, que le général ne devait pas s’en apercevoir, quelque jaloux qu’il pût être de l’union qui régnait dans sa famille. Nul homme n’aurait eu l’œil assez perspicace pour sonder la profondeur de ces deux cœurs féminins : l’un jeune et généreux, l’autre sensible et fier ; le premier, trésor d’indulgence ; le second, plein de finesse et d’amour. Si la mère contristait sa fille par un adroit despotisme de femme, il n’était sensible qu’aux yeux de la victime. Au reste, l’événement seulement fit naître ces conjectures toutes insolubles. Jusqu’à cette nuit, aucune lumière accusatrice ne s’était échappée de ces deux âmes ; mais entre elles et Dieu certainement il s’élevait quelque sinistre mystère.

— Allons, Abel, s’écria la marquise en saisissant un moment où silencieux et fatigués Moïna et son frère restaient immobiles ; allons, venez, mon fils, il faut vous coucher… Et, lui lançant un regard impérieux, elle le prit vivement sur ses genoux.

— Comment, dit le général, il est dix heures et demie, et pas un de nos domestiques n’est rentré ? Ah ! les compères. Gustave, ajouta-t-il en se tournant vers son fils, je ne t’ai donné ce livre qu’à la condition de le quitter à dix heures ; tu aurais dû le fermer toi-même à l’heure dite et t’aller coucher comme tu me l’avais promis. Si tu veux être un homme remarquable, il faut faire de ta parole une seconde religion, et y tenir comme à ton honneur. Fox, un des plus grands orateurs de l’Angleterre, était surtout remarquable par la beauté de son caractère. La fidélité aux engagements pris est la principale de ses qualités. Dans son enfance, son père, un Anglais de vieille roche, lui avait donné une leçon assez vigoureuse pour faire une éternelle impression sur l’esprit d’un jeune enfant. À ton âge, Fox venait, pendant les vacances, chez son père, qui avait, comme tous les riches Anglais, un parc assez considérable autour de son château. Il se trouvait dans ce parc un vieux kiosque qui devait être abattu et reconstruit dans un endroit où le point de vue était magnifique. Les enfants aiment beaucoup à voir démolir. Le petit Fox voulait avoir quelques jours de vacances de plus pour assister à la chute du pavillon ; mais son père exigeait qu’il rentrât au collége au jour fixé pour l’ouverture des classes ; de là brouille entre le père et le fils. La mère, comme toutes les mamans, appuya le petit Fox. Le père promit alors solennellement à son fils qu’il attendrait aux vacances prochaines pour démolir le kiosque. Fox retourne au collége. Le père crut qu’un petit garçon distrait par ses études oublierait cette circonstance, il fit abattre le kiosque et le reconstruisit à l’autre endroit. L’entêté garçon ne songeait qu’à ce kiosque. Quand il vint chez son père, son premier soin fut d’aller voir le vieux bâtiment ; mais il revint tout triste au moment du déjeuner, et dit à son père : — Vous m’avez trompé. Le vieux gentilhomme anglais dit avec une confusion pleine de dignité : — C’est vrai, mon fils, mais je réparerai ma faute. Il faut tenir à sa parole plus qu’à sa fortune ; car tenir à sa parole donne la fortune, et toutes les fortunes n’effacent pas la tache faite à la conscience par un manque de parole. Le père fit reconstruire le vieux pavillon comme il était ; puis, après l’avoir reconstruit, il ordonna qu’on l’abattît sous les yeux de son fils. Que ceci, Gustave, te serve de leçon.

Gustave, qui avait attentivement écouté son père, ferma le livre à l’instant. Il se fit un moment de silence pendant lequel le général s’empara de Moïna, qui se débattait contre le sommeil, et la posa doucement sur lui. La petite laissa rouler sa tête chancelante sur la poitrine du père et s’y endormit alors tout à fait, enveloppée dans les rouleaux dorés de sa jolie chevelure. En cet instant, des pas rapides retentirent dans la rue, sur la terre ; et soudain trois coups, frappés à la porte, réveillèrent les échos de la maison. Ces coups prolongés eurent un accent aussi facile à comprendre que le cri d’un homme en danger de mourir. Le chien de garde aboya d’un ton de fureur. Hélène, Gustave, le général et sa femme tressaillirent vivement ; mais Abel, que sa mère achevait de coiffer, et Moïna ne s’éveillèrent pas.

— Il est pressé, celui-là, s’écria le militaire en déposant sa fille sur la bergère.

Il sortit brusquement du salon sans avoir entendu la prière de sa femme.

— Mon ami, n’y va pas…

Le marquis passa dans sa chambre à coucher, y prit une paire de pistolets, alluma sa lanterne sourde, s’élança vers l’escalier, descendit avec la rapidité de l’éclair, et se trouva bientôt à la porte de la maison où son fils le suivit intrépidement.

— Qui est là ? demanda-t-il.

— Ouvrez, répondit une voix presque suffoquée par des respirations haletantes.

— Êtes-vous ami ?

— Oui, ami.

— Êtes-vous seul ?

— Oui, mais ouvrez, car ils viennent !

Un homme se glissa sous le porche avec la fantastique vélocité d’une ombre aussitôt que le général eut entrebâillé la porte ; et, sans qu’il pût s’y opposer, l’inconnu l’obligea de la lâcher en la repoussant par un vigoureux coup de pied, et s’y appuya résolûment comme pour empêcher de la rouvrir. Le général, qui leva soudain son pistolet et sa lanterne sur la poitrine de l’étranger afin de le tenir en respect, vit un homme de moyenne taille enveloppé dans une pelisse fourrée, vêtement de vieillard, ample et traînant, qui semblait ne pas avoir été fait pour lui. Soit prudence ou hasard, le fugitif avait le front entièrement couvert par un chapeau qui lui tombait sur les yeux.

— Monsieur, dit-il au général, abaissez le canon de votre pistolet. Je ne prétends pas rester chez vous sans votre consentement ; mais si je sors, la mort m’attend à la barrière. Et quelle mort ! vous en répondriez à Dieu. Je vous demande l’hospitalité pour deux heures. Songez-y bien, monsieur, quelque suppliant que je sois, je dois commander avec le despotisme de la nécessité. Je veux l’hospitalité de l’Arabie. Que je vous sois sacré ; sinon, ouvrez, j’irai mourir. Il me faut le secret, un asile et de l’eau. Oh ! de l’eau ? répéta-t-il d’une voix qui râlait.

— Qui êtes-vous ? demanda le général, surpris de la volubilité fiévreuse avec laquelle parlait l’inconnu.

— Ah ! qui je suis ? Eh ! bien, ouvrez, je m’éloigne, répondit l’homme avec l’accent d’une infernale ironie.

Malgré l’adresse avec laquelle le marquis promenait les rayons de sa lanterne, il ne pouvait voir que le bas de ce visage, et rien n’y plaidait en faveur d’une hospitalité si singulièrement réclamée : les joues étaient tremblantes, livides, et les traits horriblement contractés. Dans l’ombre projetée par le bord du chapeau, les yeux se dessinaient comme deux lueurs qui firent presque pâlir la faible lumière de la bougie. Cependant il fallait une réponse.

— Monsieur, dit le général, votre langage est si extraordinaire, qu’à ma place vous…

— Vous disposez de ma vie, s’écria l’étranger d’un son de voix terrible en interrompant son hôte.

— Deux heures, dit le marquis irrésolu.

— Deux heures, répéta l’homme.

Mais tout à coup il repoussa son chapeau par un geste de désespoir, se découvrit le front et lança, comme s’il voulait faire une dernière tentative, un regard dont la vive clarté pénétra l’âme du général. Ce jet d’intelligence et de volonté ressemblait à un éclair, et fut écrasant comme la foudre ; car il est des moments où les hommes sont investis d’un pouvoir inexplicable.

— Allez, qui que vous puissiez être, vous serez en sûreté sous mon toit, reprit gravement le maître du logis qui crut obéir à l’un de ces mouvements instinctifs que l’homme ne sait pas toujours expliquer.

— Dieu vous le rende, ajouta l’inconnu en laissant échapper un profond soupir.

— Êtes-vous armé ? demanda le général.

Pour toute réponse, l’étranger lui donnant à peine le temps de jeter un coup d’œil sur sa pelisse, l’ouvrit et la replia lestement. Il était sans armes apparentes et dans le costume d’un jeune homme qui sort du bal. Quelque rapide que fût l’examen du soupçonneux militaire, il en vit assez pour s’écrier : — Où diable avez-vous pu vous éclabousser ainsi par un temps si sec ?

— Encore des questions ! répondit-il avec un air de hauteur.

En ce moment le marquis aperçut son fils et se souvint de la leçon qu’il venait de lui faire sur la stricte exécution de la parole donnée ; il fut si vivement contrarié de cette circonstance, qu’il lui dit, non sans un ton de colère : — Comment, petit drôle, te trouves-tu là au lieu d’être dans ton lit ?

— Parce que j’ai cru pouvoir vous être utile dans le danger, répondit Gustave.

— Allons, monte à ta chambre, dit le père adouci par la réponse de son fils. Et vous, dit-il en s’adressant à l’inconnu, suivez-moi.

Ils devinrent silencieux comme deux joueurs qui se défient l’un de l’autre. Le général commença même à concevoir de sinistres pressentiments. L’inconnu lui pesait déjà sur le cœur comme un cauchemar ; mais, dominé par la foi du serment, il le conduisit à travers les corridors, les escaliers de sa maison, et le fit entrer dans une grande chambre située au second étage, précisément au-dessus du salon. Cette pièce inhabitée servait de séchoir en hiver, ne communiquait à aucun appartement, et n’avait d’autre décoration, sur ses quatre murs jaunis, qu’un méchant miroir laissé sur la cheminée par le précédent propriétaire, et une grande glace qui, s’étant trouvée sans emploi lors de l’emménagement du marquis, fut provisoirement mise en face de la cheminée. Le plancher de cette vaste mansarde n’avait jamais été balayé, l’air y était glacial, et deux vieilles chaises dépaillées en composaient tout le mobilier. Après avoir posé sa lanterne sur l’appui de la cheminée, le général dit à l’inconnu : — Votre sécurité veut que cette misérable mansarde vous serve d’asile. Et, comme vous avez ma parole pour le secret, vous me permettrez de vous y enfermer.

L’homme baissa la tête en signe d’adhésion.

— Je n’ai demandé qu’un asile, le secret et de l’eau, ajouta-t-il.

— Je vais vous en apporter, répondit le marquis qui ferma la porte avec soin et descendit à tâtons dans le salon pour y venir prendre un flambeau afin d’aller chercher lui-même une carafe dans l’office.

— Hé ! bien, monsieur, qu’y a-t-il ? demanda vivement la marquise à son mari.

— Rien, ma chère, répondit-il d’un air froid.

— Mais nous avons cependant bien écouté, vous venez de conduire quelqu’un là-haut…

— Hélène, reprit le général en regardant sa fille qui leva la tête vers lui, songez que l’honneur de votre père repose sur votre discrétion. Vous devez n’avoir rien entendu.

La jeune fille répondit par un mouvement de tête significatif. La marquise demeura tout interdite et piquée intérieurement de la manière dont s’y prenait son mari pour lui imposer silence. Le général alla prendre une carafe, un verre, et remonta dans la chambre où était son prisonnier : il le trouva debout, appuyé contre le mur, près de la cheminée, la tête nue ; il avait jeté son chapeau sur une des deux chaises. L’étranger ne s’attendait sans doute pas à se voir si vivement éclairé. Son front se plissa et sa figure devint soucieuse quand ses yeux rencontrèrent les yeux perçants du général ; mais il s’adoucit et prit une physionomie gracieuse pour remercier son protecteur. Lorsque ce dernier eut placé le verre et la carafe sur l’appui de la cheminée, l’inconnu, après lui avoir encore jeté son regard flamboyant, rompit le silence.

— Monsieur, dit-il d’une voix douce qui n’eut plus de convulsions gutturales comme précédemment, mais qui néanmoins accusait encore un tremblement intérieur, je vais vous paraître bizarre. Excusez des caprices nécessaires. Si vous restez là, je vous prierai de ne pas me regarder quand je boirai.

Contrarié de toujours obéir à un homme qui lui déplaisait, le général se retourna brusquement. L’étranger tira de sa poche un mouchoir blanc, s’en enveloppa la main droite ; puis il saisit la carafe, et but d’un trait l’eau qu’elle contenait. Sans penser à enfreindre son serment tacite, le marquis regarda machinalement dans la glace ; mais alors la correspondance des deux miroirs permettant à ses yeux de parfaitement embrasser l’inconnu, il vit le mouchoir se rougir soudain par le contact des mains qui étaient pleines de sang.

— Ah ! vous m’avez regardé, s’écria l’homme quand après avoir bu et s’être enveloppé dans son manteau il examina le général d’un air soupçonneux. Je suis perdu. Ils viennent, les voici !

— Je n’entends rien, dit le marquis.

— Vous n’êtes pas intéressé, comme je le suis, à écouter dans l’espace.

— Vous vous êtes donc battu en duel, pour être ainsi couvert de sang ? demanda le général assez ému en distinguant la couleur des larges taches dont les vêtements de son hôte étaient imbibés.

— Oui, un duel, vous l’avez dit, répéta l’étranger en laissant errer sur ses lèvres un sourire amer.

En ce moment, le son des pas de plusieurs chevaux au grand galop retentit dans le lointain ; mais ce bruit était faible comme les premières lueurs du matin. L’oreille exercée du général reconnut la marche des chevaux disciplinés par le régime de l’escadron.

— C’est la gendarmerie, dit-il.

Il jeta sur son prisonnier un regard de nature à dissiper les doutes qu’il avait pu lui suggérer par son indiscrétion involontaire, remporta la lumière et revint au salon. À peine posait-il la clef de la chambre haute sur la cheminée que le bruit produit par la cavalerie grossit et s’approcha du pavillon avec une rapidité qui le fit tressaillir. En effet, les chevaux s’arrêtèrent à la porte de la maison. Après avoir échangé quelques paroles avec ses camarades, un cavalier descendit, frappa rudement, et obligea le général d’aller ouvrir. Ce dernier ne fut pas maître d’une émotion secrète à l’aspect de six gendarmes dont les chapeaux bordés d’argent brillaient à la clarté de la lune.

— Monseigneur, lui dit un brigadier, n’avez-vous pas entendu tout à l’heure un homme courant vers la barrière ?

— Vers la barrière ? Non.

— Vous n’avez ouvert votre porte à personne ?

— Ai-je donc l’habitude d’ouvrir moi-même ma porte ?…

— Mais, pardon, mon général, en ce moment, il me semble que…

— Ah ! çà, s’écria le marquis avec un accent de colère, allez vous me plaisanter ? avez-vous le droit…

— Rien, rien, monseigneur, reprit doucement le brigadier. Vous excuserez notre zèle. Nous savons bien qu’un pair de France ne s’expose pas à recevoir un assassin à cette heure de la nuit ; mais le désir d’avoir quelques renseignements…

— Un assassin ! s’écria le général. Et qui donc a été…

— Monsieur le marquis de Mauny vient d’être haché en je ne sais combien de morceaux, reprit le gendarme. Mais l’assassin est vivement poursuivi. Nous sommes certains qu’il est dans les environs, et nous allons le traquer. Excusez, mon général.

Le gendarme parlait en remontant à cheval, en sorte qu’il ne lui fut heureusement pas possible de voir la figure du général. Habitué à tout supposer, le brigadier aurait peut-être conçu des soupçons à l’aspect de cette physionomie ouverte où se peignaient si fidèlement les mouvements de l’âme.

— Sait-on le nom du meurtrier ? demanda le général.

— Non, répondit le cavalier. Il a laissé le secrétaire plein d’or et de billets de banque, sans y toucher.

— C’est une vengeance, dit le marquis.

— Ah ! bah ! sur un vieillard ?… Non, non, ce gaillard-là n’aura pas eu le temps de faire son coup.

Et le gendarme rejoignit ses compagnons, qui galopaient déjà dans le lointain. Le général resta pendant un moment en proie à des perplexités faciles à comprendre. Bientôt il entendit ses domestiques qui revenaient en se disputant avec une sorte de chaleur, et dont les voix retentissaient dans le carrefour de Montreuil. Quand ils arrivèrent, sa colère, à laquelle il fallait un prétexte pour s’exhaler, tomba sur eux avec l’éclat de la foudre. Sa voix fit trembler les échos de la maison. Puis il s’apaisa tout à coup, lorsque le plus hardi, le plus adroit d’entre eux, son valet de chambre, excusa leur retard en lui disant qu’ils avaient été arrêtés à l’entrée de Montreuil par des gendarmes et des agents de police en quête d’un assassin. Le général se tut soudain. Puis, rappelé par ce mot aux devoirs de sa singulière position, il ordonna sèchement à tous ses gens d’aller se coucher aussitôt, en les laissant étonnés de la facilité avec laquelle il admettait le mensonge du valet de chambre.

Mais pendant que ces événements se passaient dans la cour, un incident assez léger en apparence avait changé la situation des autres personnages qui figurent dans cette histoire. À peine le marquis était-il sorti que sa femme, jetant alternativement les yeux sur la clef de la mansarde et sur Hélène, finit par dire à voix basse en se penchant vers sa fille : — Hélène, votre père a laissé la clef sur la cheminée.

La jeune fille étonnée leva la tête, et regarda timidement sa mère, dont les yeux pétillaient de curiosité.

— Hé ! bien, maman ? répondit-elle d’une voix troublée.

— Je voudrais bien savoir ce qui se passe là-haut. S’il y a une personne, elle n’a pas encore bougé. Vas-y donc…

— Moi ? dit la jeune fille avec une sorte d’effroi.

— As-tu peur ?

— Non, madame, mais je crois avoir distingué le pas d’un homme.

— Si je pouvais y aller moi-même, je ne vous aurais pas prié de monter, Hélène, reprit sa mère avec un ton de dignité froide. Si votre père rentrait et ne me trouvait pas, il me chercherait peut-être, tandis qu’il ne s’apercevra pas de votre absence.

— Madame, répondit Hélène, si vous me le commandez, j’irai ; mais je perdrai l’estime de mon père…

— Comment ! dit la marquise avec un accent d’ironie. Mais puisque vous prenez au sérieux ce qui n’était qu’une plaisanterie, maintenant je vous ordonne d’aller voir qui est là-haut. Voici la clef, ma fille ! Votre père, en vous recommandant le silence sur ce qui se passe en ce moment chez lui, ne vous a point interdit de monter à cette chambre. Allez, et sachez qu’une mère ne doit jamais être jugée par sa fille…

Après avoir prononcé ces dernières paroles avec toute la sévérité d’une mère offensée, la marquise prit la clef et la remit à Hélène, qui se leva sans dire un mot, et quitta le salon.

— Ma mère saura toujours bien obtenir son pardon ; mais moi je serai perdue dans l’esprit de mon père. Veut-elle donc me priver de la tendresse qu’il a pour moi, me chasser de sa maison ?

Ces idées fermentèrent soudain dans son imagination pendant qu’elle marchait sans lumière le long du corridor, au fond duquel était la porte de la chambre mystérieuse. Quand elle y arriva, le désordre de ses pensées eut quelque chose de fatal. Cette espèce de méditation confuse servit à faire déborder mille sentiments contenus jusque-là dans son cœur. Ne croyant peut-être déjà plus à un heureux avenir, elle acheva, dans ce moment affreux, de désespérer de sa vie. Elle trembla convulsivement en approchant la clef de la serrure, et son émotion devint même si forte qu’elle s’arrêta pendant un instant pour mettre la main sur son cœur, comme si elle avait le pouvoir d’en calmer les battements profonds et sonores. Enfin elle ouvrit la porte. Le cri des gonds avait sans doute vainement frappé l’oreille du meurtrier. Quoique son ouïe fût très-fine, il resta presque collé sur le mur, immobile et comme perdu dans ses pensées. Le cercle de lumière projeté par la lanterne l’éclairait faiblement, et il ressemblait, dans cette zone de clair-obscur, à ces sombres statues de chevaliers, toujours debout à l’encoignure de quelque tombe noire sous les chapelles gothiques. Des gouttes de sueur froide sillonnaient son front jaune et large. Une audace incroyable brillait sur ce visage fortement contracté. Ses yeux de feu, fixes et secs, semblaient contempler un combat dans l’obscurité qui était devant lui. Des pensées tumultueuses passaient rapidement sur cette face, dont l’expression ferme et précise indiquait une âme supérieure. Son corps, son attitude, ses proportions, s’accordaient avec son génie sauvage. Cet homme était tout force et tout puissance, et il envisageait les ténèbres comme une visible image de son avenir. Habitué à voir les figures énergiques des géants qui se pressaient autour de Napoléon, et préoccupé par une curiosité morale, le général n’avait pas fait attention aux singularités physiques de cet homme extraordinaire ; mais, sujette, comme toutes les femmes, aux impressions extérieures, Hélène fut saisie par le mélange de lumière et d’ombre, de grandiose et de passion, par un poétique chaos qui donnait à l’inconnu l’apparence de Lucifer se relevant de sa chute. Tout à coup la tempête peinte sur ce visage s’apaisa comme par magie, et l’indéfinissable empire dont l’étranger était, à son insu peut-être, le principe et l’effet, se répandit autour de lui avec la progressive rapidité d’une inondation. Un torrent de pensées découla de son front au moment où ses traits reprirent leurs formes naturelles. Charmée, soit par l’étrangeté de cette entrevue, soit par le mystère dans lequel elle pénétrait, la jeune fille put alors admirer une physionomie douce et pleine d’intérêt. Elle resta pendant quelque temps dans un prestigieux silence et en proie à des troubles jusqu’alors inconnus à sa jeune âme. Mais bientôt, soit qu’Hélène eût laissé échapper une exclamation, eût fait un mouvement ; soit que l’assassin, revenant du monde idéal au monde réel, entendît une autre respiration que la sienne, il tourna la tête vers la fille de son hôte, et aperçut indistinctement dans l’ombre la figure sublime et les formes majestueuses d’une créature qu’il dut prendre pour un ange, à la voir immobile et vague comme une apparition.

— Monsieur ! dit-elle d’une voix palpitante.

Le meurtrier tressaillit.

— Une femme ! s’écria-t-il doucement. Est-ce possible ? Éloignez-vous, reprit-il. Je ne reconnais à personne de droit de me plaindre, de m’absoudre ou de me condamner. Je dois vivre seul. Allez, mon enfant, ajouta-t-il avec un geste de souverain, je reconnaîtrais mal le service que me rend le maître de cette maison, si je laissais une seule des personnes qui l’habitent respirer le même air que moi. Il faut me soumettre aux lois du monde.

Cette dernière phrase fut prononcée à voir basse. En achevant d’embrasser par sa profonde intuition les misères que réveilla cette idée mélancolique, il jeta sur Hélène un regard de serpent, et remua dans le cœur de cette singulière jeune fille un monde de pensées encore endormi chez elle. Ce fut comme une lumière qui lui aurait éclairé des pays inconnus. Son âme fut terrassée, subjuguée, sans qu’elle trouvât la force de se défendre contre le pouvoir magnétique de ce regard, quelque involontairement lancé qu’il fût. Honteuse et tremblante, elle sortit et ne revint au salon qu’un instant avant le retour de son père, en sorte qu’elle ne put rien dire à sa mère.

Le général, tout préoccupé, se promena silencieusement, les bras croisés, allant d’un pas uniforme des fenêtres qui donnaient sur la rue aux fenêtres du jardin. Sa femme gardait Abel endormi. Moïna, posée sur la bergère comme un oiseau dans son nid, sommeillait insouciante. La sœur aînée tenait une pelote de soie dans une main, dans l’autre une aiguille, et contemplait le feu. Le profond silence qui régnait au salon, au dehors et dans la maison, n’était interrompu que par les pas traînants des domestiques, qui allèrent se coucher un à un ; par quelques rires étouffés, dernier écho de leur joie et de la fête nuptiale ; puis encore par les portes de leurs chambres respectives, au moment où ils les ouvrirent en se parlant les uns aux autres, et quand ils les fermèrent. Quelques bruits sourds retentirent encore auprès des lits. Une chaise tomba. La toux d’un vieux cocher résonna faiblement et se tut. Mais bientôt la sombre majesté qui éclate dans la nature endormie à minuit domina partout. Les étoiles seules brillaient. Le froid avait saisi la terre. Pas un être ne parla, ne remua. Seulement le feu bruissait, comme pour faire comprendre la profondeur du silence. L’horloge de Montreuil sonna une heure. En ce moment des pas extrêmement légers retentirent faiblement dans l’étage supérieur. Le marquis et sa fille, certains d’avoir enfermé l’assassin de monsieur de Mauny, attribuèrent ces mouvements à une des femmes, et ne furent pas étonnés d’entendre ouvrir les portes de la pièce qui précédait le salon. Tout à coup le meurtrier apparut au milieu d’eux. La stupeur dans laquelle le marquis était plongé, la vive curiosité de la mère et l’étonnement de la fille lui ayant permis d’avancer presque au milieu du salon, il dit au général d’une voix singulièrement calme et mélodieuse : — Monseigneur, les deux heures vont expirer.

— Vous ici ! s’écria le général. Par quelle puissance ? Et, d’un regard terrible, il interrogea sa femme et ses enfants. Hélène devint rouge comme le feu. — Vous, reprit le militaire d’un ton pénétré, vous au milieu de nous ! Un assassin couvert de sang ici ! Vous souillez ce tableau ! Sortez ! sortez ! ajouta-t-il avec un accent de fureur.

Au mot d’assassin, la marquise jeta un cri. Quant à Hélène, ce mot sembla décider de sa vie, son visage n’accusa pas le moindre étonnement. Elle semblait avoir attendu cet homme. Ses pensées si vastes eurent un sens. La punition que le ciel réservait à ses fautes éclatait. Se croyant aussi criminelle que l’était cet homme, la jeune fille le regarda d’un œil serein : elle était sa compagne, sa sœur. Pour elle, un commandement de Dieu se manifestait dans cette circonstance. Quelques années plus tard, la raison aurait fait justice de ses remords ; mais en ce moment ils la rendaient insensée. L’étranger resta immobile et froid. Un sourire de dédain se peignit dans ses traits et sur ses larges lèvres rouges.

— Vous reconnaissez bien mal la noblesse de mes procédés envers vous, dit-il lentement. Je n’ai pas voulu toucher de mes mains le verre dans lequel vous m’avez donné de l’eau pour apaiser ma soif. Je n’ai pas même pensé à laver mes mains sanglantes sous votre toit, et j’en sors n’y ayant laissé de mon crime (à ces mots ses lèvres se comprimèrent) que l’idée, en essayant de passer ici sans laisser de trace. Enfin je n’ai pas même permis à votre fille de…

— Ma fille ! s’écria le général en jetant sur Hélène un coup d’œil d’horreur. Ah ! malheureux, sors ou je te tue.

— Les deux heures ne sont pas expirées. Vous ne pouvez ni me tuer ni me livrer sans perdre votre propre estime et — la mienne.

À ce dernier mot, le militaire stupéfait essaya de contempler le criminel ; mais il fut obligé de baisser les yeux, il se sentait hors d’état de soutenir l’insupportable éclat d’un regard qui pour la seconde fois lui désorganisait l’âme. Il craignit de mollir encore en reconnaissant que sa volonté s’affaiblissait déjà.

— Assassiner un vieillard ! Vous n’avez donc jamais vu de famille ? dit-il alors en lui montrant par un geste paternel sa femme et ses enfants.

— Oui, un vieillard, répéta l’inconnu dont le front se contracta légèrement.

— L’avoir coupé en morceaux !

— Je l’ai coupé en morceaux, reprit l’assassin avec calme.

— Fuyez ! s’écria le général sans oser regarder son hôte. Notre pacte est rompu. Je ne vous tuerai pas. Non ! je ne me ferai jamais le pourvoyeur de l’échafaud. Mais sortez, vous nous faites horreur.

— Je le sais, répondit le criminel avec résignation. Il n’y a pas de terre en France où je puisse poser mes pieds avec sécurité ; mais, si la justice savait, comme Dieu, juger les spécialités ; si elle daignait s’enquérir qui, de l’assassin ou de la victime, est le monstre, je resterais fièrement parmi les hommes. Ne devinez-vous pas des crimes antérieurs chez un homme qu’on vient de hacher ? Je me suis fait juge et bourreau, j’ai remplacé la justice humaine impuissante. Voilà mon crime. Adieu, monsieur. Malgré l’amertume que vous avez jetée dans votre hospitalité, j’en garderai le souvenir. J’aurai encore dans l’âme un sentiment de reconnaissance pour un homme dans le monde, cet homme est vous… Mais je vous aurais voulu plus généreux.

Il alla vers la porte. En ce moment la jeune fille se pencha vers sa mère et lui dit un mot à l’oreille.

— Ah !… Ce cri échappé à sa femme fit tressaillir le général, comme s’il eût vu Moïna morte. Hélène était debout, et le meurtrier s’était instinctivement retourné, montrant sur sa figure une sorte d’inquiétude pour cette famille.

— Qu’avez-vous, ma chère ? demanda le marquis.

— Hélène veut le suivre, dit-elle.

Le meurtrier rougit.

— Puisque ma mère traduit si mal une exclamation presque involontaire, dit Hélène à voix basse, je réaliserai ses vœux.

Après avoir jeté un regard de fierté presque sauvage autour d’elle, la jeune fille baissa les yeux et resta dans une admirable attitude de modestie.

— Hélène, dit le général, vous êtes allée là-haut dans la chambre où j’avais mis… ?

— Oui, mon père.

— Hélène, demanda-t-il d’une voix altérée par un tremblement convulsif, est-ce la première fois que vous avez vu cet homme ?

— Oui, mon père.

— Il n’est pas alors naturel que vous ayez le dessein de…

— Si cela n’est pas naturel, au moins cela est vrai, mon père.

— Ah ! ma fille ?… dit la marquise à voix basse, mais de manière à ce que son mari l’entendît. Hélène, vous mentez à tous les principes d’honneur, de modestie, de vertu, que j’ai tâché de développer dans votre cœur. Si vous n’avez été que mensonge jusqu’à cette heure fatale, alors vous n’êtes point regrettable. Est-ce la perfection morale de cet inconnu qui vous tente ? serait-ce l’espèce de puissance nécessaire aux gens qui commettent un crime ?… Je vous estime trop pour supposer…

— Oh ! supposez tout, madame, répondit Hélène d’un ton froid.

Mais, malgré la force de caractère dont elle faisait preuve en ce moment, le feu de ses yeux absorba difficilement les larmes qui roulèrent dans ses yeux. L’étranger devina le langage de la mère par les pleurs de la jeune fille, et lança son coup d’œil d’aigle sur la marquise, qui fut obligée, par un irrésistible pouvoir, de regarder ce terrible séducteur. Or, quand les yeux de cette femme rencontrèrent les yeux clairs et luisants de cet homme, elle éprouva dans l’âme un frisson semblable à la commotion qui nous saisit à l’aspect d’un reptile, ou lorsque nous touchons à une bouteille de Leyde.

— Mon ami, cria-t-elle à son mari, c’est le démon ! Il devine tout…

Le général se leva pour saisir un cordon de sonnette.

— Il vous perd, dit Hélène au meurtrier.

L’inconnu sourit, fit un pas, arrêta le bras du marquis, le força de supporter un regard qui versait la stupeur, et le dépouilla de son énergie.

— Je vais vous payer votre hospitalité, dit-il, et nous serons quittes. Je vous épargnerai un déshonneur en me livrant moi-même. Après tout, que ferais-je maintenant dans la vie ?

— Vous pouvez vous repentir, répondit Hélène en lui adressant une de ces espérances qui ne brillent que dans les yeux d’une jeune fille.

— Je ne me repentirai jamais, dit le meurtrier d’une voix sonore et en levant fièrement la tête.

— Ses mains sont teintes de sang, dit le père à sa fille.

— Je les essuierai, répondit-elle.

— Mais, reprit le général, sans se hasarder à lui montrer l’inconnu, savez-vous s’il veut de vous seulement ?

Le meurtrier s’avança vers Hélène, dont la beauté, quelque chaste et recueillie qu’elle fût, était comme éclairée par une lumière intérieure dont les reflets coloraient et mettaient, pour ainsi dire, en relief les moindres traits et les lignes les plus délicates ; puis, après avoir jeté sur cette ravissante créature un doux regard, dont la flamme était encore terrible, il dit en trahissant une vive émotion : — N’est-ce pas vous aimer pour vous-même et m’acquitter des deux heures d’existence que m’a vendues votre père, que de me refuser à votre dévouement ?

— Et vous aussi vous me repoussez ! s’écria Hélène avec un accent qui déchira les cœurs. Adieu donc à tous, je vais aller mourir !

— Qu’est-ce que cela signifie ? lui dirent ensemble son père et sa mère.

Elle resta silencieuse et baissa les yeux après avoir interrogé la marquise par un coup d’œil éloquent. Depuis le moment où le général et sa femme avaient essayé de combattre par la parole ou par l’action l’étrange privilége que l’inconnu s’arrogeait en restant au milieu d’eux, et que ce dernier leur avait lancé l’étourdissante lumière qui jaillissait de ses yeux, ils étaient soumis à une torpeur inexplicable : et leur raison engourdie les aidait mal à repousser la puissance surnaturelle sous laquelle ils succombaient. Pour eux l’air était devenu lourd, et ils respiraient difficilement, sans pouvoir accuser celui qui les opprimait ainsi, quoiqu’une voix intérieure ne leur laissât pas ignorer que cet homme magique était le principe de leur impuissance. Au milieu de cette agonie morale, le général devina que ses efforts devaient avoir pour objet d’influencer la raison chancelante de sa fille : il la saisit par la taille, et la transporta dans l’embrasure d’une croisée, loin du meurtrier.

— Mon enfant chérie, lui dit-il à voix basse, si quelque amour étrange était né tout à coup dans ton cœur, ta vie pleine d’innocence, ton âme pure et pieuse m’ont donné trop de preuves de caractère, pour ne pas te supposer l’énergie nécessaire à dompter un mouvement de folie. Ta conduite cache donc un mystère. Eh ! bien, mon cœur est un cœur plein d’indulgence, tu peux tout lui confier ; quand même tu le déchirerais, je saurais, mon enfant, taire mes souffrances et garder à ta confession un silence fidèle. Voyons, es-tu jalouse de notre affection pour tes frères ou ta jeune sœur ? As-tu dans l’âme un chagrin d’amour ? Es-tu malheureuse ici ? Parle, explique-moi les raisons qui te poussent à laisser ta famille, à l’abandonner, à la priver de son plus grand charme, à quitter ta mère, tes frères, ta petite sœur.

— Mon père, répondit-elle, je ne suis ni jalouse ni amoureuse de personne, pas même de votre ami le diplomate, monsieur de Vandenesse.

La marquise pâlit, et sa fille, qui l’observait, s’arrêta.

— Ne dois-je pas tôt ou tard aller vivre sous la protection d’un homme ?

— Cela est vrai.

— Savons-nous jamais, dit-elle en continuant, à quel être nous lions nos destinées ? Moi, je crois en cet homme.

— Enfant, dit le général en élevant la voix, tu ne songes pas à toutes les souffrances qui vont t’assaillir.

— Je pense aux siennes…

— Quelle vie ! dit le père.

— Une vie de femme, répondit la fille en murmurant.

— Vous êtes bien savante, s’écria la marquise en retrouvant la parole.

— Madame, les demandes me dictent les réponses ; mais, si vous le désirez, je parlerai plus clairement.

— Dites tout, ma fille, je suis mère. Ici la fille regarda la mère, et ce regard fit faire une pause à la marquise. — Hélène, je subirai vos reproches si vous en avez à me faire, plutôt que de vous voir suivre un homme que tout le monde fuit avec horreur.

— Vous voyez bien, madame, que sans moi il serait seul.

— Assez, madame, s’écria le général, nous n’avons plus qu’une fille ! Et il regarda Moïna, qui dormait toujours. — Je vous enfermerai dans un couvent, ajouta-t-il en se tournant vers Hélène.

— Soit ! mon père, répondit-elle avec un calme désespérant, j’y mourrai. Vous n’êtes comptable de ma vie et de son âme qu’à Dieu.

Un profond silence succéda soudain à ces paroles. Les spectateurs de cette scène, où tout froissait les sentiments vulgaires de la vie sociale, n’osaient se regarder. Tout à coup le marquis aperçut ses pistolets, en saisit un, l’arma lestement et le dirigea sur l’étranger. Au bruit que fit la batterie, cet homme se retourna, jeta son regard calme et perçant sur le général dont le bras, détendu par une invincible mollesse, retomba lourdement, et le pistolet coula sur le tapis…

— Ma fille, dit alors le père abattu par cette lutte effroyable, vous êtes libre. Embrassez votre mère, et elle y consent. Quant à moi, je ne veux plus ni vous voir ni vous entendre…

— Hélène, dit la mère à la jeune fille, pensez donc que vous serez dans la misère.

Une espèce de râle, parti de la large poitrine du meurtrier, attira les regards sur lui. Une expression dédaigneuse était peinte sur sa figure.

— L’hospitalité que je vous ai donnée me coûte cher ! s’écria le général en se levant. Vous n’avez tué, tout à l’heure, qu’un vieillard ; ici, vous assassinez toute une famille. Quoi qu’il arrive, il y aura du malheur dans cette maison.

— Et si votre fille est heureuse ? demanda le meurtrier en regardant fixement le militaire.

— Si elle est heureuse avec vous, répondit le père en faisant un incroyable effort, je ne la regretterai pas.

Hélène s’agenouilla timidement devant son père, et lui dit d’une voix caressante : — Ô mon père, je vous aime et vous vénère, que vous me prodiguiez des trésors de votre bonté ou les rigueurs de la disgrâce… Mais, je vous en supplie, que vos dernières paroles ne soient pas des paroles de colère.

Le général n’osa pas contempler sa fille. En ce moment l’étranger s’avança, et jetant sur Hélène un sourire où il y avait à la fois quelque chose d’infernal et de céleste : — Vous qu’un meurtrier n’épouvante pas, ange de miséricorde, dit-il, venez, puisque vous persistez à me confier votre destinée.

— Inconcevable ! s’écria le père.

La marquise lança sur sa fille un regard extraordinaire, et lui ouvrit ses bras. Hélène s’y précipita en pleurant.

— Adieu, dit-elle, adieu, ma mère !

Hélène fit hardiment un signe à l’étranger, qui tressaillit. Après avoir baisé la main de son père, embrassé précipitamment, mais sans plaisir, Moïna et le petit Abel, elle disparut avec le meurtrier.

— Par où vont-ils ? s’écria le général en écoutant les pas des deux fugitifs. — Madame, reprit-il en s’adressant à sa femme, je crois rêver : cette aventure me cache un mystère. Vous devez le savoir.

La marquise frissonna.

— Depuis quelque temps, répondit-elle, votre fille était devenue extraordinairement romanesque et singulièrement exaltée. Malgré mes soins à combattre cette tendance de son caractère…

— Cela n’est pas clair…

Mais, s’imaginant entendre dans le jardin les pas de sa fille et de l’étranger, le général s’interrompit pour ouvrir précipitamment la croisée.

— Hélène ! cria-t-il.

Cette voix se perdit dans la nuit comme une vaine prophétie. En prononçant ce nom, auquel rien ne répondait plus dans le monde, le général rompit, comme par enchantement, le charme auquel une puissance diabolique l’avait soumis. Une sorte d’esprit lui passa sur la face. Il vit clairement la scène qui venait de se passer, et maudit sa faiblesse qu’il ne comprenait pas. Un frisson chaud alla de son cœur à sa tête, à ses pieds ; il redevint lui-même, terrible, affamé de vengeance, et poussa un effroyable cri.

— Au secours ! au secours !…

Il courut aux cordons des sonnettes, les tira de manière à les briser, après avoir fait retentir des tintements étranges. Tous ses gens s’éveillèrent en sursaut. Pour lui, criant toujours, il ouvrit les fenêtres de la rue, appela les gendarmes, trouva ses pistolets, les tira pour accélérer la marche des cavaliers, le lever de ses gens et la venue des voisins. Les chiens reconnurent la voix de leur maître et aboyèrent, les chevaux hennirent et piaffèrent. Ce fut un tumulte affreux au milieu de cette nuit calme. En descendant par les escaliers pour courir après sa fille, le général vit ses gens épouvantés qui arrivaient de toutes parts.

— Ma fille ? Hélène est enlevée. Allez dans le jardin ! Gardez la rue ! Ouvrez à la gendarmerie ! À l’assassin !

Aussitôt il brisa par un effort de rage la chaîne qui retenait le gros chien de garde.

— Hélène ! Hélène ! lui dit-il.

Le chien bondit comme un lion, aboya furieusement et s’élança dans le jardin si rapidement, que le général ne put le suivre. En ce moment le galop des chevaux retentit dans la rue, et le général s’empressa d’ouvrir lui-même.

— Brigadier, s’écria-t-il, allez couper la retraite à l’assassin de monsieur de Mauny. Ils s’en vont par mes jardins. Vite, cernez les chemins de la butte de Picardie, je vais faire une battue dans toutes les terres, les parcs, les maisons. — Vous autres, dit-il à ses gens, veillez sur la rue et tenez la ligne depuis la barrière jusqu’à Versailles. En avant, tous !

Il se saisit d’un fusil que lui apporta son valet de chambre, et s’élança dans les jardins en criant au chien : — Cherche ! D’affreux aboiements lui répondirent dans le lointain, et il se dirigea dans la direction d’où les râlements du chien semblaient venir.

À sept heures du matin, les recherches de la gendarmerie, du général, de ses gens et des voisins, avaient été inutiles. Le chien n’était pas revenu. Harassé de fatigue, et déjà vieilli par le chagrin, le marquis rentra dans son salon, désert pour lui, quoique ses trois autres enfants y fussent.

— Vous avez été bien froide pour votre fille, dit-il en regardant sa femme. — Voilà donc ce qui nous reste d’elle ! ajouta-t-il en montrant le métier où il voyait une fleur commencée. Elle était là, tout à l’heure, et maintenant, perdue, perdue !

Il pleura, se cacha la tête dans ses mains, et resta un moment silencieux, n’osant plus contempler ce salon, qui naguère lui offrait le tableau le plus suave du bonheur domestique. Les lueurs de l’aurore luttaient avec les lampes expirantes ; les bougies brûlaient leurs festons de papier, tout s’accordait avec le désespoir de ce père.

— Il faudra détruire ceci, dit-il après un moment de silence et en montrant le métier. Je ne pourrais plus rien voir de ce qui nous la rappelle…

La terrible nuit de Noël, pendant laquelle le marquis et sa femme eurent le malheur de perdre leur fille aînée sans avoir pu s’opposer à l’étrange domination exercée par son ravisseur involontaire, fut comme un avis que leur donna la fortune. La faillite d’un agent de change ruina le marquis. Il hypothéqua les biens de sa femme pour tenter une spéculation dont les bénéfices devaient restituer à sa famille toute sa première fortune ; mais cette entreprise acheva de le ruiner. Poussé par son désespoir à tout tenter, le général s’expatria. Six ans s’étaient écoulés depuis son départ. Quoique sa famille eût rarement reçu de ses nouvelles, quelques jours avant la reconnaissance de l’indépendance des républiques américaines par l’Espagne, il avait annoncé son retour.

Donc, par une belle matinée, quelques négociants français, impatients de revenir dans leur patrie avec des richesses acquises au prix de longs travaux et de périlleux voyages entrepris, soit au Mexique, soit dans la Colombie, se trouvaient à quelques lieues de Bordeaux, sur un brick espagnol. Un homme, vieilli par les fatigues ou par le chagrin plus que ne le comportaient ses années, était appuyé sur le bastingage et paraissait insensible au spectacle qui s’offrait aux regards des passagers groupés sur le tillac. Échappés aux dangers de la navigation et conviés par la beauté du jour, tous étaient montés sur le pont comme pour saluer la terre natale. La plupart d’entre eux voulaient absolument voir, dans le lointain, les phares, les édifices de la Gascogne, la tour de Cordouan, mêlés aux créations fantastiques de quelques nuages blancs qui s’élevaient à l’horizon. Sans la frange argentée qui badinait devant le brick, sans le long sillon rapidement effacé qu’il traçait derrière lui, les voyageurs auraient pu se croire immobiles au milieu de l’Océan, tant la mer y était calme. Le ciel avait une pureté ravissante. La teinte foncée de sa voûte arrivait, par d’insensibles dégradations, à se confondre avec la couleur des eaux bleuâtres, en marquant le point de sa réunion par une ligne dont la clarté scintillait aussi vivement que celle des étoiles. Le soleil faisait étinceler des millions de facettes dans l’immense étendue de la mer, en sorte que les vastes plaines de l’eau étaient plus lumineuses peut-être que les campagnes du firmament. Le brick avait toutes ses voiles gonflées par un vent d’une merveilleuse douceur, et ces nappes aussi blanches que la neige, ces pavillons jaunes flottants, ce dédale de cordages se dessinaient avec une précision rigoureuse sur le fond brillant de l’air, du ciel et de l’Océan, sans recevoir d’autres teintes que celles des ombres projetées par les toiles vaporeuses. Un beau jour, un vent frais, la vue de la patrie, une mer tranquille, un bruissement mélancolique, un joli brick solitaire, glissant sur l’Océan comme une femme qui vole à un rendez-vous, c’était un tableau plein d’harmonies, une scène d’où l’âme humaine pouvait embrasser d’immuables espaces, en partant d’un point où tout était mouvement. Il y avait une étonnante opposition de solitude et de vie, de silence et de bruit, sans qu’on pût savoir où était le bruit et la vie, le néant et le silence ; aussi pas une voix humaine ne rompait-elle ce charme céleste. Le capitaine espagnol, ses matelots, les Français restaient assis ou debout, tous plongés dans une extase religieuse pleine de souvenirs. Il y avait de la paresse dans l’air. Les figures épanouies accusaient un oubli complet des maux passés, et ces hommes se balançaient sur ce doux navire comme dans un songe d’or. Cependant, de temps en temps, le vieux passager, appuyé sur le bastingage, regardait l’horizon avec une sorte d’inquiétude. Il y avait une défiance du sort écrite dans tous ses traits, et il semblait craindre de ne jamais toucher assez vite la terre de France. Cet homme était le marquis. La fortune n’avait pas été sourde aux cris et aux efforts de son désespoir. Après cinq ans de tentatives et de travaux pénibles, il s’était vu possesseur d’une fortune considérable. Dans son impatience de revoir son pays et d’apporter le bonheur à sa famille, il avait suivi l’exemple de quelques négociants français de la Havane, en s’embarquant avec eux sur un vaisseau espagnol en charge pour Bordeaux. Néanmoins son imagination, lassée de prévoir le mal, lui traçait les images les plus délicieuses de son bonheur passé. En voyant de loin la ligne brune décrite par la terre, il croyait contempler sa femme et ses enfants. Il était à sa place, au foyer, et s’y sentait pressé, caressé. Il se figurait Moïna, belle, grandie, imposante comme une jeune fille. Quand ce tableau fantastique eut pris une sorte de réalité, des larmes roulèrent dans ses yeux ; alors, comme pour cacher son trouble, il regarda l’horizon humide, opposé à la ligne brumeuse qui annonçait la terre.

— C’est lui, dit-il, il nous suit.

— Qu’est-ce ? s’écria le capitaine espagnol.

— Un vaisseau, reprit à voix basse le général.

— Je l’ai déjà vu hier, répondit le capitaine Gomez. Il contempla le Français comme pour l’interroger. — Il nous a toujours donné la chasse, dit-il alors à l’oreille du général.

— Et je ne sais pas pourquoi il ne nous a jamais rejoints, reprit le vieux militaire, car il est meilleur voilier que votre damné Saint-Ferdinand.

— Il aura eu des avaries, une voie d’eau.

— Il nous gagne, s’écria le Français.

— C’est un corsaire colombien, lui dit à l’oreille le capitaine. Nous sommes encore à six lieues de terre, et le vent faiblit.

— Il ne marche pas, il vole, comme s’il savait que dans deux heures sa proie lui aura échappé. Quelle hardiesse !

— Lui ! s’écria le capitaine. Ah ! il ne s’appelle pas l’Othello sans raison. Il a dernièrement coulé bas une frégate espagnole, et n’a cependant pas plus de trente canons ! Je n’avais peur que de lui, car je n’ignorais pas qu’il croisait dans les Antilles… — Ah ! ah ! reprit-il après une pause pendant laquelle il regarda les voiles de son vaisseau, le vent s’élève, nous arriverons. Il le faut, le Parisien serait impitoyable.

— Lui aussi arrive ! répondit le marquis.

L’Othello n’était plus guère qu’à trois lieues. Quoique l’équipage n’eût pas entendu la conversation du marquis et du capitaine Gomez, l’apparition de cette voile avait amené la plupart des matelots et des passagers vers l’endroit où étaient les deux interlocuteurs ; mais presque tous, prenant le brick pour un bâtiment de commerce, le voyaient venir avec intérêt, quand tout à coup un matelot s’écria, dans un langage énergique : — Par saint Jacques ! nous sommes flambés, voici le capitaine parisien.

À ce nom terrible, l’épouvante se répandit dans le brick, et ce fut une confusion que rien ne saurait exprimer. Le capitaine espagnol imprima par sa parole une énergie momentanée à ses matelots ; et, dans ce danger, voulant gagner la terre à quelque prix que ce fût, il essaya de faire mettre promptement toutes ses bonnettes hautes et basses, tribord et bâbord, pour présenter au vent l’entière surface de toile qui garnissait ses vergues. Mais ce ne fut pas sans de grandes difficultés que les manœuvres s’accomplirent ; elles manquèrent naturellement de cet ensemble admirable qui séduit tant dans un vaisseau de guerre. Quoique l’Othello volât comme une hirondelle, grâce à l’orientement de ses voiles, il gagnait cependant si peu en apparence, que les malheureux Français se firent une douce illusion. Tout à coup, au moment où, après des efforts inouïs, le Saint-Ferdinand prenait un nouvel essor par suite des habiles manœuvres auxquelles Gomez avait aidé lui-même du geste et de la voix, par un faux coup de barre, volontaire sans doute, le timonier mit le brick en travers. Les voiles, frappées de côté par le vent, faséièrent alors si brusquement, qu’il vint à masquer en grand ; les bouts-dehors se rompirent, et il fut complétement démané. Une rage inexprimable rendit le capitaine plus blanc que ses voiles. D’un seul bond il sauta sur le timonier, et l’atteignit si furieusement de son poignard, qu’il le manqua, mais il le précipita dans la mer ; puis il saisit la barre, et tâcha de remédier au désordre épouvantable qui révolutionnait son brave et courageux navire. Des larmes de désespoir roulaient dans ses yeux ; car nous éprouvons plus de chagrin d’une trahison qui trompe un résultat dû à notre talent, que d’une mort imminente. Mais plus le capitaine jura, moins la besogne se fit. Il tira lui-même le canon d’alarme, espérant être entendu de la côte. En ce moment, le corsaire, qui arrivait avec une vitesse désespérante, répondit par un coup de canon dont le boulet vint expirer à dix toises du Saint Ferdinand.

— Tonnerre ! s’écria le général, comme c’est pointé ! Ils ont des caronades faites exprès.

— Oh ! celui-là, voyez-vous, quand il parle, il faut se taire, répondit un matelot. Le Parisien ne craindrait pas un vaisseau anglais…

— Tout est dit, s’écria dans un accent de désespoir le capitaine, qui, ayant braqué sa longue-vue, ne distingua rien du côté de la terre… Nous sommes encore plus loin de la France que je ne le croyais.

— Pourquoi vous désoler ? reprit le général. Tous vos passagers sont Français, ils ont frété votre bâtiment. Ce corsaire est un Parisien, dites-vous ; hé bien, hissez pavillon blanc, et…

— Et il nous coulera, répondit le capitaine. N’est-il pas, suivant les circonstances, tout ce qu’il faut être quand il veut s’emparer d’une riche proie ?

— Ah ! si c’est un pirate !

— Pirate ! dit le matelot d’un air farouche. Ah ! il est toujours en règle, ou sait s’y mettre.

— Eh ! bien, s’écria le général en levant les yeux au ciel, résignons-nous. Et il eut encore assez de force pour retenir ses larmes.

Comme il achevait ces mots, un second coup de canon, mieux adressé, envoya dans la coque du Saint-Ferdinand un boulet qui la traversa.

— Mettez en panne, dit le capitaine d’un air triste.

Et le matelot qui avait défendu l’honnêteté du Parisien aida fort intelligemment à cette manœuvre désespérée. L’équipage attendit pendant une mortelle demi-heure en proie à la consternation la plus profonde. Le Saint-Ferdinand portait en piastres quatre millions, qui composaient la fortune de cinq passagers, et celle du général était de onze cent mille francs. Enfin l’Othello, qui se trouvait alors à dix portées de fusil, montra distinctement les gueules menaçantes de douze canons prêts à faire feu. Il semblait emporté par un vent que le diable soufflait exprès pour lui ; mais l’œil d’un marin habile devinait facilement le secret de cette vitesse. Il suffisait de contempler pendant un moment l’élancement du brick, sa forme allongée, son étroitesse, la hauteur de sa mâture, la coupe de sa toile, l’admirable légèreté de son gréement, et l’aisance avec laquelle son monde de matelots, unis comme un seul homme, ménageaient le parfait orientement de la surface blanche présentée par ces voiles. Tout annonçait une incroyable sécurité de puissance dans cette svelte créature de bois, aussi rapide, aussi intelligente que l’est un coursier ou quelque oiseau de proie. L’équipage du corsaire était silencieux et prêt, en cas de résistance, à dévorer le pauvre bâtiment marchand, qui, heureusement pour lui, se tint coi, semblable à un écolier pris en faute par son maître.

— Nous avons des canons ! s’écria le général en serrant la main du capitaine espagnol.

Ce dernier lança au vieux militaire un regard plein de courage et de désespoir, en lui disant : — Et des hommes ?

Le marquis regarda l’équipage du Saint-Ferdinand et frissonna. Les quatre négociants étaient pâles, tremblants ; tandis que les matelots, groupés autour d’un des leurs, semblaient se concerter pour prendre parti sur l’Othello, ils regardaient le corsaire avec une curiosité cupide. Le contre-maître, le capitaine et le marquis échangeaient seuls, en s’examinant de l’œil, des pensées généreuses.

— Ah ! capitaine Gomez, j’ai dit autrefois adieu à mon pays et à ma famille, le cœur mort d’amertume ; faudra-t-il encore les quitter au moment où j’apporte la joie et le bonheur à mes enfants ?

Le général se tourna pour jeter à la mer une larme de rage, et y aperçut le timonier nageant vers le corsaire.

— Cette fois, répondit le capitaine, vous lui direz sans doute adieu pour toujours.

Le Français épouvanta l’Espagnol par le coup d’œil stupide qu’il lui adressa. En ce moment, les deux vaisseaux étaient presque bord à bord ; et à l’aspect de l’équipage ennemi le général crut à la fatale prophétie de Gomez. Trois hommes se tenaient autour de chaque pièce. À voir leur posture athlétique, leurs traits anguleux, leurs bras nus et nerveux, on les eût pris pour des statues de bronze. La mort les aurait tués sans les renverser. Les matelots, bien armés, actifs, lestes et vigoureux, restaient immobiles. Toutes ces figures énergiques étaient fortement basanées par le soleil, durcies par les travaux. Leurs yeux brillaient comme autant de pointes de feu, et annonçaient des intelligences énergiques, des joies infernales. Le profond silence régnant sur ce tillac, noir d’hommes et de chapeaux, accusait l’implacable discipline sous laquelle une puissante volonté courbait ces démons humains. Le chef était au pied du grand mât, debout, les bras croisés, sans armes ; seulement une hache se trouvait à ses pieds. Il avait sur la tête, pour se garantir du soleil, un chapeau de feutre à grands bords, dont l’ombre lui cachait le visage. Semblables à des chiens couchés devant leurs maîtres, canonniers, soldats et matelots tournaient alternativement les yeux sur leur capitaine et sur le navire marchand. Quand les deux bricks se touchèrent, la secousse tira le corsaire de sa rêverie, et il dit deux mots à l’oreille d’un jeune officier qui se tenait à deux pas de lui.

— Les grappins d’abordage ! cria le lieutenant.

Et le Saint-Ferdinand fut accroché par l’Othello avec une promptitude miraculeuse. Suivant les ordres donnés à voix basse par le corsaire, et répétés par le lieutenant, les hommes désignés pour chaque service allèrent, comme des séminaristes marchant à la messe, sur le tillac de la prise lier les mains aux matelots, aux passagers, et s’emparer des trésors. En un moment les tonnes pleines de piastres, les vivres et l’équipage du Saint-Ferdinand furent transportés sur le pont de l’Othello. Le général se croyait sous la puissance d’un songe, quand il se trouva les mains liées et jeté sur un ballot comme s’il eût été lui-même une marchandise. Une conférence avait lieu entre le corsaire, son lieutenant et l’un des matelots qui paraissait remplir les fonctions de contre-maître. Quand la discussion, qui dura peu, fut terminée, le matelot siffla ses hommes ; sur un ordre qu’il leur donna, ils sautèrent tous sur le Saint-Ferdinand, grimpèrent dans les cordages, et se mirent à le dépouiller de ses vergues, de ses voiles, de ses agrès, avec autant de prestesse qu’un soldat déshabille sur le champ de bataille un camarade mort dont les souliers et la capote étaient l’objet de sa convoitise.

— Nous sommes perdus, dit froidement au marquis le capitaine espagnol qui avait épié de l’œil les gestes des trois chefs pendant la délibération et les mouvements des matelots qui procédaient au pillage régulier de son brick.

— Comment ? demanda froidement le général.

— Que voulez-vous qu’ils fassent de nous ? répondit l’Espagnol. Ils viennent sans doute de reconnaître qu’ils vendraient difficilement le Saint-Ferdinand dans les ports de France ou d’Espagne, et ils vont le couler pour ne pas s’en embarrasser. Quant à nous, croyez-vous qu’ils puissent se charger de notre nourriture lorsqu’ils ne savent dans quel port relâcher ?

À peine le capitaine avait-il achevé ces paroles, que le général entendit une horrible clameur suivie du bruit sourd causé par la chute de plusieurs corps tombant à la mer. Il se retourna, et ne vit plus que les quatre négociants. Huit canonniers à figures farouches avaient encore les bras en l’air au moment où le militaire les regardait avec terreur.

— Quand je vous le disais, lui dit froidement le capitaine espagnol.

Le marquis se releva brusquement, la mer avait déjà repris son calme, il ne put même pas voir la place où ses malheureux compagnons venaient d’être engloutis, ils roulaient en ce moment, pieds et poings liés, sous les vagues, si déjà les poissons ne les avaient dévorés. À quelques pas de lui, le perfide timonier et le matelot du Saint-Ferdinand qui vantait naguère la puissance du capitaine parisien fraternisaient avec les corsaires, et leur indiquaient du doigt ceux des marins du brick qu’ils avaient reconnus dignes d’être incorporés à l’équipage de l’Othello : quant aux autres, deux mousses leur attachaient les pieds, malgré d’affreux jurements. Le choix terminé, les huit canonniers s’emparèrent des condamnés et les lancèrent sans cérémonie à la mer. Les corsaires regardaient avec une curiosité malicieuse les différentes manières dont ces hommes tombaient, leurs grimaces, leur dernière torture ; mais leurs visages ne trahissaient ni moquerie, ni étonnement, ni pitié. C’était pour eux un événement tout simple, auquel ils semblaient accoutumés. Les plus âgés contemplaient de préférence, avec un sourire sombre et arrêté, les tonneaux pleins de piastres déposés au pied du grand mât. Le général et le capitaine Gomez, assis sur un ballot, se consultaient en silence par un regard presque terne. Ils se trouvèrent bientôt les seuls qui survécussent à l’équipage du Saint-Ferdinand. Les sept matelots choisis par les deux espions parmi les marins espagnols s’étaient déjà joyeusement métamorphosés en Péruviens.

— Quels atroces coquins ! s’écria tout à coup le général chez qui une loyale et généreuse indignation fit taire et la douleur et la prudence.

— Ils obéissent à la nécessité, répondit froidement Gomez. Si vous retrouviez un de ces hommes-là, ne lui passeriez-vous pas votre épée au travers du corps ?

— Capitaine, dit le lieutenant en se retournant vers l’Espagnol, le Parisien a entendu parler de vous. Vous êtes, dit-il, le seul homme qui connaissiez bien les débouquements des Antilles et les côtes du Brésil. Voulez-vous…

Le capitaine interrompit le jeune lieutenant par une exclamation de mépris, et répondit : — Je mourrai en marin, en Espagnol fidèle, en chrétien. Entends-tu ?

— À la mer ! cria le jeune homme.

À cet ordre deux canonniers se saisirent de Gomez.

— Vous êtes des lâches ! s’écria le général en arrêtant les deux corsaires.

— Mon vieux, lui dit le lieutenant, ne vous emportez pas trop. Si votre ruban rouge fait quelque impression sur notre capitaine, moi je m’en moque… Nous allons avoir aussi tout à l’heure notre petit bout de conversation.

En ce moment un bruit sourd, auquel nulle plainte ne se mêla, fit comprendre au général que le brave Gomez était mort en marin.

— Ma fortune ou la mort ! s’écria-t-il dans un effroyable accès de rage.

— Ah ! vous êtes raisonnable, lui répondit le corsaire en ricanant. Maintenant vous êtes sûr d’obtenir quelque chose de nous…

Puis, sur un signe du lieutenant, deux matelots s’empressèrent de lier les pieds du Français ; mais ce dernier, les frappant avec une audace imprévue, tira, par un geste auquel on ne s’attendait guère, le sabre que le lieutenant avait au côté, et se mit à en jouer lestement en vieux général de cavalerie qui savait son métier.

— Ah ! brigands, vous ne jetterez pas à l’eau comme une huître un ancien troupier de Napoléon.

Des coups de pistolet, tirés presque à bout portant sur le Français récalcitrant, attirèrent l’attention du Parisien, alors occupé à surveiller le transport des agrès qu’il ordonnait de prendre au Saint-Ferdinand. Sans s’émouvoir, il vint saisir par derrière le courageux général, l’enleva rapidement, l’entraîna vers le bord et se disposait à le jeter à l’eau comme un espars de rebut. En ce moment, le général rencontra l’œil fauve du ravisseur de sa fille. Le père et le gendre se reconnurent tout à coup. Le capitaine, imprimant à son élan un mouvement contraire à celui qu’il lui avait donné, comme si le marquis ne pesait rien, loin de le précipiter à la mer, le plaça debout près du grand mât. Un murmure s’éleva sur le tillac ; mais alors le corsaire lança un seul coup d’œil sur ses gens, et le plus profond silence régna soudain.

— C’est le père d’Hélène, dit le capitaine d’une voix claire et ferme. Malheur à qui ne le respecterait pas !

Un hourra d’acclamations joyeuses retentit sur le tillac et monta vers le ciel comme une prière d’église, comme le premier cri du Te Deum. Les mousses se balancèrent dans les cordages, les matelots jetèrent leurs bonnets en l’air, les canonniers trépignèrent des pieds, chacun s’agita, hurla, siffla, jura. L’expression fanatique de cette allégresse rendit le général inquiet et sombre. Attribuant ce sentiment à quelque horrible mystère, son premier cri, quand il recouvra la parole, fut : — Ma fille ! où est-elle ? Le corsaire jeta sur le général un de ces regards profonds qui, sans qu’on en pût deviner la raison, bouleversaient toujours les âmes les plus intrépides ; il le rendit muet, à la grande satisfaction des matelots, heureux de voir la puissance de leur chef s’exercer sur tous les êtres, le conduisit vers un escalier, le lui fit descendre et l’amena devant la porte d’une cabine, qu’il poussa vivement en disant : — La voilà.

Puis il disparut en laissant le vieux militaire plongé dans une sorte de stupeur à l’aspect du tableau qui s’offrit à ses yeux. En entendant ouvrir la porte de la chambre avec brusquerie, Hélène s’était levée du divan sur lequel elle reposait ; mais elle vit le marquis et jeta un cri de surprise. Elle était si changée, qu’il fallait les yeux d’un père pour la reconnaître. Le soleil des tropiques avait embelli sa blanche figure d’une teinte brune, d’un coloris merveilleux qui lui donnaient une expression de poésie, et il y respirait un air de grandeur, une fermeté majestueuse, un sentiment profond par lequel l’âme la plus grossière devait être impressionnée. Sa longue et abondante chevelure, retombant en grosses boucles sur son cou plein de noblesse, ajoutait encore une image de puissance à la fierté de ce visage. Dans sa pose, dans son geste, Hélène laissait éclater la conscience qu’elle avait de son pouvoir. Une satisfaction triomphale enflait légèrement ses narines roses, et son bonheur tranquille était signé dans tous les développements de sa beauté. Il y avait tout à la fois en elle je ne sais quelle suavité de vierge et cette sorte d’orgueil particulier aux bien-aimées. Esclave et souveraine, elle voulait obéir parce qu’elle pouvait régner. Elle était vêtue avec une magnificence pleine de charme et d’élégance. La mousseline des Indes faisait tous les frais de sa toilette ; mais son divan et les coussins étaient en cachemire, mais un tapis de Perse garnissait le plancher de la vaste cabine, mais ses quatre enfants jouaient à ses pieds en construisant leurs châteaux bizarres avec des colliers de perles, des bijoux précieux, des objets de prix. Quelques vases en porcelaine de Sèvres, peints par madame Jaquotot, contenaient des fleurs rares qui embaumaient : c’était des jasmins du Mexique, des camélias, parmi lesquels de petits oiseaux d’Amérique voltigeaient apprivoisés, et semblaient être des rubis, des saphirs, de l’or animé. Un piano était fixé dans ce salon, et sur ses murs de bois, tapissés en soie jaune, on voyait çà et là des tableaux d’une petite dimension, mais dus aux meilleurs peintres : Un Coucher de soleil, par Gudin, se trouvait auprès d’un Terburg ; une Vierge de Raphaël luttait de poésie avec une esquisse de Girodet ; un Gérard Dow éclipsait un Drolling. Sur une table en laque de Chine se trouvait une assiette d’or pleine de fruits délicieux. Enfin Hélène semblait être la reine d’un grand empire au milieu du boudoir dans lequel son amant couronné aurait rassemblé les choses les plus élégantes de la terre. Les enfants arrêtaient sur leur aïeul des yeux d’une pénétrante vivacité ; et, habitués qu’ils étaient de vivre au milieu des combats, des tempêtes et du tumulte, ils ressemblaient à ces petits Romains curieux de guerre et de sang que David a peints dans son tableau de Brutus.

— Comment cela est-il possible ? s’écria Hélène en saisissant son père comme pour s’assurer de la réalité de cette vision.

— Hélène !

— Mon père !

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, et l’étreinte du vieillard ne fut ni la plus forte ni la plus affectueuse.

— Vous étiez sur ce vaisseau ?

— Oui, répondit-il d’un air triste en s’asseyant sur le divan et regardant les enfants, qui, groupés autour de lui, le considéraient avec une attention naïve. J’allais périr sans…

— Sans mon mari, dit-elle en l’interrompant, je devine.

— Ah ! s’écria le général, pourquoi faut-il que je te retrouve ainsi, mon Hélène, toi que j’ai tant pleurée ! Je devrai donc gémir encore sur ta destinée.

— Pourquoi ? demanda-t-elle en souriant. Ne serez-vous donc pas content d’apprendre que je suis la femme la plus heureuse de toutes ?

— Heureuse ! s’écria-t-il en faisant un bond de surprise.

— Oui, mon bon père, reprit-elle en s’emparant de ses mains, les embrassant, les serrant sur son sein palpitant, et ajoutant à cette cajolerie un air de tête que ses yeux pétillants de plaisir rendirent encore plus significatif.

— Et comment cela ? demanda-t-il, curieux de connaître la vie de sa fille, et oubliant tout devant cette physionomie resplendissante.

— Écoutez, mon père, répondit-elle, j’ai pour amant, pour époux, pour serviteur, pour maître, un homme dont l’âme est aussi vaste que cette mer sans bornes, aussi fertile en douceur que le ciel, un dieu, enfin ! Depuis sept ans, jamais il ne lui est échappé une parole, un sentiment, un geste qui pussent produire une dissonance avec la divine harmonie de ses discours, de ses caresses et de son amour. Il m’a toujours regardée en ayant sur les lèvres un sourire ami et dans les yeux un rayon de joie. Là-haut sa voix tonnante domine souvent les hurlements de la tempête ou le tumulte des combats ; mais ici elle est douce et mélodieuse comme la musique de Rossini, dont les œuvres m’arrivent. Tout ce que le caprice d’une femme peut inventer, je l’obtiens. Mes désirs sont même parfois surpassés. Enfin je règne sur la mer, et j’y suis obéie comme peut l’être une souveraine. — Oh ! heureuse ! reprit-elle en s’interrompant elle-même, heureuse n’est pas un mot qui puisse exprimer mon bonheur. J’ai la part de toutes les femmes ! Sentir un amour, un dévouement immense pour celui qu’on aime, et rencontrer dans son cœur, à lui, un sentiment infini où l’âme d’une femme se perd, et toujours ! dites, est-ce un bonheur ? J’ai déjà dévoré mille existences. Ici je suis seule, ici je commande. Jamais une créature de mon sexe n’a mis le pied sur ce noble vaisseau, où Victor est toujours à quelques pas de moi. — Il ne peut pas aller plus loin de moi que de la poupe à la proue, reprit-elle avec une fine expression de malice. Sept ans ! un amour qui résiste pendant sept ans à cette perpétuelle joie, à cette épreuve de tous les instants, est-ce l’amour ? Non ! oh ! non, c’est mieux que tout ce que je connais de la vie… le langage humain manque pour exprimer un bonheur céleste.

Un torrent de larmes s’échappa de ses yeux enflammés. Les quatre enfants jetèrent alors un cri plaintif, accoururent à elle comme des poussins à leur mère, et l’aîné frappa le général en le regardant d’un air menaçant.

— Abel, dit-elle, mon ange, je pleure de joie.

Elle le prit sur ses genoux, l’enfant la caressa familièrement en passant ses bras autour du cou majestueux d’Hélène, comme un lionceau qui veut jouer avec sa mère.

— Tu ne t’ennuies pas ? s’écria le général étourdi par la réponse exaltée de sa fille.

— Si, répondit-elle, à terre quand nous y allons ; et encore ne quitté-je jamais mon mari.

— Mais tu aimais les fêtes, les bals, la musique ?

— La musique, c’est sa voix ; mes fêtes, ce sont les parures que j’invente pour lui. Quand une toilette lui plaît, n’est-ce pas comme si la terre entière m’admirait ! Voilà seulement pourquoi je ne jette pas à la mer ces diamants, ces colliers, ces diadèmes de pierreries, ces richesses, ces fleurs, ces chefs-d’œuvre des arts qu’il me prodigue en me disant : — Hélène, puisque tu ne vas pas dans le monde, je veux que le monde vienne à toi.

— Mais sur ce bord il y a des hommes, des hommes audacieux, terribles, dont les passions…

— Je vous comprends, mon père, dit-elle en souriant. Rassurez-vous. Jamais impératrice n’a été environnée de plus d’égards que l’on ne m’en prodigue. Ces gens-là sont superstitieux ; ils croient que je suis le génie tutélaire de ce vaisseau, de leurs entreprises, de leurs succès. Mais c’est lui qui est leur dieu ! Un jour, une seule fois, un matelot me manqua de respect… en paroles, ajouta-t-elle en riant. Avant que Victor eût pu l’apprendre, les gens de l’équipage le lancèrent à la mer malgré le pardon que je lui accordais. Ils m’aiment comme leur bon ange, je les soigne dans leurs maladies, et j’ai eu le bonheur d’en sauver quelques-uns de la mort en les veillant avec une persévérance de femme. Ces pauvres gens sont à la fois des géants et des enfants.

— Et quand il y a des combats ?

— J’y suis accoutumée, répondit-elle. Je n’ai tremblé que pendant le premier… Maintenant mon âme est faite à ce péril, et même… je suis votre fille, dit-elle, je l’aime.

— Et s’il périssait ?

— Je périrais.

— Et tes enfants ?

— Ils sont fils de l’Océan et du danger, ils partagent la vie de leurs parents… Notre existence est une, et ne se scinde pas. Nous vivons tous de la même vie, tous inscrits sur la même page, portés par le même esquif, nous le savons.

— Tu l’aimes donc à ce point de le préférer à tout ?

— À tout, répéta-t-elle. Mais ne sondons point ce mystère. Tenez ! ce cher enfant, eh bien, c’est encore lui !

Puis, pressant Abel avec une vigueur extraordinaire, elle lui imprima de dévorants baisers sur les joues, sur les cheveux…

— Mais, s’écria le général, je ne saurais oublier qu’il vient de faire jeter à la mer neuf personnes.

— Il le fallait sans doute, répondit-elle, car il est humain et généreux. Il verse le moins de sang possible pour la conservation et les intérêts du petit monde qu’il protège et de la cause sacrée qu’il défend. Parlez-lui de ce qui vous paraît mal, et vous verrez qu’il saura vous faire changer d’avis.

— Et son crime ? dit le général comme s’il se parlait à lui-même.

— Mais, répliqua-t-elle avec une dignité froide, si c’était une vertu ? si la justice des hommes n’avait pu le venger ?

— Se venger soi-même ! s’écria le général.

— Et qu’est-ce que l’enfer, demanda-t-elle, si ce n’est une vengeance éternelle pour quelques fautes d’un jour !

— Ah ! tu es perdue. Il t’a ensorcelée, pervertie. Tu déraisonnes.

— Restez ici un jour, mon père, et si vous voulez l’écouter, le regarder, vous l’aimerez.

— Hélène, dit gravement le général, nous sommes à quelques lieues de la France…

Elle tressaillit, regarda par la croisée de la chambre, montra la mer déroulant ses immenses savanes d’eau verte.

— Voilà mon pays, répondit-elle en frappant sur le tapis du bout du pied.

— Mais ne viendras-tu pas voir ta mère, ta sœur, tes frères ?

— Oh ! oui, dit-elle avec des larmes dans la voix, s’il le veut et s’il peut m’accompagner.

— Tu n’as donc plus rien, Hélène, reprit sévèrement le militaire, ni pays, ni famille ?…

— Je suis sa femme, répliqua-t-elle avec un air de fierté, avec un accent plein de noblesse. — Voici, depuis sept ans, le premier bonheur qui ne me vienne pas de lui, ajouta-t-elle en saisissant la main de son père et l’embrassant, voici le premier reproche que j’aie entendu.

— Et ta conscience ?

— Ma conscience ! mais c’est lui. En ce moment elle tressaillit violemment. — Le voici, dit-elle. Même dans un combat, entre tous les pas, je reconnais son pas sur le tillac.

Et tout à coup une rougeur empourpra ses joues, fit resplendir ses traits, briller ses yeux, et son teint devint d’un blanc mat… Il y avait du bonheur et de l’amour dans ses muscles, dans ses veines bleues, dans le tressaillement involontaire de toute sa personne. Ce mouvement de sensitive émut le général. En effet, un instant après le corsaire entra, vint s’asseoir sur un fauteuil, s’empara de son fils aîné, et se mit à jouer avec lui. Le silence régna pendant un moment ; car pendant un moment le général, plongé dans une rêverie comparable au sentiment vaporeux d’un rêve, contempla cette élégante cabine, semblable à un nid d’alcyons, où cette famille voguait sur l’Océan depuis sept années, entre les cieux et l’onde, sur la foi d’un homme, conduite à travers les périls de la guerre et des tempêtes, comme un ménage est guidé dans la vie par un chef au sein des malheurs sociaux… Il regardait avec admiration sa fille, image fantastique d’une déesse marine, suave de beauté, riche de bonheur, et faisant pâlir tous les trésors qui l’entouraient devant les trésors de son âme, les éclairs de ses yeux et l’indescriptible poésie exprimée dans sa personne et autour d’elle. Cette situation offrait une étrangeté qui le surprenait, une sublimité de passion et de raisonnement qui confondait les idées vulgaires. Les froides et étroites combinaisons de la société mouraient devant ce tableau. Le vieux militaire sentit toutes ces choses, et comprit aussi que sa fille n’abandonnerait jamais une vie si large, si féconde en contrastes, remplie par un amour si vrai ; puis, si elle avait une fois goûté le péril sans en être effrayée, elle ne pouvait plus revenir aux petites scènes d’un monde mesquin et borné.

— Vous gêné-je ? demanda le corsaire en rompant le silence et regardant sa femme.

— Non, lui répondit le général. Hélène m’a tout dit. Je vois qu’elle est perdue pour nous…

— Non, répliqua vivement le corsaire… Encore quelques années, et la prescription me permettra de revenir en France. Quand la conscience est pure, et qu’en froissant vos lois sociales un homme a obéi…

Il se tut, en dédaignant de se justifier.

— Et comment pouvez-vous, dit le général en l’interrompant, ne pas avoir des remords pour les nouveaux assassinats qui se sont commis devant mes yeux ?

— Nous n’avons pas de vivres, répliqua tranquillement le corsaire.

— Mais en débarquant ces hommes sur la côte…

— Ils nous feraient couper la retraite par quelque vaisseau, et nous n’arriverions pas au Chili.

— Avant que, de France, dit le général en interrompant, ils aient prévenu l’amirauté d’Espagne…

— Mais la France peut trouver mauvais qu’un homme, encore sujet de ses cours d’assises, se soit emparé d’un brick frété par des Bordelais. D’ailleurs n’avez-vous pas quelquefois tiré, sur le champ de bataille, plusieurs coups de canon de trop ?

Le général, intimidé par le regard du corsaire, se tut ; et sa fille le regarda d’un air qui exprimait autant de triomphe que de mélancolie…

— Général, dit le corsaire d’une voix profonde, je me suis fait une loi de ne jamais rien distraire du butin. Mais il est hors de doute que ma part sera plus considérable que ne l’était votre fortune. Permettez-moi de vous la restituer en autre monnaie…

Il prit dans le tiroir du piano une masse de billets de banque, ne compta pas les paquets, et présenta un million au marquis.

— Vous comprenez, reprit-il, que je ne puis pas m’amuser à regarder les passants sur la route de Bordeaux… Or, à moins que vous ne soyez séduit par les dangers de notre vie bohémienne, par les scènes de l’Amérique méridionale, par nos nuits des tropiques, par nos batailles, et par le plaisir de faire triompher le pavillon d’une jeune nation, ou le nom de Simon Bolivar, il faut nous quitter… Une chaloupe et des hommes dévoués vous attendent. Espérons une troisième rencontre plus complétement heureuse…

— Victor, je voudrais voir mon père encore un moment, dit Hélène d’un ton boudeur.

— Dix minutes de plus ou de moins peuvent nous mettre face à face avec une frégate. Soit ! nous nous amuserons un peu. Nos gens s’ennuient.

— Oh ! partez, mon père, s’écria la femme du marin. Et portez à ma sœur, à mes frères, à… ma mère, ajouta-t-elle, ces gages de mon souvenir.

Elle prit une poignée de pierres précieuses, de colliers, de bijoux, les enveloppa dans un cachemire, et les présenta timidement à son père.

— Et que leur dirai-je de ta part ? demanda-t-il en paraissant frappé de l’hésitation que sa fille avait marquée avant de prononcer le mot de mère.

— Oh ! pouvez-vous douter de mon âme ! Je fais tous les jours des vœux pour leur bonheur.

— Hélène, reprit le vieillard en la regardant avec attention, ne dois je plus te revoir ? Ne saurai-je donc jamais à quel motif ta fuite est due ?

— Ce secret ne m’appartient pas, dit-elle d’un ton grave. J’aurais le droit de vous l’apprendre, peut-être ne vous le dirais-je pas encore. J’ai souffert pendant dix ans des maux inouïs…

Elle ne continua pas et tendit à son père les cadeaux qu’elle destinait à sa famille. Le général, accoutumé par les événements de la guerre à des idées assez larges en fait de butin, accepta les présents offerts par sa fille, et se plut à penser que, sous l’inspiration d’une âme aussi pure, aussi élevée que celle d’Hélène, le capitaine parisien restait honnête homme en faisant la guerre aux Espagnols. Sa passion pour les braves l’emporta. Songeant qu’il serait ridicule de se conduire en prude, il serra vigoureusement la main du corsaire, embrassa son Hélène, sa seule fille, avec cette effusion particulière aux soldats, et laissa tomber une larme sur ce visage dont la fierté, dont l’expression mâle lui avaient plus d’une fois souri. Le marin, fortement ému, lui donna ses enfants à bénir. Enfin, tous se dirent une dernière fois adieu par un long regard qui ne fut pas dénué d’attendrissement.

— Soyez toujours heureux ! s’écria le grand-père en s’élançant sur le tillac.

Sur mer, un singulier spectacle attendait le général. Le Saint-Ferdinand, livré aux flammes, flambait comme un immense feu de paille. Les matelots, occupés à couler le brick espagnol, s’aperçurent qu’il avait à bord un chargement de rhum, liqueur qui abondait sur l’Othello, et trouvèrent plaisant d’allumer un grand bol de punch en pleine mer. C’était un divertissement assez pardonnable à des gens auxquels l’apparente monotonie de la mer faisait saisir toutes les occasions d’animer leur vie. En descendant du brick dans la chaloupe du Saint-Ferdinand, montée par six vigoureux matelots, le général partageait involontairement son attention entre l’incendie du Saint-Ferdinand et sa fille appuyée sur le corsaire, tous deux debout à l’arrière de leur navire. En présence de tant de souvenirs, en voyant la robe blanche d’Hélène qui flottait, légère comme une voile de plus ; en distinguant sur l’Océan cette belle et grande figure, assez imposante pour tout dominer, même la mer, il oubliait, avec l’insouciance d’un militaire, qu’il voguait sur la tombe du brave Gomez. Au-dessus de lui, une immense colonne de fumée planait comme un nuage brun, et les rayons du soleil, le perçant çà et là, y jetaient de poétiques lueurs. C’était un second ciel, un dôme sombre sous lequel brillaient des espèces de lustres, et au-dessus duquel planait l’azur inaltérable du firmament, qui paraissait mille fois plus beau par cette éphémère opposition. Les teintes bizarres de cette fumée, tantôt jaune, blonde, rouge, noire, fondues vaporeusement, couvraient le vaisseau, qui pétillait, craquait et criait. La flamme sifflait en mordant les cordages, et courait dans le bâtiment comme une sédition populaire vole par les rues d’une ville. Le rhum produisait des flammes bleues qui frétillaient, comme si le génie des mers eût agité cette liqueur furibonde, de même qu’une main d’étudiant fait mouvoir la joyeuse flamberie d’un punch dans une orgie. Mais le soleil, plus puissant de lumière, jaloux de cette lueur insolente, laissait à peine voir dans ses rayons les couleurs de cet incendie. C’était comme un réseau, comme une écharpe qui voltigeait au milieu du torrent de ses feux. L’Othello saisissait, pour s’enfuir, le peu de vent qu’il pouvait pincer dans cette direction nouvelle, et s’inclinait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, comme un cerf-volant balancé dans les airs. Ce beau brick courait des bordées vers le sud ; et, tantôt il se dérobait aux yeux du général, en disparaissant derrière la colonne droite dont l’ombre se projetait fantastiquement sur les eaux, et tantôt il se montrait, en se relevant avec grâce et fuyant. Chaque fois qu’Hélène pouvait apercevoir son père, elle agitait son mouchoir pour le saluer encore. Bientôt le Saint-Ferdinand coula, en produisant un bouillonnement aussitôt effacé par l’Océan. Il ne resta plus alors de toute cette scène qu’un nuage balancé par la brise. L’Othello était loin ; la chaloupe s’approchait de terre ; le nuage s’interposa entre cette frêle embarcation et le brick. La dernière fois que le général aperçut sa fille, ce fut à travers une crevasse de cette fumée ondoyante. Vision prophétique ! Le mouchoir blanc, la robe se détachaient seuls sur ce fond de bistre. Entre l’eau verte et le ciel bleu, le brick ne se voyait même pas. Hélène n’était plus qu’un point imperceptible, une ligne déliée, gracieuse, un ange dans le ciel, une idée, un souvenir.

Après avoir rétabli sa fortune, le marquis mourut épuisé de fatigue. Quelques mois après sa mort, en 1833, la marquise fut obligée de mener Moïna aux eaux des Pyrénées. La capricieuse enfant voulut voir les beautés de ces montagnes. Elle revint aux Eaux, et à son retour il se passa l’horrible scène que voici.

— Mon Dieu, dit Moïna, nous avons bien mal fait, ma mère, de ne pas rester quelques jours de plus dans les montagnes ! Nous y étions bien mieux qu’ici. Avez-vous entendu les gémissements continuels de ce maudit enfant et les bavardages de cette malheureuse femme qui parle sans doute en patois, car je n’ai pas compris un seul mot de ce qu’elle disait ? Quelle espèce de gens nous a-t-on donnés pour voisins ! Cette nuit est une des plus affreuses que j’aie passées de ma vie.

— Je n’ai rien entendu, répondit la marquise ; mais, ma chère enfant, je vais voir l’hôtesse, lui demander la chambre voisine, nous serons seules dans cet appartement, et n’aurons plus de bruit. Comment te trouves-tu ce matin ? Es-tu fatiguée ?

En disant ces dernières phrases, la marquise s’était levée pour venir près du lit de Moïna.

— Voyons, lui dit-elle en cherchant la main de sa fille.

— Oh ! laisse-moi, ma mère, répondit Moïna, tu as froid.

À ces mots la jeune fille se roula dans son oreiller par un mouvement de bouderie, mais si gracieux, qu’il était difficile à une mère de s’en offenser. En ce moment, une plainte, dont l’accent doux et prolongé devait déchirer le cœur d’une femme, retentit dans la chambre voisine.

— Mais si tu as entendu cela pendant toute la nuit, pourquoi ne m’as-tu pas éveillée ? nous aurions… Un gémissement plus profond que tous les autres interrompit la marquise, qui s’écria : — Il y a là quelqu’un qui se meurt ! Et elle sortit vivement.

— Envoie-moi Pauline ! cria Moïna, je vais m’habiller.

La marquise descendit promptement et trouva l’hôtesse dans la cour au milieu de quelques personnes qui paraissaient l’écouter attentivement.

— Madame, vous avez mis près de nous une personne qui paraît souffrir beaucoup…

— Ah ! ne m’en parlez pas ! s’écria la maîtresse de l’hôtel, je viens d’envoyer chercher le maire. Figurez-vous que c’est une femme, une pauvre malheureuse qui y est arrivée hier au soir, à pied ; elle vient d’Espagne, elle est sans passe-port et sans argent. Elle portait sur son dos un petit enfant qui se meurt. Je n’ai pas pu me dispenser de la recevoir ici. Ce matin, je suis allée moi-même la voir ; car hier, quand elle a débarqué ici, elle m’a fait une peine affreuse. Pauvre petite femme ! elle était couchée avec son enfant, et tous deux se débattaient contre la mort.

— Madame, m’a-t-elle dit en tirant un anneau d’or de son doigt, je ne possède plus que cela, prenez-le pour vous payer ; ce sera suffisant, je ne ferai pas long séjour ici. Pauvre petit ! nous allons mourir ensemble, qu’elle dit en regardant son enfant. Je lui ai pris son anneau, je lui ai demandé qui elle était ; mais elle n’a jamais voulu me dire son nom… Je viens d’envoyer chercher le médecin et monsieur le maire.

— Mais, s’écria la marquise, donnez-lui tous les secours qui pourront lui être nécessaires. Mon Dieu ! peut-être est-il encore temps de la sauver ! Je vous paierai tout ce qu’elle dépensera…

— Ah ! madame, elle a l’air d’être joliment fière, et je ne sais pas si elle voudra.

— Je vais aller la voir…

Et aussitôt la marquise monta chez l’inconnue sans penser au mal que sa vue pouvait faire à cette femme dans un moment où on la disait mourante, car elle était encore en deuil. La marquise pâlit à l’aspect de la mourante. Malgré les horribles souffrances qui avaient altéré la belle physionomie d’Hélène, elle reconnut sa fille aînée. À l’aspect d’une femme vêtue de noir, Hélène se dressa sur son séant, jeta un cri de terreur, et retomba lentement sur son lit, lorsque, dans cette femme, elle retrouva sa mère.

— Ma fille ! dit madame d’Aiglemont, que vous faut-il ? Pauline !… Moïna !…

— Il ne me faut plus rien, répondit Hélène d’une voix affaiblie. J’espérais revoir mon père ; mais votre deuil m’annonce…

Elle n’acheva pas ; elle serra son enfant sur son cœur comme pour le réchauffer, le baisa au front, et lança sur sa mère un regard où le reproche se lisait encore, quoique tempéré par le pardon. La marquise ne voulut pas voir ce reproche ; elle oublia qu’Hélène était un enfant conçu jadis dans les larmes et le désespoir, l’enfant du devoir, un enfant qui avait été cause de ses plus grands malheurs : elle s’avança doucement vers sa fille aînée, en se souvenant seulement qu’Hélène la première lui avait fait connaître les plaisirs de la maternité. Les yeux de la mère étaient pleins de larmes ; et, en embrassant sa fille, elle s’écria : — Hélène ! ma fille…

Hélène gardait le silence. Elle venait d’aspirer le dernier soupir de son dernier enfant.

En ce moment Moïna, Pauline, sa femme de chambre, l’hôtesse et un médecin entrèrent. La marquise tenait la main glacée de sa fille dans les siennes, et la contemplait avec un désespoir vrai. Exaspérée par le malheur, la veuve du marin, qui venait d’échapper à un naufrage en ne sauvant de toute sa belle famille qu’un enfant, dit d’une voix horrible à sa mère : — Tout ceci est votre ouvrage ! si vous eussiez été pour moi ce que…

— Moïna, sortez, sortez tous ! cria madame d’Aiglemont en étouffant la voix d’Hélène par les éclats de la sienne.

— Par grâce, ma fille, reprit-elle, ne renouvelons pas en ce moment les tristes combats…

— Je me tairai, répondit Hélène en faisant un effort surnaturel. Je suis mère, je sais que Moïna ne doit pas… Où est mon enfant ?

Moïna rentra, poussée par la curiosité.

— Ma sœur, dit cette enfant gâtée, le médecin…

— Tout est inutile, reprit Hélène. Ah ! pourquoi ne suis-je pas morte à seize ans, quand je voulais me tuer ! Le bonheur ne se trouve jamais en dehors des lois… Moïna… tu…

Elle mourut en penchant sa tête sur celle de son enfant, qu’elle avait serré convulsivement.

— Ta sœur voulait sans doute te dire, Moïna, reprit madame d’Aiglemont, lorsqu’elle fut rentrée dans sa chambre, où elle fondit en larmes, que le bonheur ne se trouve jamais, pour une fille, dans une vie romanesque, en dehors des idées reçues, et, surtout, loin de sa mère.