La Réorganisation du musée de Boulaq et les études égyptologiques en Égypte
Le musée de Boulaq vient de subir une réorganisation ou plutôt une restauration qui en a profondément modifié le caractère et l’intérêt. Je n’ai pas la prétention de faire connaître le musée de Boulaq ; il a été trop bien décrit par son fondateur, M. Mariette, par M. de Saulcy, par M. de Vogüé, par M. Charles Blanc, par M. Rhoné et par tant d’autres, pour que j’essaie à mon tour d’en donner une description qui serait pour le moins inutile ; je voudrais seulement indiquer les transformations qu’il a subies et montrer quelle importance elles peuvent avoir pour le développement des études égyptologiques. L’histoire du musée de Boulaq serait pourtant curieuse à écrire ; elle formerait un chapitre piquant de l’histoire générale de l’Égypte sous Ismaïl-Pacha. On y verrait apparaître de nouveau cet étrange mélange de conceptions élevées, d’aspirations civilisatrices, d’indifférence barbare, de maladresse et d’inconséquence pratique qui faisaient le fond du caractère de l’ancien vice-roi d’Égypte. Il faut lui rendre cette justice que les belles découvertes de M. Mariette n’auraient pas été possibles sans lui. Notre infatigable compatriote l’a trouvé toujours prêt à comprendre et à seconder ses entreprises. Seulement il les comprenait à sa manière, et il avait aussi une manière particulière, parfois fort étrange, de les seconder. Peu éloigné de considérer les trente-quatre dynasties égyptiennes comme les aïeules de la sienne propre et de voir dans Ménès un ancêtre de Méhémet-Aly, il aimait à se dire que son règne serait rattaché par une série de beaux travaux scientifiques aux traditions des plus vieux âges. Mais quant à s’intéresser directement à ces travaux, quant à chercher à se faire initier à leurs résultats, jamais pareille idée ne lui serait venue. Il savait qu’il existait à Boulaq un musée connu du monde entier, renfermant des trésors inestimables, parcouru chaque année par de nombreux visiteurs : cela lui suffisait. Il n’y a pas personnellement mis une seule fois les pieds, n’éprouvant au fond aucun goût, aucun attrait pour des recherches qu’il favorisait par gloriole, qu’il payait avec libéralité, mais auxquelles il était tout à fait indifférent. Il est bon d’ajouter que les indigènes partageaient et partagent encore, hélas ! ses sentimens. De tous les ministres égyptiens passés et présens, un ou deux à peine savent ce que c’est que le musée de Boulaq et se sont donné la peine de venir en examiner de leurs propres yeux les admirables collections. Cette insouciance générale, cette ignorance universelle n’est pas sans danger pour le musée de Boulaq. C’est à elles qu’il faut attribuer tous les risques qu’il a courus, tous les dangers auxquels il est exposé dans l’avenir ; c’est contre elles par conséquent qu’il faut se prémunir si l’on veut qu’une œuvre aussi féconde, dont les origines sont françaises, ne succombe pas, dans un avenir peut-être assez rapproché, à l’inertie des Égyptiens combinée avec les convoitises des étrangers.
L’installation du musée de Boulaq est des plus défectueuses. La place qu’il occupe était jadis couverte par un pâté de masures délabrées appartenant à la compagnie du Transit et servant de magasins depuis l’expédition française. Ce sont ces masures qui ont été appropriées tant mal que bien à l’usage du musée. Dans la première ferveur de son enthousiasme égyptologique, Ismaïl-Pacha s’était proposé de donner aux collections de M. Mariette un logement princier. Plusieurs projets avaient été tour à tour mis en avant. Tantôt il s’agissait de construire un musée monumental à la pointe méridionale de l’île de Gezireh, tantôt de choisir entre les édifices déjà bâtis celui qui paraîtrait le plus digne de recevoir les statues et les stèles que des fouilles continuelles mettaient au jour. Le voyageur qui se rend aux Pyramides peut encore observer, à quelque distance de la route, de grands murs abandonnés offrant l’aspect de véritables débris antiques. Ce sont les fondemens d’un musée, égyptologique qui n’a jamais existé, qui n’existera jamais à cette place. Ils ont coûté de 60,000 à 80,000 francs ; mais à peine les avait-on jetés sur le sol mouvant de l’Égypte qu’on s’est aperçu qu’ils n’avaient aucune solidité, et que les constructions qu’on essaierait de leur faire supporter crouleraient sans nul doute à la première inondation. Pendent opera interrupta ! Que de ruines pareilles ont été fabriquées, à des prix énormes, sous le règne d’Ismaïl-Pacha !
Après avoir été sur le point d’obtenir un logement splendide, le musée de Boulaq est donc resté dans les modestes magasins où on l’avait provisoirement établi. Il y a subi l’année dernière une épreuve presque désastreuse. Le grand inconvénient pratique du local actuel est d’être situé sur le bord même du Nil, en sorte qu’à chaque inondation l’eau menace de l’envahir et de le détériorer. La crue de l’année dernière ayant été très considérable, il a été littéralement submergé. C’est pour mettre le musée à l’abri d’un danger toujours renaissant, que le ministre français des travaux publics dans le ministère européen dont l’existence a été si courte, M. de Blignières, avait songé à lui donner une partie des immenses bâtimens construits au Caire, en un autre jour de caprice d’Ismaïl-Pacha, pour une école des filles nobles, et restés également inachevés. Les travaux d’appropriation avaient été commencés ; 0la dépense n’aurait pas été considérable ; les collections égyptologiques placées enfin sinon dans un palais, au moins dans un établissement convenable, n’auraient plus eu à craindre les débordemens du Nil. Par malheur, il suffisait que l’idée de transporter le musée à l’école des filles nobles vînt d’un ministre européen pour qu’elle fût abandonnée à la chute de ce ministre. Pris d’un scrupule inusité d’économie, Ismaïl-Pacha déclara que le projet français était d’une exécution trop coûteuse et qu’il fallait se borner à restaurer les anciens magasins de Boulaq. C’est ce qui a été fait d’ailleurs avec beaucoup d’intelligence et d’habileté. Le sol des salles où se trouvent les collections a été élevé d’une manière sensible, en sorte que le danger de l’inondation est devenu moins grave. Après avoir élevé le sol, on a dû élever la toiture, ce qui donne beaucoup plus d’air et de jour. Les murs, en partie salpêtres, ont été recouverts d’un enduit et de peintures décoratives du meilleur goût. Cette restauration élégante et simple serait parfaite si elle n’avait pas été presque aussi dispendieuse que l’aurait été le transport du musée à l’école des filles nobles. Comment se défendre d’un sentiment de tristesse lorsqu’on songe à l’admirable installation qu’on aurait pu procurer au musée avec les sommes qui ont été dépensées à la première appropriation des magasins de Boulaq, à leur restauration, et à la construction inutile des fondemens qui gisent sur la route des Pyramides ?
Mais en Égypte il faut savoir se défendre de ce genre d’impressions. Après tout, qui sait si la modestie du local qu’il occupe n’est pas pour le musée de Boulaq une précieuse sauvegarde ? Placé dans un palais, il aurait tôt ou tard excité l’envie de quelque ministre à demi barbare qui l’en aurait expulsé sans remords pour installer à sa place une administration quelconque. Ses belles collections exilées auraient erré à l’aventure cherchant, peut-être en vain, un nouvel et moins changeant abri. S’il leur manque bien des choses à Boulaq, si elles ne peuvent pas se développer à l’aise dans des salles trop étroites, trop peu nombreuses, construites pour un usage nullement scientifique, si surtout l’humidité constante qui s’exhale du Nil atteint peu à peu les momies, les pierres friables, les objets fragiles, rien en revanche n’est plus beau et plus poétique que le site qui les environne. Boulaq, on le sait, est à une petite distance du Caire. La route pour y arriver est charmante ; elle traverse des terrains vagues où l’on célèbre tous les ans la fête du dosseh ; la vue y est bornée sans cesse par la silhouette gracieuse de Boulaq profitant ses minarets et ses coupoles sur le bleu du ciel. Les grandes vergues et les voiles blanches des bateaux se dressent également au-dessus du sombre massif des maisons et des palmiers. Il n’est pas nécessaire de traverser la ville pour atteindre le musée ; on peut suivre tout simplement une route plate et poudreuse qui en longe de loin les premières constructions. Mais si l’on veut jouir du spectacle toujours varié de petites rues orientales inondées de soleil, à moitié couvertes par les moucharabiehs, laissant, à différens intervalles, apparaître le Nil à travers les fissures de maisons délabrées, il ne faut pas craindre d’allonger son chemin et de faire un peu l’école buissonnière. Dès qu’on arrive au musée, on est largement payé de sa peine. L’emplacement du musée est plus délicieux que tout le reste ; il occupe une vaste esplanade d’où l’on domine directement le Nil et où sont disposés, près de massifs de verdures, de grands sphinx, des colosses puissans, de magnifiques sarcophages. Une des salles du musée, la salle des Hycsos, donne sur une petite terrasse qui surplombe le fleuve. La vue dont on jouit de là est de celles qu’on n’oublie jamais lorsqu’on les a contemplées une fois. Le Nil décrit une immense courbe à vos pieds, ses eaux lourdes s’écoulent lentement avec un bruit sourd, des canges y circulent avec leur grande voile déployée ; la rive opposée est chargée de palmiers ; à quelque distance, des centaines de barques de pêcheurs sont amarrées. Le soir, au coucher du soleil, les couleurs les plus ardentes embrasent ce paysage simple et solennel. Que de fois, après m’être promené au milieu de ces étranges collections égyptologiques qui éveillent dans l’âme les plus mystérieux problèmes de l’histoire et de la philosophie, ne me suis-je pas assis longuement sur cette terrasse, laissant aller mes yeux aux sensations d’un spectacle dont rien ne saurait rendre l’imposante grandeur, et mon esprit à l’impression de souvenirs qui semblent prendre en ce lieu je ne sais quoi de vivant et presque d’actuel ! Il y a une harmonie intime, profonde, entre le Nil et les civilisations disparues dont le musée de Boulaq nous transmet le témoignage. Dans l’obscurité, à peine traversée par quelques rayons de lumière indécise, où elles sont plongées pour nous, elles conservent un charme problématique qui s’impose à l’imagination et qui l’écrase. Il en est de même du Nil : ce fleuve aux lignes majestueuses, aux flots toujours sombres, provoque une admiration d’une nature particulière qui ne va point sans le vague malaise, sans la séduction mélancolique de l’inconnu. Sous ce rapport, le musée est si bien placé à côté du fleuve qu’il serait réellement fâcheux de l’en éloigner. On est plus apte à comprendre le musée lorsqu’on a contemplé le fleuve, et le meilleur moyen peut-être de profiter de ses leçons est de cesser quelquefois de l’étudier pour se livrer, sur la petite terrasse de la salle des Hycsos, à des rêveries sans fin, tandis que le soleil descend derrière la ligne des palmiers, rougissant de ses derniers rayons l’horizon enflammé.
Pendant la durée des travaux qu’il a fallu exécuter à Boulaq pour mettre les bâtimens à l’abri de l’inondation, le musée avait été nécessairement fermé. Les collections en avaient été retirées et soigneusement conservées dans des magasins. Devait-on les replacer dans le même ordre qu’autrefois, refaire l’ancien musée tel quel, le rouvrir au public sans autre changement que les réparations purement matérielles apportées aux salles qui le contiennent ? M. Mariette ne l’a pas pensé. L’ancien musée n’ayant été installé à Boulaq qu’à titre provisoire, à une époque où l’on comptait le transporter bientôt dans un local plus approprié à ses besoins, avait été disposé surtout de manière à frapper les yeux et à éveiller dans l’esprit des visiteurs le goût des études égyptologiques. M. Mariette n’avait pas hésité à emménager les vitrines et les armoires avec une certaine mise en scène, sacrifiant le point de vue rigoureusement scientifique au désir de plaire à la foule et de faire en quelque sorte un peu de réclame autour de ses belles collections. Le but de cette conduite était d’assurer l’avenir, encore si incertain, du musée, en le rendant populaire non-seulement auprès des voyageurs européens, mais encore auprès des indigènes, qu’il était essentiel de gagner à la cause des antiquités égyptiennes. « Je ne médis pas de la civilisation introduite sur les bords du Nil par la dynastie de Mehemet-Aly, disait M. Mariette, en prétendant que l’Égypte est encore trop jeune à la vie nouvelle qu’elle vient de recevoir pour posséder un public facilement impressionnable aux choses de l’archéologie et de l’art. Il y a quelque temps, l’Égypte détruisait ses monumens ; elle les respecte aujourd’hui ; il faut que demain elle les aime. Mais, pour en arriver là, il est nécessaire, à mon avis, d’éviter l’aridité à laquelle nous condamnerait l’appropriation trop systématique des objets dans les meubles destinés à les recevoir. Je sais par expérience que le même monument devant lequel notre public égyptien passe toujours distrait et indifférent attire ses yeux et provoque des remarques dès que, par un artifice de mise en place, on a su le forcer à y fixer son attention[1]. » M. Mariette n’avait donc rien épargné pour fixer l’attention du public égyptien en flattant à la fois ses yeux et son imagination. Il avait étalé avec le plus grand soin, et non sans une sorte de coquetterie, les innombrables bibelots égyptiens que les fouilles avaient mis à sa disposition. Les admirables bijoux de la reine Hah-Hotep, cette merveille de l’orfèvrerie égyptienne, avaient reçu une place d’honneur. Chaque vitrine avait été disposée autant pour le plaisir que pour l’étude. Ne fallait-il pas, en effet, commencer par le plaisir ? Ne fallait-il pas, suivant la vieille expression du poète, enduire de miel une coupe qui contient un breuvage, nullement amer, il est vrai, mais beaucoup trop savoureux pour être immédiatement apprécié par des lèvres peu délicates ?
La disposition des lieux avait également empêché M. Mariette de distribuer ses collections suivant la méthode adoptée au Louvre, en salle historique, salle civile, salle funéraire et salle religieuse ; elle ne lui avait pas permis non plus de les ranger chronologiquement. Il arrive, en effet, quelquefois que la même époque n’est représentée que par un grand monument et par un scarabée minuscule : comment disposer l’un à côté de l’autre des objets aussi divers dans des salles qui ont été construites pour contenir des sacs de blé ou des ballots de coton tous de même dimension ? M. Mariette n’a pas pu adopter pour ses nouveaux arrangemens une classification plus scientifique : n’ayant acquis ni plus d’emplacement ni un emplacement mieux adapté aux conditions d’existence d’un musée, il a bien fallu qu’il cédât encore aux nécessités matérielles. Il ne lui a pas été possible non plus d’abandonner ces étalages brillamment inutiles qui ne profitent à la science qu’en montrant qu’elle n’est point sans attraits. Il s’est contenté de les restreindre au strict nécessaire. La plus grande salle du musée de Boulaq est remplie de ces milliers de statuettes, de ces petits objets en bronze, en or et en argent, de ces vases élégans, de ces jolis débris, de ces précieux produits de l’art égyptien, qu’on rencontre en foule dans presque tous les musées d’Europe, mais qui ne sont nulle part aussi variés et aussi parfaits. On voit dans deux salles élégantes des momies, des scarabées, des amulettes, des bustes de pharaons, des vestiges de mobiliers, des armes, du blé, des graines et des œufs conservés dans les tombeaux, des toiles diverses, en un mot tout l’intéressant bric-à-brac d’une civilisation dont les moindres échantillons ont leur prix. Mais le véritable musée n’est pas là, et si Boulaq ne contenait que ces salles, il ressemblerait entièrement au Louvre ou à toute autre exhibition, plus ou moins curieuse, plus ou moins savante, d’objets égyptologiques. Ce qui lui donnerait déjà cependant une grande originalité, ce sont les bustes et les statues qu’il possède, et qui ont presque tous un intérêt historique de premier ordre ; comme œuvres d’art, ils ne sont pas non plus indignes d’attention.
Nous n’avons malheureusement que des fragmens médiocres et pour ainsi dire le rebut de la statuaire égyptienne. Hérodote et Diodore de Sicile nous apprennent que les Égyptiens ne concevaient pas le plan de leurs statues d’après des vues d’ensemble et suivant une conception individuelle ; ils divisaient le corps humain en vingt et une parties un quart, dont l’exécution était confiée à des ouvriers différens. Chacun emportait chez soi les parties qu’il devait traiter et mettait une telle précision à s’acquitter de sa besogne que tous ces fragmens séparés, s’ajustant avec une symétrie parfaite, formaient un tout qu’on eût dit sorti de la même main. Lorsqu’il s’agissait d’œuvres importantes, qui devaient orner les plus beaux temples et les plus beaux palais, ces parties n’étaient point formées toutes de la même matière. La tête, par exemple, était en or et en ivoire, tandis que le reste du corps était en bronze ou en albâtre. Il va sans dire que ces statues précieuses ont disparu, mutilées par la barbarie ou fondues par la cupidité. Celles qui sont parvenues jusqu’à nous ne sont par conséquent que des produits inférieurs, subalternes, tenant beaucoup plus du métier que de l’art. Quelques-unes, — celles qui représentent Toutmès III par exemple, — ont surtout le mérite de nous transmettre les traits et la physionomie de personnages dont le rôle historique a eu une influence capitale sur les destinées de l’Égypte et du monde. Le type de Toutmès III, que nous trouvons également reproduit dans un magnifique sphinx de porphyre, n’a rien d’égyptien ; la forme du nez, les contours généraux du profil, l’expression de la bouche rappelleraient plutôt la race arménienne.
Qui sait d’où venaient la plupart de ces pharaons qui ont gouverné et exploité l’Égypte durant tant de siècles ? qui sait combien d’entre eux étaient étrangers, combien au contraire appartenaient, par leur origine, au pays lui-même ? Il semble que l’Égypte n’ait jamais été parfaitement autonome, qu’elle ait été sans cesse pénétrée par ses voisins, que sa vie nationale, dans le passé le plus lointain comme dans le présent immédiat, ait été continuellement troublée par des influences extérieures. Trop belle, trop riche, trop séduisante pour ne pas exciter l’envie de tous ceux qui l’entouraient, trop faible pour se défendre contre leurs attaques, elle n’a jamais été entièrement libre. Mais en subissant le joug venu du dehors, elle n’en conservait pas moins son caractère propre, son invincible persistance, tandis que ceux qui la dominaient, bientôt absorbés et déformés par elle, s’étiolaient à son contact, semblable à ces grandes séductrices qui cèdent à tout le monde, mais qui s’en vengent en amollissant et en abêtissant ceux auxquels elles ont cédé. Un beau buste du musée de Boulaq nous donne l’impression directe, sensible, d’une des nombreuses révolutions intérieures qui ont été produites en Égypte par une action venue du dehors : c’est celui de la reine Taïa, femme d’Aménophis III. Je me hâte de dire, par crainte des chicanes, qu’on n’est pas scientifiquement bien sûr que ce buste soit réellement celui de la reine Taïa et qu’on ne sait presque rien d’ailleurs de cette reine. Un curieux scarabée nous apprend que son père se nommait Iouaa et sa mère Touaa, noms qui ne sont point égyptiens et qui font supposer que Taïa n’était ni de sang royal ni de sang égyptien. Les frontières de l’Égypte, d’après le même scarabée, s’étendaient au nord, lors du mariage de Taïa, jusqu’en Mésopotamie. Pourquoi donc Taïa n’aurait-elle pas été une étrangère ? La Vallée des reines à Thèbes nous montre une Taïa qui pourrait bien être la même et dont les mains sont peintes en rose, nouvel indice de son origine asiatique. « Les circonstances, dit M. Mariette, dans le catalogue du musée, nous feraient penser que Aménophis IV, qui proscrivit partout le nom d’Aménophis III et au contraire entoura d’honneurs inusités celui de sa mère, se souvint peut-être trop, en portant atteinte à l’antique religion égyptienne, du sang étranger qui coulait dans ses veines. Ce premier réveil de l’esprit sémitique, après l’expulsion des Hycsos, aurait peut-être eu pour cause l’arrivée au trône d’une femme choisie par Aménophis III parmi les tribus nombreuses d’origine asiatique qui, à cette époque, peuplaient les provinces orientales du Delta. » Est-ce là une pure induction, une hypothèse dénuée de toute preuve ? Nous ne savons pas grand’chose de la révolution religieuse accomplie par Aménophis IV, nous savons seulement qu’elle a dû être effroyable, car tous les monumens en portent la trace par de nombreuses et brutales mutilations. Le nom d’Amnon fut effacé partout, son culte fut proscrit sans merci. On ignore également si cette grande persécution religieuse souleva des révoltes parmi les Égyptiens. Aménophis IV avait d’abord montré quelque prudence ; il avait dissimulé son hérésie sous une apparence de respect pour le vieux culte ; mais enfin, le fanatisme religieux l’emportant, la proscription s’étendit sur tout ce qui rappelait Amnon. On peut voir au musée de Boulaq des stèles brisées et des tables votives qui portent profondément l’empreinte de la main impie qui les a mutilées. Thèbes, remplie de monumens consacrés au dieu disgracié, perdit son rang de capitale ; on éleva à Tell-el-Amarna une capitale nouvelle où rien ne rappelait le souvenir de l’antique religion. Quelle part eut l’éducation maternelle d’Aménophis IV à cette explosion de passions religieuses ? C’est encore là un problème pendant. Mais lorsqu’on regarde longtemps l’admirable tête de Taïa au musée de Boulaq, ses traits élégans qui n’ont rien de la raideur égyptienne, ses yeux allongés et animés par la vie la plus intense, sa bouche relevée aux deux extrémités comme les lèvres d’un sphinx, son expression de dédaigneuse coquetterie, sa beauté troublante et mystérieuse, pleine des plus étranges et des plus irrésistibles séductions rétrospectives, il est impossible de ne pas se forger à soi-même une histoire, peut-être un roman, dans lequel cette femme énigmatique aurait été l’inspiration, la cause première, l’auteur principal des tragédies religieuses qui ont agité son époque et dont la trace brûlante est parvenue jusqu’à nous.
Par une heureuse inspiration, M. Mariette a placé, à côté du buste de la reine Taïa, un buste non moins séduisant, plus délicat et plus fin peut-être, et qui rappelle aussi le souvenir d’un des drames religieux les plus importans, non-seulement de l’Égypte, mais cette fois de l’humanité. C’est une tête de roi recouverte d’une énorme coiffure qui la charge sans l’orner. Elle faisait évidemment partie d’une statue qui a été brisée. Le jeune roi était debout, il tenait de la main gauche un bâton d’enseigne terminé par une tête de bélier. Rien ne saurait donner idée de la grâce junévile, presque enfantine, du charme doux et légèrement mélancolique de cette délicieuse figure sur laquelle semble planer le pressentiment d’une destinée douloureuse. Comment a-t-on pu tailler dans une matière aussi dure que le granit des yeux si francs, un nez si fin, des lèvres si vivantes et si molles qu’on les croirait modelées dans de la cire ? A coup sûr, nous sommes là en présence d’un des plus beaux spécimens de ce qui nous reste de la statuaire égyptienne. Aucun art n’a produit une œuvre plus exquise. Mais quel est donc le pharaon dont le visage, ainsi ressuscité, vient éclairer les vieilles stèles et les statues pleines de raideur qui l’entourent d’un rayon de grâce, de fraîcheur et de poésie ? Malheureusement la légende, interrompue par une cassure de la pierre, ne nous permet pas de le dire avec assurance. M. Mariette croit néanmoins que c’est Menephtah, le fils de Ramsès II, et le pharaon qui a péri dans la Mer-Rouge. Ici, comme pour la reine Taïa, qu’il soit permis à l’imagination de venir quelque peu en aide à l’histoire ! Il y a dans la physionomie de ce roi inconnu un je ne sais quoi de doux et de triste qui convient, en effet, au Pharaon que Moïse sut attendrir, mais qui, trop faible et trop hésitant pour persévérer dans sa résolution généreuse, eut le tort de se repentir et en fut si cruellement puni. Tous les malheurs de son règne, les fameuses plaies de l’Égypte, le dénoûment terrible pour les Égyptiens de l’épisode de la fuite des Hébreux, semblent d’avance, comme une sorte de fatalité, marquer de leur empreinte le front pur et les lèvres doucement ironiques de Menephtah. Peut-être cependant cette expression d’inquiétude candide, tempérée par un demi-sourire, ne convient-elle pas très exactement à l’idée un peu farouche que la Bible nous donne du pharaon d’Égypte. Il fallait toute la dureté de cœur de la race juive, toute son âpreté de caractère, toute sa vigueur de haine pour applaudir par de sauvages cantiques, enflammés de la plus ardente vengeance, à la catastrophe d’un prince aussi charmant périssant sous les flots soulevés de la Mer-Rouge. En face du buste du musée de Boulaq, on est pour Menephtah contre les Hébreux, et l’on ne peut s’empêcher de trouver que Jehovah s’est montré bien brutal ! Le buste de Ramsès II, qui fait pendant à celui Menephtah, n’est pas moins remarquable comme œuvre d’art ; il est également en granit ; les lignes en ont une finesse et une pureté très rares dans les œuvres égyptiennes. Toutmès III, Ramsès II, Menephtah et Taïa occupent le fond d’une même salle où ils forment une bien courte, mais bien brillante galerie de portraits historiques.
Il serait trop long de continuer à énumérer les pièces curieuses, quoique secondaires, du musée de Boulaq. La plupart d’ailleurs sont assez connues pour qu’il n’y ait pas d’intérêt à en parler de nouveau. C’est ainsi que les bijoux de la reine Hah-Hotep ont déjà fait l’objet des descriptions les plus nombreuses, les plus variées et les plus détaillées. Il n’y a rien à dire des scarabées, qui n’ont réellement de valeur que lorsqu’ils contiennent, comme celui qui concerne la reine Taïa, quelque information historique ; ils se bornent en général à nous offrir d’innombrables emblèmes d’immortalité. Je suis trop incompétent pour essayer d’indiquer l’importance des papyrus du musée de Boulaq. Quelques-uns, d’une rare conservation, sont ornés de vignettes diversement coloriées, exécutées avec une perfection telle qu’on pense involontairement, en les regardant, à la décoration de nos missels du moyen âge. Le panthéon égyptien est représenté à Boulaq par une immense collection de dieux, de déesses, de triades divines et d’animaux sacrés, en bronze, en granit, en porphyre, en bois, en porcelaine, qui peuvent donner une idée complète non-seulement de la religion, mais de l’industrie des Égyptiens. Il est impossible de pousser plus loin la partie technique, ce qui dans l’art constitue proprement le métier. Telle petite statuette en bronze d’Amnon est dans son genre un vrai chef-d’œuvre ; tel objet votif est émaillé avec une habileté qui a été égalée, mais qui n’a certainement pas été dépassée. Nous manquons de notions exactes sur les procédés qu’employaient les Égyptiens dans leurs travaux d’art ; leurs outils ne sont point parvenus jusqu’à nous. Cependant le musée de Boulaq nous fournit un certain nombre de statues inachevées où l’on saisit la trace de la main de l’ouvrier ; on y voit aussi des moules représentant des animaux et des motifs décoratifs ; ils ont été confiés à la manufacture de Sèvres, qui en a tiré des produits d’une rare finesse. Les bustes de pharaons abondent, ils se ressemblent tous et représentent en quelque sorte le type de la royauté ; on envoyait sans doute ces images emblématiques dans les provinces comme on envoie dans nos départemens celle de la république.
Je n’en finirais plus si je restais plus longtemps au milieu des bibelots qui forment la partie populaire, attractive du musée. Il me faudrait plusieurs pages pour décrire, par exemple, une délicieuse statuette en bois représentant une nageuse d’une chasteté étonnante, quoiqu’elle soit uniquement vêtue des lourdes tresses qui couvrent sa tête ; elle fend l’eau avec une raideur qui n’est pas sans grâce, et puisque je suis en veine de suppositions, rien ne m’empêche d’imaginer qu’elle nous offre l’image d’une des suivantes de la fille de Pharaon allant délivrer Moïse de son berceau flottant. Je me garde bien d’ouvrir le catalogue de peur d’être détrompé, en apprenant que ce joli morceau de sculpture est antérieur ou postérieur à Moïse et à son berceau ! Tout à côté, dans une autre vitrine, comment ne pas s’arrêter un instant à un petit monument décoratif qui ornait sans doute la sépulture d’un fonctionnaire de haut rang ? Le monument se compose de deux parties : la première est une enveloppe en beau calcaire jaunâtre ayant la forme d’un sarcophage ; sur le couvercle se lit une invocation à Osiris et à Anubis pour qu’ils accordent au défunt tous les biens célestes ; à la tête de la cuve, Isis, les bras levés, est accroupie sur le signe de l’or, symbole religieux ; Nephthys occupe les pieds ; sur les flancs, Anubis et Aperou, assistés des quatre génies des morts, écoutent les prières qui leur sont adressées en faveur du personnage auquel le monument est dédié. La gravure de ce sarcophage en. miniature est d’une élégance, d’une largeur et d’une netteté exquises. Par malheur, le calcaire se salpêtre peu à peu ; une sorte de mousse envahit ces beaux dessins et les couvrira bientôt tout à fait. Le sarcophage sert d’enveloppe à la seconde partie du monument, qui est en granit noir. Le mort, enveloppé de ses bandelettes, est couché sur le lit funèbre ; près de lui, son âme, sous la forme d’un épervier à tête humaine, veille sur le cadavre, attendant le jour promis de sa résurrection. Ce groupe est d’une mélancolie et d’une tendresse charmantes. La figure du mort a une froideur, une rigidité, une impassibilité réellement cadavériques ; celle de l’âme, au contraire, est empreinte d’une expression d’anxiété dont il est impossible de n’être pas vivement touché. On dirait un ami attendant le réveil d’un ami avec une résignation pleine de confiance et de sollicitude. L’âme a les yeux fixés sur ceux de la momie, elle étend ses deux petites mains sur son cœur d’un geste doux, quoique pressant. C’est, en effet, par le cœur que la vie doit rentrer dans ce corps inanimé ; dès qu’il commencera à battre de nouveau, l’âme, qui en a été si longtemps exilée et qui brûle d’y rentrer, pourra s’y glisser encore pour y commencer une seconde et plus heureuse existence. Nous trouvons là une traduction ingénieuse de l’idée que les Égyptiens se faisaient de la mort. Ils étaient persuadés que les corps reviendraient à la vie et que les âmes qui les avaient animées seraient encore une fois unies à eux. Le cœur devait renaître le premier. C’est pour cela qu’ils enlevaient le cœur de leurs momies et le remplaçaient par un scarabée, emblème d’immortalité. La petite âme du musée de Boulaq ne doute pas un instant de la vérité des promesses de la religion égyptienne ; il y a des siècles qu’elle est là, les yeux dans les yeux du corps qu’elle aime et qui n’est plus qu’une masse inerte, la main sur l’emplacement vide de son cœur, attentive au moindre bruit, au plus léger mouvement, épiant l’heure de la résurrection annoncée, témoin muet de cette invincible espérance qui, depuis que la mort fauche les générations humaines, anime invariablement ceux qui restent en présence des dépouilles de ceux qui s’en vont !
Je m’attarde aux détails. Comme je l’ai dit cependant, toute la partie du musée dont je viens de parler n’offre que l’intérêt secondaire des collections du même genre qui existent en Europe. Mais le musée de Boulaq n’a pas été fait pour amuser, distraire et instruire les curieux. Son but est plus élevé. C’est un musée organisé pour servir pratiquement à l’égyptologie, un musée d’études destiné particulièrement aux savans ou à ceux qui veulent le devenir, un musée susceptible d’être le centre et l’objectif de travaux qui renouvelleraient l’histoire des origines du monde. La manière même dont il est né lui assigne un caractère particulier. A part une petite collection sans importance, achetée par Saïd-Pacha, il est tout entier le produit des fouilles faites depuis une vingtaine d’années en Égypte, sous la direction de notre illustre compatriote M. Mariette[2]. On s’explique sans peine combien cette origine a été favorable à son organisation scientifique. Tandis que la plupart des musées d’Europe sont formés d’objets achetés au hasard, suivant les circonstances, n’ayant bien souvent entre eux aucun rapport, celui de Boulaq est le résultat de recherches entreprises d’après un plan régulier et menées à bonne fin avec une admirable persévérance. Sur chaque période de l’histoire d’Égypte, le musée de Boulaq contient donc tous les renseignemens qu’une investigation intelligente a pu découvrir et qu’une critique sûre a réunis et classés. Ce n’est pas tout. « On sait, a dit M. Mariette dans son précieux catalogue, qu’à de rares exceptions près, les musées d’Europe ont été formés par l’achat de collections ramassées en vue du lucre, jamais en vue des progrès véritables de la science. La physionomie propre de ces collections est empreinte par là d’une sorte de tache originelle qu’il est impossible de méconnaître. On n’a pas, en effet, une idée juste de la valeur des fouilles exécutées en Égypte, si l’on pense que ces fouilles ont eu pour unique résultat la mise au jour des monumens conservés dans les musées d’Europe. Pour une stèle, pour une statue, pour un monument quelconque que les collectionneurs dont je viens de parler ont admis dans leurs séries, il en est vingt autres qu’ils ont abandonnés sur le terrain parce qu’ils les ont trouvés soit en débris, soit dans un état de conservation qu’ils ont jugé insuffisant. Or il est impossible que parmi ces monumens il n’en soit pas qui aient quelque valeur scientifique, et il s’ensuit qu’à la rigueur les musées d’Europe ont reçu de la main de ceux qui les leur ont vendues des collections qui, précisément par le travail d’épuration qu’on leur a fait subir, ont perdu de leur importance. » A Boulaq, au contraire, tous les fragmens livrés par les fouilles ont été étudiés avec soin ; si mutilés qu’ils fussent, si peu agréables aux yeux qu’ils parussent, pour peu qu’ils eussent le moindre intérêt archéologique, ils ont été réunis dans les collections. De là vient l’aspect sérieux, austère, presque sévère de certaines salles remplies de stèles plus ou moins intactes, de colosses inertes ou de sphinx rigides. Ces derniers ne sont pas des sphinx de fantaisie, comme ceux qu’on a découverts aux environs du Sérapeum par exemple, lesquels n’ont aucun renseignement historique à nous donner. J’ai déjà dit que l’un d’eux avait la tête de Toutmès III ; je parlerai plus loin du sphinx de San, monument inappréciable de l’époque des Hycsos. Quant aux stèles, ce sont les documens historiques les plus anciens et, sous quelques rapports, les plus précieux de l’humanité.
Je n’ai pas la prétention d’énumérer tous les trésors que contient le musée de Boulaq ; j’en laisse volontairement la bonne moitié de côté. A quoi bon revenir, par exemple, sur la table de Saqqarah qui a confirmé d’une manière remarquable les listes dynastiques de Manéthon, ou sur les cinq monumens qui nous font connaître les péripéties de la domination éthiopienne et dont le principal, la stèle du songe, a fait l’objet d’un beau travail de M. Maspéro ? A quoi bon parler de la stèle de San, document en son genre non moins précieux que la pierre de Rosette ? Je voudrais seulement appeler l’attention sur la salle de l’ancien empire et sur la salle des Hycsos, c’est-à-dire sur deux salles qui contiennent peut-être la clé de l’histoire des origines de la civilisation, qui contiennent du moins celle de l’histoire particulière des destinées de l’Égypte. La salle de l’ancien empire surtout mériterait d’être décrite dans ses moindres détails. Elle forme un musée spécial dans l’ensemble du musée de Boulaq, musée unique où sont renfermés les plus vieux témoignages de l’art et de la science humaines. Il y a une vingtaine d’années, l’ancien empire était presque complètement inconnu ; les études égyptologiques s’arrêtaient à une grande distance de ce passé lointain qui se perd dans la nuit des siècles, nul aventurier hardi n’avait abordé les rivages de cette terre mystérieuse, où pour la première fois notre espèce a révélé sa pensée dans des monumens qui attestent déjà la puissance, l’étendue, et la souplesse de son génie. C’est à M. Mariette que revient l’honneur d’avoir été le Christophe Colomb de cet ancien monde, le plus ancien dont il nous ait été donné de retrouver la trace sur la terre que nous habitons. Ses fouilles ont mis au jour une série de documens d’un prix et d’une valeur inappréciables, puisqu’ils nous font remonter plus loin dans le passé que tout ce que nous possédions jusqu’ici et nous ouvrent, par de la l’aurore de l’histoire, des horizons nouveaux et sans fin.
Ce qui ajoute, — pour le moment du moins et jusqu’à ce que des découvertes nouvelles nous aient mieux instruits d’une époque sur laquelle nous n’avons que de bien faibles lueurs, — au charme énigmatique de cette période de l’ancien empire, c’est qu’elle nous apparaît comme une sorte d’oasis placée entre deux inconnus. Si l’on ne jugeait que par les échantillons qui nous en restent, la civilisation sous l’ancien empire n’aurait pas eu d’enfance ; elle aurait poussé, il y a six ou sept mille ans, sur les bords du Nil, avec la rapidité des plantes égyptiennes qui grandissent, se développent et meurent en quelques années ; portée dès son origine au comble de la perfection, atteignant du premier coup son plus complet épanouissement, elle n’aurait pas traversé cette période de longs tâtonnemens, de lente préparation, qui partout ailleurs lui a servi de prélude. En revanche, elle aurait disparu comme elle était venue, sans transition. A la fin de la VIe dynastie, la civilisation égyptienne aboutit tout à coup à une sorte de vide béant, dans lequel elle s’abîme et s’engloutit pour ne renaître que quatre cent trente-six ans plus tard avec la XIe dynastie. Pendant quatre siècles et demi, pas une stèle, pas une statue, pas un tombeau, pas le moindre fragment de pierre, de bois ou de bronze ne nous apporte un témoignage quelconque de la persistance de la vie égyptienne. On dirait que le Nil, prolongeant des centaines d’années l’inondation qui ne dure d’ordinaire que quelques mois, a couvert durant des siècles le pays de ses eaux débordées. Rien de plus étrange assurément que cette sorte d’intermède, que cette lacune absolue dans les travaux du peuple le plus constructeur qui fut jamais.
Comment expliquer que les Égyptiens, qui bâtissaient sans cesse, aient pu se reposer si longtemps, que cette race affamée de gloire, qui aimait tant à couvrir ses monumens du récit de ses actions, ait pu garder un silence si prolongé ? On comprendrait une pareille léthargie si une invasion étrangère était venue suspendre l’activité nationale. Mais une invasion aurait laissé des traces ; elle ne se serait pas contentée d’arrêter les constructions, d’éteindre les arts, de supprimer l’industrie ; elle aurait mutilé les productions du passé, et les œuvres de l’ancien empire nous seraient parvenues avec la marque de. ses dévastations. Or rien de pareil ne nous est révélé par l’examen de ces œuvres. Comme l’a dit M. Mariette, « la civilisation égyptienne s’est effondrée dans un cataclysme d’autant plus inexplicable qu’il n’a rien laissé debout, pas même des ruines. » Quand elle renaît, quatre siècles plus tard, son caractère s’est profondément modifié ; on assiste à une sorte de renaissance où tout semble animé d’un esprit nouveau, transformé par un sombre génie dogmatique bien durèrent du génie gai, aimable, sceptique, terre à terre de l’ancien empire. Les noms propres des particuliers sont pour la plupart inconnus ; le style de la sculpture n’est plus le même ; il a une raideur, une gaucherie, qui attestent une manière nouvelle de comprendre la vie, de pratiquer l’art ; les stèles sont rédigées et disposées dans un autre esprit ; les anciennes traditions disparaissent ; les tombeaux ne sont plus ornés d’images reproduisant les scènes les plus heureuses de l’existence ; envahis par le Rituel funéraire, ils nous dépeignent la longue et terrible odyssée de l’âme traversant les plus cruelles épreuves pour arriver à cette immortalité facultative que la religion égyptienne réservait pour les bons, condamnant les méchans à d’innombrables supplices dont le seul terme était l’anéantissement.
D’impénétrables ténèbres couvrent donc jusqu’ici pour nous les origines et la fin de l’ancien empire ; il nous apparaît comme une étrange et séduisante énigme dont le mot reste à deviner. Personne n’ignore que l’art égyptien était arrivé à produire, dès cette époque, ce qu’il a laissé de plus parfait. Pétrifié plus tard, réduit en formules invariables par le génie sacerdotal, il ne devait plus retrouver cette vie, ce mouvement, cette grâce naturelle que l’on admire dans les monumens de la salle de l’ancien empire au musée de Boulaq et dans le merveilleux tombeau de Ti de Saqqarah. A côté de la fameuse statue du Cheik-el-beled, du petit scribe du musée du Louvre, des délicieuses compositions du tombeau de Ti, œuvres achevées dans leur genre, d’une telle finesse d’exécution que jamais le métier ne s’est élevé plus haut, les productions des siècles suivans paraissent d’une révoltante froideur. Sans doute, ce premier art égyptien ne ressemble en rien à l’art idéaliste de la Grèce. Ne lui demandez pas de dépasser la réalité présente, le monde tel qu’il est, ni de revêtir la forme humaine de cette expression particulière qui éclate chez les héros et les dieux. Ses ambitions sont plus bornées. Pourvu qu’il nous donne une image exacte, précise, saisissante à force de ressemblance de ce qui existe autour de nous, il ne cherche pas à nous transporter dans un milieu plus beau que le nôtre, peuplé des créations de notre âme, non de celles de la réalité. Né sur une terre privilégiée, où l’existence est douce, où le bonheur est général parce qu’il est le résultat d’une médiocrité de désirs que le petit nombre de besoins rend facile, où l’imagination, d’ailleurs peu exigeante, est sans cesse bornée dans ses élans par le spectacle d’une nature écrasante, il s’attaque uniquement aux choses, il se borne à en imiter tous les détails avec une attention scrupuleuse. Ne dirait-on par que le Cheik-el-beled vous regarde et s’avance vers vous ? Quelle intensité de vie dans la petite tête, si expressive, du scribe du Louvre ? Le musée de Boulaq est rempli de statuettes qui représentent des hommes et des femmes pétrissant du pain, lavant du linge, s’occupant de tous les travaux du ménage. Ces statuettes ont une souplesse étonnante pour des œuvres égyptiennes. Elles sont d’une ressemblance si parfaite qu’on peut reconnaître dans les coiffures, dans le mouvement des corps, dans les ustensiles et les accessoires ce qu’on rencontre encore tous les jours en Égypte. Les animaux ne sont pas reproduits avec moins d’exactitude. Ceux du tombeau de Ti sont surprenans. Il y a au musée de Boulaq une rangée d’oies du Nil peintes avec tant de précision que j’ai vu un naturaliste s’étonner que tous les caractères de la race aient pu être saisis et exprimés avec une telle fidélité. Les couleurs en sont aussi intactes que si elles venaient de sortir du pinceau de l’artiste. Dès la statue de Chèpren, cette première éclosion, libre et facile, du génie égyptien, semble s’arrêter. Mais si cette grande œuvre porte déjà l’empreinte de la rigidité qui allait frapper désormais l’art égyptien et couler ses productions dans un moule inflexible, elle reste encore comme un exemple éclatant du degré de perfection matérielle où était arrivé cet art à une époque qui dépasse toutes les origines historiques connues. Le modelé en est admirable, et lorsqu’on songe que cette statue a été sculptée dans un bloc de diorite, c’est-à-dire dans une des matières les plus dures qui existent, on se demande avec quels instrumens les anciens Égyptiens exécutaient de pareils ouvrages. On ne trouve chez eux aucune trace de fer. Serait-ce que le temps a détruit celui dont ils se servaient ou faudrait-il croire que ce fut avec des outils de bronze qu’ils taillaient des pierres que nous avons quelque peine à tailler aujourd’hui avec le fer et l’acier, qu’ils les découpaient merveilleusement, qu’ils leur imprimaient presque la souplesse de la nature vivante ? Mais, si cette dernière hypothèse est vraie, il fallait qu’ils eussent découvert une trempe particulière donnant au bronze la fermeté du fer ou de l’acier, et de pareilles découvertes peuvent-elles se faire chez un peuple enfant ?
Plus on examine la salle de l’ancien empire, plus on a de peine à croire que la civilisation dont elle nous apporte le témoignage et qui date de six ou sept mille ans, fut une civilisation naissante. Involontairement on se rappelle le passage célèbre où Platon en éloigne les débuts de quelques milliers d’années encore. Il s’agit de la musique et des divertissemens « que l’on tient des Muses. » Clinias demande : « Comment les Muses sont-elles réglées à cet égard en Égypte ? » L’Athénien répond : « D’une manière dont le récit va vous surprendre. Il y a longtemps, à ce qu’il paraît, qu’on a reconnu chez les Égyptiens la vérité de ce que nous disons ici : que dans chaque état la jeunesse ne doit s’exercer habituellement qu’à ce qu’il y a de plus parfait en figure et en mélodie. C’est pourquoi, après en avoir choisi et déterminé les modèles, on les expose dans les temples ; et il est défendu aux peintres et aux artistes, qui font des figures et d’autres ouvrages semblables, de rien innover ni de s’écarter en rien de ce qui a été réglé par les lois du pays ; la même mode a lieu en tout ce qui appartient à la musique. Et si on veut y prendre garde, on trouvera chez eux des ouvrages de peinture et de sculpture faits depuis dix mille ans (quand je dis dix mille ans, ce n’est pas pour ainsi dire, mais à la lettre), qui ne sont ni plus ni moins beaux que ceux d’aujourd’hui, et qui ont été travaillés sur les mêmes règles. » Platon savait exactement ce que c’est qu’une année, et il parle à la lettre lorsqu’il nous affirme que l’art égyptien était arrivé dix mille ans avant lui à une perfection invariable.
Ce que vaut ce témoignage, on ne le saura que lorsque l’histoire de l’ancien empire sera élucidée plus complètement ; mais dès aujourd’hui il est impossible de le rejeter comme une exagération incontestable. Les égyptologues les plus discrets s’accordent à reconnaître qu’une longue période de préparation a dû précéder l’établissement de la première dynastie et l’éclosion d’œuvres remarquables qui l’a immédiatement suivi. M. Chabas, pour son compte, évalue cette période à quatre mille ans environ. Ce chiffre n’a évidemment rien de rigoureux ; beaucoup de personnes sont portées à le regarder comme un minimum. Si nous n’avions que le témoignage des œuvres d’art pour reculer ainsi l’origine du monde, on pourrait douter cependant. Certaines races se développent avec une étonnante rapidité et s’arrêtent ensuite aussi vite qu’elles ont avancé. M. Renan[3] a comparé les Égyptiens de l’ancien empire aux Chinois, arrivés de prime saut à une grande perfection d’exécution matérielle qu’ils n’ont jamais dépassée. « Ces vieillards nés d’hier » n’auraient eu ni enfance ni décrépitude. On doit certainement tenir compte de ce caractère particulier du génie égyptien et prendre garde de ne pas se laisser entraîner, en un sujet aussi grave, aux fantaisies d’une imagination surexcitée. Si étonnans que soient les monumens de la salle de l’ancien empire au musée de Boulaq, j’hésiterais à dire qu’il ait fallu quatre mille ans à une race douée d’une merveilleuse dextérité matérielle pour apprendre à les exécuter. Mais les preuves de l’antiquité de l’Égypte avant Menés ne manquent pas, même lorsqu’on refuse d’accepter le témoignage des œuvres d’art. Menés, on le sait, avait été précédé d’un grand nombre de rois locaux connus sous le nom de Horschesu (serviteurs d’Horus) ; or, s’il faut en croire les inscriptions du temple de Dendérah, c’est à l’un de ces rois qu’appartient la fondation du plus ancien monument de cette ville, du premier temple élevé à Hator, c’est-à-dire à la déesse de la beauté, de l’harmonie éternelle du monde philosophiquement entrevue, comprise et expliquée[4]. Ainsi, à cette époque lointaine, l’Égypte avait déjà cherché la raison profonde des choses, et apercevant la divinité à leur source, elle avait donné un sens surnaturel aux innombrables manifestations de la vie et de la mort. Le symbole d’Hator dénote un immense progrès de la pensée humaine s’élevant de la barbarie première à une conception claire de l’ordre immuable et supérieur qui préside aux destinées du monde. Si les intuitions de l’art peuvent être spontanées, en est-il de même des découvertes de la réflexion ?
Les études préhistoriques sont trop peu avancées pour qu’il soit permis de parler avec quelque assurance d’une période archaïque dont nous ne possédons aucun monument authentique. Qui sait cependant si le sphinx des pyramides ne lui appartient pas ? A côté du sphinx est placé un temple d’une forme extraordinaire, qui ne ressemble en rien aux autres temples de l’Égypte ; on n’y voit ni obélisques, ni pylônes, ni corniche, ni colonnes, ni hiéroglyphes, ni tableaux, ni inscriptions d’aucun genre. C’est un cube énorme de maçonnerie, composé de blocs d’une grosseur telle qu’on ne trouve pas les pareils sur toute la surface d’un pays renommé cependant pour la grosseur des matériaux employés dans ses monumens. Si énigmatique que soit le sphinx, le temple l’est davantage encore. Est-ce réellement un temple ? N’est-ce pas plutôt un tombeau ? A quelle époque les fondemens en ont-ils été jetés ? Questions capitales pour la chronologie préhistorique. Le système qui a présidé à la construction de ce temple est des plus curieux : les blocs de pierre ne se coupent pas en lignes droites, avec des arêtes et des angles réguliers ; souvent un bloc empiète sur le voisin et le pénètre profondément ; il semble qu’ils aient été placés d’abord les uns à côté des autres, puis qu’on ait creusé dans les flancs de cette montagne artificielle, comme dans l’intérieur d’un rocher les salles du temple, en sorte que nous serions en présence d’un monument de transition entre l’époque où les hommes creusaient dans les rochers leurs demeures et leurs tombeaux et celle où ils ont inventé l’architecture.
Une stèle découverte par M. Mariette nous apprend que Chéops, le fondateur de la grande pyramide, a fait restaurer le temple du sphinx et y a fait déposer des statues de divinités. Ce temple, d’une si étonnante solidité, qui paraît avoir la consistance des œuvres de la nature, avait besoin de restauration au temps de Chéops ! Il remontait donc à une époque indéterminée, mais perdue dans un insondable lointain ! Le monument le plus ancien dont la date soit connue, la pyramide à degrés de Saqqarah, qui est d’Onéphis et de la première dynastie, ne porte aucune trace d’hésitation ; c’est le produit d’une civilisation qui n’est plus en enfance depuis longtemps déjà. « La pyramide à degrés, l’admirable temple du sphinx, a dit M. Mariette, ne représenteront jamais une période d’incubation. » A l’autorité des monumens pourquoi ne pas joindre celle de la science ? Dès l’ancien empire, les Égyptiens avaient reconnu que l’année solaire se compose de trois cent soixante-cinq jours et un quart. Ce que représente d’observations accumulées, d’études savantes, de travaux et de réflexions une pareille découverte, tout le monde le sait ; il y aurait plus que de la naïveté de l’attribuer à un peuple à peine sorti du berceau. On n’ignore pas avec quelle précision sont orientées les Pyramides. Grands astronomes, les Égyptiens de l’ancien empire étaient aussi des médecins distingués, des littérateurs blasés, des moralistes désabusés. Le plus ancien des livres de morale, œuvre d’un certain Ptahhotep, fils d’un roi de la cinquième dynastie, est une compilation étrange portant toutes les traces d’un monde déjà vieux. Ptahhotep y recommande surtout « l’histoire des temps antérieurs, » l’étude « des paroles du passé. » Comme tous les vieillards, c’est derrière lui qu’il place la sagesse. « Analyser en détail son œuvre, dit M. Maspéro, est impossible : le traduire plus impossible encore. La nature du sujet, l’étrangeté de certains préceptes, la tournure du style, tout concourt à dérouter l’étudiant et à l’égarer dans ses recherches. Dès les temps les plus reculés, la morale a été considérée comme une science bonne et louable en elle-même, mais tellement rebattue qu’on ne peut la rajeunir que par la forme. Ptahhotep n’a pas échappé aux nécessités du genre qu’il avait choisi, D’autres avaient dit et bien dit avant lui les vérités qu’il prétendait exprimer de nouveau : il lui fallut, pour allécher le lecteur, chercher des formules imprévues et piquantes. Il n’y a pas manqué : dans certains cas, il a su donner tant de recherche à sa pensée que le sens moral de la phrase nous échappe sous le déguisement des mots[5]. »
Ainsi, dès la cinquième dynastie, les Égyptiens en étaient aux raffinemens de la littérature et de la philosophie ; est-il possible de croire qu’ils balbutiassent à la première ? Plus on avancera dans l’étude de leurs monumens, plus on verra sans doute s’éloigner le point précis où, abandonnant la vie sauvage, ils ont commencé à mener l’existence d’hommes civilisés. Leurs tombeaux, espérons-le, du moins, nous révéleront un jour tous leurs secrets. Ces tombeaux diffèrent profondément par leur forme et par leur décoration de ceux du nouvel empire. Dans ces derniers, le sombre Livre des morts règne en maître ; la momie soigneusement préparée, entourée de toutes sortes d’amulettes, semble attendre dans la crainte l’heure du jugement suprême. Le défunt habite les régions infernales ; conduit par Osiris, qui est à la fois son guide et sa personnification, il traverse une série d’épreuves infernales où il doit vaincre les monstres compagnons des ténèbres et de la mort. Tout autour de lui règnent les supplices, la terreur, la désolation ; rien n’y rappelle les joies de l’existence ; rien n’y donne une image précise des espérances d’immortalité. Il n’en est pas de même des tombeaux de l’ancien empire. La momie n’y a pas la raideur qu’on lui donnera plus tard ; peut-être même n’y a-t-il pas toujours de momies dans ces tombeaux, car l’on a trouvé un certain nombre de corps qui paraissaient avoir été enterrés tels quels, sans aucune préparation particulière. Les amulettes, les emblèmes religieux, les statuettes de dieu n’ont point fait encore leur apparition. Les monstres compagnons des ténèbres et de la mort, les épreuves redoutables qui doivent conduire à l’autre vie, Osiris lui-même ne se trouvent point. Le défunt habite une région qui est évidemment un idéal de paix et de bonheur. Il pêche, il chasse, il vit au milieu des champs ; ses esclaves lui apportent le produit de ses terres ; on danse devant lui ; ses femmes, ses enfans, se pressent à ses côtés ; d’innombrables troupeaux témoignent de sa richesse. Faut-il croire qu’on a voulu représenter dans ces curieux tableaux l’existence du mort et reproduire près de son cadavre les souvenirs les plus brillans de sa vie ? On l’a pensé tout d’abord ; quelques personnes en ont même conclu que les anciens Égyptiens, enivrés des joies du monde actuel, ne songeaient point à un autre monde et plaçaient tout leur espoir dans celui-ci. Quand on y regarde de plus près, on arrive à une conclusion bien différente. Les tableaux des tombes de l’ancien empire nous représentent plus probablement le spectacle de l’autre monde tel que se le figurèrent les Égyptiens de l’ancien empire. En effet, ces tableaux sont les mêmes pour tous les morts : prêtres, soldats, artisans, agriculteurs, fonctionnaires de la cour assistent aux mêmes scènes, se livrent aux mêmes occupations, jouissent des mêmes biens ; l’énumération des parens et certaines mentions biographiques différent seules de l’un à l’autre. Il est d’ailleurs peu vraisemblable qu’à une époque où l’Égypte, suivant la très juste remarque de M. Mariette, devait être encore très marécageuse, presque tous les morts aient possédé les innombrables troupeaux qui défilent sur leurs tombes. Ce sont plutôt des troupeaux imaginaires, promis comme récompense à ceux dont la vie aura été vertueuse. Loin de trouver là des peintures de la vie réelle, nous y trouverions donc des peintures de la vie idéale d’outre-tombe, telle que se la figurait un peuple qui, en religion comme en art, avait quelque peine à s’élever au-dessus de la terre et à ne pas s’emprisonner dans la réalité. Néanmoins le problème n’est pas encore résolu. Ce n’est que lorsqu’on aura fouillé toutes les tombes de l’ancien empire qu’on parviendra peut-être à reconstituer un autre Livre des morts, fort différent de celui que nous possédons, un Livre des morts dans lequel les espérances d’un bonheur bourgeois, d’un bonheur de propriétaire parcourant gaîment ses domaines, remplaceront les terribles épreuves et les félicités assez vagues annoncées aux hommes des époques ultérieures. Ce qui est intéressant à constater dès à présent, c’est l’absence complète d’images de la divinité dans tout ce qui nous reste de monumens de l’ancien empire. La stèle des sphinx nous apprend, il est vrai, que Chéops avait « restauré les dieux » du temple des Pyramides ; mais tandis que des statues de Chéphren lui-même ont été découvertes en grand nombre dans ce temple, celles des dieux n’y ont laissé aucun débris.
Dès l’ancien empire, la religion égyptienne était cependant constituée dans ses traits essentiels ; elle n’a guère subi depuis de variations importantes. Quelle religion peut se vanter d’avoir eu une existence comparable à la sienne ? Quand on parlait, au XVIIIe siècle, de la longue durée du christianisme, quand on appelait Rome la ville éternelle, on ne se doutait pas que le vieux culte égyptien, alors si mal connu, qui passait pour une grossière idolâtrie, pour un paganisme brutal, avait duré environ cinq mille ans et que les destinées religieuses de Memphis laissaient bien loin derrière elles celles de Rome. On ne sait pas encore très exactement quel était le principe de ce culte, le plus ancien de l’humanité civilisée. Sur la foi d’un passage célèbre de Jamblique, on a voulu y voir longtemps un monothéisme profond dissimulé sous une mythologie grossière. « Le dieu égyptien, dit Jamblique, quand il est considéré comme cette force qui amène les choses a la lumière, s’appelle Amnon ; quand il est l’esprit intelligent qui résume toutes les intelligences, il est Emeth, quand il est celui qui accomplit toutes choses avec art et vérité, il s’appelle Ptah ; et enfin, quand il est le Dieu bon et bienfaisant, on le nomme Osiris. » Caché derrière l’innombrable panthéon qu’adorait la foule, un Dieu unique, inaccessible, incommensurable, incréé, universel, abstrait, métaphysique, aurait été réservé à l’adoration des sages. Malheureusement, les inscriptions du temple de Dendérah semblent prouver que Jamblique a eu tort, et que c’est Eusèbe qui était dans le vrai lorsqu’il disait : « La théologie des Égyptiens, chez qui Orphée a puisé la sienne, reconnaissait que l’univers est Dieu formé de plusieurs dieux qui composent ses parties. » C’est ce que M. Mariette a démontré d’une manière victorieuse, ce semble, dans son beau livre sur Dendérah, un des ouvrages les plus parfaits qui soient sortis de sa plume.
« Si riche que soit le temple de Dendérah en documens mythologiques, dit-il, le nom de Dieu de Jamblique n’y paraît pas une seule fois. Hator y est bien nommée la déesse une qui s’est formée elle-même, celle qui existe dès le commencement. Mais on doit bien remarquer que ces qualités du dieu suprême appartiennent à Phtah, à Amnon, à Chnoupis, à Hator, à toute une classe de divinités, et jamais à un dieu sans nom qui serait l’être par excellence, dieu dont nous ne saurions même pas écrire le nom en hiéroglyphes. En d’autres termes, les dieux égyptiens participent des qualités du dieu de Jamblique ; ils sont tous et séparément le dieu unique, le dieu universel ; selon leur rang, ils forment la grande Pa-ut ou la petite Pa-ut, c’est-à-dire le grand ou le petit cycle des dieux d’un temple ; mais l’ensemble de ces dieux ne constitue pas une personne divine qui serait le dieu caché dans les profondeurs inaccessibles de son essence. C’est donc à un autre point de vue qu’il faut se placer pour embrasser d’un coup d’œil exact l’ensemble de la religion égyptienne. En somme, l’expérience du temple de Dendérah nous forcerait à voir le fond des croyances égyptiennes, non dans le monothéisme plus ou moins abstrait de Jamblique, mais dans une forme du panthéisme dont le point de départ serait la déification des lois de la nature. Dans ce système, Dieu n’est pas séparé de la nature, et c’est la nature à la fois une et multiple qui est Dieu. Les Égyptiens auraient ainsi vu Dieu dans tout ce qui les entoure, dans les manifestations de l’âme, dans les propriétés de la matière, dans le soleil, dans les arbres, dans les animaux eux-mêmes. Les textes nous parlent bien du monde créé, ce qui semblerait faire croire que les Égyptiens n’ont pas cru la matière éternelle. Mais pour eux la matière n’a eu de commencement que sous sa forme actuelle. Tout en effet dans ce monde est production et reproduction. Tout naît pour mourir, et tout meurt pour renaître. La durée n’est ainsi qu’une succession d’évolutions. Qui sait si, dans les croyances égyptiennes, notre monde lui-même n’arrivera pas un jour au terme de l’évolution qu’il est en train d’accomplir, et, semblable au soleil qui s’obscurcit dans les ténèbres du soir pour se rallumer plus brillant à l’horizon du matin, semblable à la terre qui chaque année quitte et reprend son manteau de verdure, semblable à Osiris qui meurt et ressuscite, ne sera pas de nouveau façonné par la main des dieux sous une forme plus parfaite ? Pour les Égyptiens, la matière n’aurait eu de commencement que dans l’évolution à laquelle nous assistons. Elle est éternelle et sans commencement ; ce qui a été créé, c’est le monde qu’elle a servi à former. Aussi les dieux sont-ils comme elle, selon les attributs sous lesquels on les veut considérer, tantôt s’engendrant eux-mêmes, à la fois leur propre père et leur propre fils, tantôt venus au monde et fils d’autres dieux, ce qui établit entre eux une distinction profonde. Le monothéisme n’existerait donc qu’autant qu’on voudrait considérer l’univers comme Dieu lui-même, ou plutôt c’est le panthéisme qui est la base sur laquelle s’élève tout l’édifice religieux de l’ancienne Égypte[6]. »
On ne doit pas s’étonner de cette conclusion à laquelle ses savans travaux ont conduit M. Mariette. Il aurait été surprenant que les anciens Égyptiens eussent trouvé le monothéisme dans les instincts de leur esprit et de leur cœur. Nous avons déjà dit, en parlant de leur art, quel empire la réalité matérielle exerçait sur leur imagination. Tout devait se tenir dans ces êtres peu compliqués ; la pensée religieuse devait subir en eux les mêmes inspirations que la pensée artistique. Il était donc inévitable que leur religion fût purement physique, qu’elle se bornât à traduire et à diviniser les manifestations diverses de la puissante et brillante nature qui les entourait : le mouvement régulier du soleil, le retour invariable des saisons, l’inépuisable rajeunissement de la terre ne se dépouillant de ses fruits que pour en porter aussitôt de nouveaux. Lorsqu’on cherche à se représenter quelle était l’existence des anciens habitans de l’Égypte, on s’explique encore plus qu’ils eussent quelque peine à se séparer du monde et à adorer autre chose que leurs sensations divinisées. Le phénomène le plus constant de l’histoire égyptienne est l’affaiblissement rapide des races qui se sont tour à tour établies dans cet admirable, mais funeste pays ; aucune n’a pu résister à l’influence délétère de son climat ; toutes s’y sont peu à peu amollies, y ont dégénéré peu à peu, comme le font également en quelques récoltes la plupart des plantes étrangères qu’on essaie d’introduire sur les bords du Nil. Seule la race égyptienne y a conservé toute sa vigueur ; elle est aujourd’hui ce qu’elle était à l’époque de la construction des Pyramides et des premiers tableaux qui nous ont livré ses traits impérissables. Comment s’était formée cette race douée d’une résistance que nulle autre n’a possédée ? On l’ignore, et peut-être, reculant toujours les limites de l’histoire, doit-on croire qu’il a fallu essayer tour à tour sur la terre d’Égypte des races innombrables avant que des débris persistans de chacune d’elles se formât une race unique supérieurement douée contre les difficultés de l’existence. Mais cette race, ainsi pétrie pour la lutte, était incapable de finesse comme elle était incapable d’amollissement. Munie de sens robustes et d’une imagination tempérée, elle n’avait pas à craindre ces excès de l’âme qui usent plus rapidement les corps que toutes les fatigues physiques. Elle n’avait pas de besoins supérieurs ; la terre lui suffisait ; l’Égypte était pour elle un pays idéal, et, lorsqu’elle songeait à se forger l’image d’un monde meilleur, elle se contentait d’y multiplier les richesses et les plaisirs de celui-ci. Il faut dire aussi que l’Égypte de cette époque avait des séductions qu’elle a perdues aujourd’hui. Le Nil, probablement plus élevé et se répandant peut-être dans plusieurs bras aujourd’hui desséchés, couvrait une plus grande étendue de terrain de ses flots fécondans. Il y avait un plus grand nombre de marécages, plus de champs remplis de roseaux ; l’hippopotame et le crocodile s’ébattaient dans des cours d’eau que le temps a comblés ; une végétation puissante s’élevait dans cette atmosphère tiède et humide. Sans doute les villes et les temples, bâtis sur les points élevés, émergeaient comme des sortes d’îles de ce pays verdoyant. Qu’on imagine dans ce milieu fait à souhait une population douce, vigoureuse, nullement passionnée, satisfaite de peu, ne demandant qu’à vivre en repos, s’amusant du spectacle de sa propre activité, bornant ses regards à la voûte immaculée d’un ciel où le soleil accomplit avec une régularité si éclatante ses révolutions périodiques, et l’on comprendra sans peine que l’art des anciens Égyptiens devait être réaliste, que leur science devait être pratique, que leur religion elle-même devait être naturaliste et avoir pour forme supérieure un panthéisme qui s’est tellement perfectionné d’ailleurs qu’on a pu quelquefois le confondre avec le monothéisme.
La salle de l’ancien empire est la partie de beaucoup la plus intéressante et la plus précieuse du musée de Boulaq, parce qu’elle nous donne accès dans une région de l’histoire du monde totalement inexplorée jusqu’à nos jours. Mais la salle des Hycsos noue apporte également des révélations d’un prix inestimable. Le sort de l’Égypte, comme nous l’avons déjà observé, a été de subir sans cesse l’ingérence étrangère. Il est probable que les découvertes de l’archéologie mettront de plus en plus ce fait en lumière. Il est non moins probable qu’on constatera de plus en plus que l’Égypte a rapidement absorbé ceux qui la dominaient. La loi principale de son histoire paraît être une action constante du dehors sur ses élémens intérieurs et une réaction non moins constante de ses élémens intérieurs sur tout ce qui venait du dehors. Ce double phénomène éclate avec une évidence irrésistible dans chacune des grandes invasions qu’elle a subies ; on remarque sans peine qu’elle a toujours fini par affaiblir et éliminer ses vainqueurs, non en leur résistant ouvertement, mais en leur imposant ses mœurs, sa civilisation, son culte, ses idées, ses principes, les formes de son art et de sa pensée. En dépit de quelques brutalités passagères, les Perses se soumirent avec une surprenante facilité aux coutumes religieuses et civiles des Égyptiens. Il en fut de même des Éthiopiens, des Maschouasch, des gens venus des îles de la Méditerranée et des côtes de l’Asie-Mineure, dont les flots renouvelés se sont infiltrés sans cesse dans le sol si aisément perméable de l’Égypte. Longtemps cependant on a pu croire qu’une grande exception devait être faite à cette loi générale. Parmi les invasions que l’Égypte a subies et qui n’ont jamais interrompu d’une manière sensible le cours monotone de sa vie nationale, il semblait qu’il y en avait eu une dont le caractère particulier rappelait les plus terribles exemples de conquêtes barbares dont l’histoire fasse mention. Sur la foi de Manéthon, les hordes asiatiques qui se répandirent en Égypte à la fin de la quatorzième dynastie et qui y séjournèrent près de six siècles sous le nom de Hycsos, étaient regardées comme des bandes sauvages et dévastatrices, pareilles aux Huns et aux Vandales sous les pieds desquels la civilisation antique a disparu. Il semblait que la civilisation égyptienne eût subi une catastrophe du même genre, qu’un temps d’arrêt se fût produit au milieu de l’histoire de l’Égypte, qu’une période sans génie, sans monumens, sans art en eût troublé le développement régulier. « Il nous vint autrefois, dit Manéthon, un roi nommé Timaos, au temps duquel Dieu, je ne sais pour quel motif, était plus irrité contre nous : des gens de race ignoble, venue des contrées de l’Orient, se jetèrent à l’improviste sur ce pays et le subjuguèrent facilement et sans combat. Après la soumission de ses princes, ils brûlèrent avec cruauté les villes et renversèrent les temples des dieux. De plus, ils se conduisirent de la manière la plus barbare envers les habitans du pays, faisant périr les uns, emmenant en captivité les femmes et les enfans des autres. » Tableau émouvant qui rappelle les scènes les plus sombres des invasions barbares ! Les rédacteurs des papyrus ne s’expriment pas avec moins de violence que Manéthon ; aucun terme ne leur paraît assez injurieux pour qualifier ce ramas de voleurs, de brigands, qui avaient juré « d’arracher jusqu’à la racine de l’Égypte. » — « Le souvenir de leurs cruautés, dit M. Maspéro, resta longtemps vivant dans la mémoire des Égyptiens et excitait encore, à vingt siècles de distance, le ressentiment de l’historien Manéthon. La haine populaire les chargea d’épithètes ignominieuses et les traita de maudits, de pestiférés, de lépreux. »
Il y a une vingtaine d’années, le récit de Manéthon était admis sans le moindre doute. Il eût été pourtant très facile d’y reconnaître pour le moins quelque exagération. Lorsque l’historien national, écoutant plutôt sa haine que le sentiment de la vraisemblance, nous dit que les Hycsos détruisirent tout sur leur passage, renversèrent les temples, saccagèrent les monumens, brûlèrent les villes, etc., comment ne pas remarquer tout de suite les nombreux témoignages qui contredisent son récit ? Les statues des rois de la douzième et de la treizième dynastie trouvées à Tanis, la capitale même des Hycsos, n’ont pas été mutilées par eux ; bien au contraire, ces prétendus iconoclastes les ont ornées de leurs propres légendes en hiéroglyphes, suivant l’usage constant des vainqueurs en Égypte, qui n’ont jamais rien eu de plus pressé que de démarquer en quelque sorte les œuvres de leurs prédécesseurs pour se les approprier. Sont-ce les Hycsos qui ont pillé les innombrables mastabas de l’ancien empire que les chercheurs de trésors ont trouvés intacts et qu’ils ont dépouillés sans merci ? Nulle part n’apparaît la trace des ruines qu’ils auraient faites. Ils n’ont pas touché au temple du Sphinx, et si le temple de Tanis a été renversé, c’est après leur départ d’Égypte et par des mains égyptiennes, L’obélisque d’Héliopolis, qui est de la douzième dynastie, est encore debout. Une foule d’autres monumens conservés jusqu’à nous attestent que le Fléau, suivant l’expression d’une inscription de la dix-neuvième dynastie, n’a pas été aussi dévastateur qu’on a voulu le dire. S’il y eut des Hycsos pillards qui portèrent la main sur les sanctuaires égyptiens et les profanèrent, ce ne fut donc que dans des momens très courts.
Ces explosions locales et passagères de barbarie n’eurent pas les conséquences générales qu’on s’est plu à leur attribuer. Tout porte à croire que les débuts de la conquête eux-mêmes furent peu sanglans. Au moment où un immense ébranlement des races sémitiques amena les Hycsos en Égypte, elle était partagée en petites principautés toujours en lutte l’une contre l’autre, toujours livrées à une anarchie qui produisait une radicale impuissance. La conquête ne fut ni longue ni cruelle ; Manéthon lui-même nous apprend que les Hycsos s’emparèrent « par force, aisément et sans combat » de la partie du territoire égyptien la plus voisine de leur arrivée. Ne rencontrant presque pas de résistance, pourquoi auraient-ils éprouvé de grandes colères ? Ils s’avancèrent en conquérans, non en barbares. On a découvert dans les ruines de Tanis deux beaux colosses de granit gris qui représentent un roi assis dans la pose traditionnelle et dont le style rappelle celui de la treizième dynastie. Mais le roi de ces deux colosses s’appelle de son prénom Ra-dmenkh-ka et, de son nom, Mer-schos-ou, ou Mer-schos, c’est-à dire le chef des schos ou des pasteurs. Aussi haut que l’on puisse remonter dans l’histoire des Hycsos, on les trouve donc employant l’écriture hiéroglyphique, adorant les dieux égyptiens, respectant l’écriture, les arts, le culte des vaincus. La suite de leur histoire ne dément pas la douceur de ces débuts. Sans doute il dut y avoir dans la conquête des pasteurs, comme dans la conquête. perse, quelques heures de réaction brutale, de fanatisme destructeur. Cambyse, lui aussi, après s’être montré plein de condescendance pour les mœurs religieuses de l’Égypte, eut des retours de vandalisme qui aboutirent à de terribles dévastations ; en a-t-on jamais conclu que les Perses fussent des barbares ? Si l’histoire de Manéthon nous était parvenue tout entière, il est vraisemblable que nous y eussions lu contre tous les conquérans de l’Égypte sans exception les mêmes diatribes que contre les Hycsos. Étant les seuls sur lesquels son témoignage nous soit resté, ils ont porté tout le poids des haines et des indignations nationales. Mais leur procès est à réviser ; il n’est plus possible de les juger uniquement sur la foi du vaincu.
C’est dans la salle des Hycsos du musée de Boulaq que la cause pourrait être plaidée avec le plus de fruit On y verrait non-seulement que les pasteurs n’ont pas tout renversé sur leur passage, mais qu’au contraire ils ont construit à leur tour des monumens dont les débris attestent une civilisation puissante. En fouillant le sanctuaire du grand temple de Tanis, qui était précédé, comme tant d’autres sanctuaires égyptiens, d’une avenue de sphinx, M. Mariette a trouvé quatre de ces sphinx encore debout. Ce sont d’admirables colosses de granit noir d’environ 2m, 50 de longueur, d’une ampleur et d’une précision d’exécution, d’une souplesse de modelé, d’une vigueur d’attitude qui rappellent les meilleures époques de la sculpture égyptienne. Mais si le corps est indigène, la tête est tout à fait étrangère. « Les sphinx d’origine égyptienne, a dit M. Mariette, frappent surtout par leur tranquille majesté. Les têtes sont le plus souvent des portraits, et cependant l’œil est toujours calme et bien ouvert, la bouche toujours souriante, les lignes du visage toujours arrondies. Surtout remarquez que les sphinx égyptiens n’abandonnent presque jamais la grande coiffure aux ailes évasées (le klaft), qui se marie si bien à l’ensemble paisible du monument. Ici vous êtes loin de reconnaître ce type. La tête du sphinx de San est d’un type auquel je ne saurais véritablement rien comparer. Les yeux sont petits, le nez est vigoureux et arqué en même temps que plat, les joues sont grosses en même temps qu’osseuses, le menton est saillant et la bouche se fait remarquer par la manière dont elle s’abaisse aux extrémités. L’ensemble du visage se ressent de la rudesse des traits qui le composent, et la crinière touffue qui encadre la tête dans laquelle celle-ci semble s’enfoncer donne au monument un aspect plus remarquable encore. A voir ces figures étranges, on devine qu’on a sous les yeux les produits d’un art qui n’est pas purement égyptien, mais qui n’est pas purement étranger[7]. »
Le mélange des formes égyptiennes et du goût asiatique constitue, en effet, le grand intérêt de ces échantillons de l’art des Hycsos. On y saisit en quelque sorte sur le fait, pétrifié dans le granit, l’action et la réaction de l’Égypte sur ses vainqueurs et de ses vainqueurs sur l’Égypte. L’Égypte impose ses formules invariables ; les vainqueurs les modifient tout en s’y soumettant, les transforment sans parvenir à s’en dégager, à se soustraire à leur domination. A côté d’un des sphinx de San, entièrement restauré, M. Mariette a placé, dans, la salle des Hycsos, un groupe de granit représentant deux personnages de grandeur naturelle disposés l’un près de l’autre devant des tables d’offrandes chargées de poissons, de volailles, de fleurs de lotus et de nénuphars. Le premier aspect de ce groupe a quelque chose d’étrange ; les figures, en partie mutilées, sont encadrées dans d’énormes perruques tressées et dans de longues barbes également tressées qui ressemblent de loin à de grandes cravates montant jusqu’aux oreilles ; on dirait deux têtes de merveilleux du directoire. Mais les traits du visage ont une expression bien différente. Je laisse encore parler M. Mariette : « La parenté de ces personnages avec les quatre sphinx est évidente, dit-il ; c’est la même figure que les artistes ont reproduite de part et d’autre… Le premier aspect de notre groupe laisse penser que ce monument est bien plus asiatique qu’égyptien, fait important pour les conséquences qu’on en pourrait tirer ; mais la pose des personnages et l’unique vêtement, la schenti, qui couvre leur corps nous rapprochent tout à coup de l’Égypte. » Nous sommes évidemment là en présence de portraits historiques qui nous permettent de discerner les différences profondes du type des Hycsos et du type égyptien. « Le fellah égyptien, continue M. Mariette, est grand, svelte, léger dans sa démarche ; il a les yeux ouverts et vifs, le nez petit et droit, la bouche bien dessinée et souriante ; la marque de la race est surtout chez ce peuple dans l’ampleur du torse, la maigreur des jambes et le peu de développement des hanches. Les habitans de San, de Matarieh, de Menzaleh et des autres villages environnans ont un aspect tout différent et dès le premier abord dépaysent en quelque sorte l’observateur. Ils sont de haute taille, quoique trapus ; leur dos est toujours un peu voûté, et ce qui les fait remarquer avant tout, c’est la robuste construction de leurs jambes. Quant à la tête, elle accuse un type sémitique prononcé… Loin de sembler étrange, le groupe de San apparaît donc, au sein des ruines où il a été trouvé, comme dans son véritable milieu. Ce sont les mêmes hommes que vous avez vus dans votre route, que vous voyez en quelque sorte sculptés en granit. Les uns et les autres arrivent à vous, les mains pleines de poissons et de gibier sauvage, et autour de leurs poignets s’enlacent, comme d’épais bracelets, les tiges des nénuphars[8]. »
Les monumens des Hycsos nous donnent donc un curieux spécimen non-seulement de l’art, mais encore de l’ethnologie égyptienne. Ce sont de plus des documens de premier ordre au moyen desquels on finira sans doute, lorsque les fouilles de Tanis en auront fait connaître un plus grand nombre, par reconstituer entièrement l’histoire de l’invasion des Hycsos. On s’apercevra peut-être alors que cette invasion a ressemblé à toutes celles que l’Égypte a subies depuis les temps les plus reculés jusqu’à la conquête arabe et française. C’est une sorte de fatalité pour ce beau, mais trop faible pays, de n’opposer qu’une résistance décousue, sans énergie, à ceux qui se jettent hardiment sur son sol. Les Hycsos n’ont pas eu plus de peine à l’envahir que les Arabes entrant sans coup férir à Babylone, ou que Napoléon Ier détruisant en une seule bataille la puissance des mameluks. Mais de cette facilité de conquête résulte une douceur particulière dans la manière de gouverner des conquérans. Quant au peuple conquis, comptant sur son climat, sur ses mœurs, sur l’influence constante de son pays pour lui assurer une revanche plus ou moins prochaine, mais certaine, il n’hésite pas à se courber sous ses maîtres, à leur apprendre ses arts, à les façonner à sa civilisation. De même que les Égyptiens de nos jours servent les Turcs, les Égyptiens d’autrefois servaient les pasteurs, attendant en repos l’heure inévitable de la délivrance. La lutte pour l’indépendance commença enfin ; elle fut longue et sanglante : pendant plus de cent cinquante ans, elle couvrit le pays de ruines. Peut-être les Égyptiens n’en seraient-ils jamais venus à bout sans alliés, mais leur chef Ahmès eut l’heureuse inspiration d’appeler à son secours les Éthiopiens ; pour cimenter une amitié qui lui était nécessaire, il épousa même une femme de leur nation. L’élimination fut d’ailleurs incomplète. Un certain nombre de pasteurs restèrent acculés dans l’orient de la Basse-Égypte, où ils formèrent une colonie étrangère dans le genre de celle des Israélites. Comme on vient de le voir, ils n’ont pas eu de Moïse puisqu’ils sont encore à la place où les Égyptiens les ont laissés il y a tant de siècles. Les haines qu’ils avaient inspirées aux jours de leur triomphe ont disparu, malgré les tardifs cris de rage de Manéthon. L’Égypte ne sait ni aimer ni haïr fortement ; elle a trop l’habitude des violences pour détester longtemps ceux qui lui en font. Bien avant l’islamisme, elle était fataliste et regardait le mouvement des choses humaines comme un jeu inévitable qu’il faut savoir comprendre et auquel il est rarement bon de résister.
On ne s’étonnera pas de l’importance toute particulière que j’ai accordée à la salle de l’ancien empire et à la salle des Hycsos du musée de Boulaq. C’est à l’arrangement de ces deux salles que les plus grandes modifications ont été apportées dans la nouvelle organisation du musée. M. Mariette a concentré dans la première tout ce qui concerne l’époque lointaine et mystérieuse où la civilisation a fait sa première apparition sur les bords du Nil, et peut-être dans le monde ; il a réuni dans la seconde les monumens les plus curieux et les plus instructifs d’une époque jusqu’ici mal appréciée. Comme je l’ai dit en commençant, le musée de Boulaq n’est pas une collection plus ou moins intéressante d’objets archéologiques pris un peu partout pour être déposés dans un même local sans ordre et sans méthode : c’est le produit de fouilles savantes, où tout a été combiné en vue d’un but précis, déterminé, poursuivi sans relâche à travers les plus grands obstacles. Œuvre d’un seul homme, qui a mis au jour depuis une vingtaine d’années d’innombrables trésors enfouis sous la poussière des siècles, il porte l’empreinte profonde de la pensée de cet homme et des différens objets qui ont principalement attiré ses études. Quand on en parcourt les galeries, fût-ce d’un œil distrait, il est impossible de ne pas être frappé de tout ce que M. Mariette a fait pour l’égyptologie, de ne pas se demander ce que cette science serait aujourd’hui sans lui. Qui donc, avant ses belles découvertes, soupçonnait les révélations que devait nous apporter l’ancien empire ? Qui se faisait une idée tant soit peu exacte de ce monde nouveau, perdu au-delà des frontières de l’histoire, où nulle voile, nulle boussole ne pouvaient nous conduire et nous diriger ? Et le musée de Boulaq n’est qu’une faible partie de la grande entreprise de M. Mariette ; Il faudrait aller dans la Haute-Égypte pour visiter en détail les temples qu’il a déblayés, les inscriptions sans nombre qu’il a relevées, les documens historiques qu’il a rendus à la lumière et à la vie[9]. Sans s’éloigner du Caire, sans pousser même jusqu’à Memphis et au Sérapeum, sans dépasser les Pyramides, c’est à lui qu’on doit de connaître ce temple étrange dont nous avons parlé, qui offre à l’observateur un problème plus énigmatique encore que celui du sphinx à côté duquel il est placé. Sans doute M. Mariette n’a pas expliqué lui-même tous les monumens qu’il a fait surgir du sable où ils étaient enfouis, il n’a pas traduit tous les hiéroglyphes, interprété toutes les stèles, tous les sarcophages, lu tous les papyrus qu’il a eu la bonne fortune de trouver. Un grand nombre de travailleurs, parmi lesquels on remarque les noms les plus illustres de la science égyptologique, l’ont aidé à élucider ses découvertes. Mais c’est lui qui leur a fourni la matière qu’ils ont transformée, c’est lui, qu’on me passe le mot, qui a mis le charbon dans la machine qu’ils ont fait marcher, et s’il n’avait pas commencé par placer dans leurs mains les documens sur lesquels se sont exercés leur patience et leur sagacité, les progrès immenses de l’égyptologie en ces dernières années auraient été impossibles.
L’archéologie historique est une science qui demande, non-seulement des hommes supérieurs par l’intelligence, mais encore des hommes doués d’une rare énergie de caractère, d’une fermeté de volonté à toutes épreuves. On connaît trop celles auxquelles M. Mariette a été soumis dans sa rude existence d’explorateur scientifique pour que nous essayions de les retracer de nouveau. Je voudrais seulement tirer de l’exemple de cette féconde existence une leçon qui mérite d’être soigneusement méditée. Grâce aux efforts de M. Mariette et des travailleurs éminens qui se sont occupés depuis une vingtaine d’années d’égyptologie, l’égyptologie est devenue une science historique méthodiquement constituée ; j’ajouterai la première des sciences historiques, puisque c’est celle qui s’enfonce le plus profondément dans la nuit du passé et qui nous fait remonter le plus près des origines morales de notre espèce. Ni les études indiennes, ni les études assyriennes, ni le sanscrit, ni les cunéiformes ne nous reportent aussi loin vers les prémisses de la civilisation humaine. Mais si l’égyptologie est une science constituée dans sa méthode, il s’en faut de beaucoup qu’elle soit épuisée dans ses résultats. C’est à peine, au contraire, si elle a donné une légère partie de ce qu’elle peut, de ce qu’elle doit donner ; c’est à peine si ses traits généraux ont été établis, tandis que ses détails essentiels sont toujours à découvrir. Encore convient-il d’avouer que sur presque tous les points elle a soulevé plus de problèmes qu’elle n’en a résolu. Nous avons déjà dit que la chronologie de l’ancien empire était un mystère. A plus forte raison n’avons-nous aucune donnée sérieuse sur l’époque qui a précédé l’ancien empire. Les périodes franchement historiques elles-mêmes sont remplies pour nous de lacunes, de doutes, d’incertitudes. Ce n’est pas seulement l’histoire des Hycsos qui serait à refaire ; il serait possible que ce fût toute l’histoire d’Égypte. Elle est uniquement fondée jusqu’ici sur le témoignage de Manéthon. Mais jusqu’à quel point les listes de dynasties de Manéthon méritent-elles une confiance absolue ? N’y a-t-il rien à y changer ? Pour combler, par exemple, le vide béant que nous avons constaté, de la sixième à la onzième dynastie, ne faut-il pas modifier quelque peu les données qu’elles nous fournissent ? Ce qui nous paraît inexplicable ne s’expliquerait-il pas, par hasard, au moyen d’une erreur plus ou moins volontaire de l’historien national ? Dans un autre ordre d’idées, que de problèmes nous offrent encore la religion, la philosophie, l’art égyptien ! Nous avons cru trouver dans la religion de l’Égypte un panthéisme païen divinisant toutes les forces de la nature, faisant de l’univers, sans cesse bouleversé par la lutte de principes contraires, la cause unique de toutes les révolutions de l’âme et des corps. Mais la thèse de Jamblique peut se soutenir aussi par d’excellentes raisons, et l’un des égyptologues les plus distingués de ce temps-ci, M. Maspéro, n’a pas hésité à l’adopter dans son Histoire ancienne des peuples de l’Orient. Il y a beaucoup à faire pour nous initier complètement à la littérature et aux arts égyptiens. Cette littérature est un peu terne. A part quelques chants de victoire qu’anime un souffle lyrique digne de la Bible, quelques belles mais confuses invocations religieuses, elle se compose surtout d’ouvrages pratiques, terre à terre, de romans médiocrement variés qui reproduisent avec une désespérante monotonie l’histoire édifiante de Joseph. Dans les romans égyptiens, c’est toujours la femme qui attaque et l’homme qui se dérobe : trait de mœurs littéraires d’une incontestable originalité ! En somme, toutes les notions que nous avons sur l’Égypte sont vagues, décousues, incomplètes ; les élémens de la science existent, les fondemens en sont posés ; les procédés d’exécution sont établis ; mais c’est tout : l’heure serait venue de faire un pas décisif et de préciser la science elle-même d’une manière telle qu’elle pût prendre rang parmi les grandes découvertes de notre siècle. Il appartiendrait à la France de faire faire à l’égyptologie ce pas décisif. C’est elle, on le sait, qui lui a en quelque sorte donné la vie avec Champollion ; depuis lors, elle n’a pas cessé de seconder ses progrès par les plus intelligens et les plus fructueux efforts. Malheureusement la jeune école égyptologique française est lancée dans une voie qui ne saurait la conduire à d’aussi grands résultats. Imitatrice beaucoup trop servile de l’Allemagne, elle se perd dans les études de détail, dans les observations méticuleuses, dans les recherches purement grammaticales. Ce n’est pas ainsi qu’elle arrivera à donner l’essor à une véritable histoire. L’archéologie en chambre a son utilité ; Dieu me garde d’en médire ! Mais lorsqu’il s’agit de faire surgir d’un sol encore incomplètement fouillé tous les secrets qu’il recèle, l’archéologie voyageuse est préférable. Il faut d’abord des pionniers à la science historique ; les colons viendront plus tard ; ou plutôt pionniers et colons doivent venir ensemble et travailler côte à côte. Si perspicace que soit un égyptologue, l’étude des papyrus, l’examen des musées d’Europe, la lecture des descriptions du musée de Boulaq et des temples de la haute Égypte ne remplaceront jamais pour lui la vue, l’impression directe des choses. Pour résoudre, par exemple, le problème de la religion égyptienne, rien ne vaut les longues heures de méditations solitaires dans les temples où cette religion a laissé une trace si profonde. Il semble que les objets s’animent, parlent aux yeux, à l’âme, à l’imagination, revivent après tant de siècles, de la vie ardente qui les animait autrefois. L’archéologie ne va pas sans un peu de poésie ; j’en demande pardon aux rigoristes de l’école allemande ! Dans tout véritable archéologue, à côté de l’érudit, il y a l’homme doué d’une sorte de divination qui ressuscite et galvanise les vieux âges raidis par le temps. Il convient d’ajouter que les hiéroglyphes innombrables contenus dans les temples et les monumens sont bien loin d’avoir été tous lus, tous publiés. Si l’on ne vient pas les trouver en Égypte, on ne les rencontrera certainement pas de longtemps en Europe. L’admirable ouvrage de l’expédition française, définitif en ce qui concerne l’architecture égyptienne, est absolument nul en ce qui concerne la science hiéroglyphique qui n’existait pas à l’époque où il a été composé. L’ouvrage de la mission allemande est fort incomplet et manque de précision. Les publications spéciales sont rares. Il serait digne de la France de donner un pendant à l’ouvrage de l’expédition française en se chargeant de la publication de tous les documens historiques et hiéroglyphiques qui ont été trouvés jusqu’ici et qui devraient être mis enfin à la disposition et sous les yeux des savans du monde entier. Étant donnés les immenses progrès des procédés photographiques, rien ne serait plus facile que d’obtenir à un prix relativement modéré des planches très suffisantes, inférieures à coup sûr aux magnifiques gravures de l’ouvrage de l’expédition française, mais qui laisseraient peu de chose à désirer comme précision scientifique.
La meilleure manière d’entreprendre un pareil ouvrage serait de créer au Caire une école française d’égyptologie. Nous avons en ce moment une école d’Athènes et une école de Rome qui maintiennent à un niveau élevé dans notre université les études érudites sur l’antiquité classique. Les résultats donnés par ces écoles sont appréciés de tout le monde ; personne n’ignore que, si elles venaient à disparaître, la science française, perdant ses deux meilleures pépinières, serait en quelque sorte frappée d’une demi-stérilité. Mais si grands que soient les services rendus par l’école d’Athènes et par l’école de Rome, ils ne sont pas comparables à ceux que rendrait une école du Caire. Que peuvent découvrir aujourd’hui des fouilles en Italie et en Grèce ? Quelques inscriptions intéressantes, quelques documens curieux ; mais rien qui soit capable de renouveler nos connaissances, de leur donner un cours nouveau. Il n’en serait pas ainsi au Caire. Un certain nombre de jeunes gens sondant sans cesse l’Égypte, en copiant les monumens, les décrivant dans des monographies savantes, expédiant chaque année en Europe une masse compacte de matériaux à l’usage des maîtres de l’égyptologie rendraient d’incalculables services. Chose étrange ! voilà une science française par ses origines, par ses principaux développemens, une des gloires de notre nation ; elle fleurit dans un pays qui est pour ainsi dire notre œuvre, auquel nous avons rendu la vie qu’il avait perdue depuis des siècles ; elle projette d’ailleurs sur le passé de l’humanité des clartés que nulle autre science ne saurait projeter ; elle est en quelque sorte le fondement de l’histoire et de la philosophie ; de plus, comme elle est à peine formée, elle nous offre un champ immense d’études et nous promet des résultats qui dépasseront certainement les plus belles espérances : que faisons-nous cependant pour cette science ? Rien ou presque rien. Un professeur distingué l’enseigne au collège de France, voilà tout ! On ne saurait trop applaudir aux efforts qui ont été faits dans ces dernières années pour donner des laboratoires à la physiologie, à la chimie, à toutes les sciences exactes ; mais cela ne suffit pas. La matière n’est pas tout ; il y a une chimie intellectuelle qui s’appelle l’histoire et dont les découvertes ne sont pas moins importantes que celle de la chimie ordinaire. Pourquoi ne donne-t-on pas aussi au laboratoire à l’égyptologie, qui est en ce moment la branche principale de l’histoire ?
Créer une école d’égyptologie au Caire serait en outre d’une excellente politique. On ne sait pas assez chez nous combien les écoles sont d’admirables instrumens d’influence morale et matérielle. Les Allemands, au contraire, le Bavent ; ils en ont fait l’expérience en Europe ; ils ne demandent qu’à la recommencer en Orient. Le musée de Boulaq est une œuvre française, et tant que M. Mariette sera là, il n’y a pas à craindre qu’il échappe de nos mains. Mais que M. Mariette vienne à se retirer, et les Allemands, qui guettent depuis longtemps le musée et la direction des fouilles, s’en empareront si nous ne trouvons pas le moyen de les en empêcher. Or les Allemands ont prouvé depuis quelques années qu’ils apportaient dans la science l’esprit belliqueux, les haines nationales, les préjugés patriotiques qui les animent dans la vie politique. Maîtres du musée de Boulaq et des fouilles égyptologiques, ils n’auront pas d’autre souci que d’effacer la trace de nos découvertes, que d’en contester les résultats, que de nous en disputer la gloire. Qui sait même si, profitant d’un de ces caprices ministériels dont je parlais en commençant, ils n’arriveront pas, un jour où le musée sera sans logement et où la caisse du gouvernement égyptien sera vide, à faire passer à Berlin, moyennant un prix modique, les collections qui ont été réunies par nous sur les bords du Nil ? Une œuvre qui nous fait le plus grand honneur, qui est, et surtout qui peut devenir un des élémens principaux de notre action morale en Égypte, disparaîtrait ainsi d’un seul coup. Ce que les Allemands ont fait à Olympie doit donner à réfléchir ! Si l’on voulait réellement que l’initiative des études égyptologiques nous restât et que le musée de Boulaq devînt le centre d’un mouvement intellectuel français auquel un certain nombre d’indigènes s’associeraient bien vite, il faudrait y annexer à tout prix une école. On devrait prendre garde d’ailleurs en créant cette école, de ne pas l’enfermer dans un cadre trop étroit, trop spécial, où elle étoufferait bien vite. Ce n’est pas seulement l’égyptologie qui peut porter en Égypte des fruits particulièrement savoureux : aucun lieu n’est plus favorable à l’ensemble des études orientales. Pourquoi ne tâcherait-on pas d’y former, à côté des égyptologues, des arabisans, des linguistes versés dans le turc, le persan, les dialectes asiatiques, des archéologues et des historiens capables de mener à bonne fin la grande entreprise d’exploration de l’Orient, qui n’en est encore qu’à ses débuts ? Sans doute, il existe à Paris une école des langues orientales dont les cours, faits par des professeurs éminens, rendent les plus grands services. Néanmoins, quand on a habité quelque peu l’Orient, on est frappé de voir combien les jeunes gens qui sortent de cette école sont dépaysés dès qu’ils arrivent dans le monde oriental. La plupart d’entre eux ne savent pas se faire comprendre et ne comprennent pas non plus les indigènes. C’est que, pour la langue comme pour le reste, rien ne remplace le contact direct. Il y a au Caire plusieurs personnes qui parlent et écrivent l’arabe avec la plus grande perfection, de véritables littérateurs arabes dont la conversation et l’exemple seraient pour de jeunes arabisans le plus précieux des auxiliaires. Il y a surtout la mosquée d’El-Azar, qui est la première université musulmane de l’Orient et qui leur offrirait d’inépuisables ressources. Trouveront-ils jamais à Paris un milieu pareil ? En se mêlant à la vie intellectuelle de notre école, — ce qu’ils feraient avec joie, — les Arabes instruits s’imprégneraient de plus en plus de l’esprit français, qui est déjà si développé chez eux. Il y aurait une action réciproque des Arabes sur l’école et de l’école sur les Arabes. L’École des langues orientales ne devrait pas plus entraver la création d’une école d’orientalistes au Caire que l’École normale, l’École des chartes ou l’École des hautes études n’ont entravé la création des écoles de Rome et d’Athènes. Mais il est évident qu’une école à la fois orientale et égyptologique ne pourrait pas être uniquement composée de philologues et d’archéologues ; il faudrait aussi permettre aux architectes de l’Académie de Rome d’y venir passer une ou deux années. Quels admirables sujets d’études n’y trouveraient-ils pas, soit dans les monumens historiques, soit dans ces merveilleuses mosquées du Caire, le spécimen le plus pur de l’art arabe ? Rome est sans doute ville féconde en enseignemens ; il est permis de croire cependant que depuis tant d’années qu’on l’observe, elle est un peu épuisée. L’Égypte est une terre presque vierge d’où l’on tirerait d’innombrables moissons.
Quoi qu’il en soit et en attendant l’avenir, le musée de Boulaq, tel qu’il vient d’être réorganisé, est un excellent atelier d’études pour les travailleurs isolés qui voudront venir y chercher une première initiation égyptologique. Placé au Caire, sur les bords du Nil, il se rattache par une sorte de lien moral aux monumens égyptiens qu’on peut aller visiter après l’avoir vu : il en résume et en condense les enseignemens ; c’est une institution tout à fait égyptienne qu’il serait désolant de voir disparaître un jour ou l’autre. Le Caire en serait découronné. Il perdrait un de ses plus grands attraits. En dépit de ses mosquées, de ses rues pittoresques, de ses maisons arabes, de ses Pyramides, il lui manquerait à coup sûr quelque chose si l’on ne pouvait plus y visiter les jolies salles remplies de colosses et de statuettes, de sphinx et de bibelots, de stèles et de bijoux, de momies et de scarabées du musée de Boulaq.
GABRIEL CHARMES.
- ↑ Notice sur les principaux monumens exposés dans les galeries provisoires du musée d’antiquités égyptiennes. — Avant-propos.
- ↑ Je n’ai pas besoin de rappeler aux lecteurs de la Revue le beau travail où M. Ernest Desjardins a résumé l’ensemble des fouilles et des découvertes de M. Mariette (15 juillet 1874), ni la charmante étude, si lumineuse et si complète dans sa brièveté, où M. Ernest Renan en a tracé une rapide esquisse (1er avril 1865). Il y aurait quelque témérité de ma part à revenir sur des sujets si bien traités, si, depuis que les articles de MM. Renan et Desjardins ont paru, M. Mariette n’avait continué ses recherches et ne les avait fait porter principalement sur deux périodes, celle de l’ancien empire et celle des Hycsos, qu’il a éclairées d’une lumière toute nouvelle. On m’excusera donc d’essayer de compléter les renseignemens de MM. Renan et Desjardins, en disant à mon tour ce que j’ai vu en Égypte et ce qui s’y est fait dans ces dernières années.
- ↑ Voyez la Revue du 1er avril 1865.
- ↑ Voir sur le mythe d’Hator et sur les conséquences qui en découlent pour l’interprétation du dogme religieux, le travail de M. Ernest Desjardins dans la Revue du 15 mars 1874.
- ↑ Maspéro, Histoire ancienne des peuples de l’Orient.
- ↑ Dendérah, description générale du temple de la ville, par M. Auguste Mariette. Avant-propos.
- ↑ Lettre de M. Mariette à M. de Rougé sur les fouilles de Tanis (Revue archéologique, 1861, 1er semestre).
- ↑ Deuxième lettre de M. Mariette à M. de Rougé sur les fouilles de Tanis (Revue archéologique, 1862, 2e semestre).
- ↑ C’est ce qu’a fait M. Ernest Desjardins, qui a parcouru dans leur ensemble tous les travaux accomplis par M. Mariette jusqu’en 1874.