Valeur morale de la joie d’après Spinoza
L’auteur de cet article croit fermement qu’une doctrine de la sagesse existe dès maintenant, c’est-à-dire que les leçons des grands philosophes sur la meilleure manière de vivre, sont les titres les moins contestables que la raison humaine puisse produire, lorsqu’elle réclame l’autonomie. Mais il croit aussi que l’exposition systématique de cette doctrine, en admettant qu’un seul homme entreprît de la faire, présente de telles difficultés que les amis de la Raison risquent de l’attendre pendant un long temps encore. Et, comme il vaut mieux tenir quelques parties qu’espérer indéfiniment le tout, l’auteur croit rendre un plus grand service à la cause de la Raison en publiant dès maintenant, sans ordre et, s’il le faut, sans lien, ce qu’il aura tiré de la lecture des philosophes pour la conduite de sa vie, qu’en promettant au public un ouvrage complet, bien ordonné, et vraiment digne de ces illustres maîtres, entreprise certes assez noble pour exciter les efforts de la plupart d’entre nous, mais assez lourde aussi pour dépasser de très loin leurs forces. Que si quelques-uns de ceux qui consacrent leur temps à la philosophie sont conduits par cet exemple à publier ici sans plus tarder les fragments de ce « Livre de la sagesse laïque », auquel ils méditent d’employer de longues années, ils feront preuve par là même d’une sagesse bien nécessaire et bien rare, puisqu’ils sacrifieront à une action immédiate et petite de si beaux projets et de si belles espérances.
I
Valeur morale de la joie d’après Spinoza.
La plupart des doctrines morales ont conservé quelque trace des temps de servitude, pendant lesquels on s’appuyait principalement sur la crainte pour rendre les hommes inoffensifs. Le souverain bien étant alors, comme dit Pascal, la paix, tout ce qui est utile à la paix est bon, et notamment la crainte est bonne ; et, puisque la crainte est une tristesse, la tristesse peut être bonne, et le moraliste se garde bien de détourner l’homme de la tristesse. Pascal n’estime que ceux qui gémissent.
Au temps présent, encore que Pascal soit très lu et très admiré, le plus grand nombre des esprits cultivés ont pourtant retrouvé quelque lueur de saine raison, jusqu’à aimer, tout au moins, la joie chez les autres ; beaucoup ne sont pas encore arrivés jusqu’à aimer la joie en eux-mêmes ; ils sont inquiets tant qu’ils n’ont pas d’inquiétude, et ne se rassurent que s’ils traversent quelque crise de tristesse et de découragement de laquelle ils croient sortir comme purifiés. Cela prouve qu’ils n’ont pas confiance en Dieu, autrement dit qu’ils n’ont pas appris à connaître comment tout dépend nécessairement de la nature infinie de Dieu, c’est-à-dire d’une raison éternelle qui ne peut absolument ni se tromper ni nous tromper.
Lorsqu’ils disent que la tristesse est bonne, c’est comme s’ils disaient que nous sommes avertis par la tristesse même que nous sommes devenus plus parfaits ; c’est comme s’ils disaient que nous souffrons à cause que nous existons plus et mieux. En quoi ils offensent gravement, si l’on peut ainsi parler par images, la Raison éternelle. Ils doivent savoir en effet que, dans la plupart des cas, lorsqu’ils ont éprouvé une douleur dans une partie de leur corps, ils ont appris par eux-mêmes ou ont appris des médecins que cette partie de leur corps existait moins et moins bien qu’auparavant, c’est-à-dire que les petits mouvements qui fortifient ou réparent cette partie ne se faisaient pas comme ils auraient dû, mais au contraire étaient contrariés ou empêchés. De même, toutes les fois qu’ils ont éprouvé une tristesse accompagnée de l’idée d’une cause, ils ont pu se rendre compte que cette tristesse résultait de ce qu’ils croyaient, à tort ou à raison, que leur puissance d’agir était diminuée ou contrariée. Que la tristesse de l’ambitieux, de l’amoureux et de l’avare résulte bien de telles idées, et qu’inversement leur joie résulte au contraire de ce qu’ils se considèrent comme plus puissants, c’est ce qu’il est inutile d’expliquer plus au long. Dans tous ces cas-là, leur joie et leur tristesse les conseillaient toujours au moins aussi bien que leur propre jugement et souvent même beaucoup mieux.
Que les hommes qui sont fiers de leur tristesse et qui se défient de leur joie veuillent bien considérer maintenant, — toutes choses qu’ils savent sans doute, mais desquelles ils n’ont pas pris l’habitude de vivre, premièrement que la substance existe en soi et par soi. — Deuxièmement qu’elle est unique et que rien ne peut être ni être conçu hors d’elle. Troisièmement, qu’elle est, en même temps qu’étendue infinie, Raison parfaite, sans quoi il y aurait hors d’elle quelque chose de plus parfait qu’elle, et qu’ainsi son véritable nom est Dieu. Quatrièmement que rien ne peut arriver que par les lois nécessaires de la nature de Dieu. — Ils comprendront, d’après cela que la tristesse et la joie, alors même que nous ne connaissons pas bien leurs causes, sont, à parler exactement, des avertissements de Dieu, desquels nous pouvons conclure, avec une entière certitude, que nous passons à une perfection moindre ou à une perfection plus grande. Penser le contraire, ce serait croire que notre lumière naturelle nous peut tromper, et que nous sommes aux mains d’un génie capricieux et méchant qui se plairait à nous rassurer lorsque nous passons d’un état meilleur à un état pire, et à nous inquiéter au contraire lorsque nous gagnons en perfection et que nous existons plus et mieux. Une telle opinion, quoique beaucoup de gens la jugent inséparable de la vraie religion, n’en est pas moins irréligieuse, et ceux qui l’admettent et l’enseignent ne font pas autre chose que nier Dieu, et méritent ainsi justement ce nom d’athées, qu’ils donnent si libéralement aux autres.
Nous serons encore plus rassurés et plus affermis sur ce point-là si nous examinons la Joie et la Tristesse elles-mêmes et si nous essayons de les définir.
Une telle définition semble presque impossible à ceux qui considèrent l’âme et le corps comme deux substances distinctes ; car ils sont alors obligés d’admettre qu’il y a des joies et des tristesses corporelles, lesquelles dépendent de la nature tout entière, et des joies et des tristesses de l’âme, lesquelles dépendent de la disposition de notre volonté. Et, comme il y aura par suite de cela des joies qui n’auront pas de rapport avec la perfection propre de l’âme, il n’y aura jamais lieu de se réjouir d’être joyeux sans plus d’examen, mais c’est toujours un jugement réfléchi qui devra décider si telle joie est bonne ou mauvaise. L’embarras où l’on se trouve par rapport à la joie ne peut être qu’augmenté si on distingue encore dans l’âme plusieurs âmes, comme volonté, entendement et sensibilité, parce que chacune de ces âmes risquera alors d’avoir sa perfection propre, la joie n’étant que la perfection propre de la sensibilité.
On échappe aisément à toutes ces difficultés pourvu qu’on veuille bien ne pas oublier ce qui a été démontré dans les deux premières parties de l’Éthique, à savoir qu’il n’y a qu’une seule substance ; que la pensée et l’étendue sont deux attributs de la substance, c’est-à-dire deux manières de la considérer et rien de plus ; que, du moment qu’un être existe, il est à la fois un corps, si on le considère sous l’attribut étendue, et une âme si on le considère sous l’attribut pensée, et que cette âme et ce corps sont une seule et même chose ; que, pareillement, ce n’est que par abstraction que l’on peut considérer dans l’âme des facultés, et que l’âme est une et indivisible ; qu’elle ne contient point de partie inférieure, où habiteraient la joie et la tristesse, ni de partie supérieure, où l’on trouverait des idées et une volonté. La joie de Pierre ne peut être alors autre chose que toute l’âme de Pierre, considérée seulement sous le rapport de l’agréable et du désagréable ; et, puisqu’il n’y a point dans l’âme de parties ni de hiérarchie, il faut bien que l’agréable et le désagréable soient identiques au bien et au mal, et par suite que la joie soit la même chose que la perfection. Je dis la même chose que la perfection, et non pas du tout la conséquence nécessaire de la perfection, car il faudrait pour l’entendre ainsi, supposer une partie de l’âme qui serait plus ou moins parfaite, pendant qu’une autre partie serait plus ou moins joyeuse.
Tel est le sens de la définition bien connue : Lætitia est hominis transitio a minore ad majorem perfectionem ; ou encore : Per Lætitiam in sequentibus intelligam passionem qua Mens ad majorem perfectionem transit. Cette seconde définition est plus surprenante au premier abord que la première, mais elle est aussi plus claire, si l’on y réfléchit. La joie est « une passion par laquelle l’âme passe à une plus grande perfection » ; ce qui ne veut pas dire que la joie nous conduise à la perfection, mais simplement qu’elle n’en est pas distincte, et que la même chose, que j’appelle passage à une plus grande perfection, si je fais attention à la puissance d’agir de l’être considéré, je l’appelle joie si je fais attention à la capacité qu’il a d’être heureux ou malheureux.[1]
Certaines démonstrations de la quatrième partie de l’Éthique doivent nous familiariser avec cette idée que loin de régler notre tristesse ou notre joie d’après l’opinion que nous avons du mal et du bien, nous devons tant au contraire juger du bien et du mal d’après la joie et la tristesse que nous avons. La pitié est mauvaise, parce qu’elle est une tristesse (50) : « Commiseratio enim Tristitia est, ac proinde, per se mala ». Bien plus, la connaissance du mal est inadéquate parce que la connaissance du mal est la tristesse même, en tant que nous en avons conscience, et que la tristesse, étant passion, est liée à quelque idée inadéquate (64). La sagesse n’est donc pas de régler nos joies et nos tristesses d’après nos principes de conduite ; tout au contraire nous devons avoir confiance dans la pensée parfaite qui est au fond de tout, et subordonner plutôt nos principes de conduite à notre joie et à notre tristesse. La gaieté ne peut avoir d’excès ; la mélancolie est toujours mauvaise. Ce que nous appelons le plaisir, (titillatio, propos. 43, p. 4) n’est parfois mauvais que parce qu’il n’est pas une joie de tout notre être et qu’ainsi pendant qu’une certaine partie de notre corps existe plus et mieux qu’auparavant, les autres se trouvent en quelque sorte sacrifiées. D’où il est aisé de tirer une règle de conduite extrêmement précise. Un plaisir n’est certainement bon que s’il occupe le corps tout entier. Un tel plaisir (hilaritas, pr. 42, p. 4), est toujours bon et ne peut être excessif. Il nous assure que nous passons à une plus grande perfection et que nous participons davantage à la nature divine.
Il est maintenant facile de bien comprendre, c’est-à-dire de rattacher fortement aux principes de la religion spinoziste, le deuxième scholie de la proposition 45 (part. 4) : « … Assurément une triste et farouche superstition seule nous peut défendre de nous réjouir. Car pourquoi conviendrait-il plutôt de chasser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? Telle est la manière de vivre que j’ai adoptée. Une divinité hostile pourrait seule se réjouir de ma faiblesse et de ma souffrance, et faire honneur à ma vertu de mes larmes, de mes sanglots, de mes craintes, et de toutes les choses de ce genre, qui sont la marque d’un cœur faible. Au contraire, par cela seul que nous éprouvons plus de joie, nous passons nécessairement à une plus grande perfection, et nous participons davantage à la nature divine. C’est pourquoi il convient que le sage use des choses et en tire de la joie autant que cela se peut (non pas certes jusqu’au dégoût, car le dégoût n’est pas de la joie). Il convient, dis-je, que le sage mange et boive avec modération et avec plaisir, qu’il jouisse des parfums, de la beauté des plantes, des ornements, de la musique, des jeux, du théâtre, et en un mot de tout ce dont on peut user sans faire tort aux autres. Car le corps humain est composé de beaucoup de parties de nature diverse, qui ont continuellement besoin d’un aliment nouveau et varié, afin que tout le corps soit également apte à faire tout ce qui peut suivre de sa nature, et que par conséquent[2] l’âme soit elle aussi également apte à comprendre à la fois plus de choses ».
Le lecteur ne doit pas craindre de méditer trop longtemps là-dessus, ni penser que des considérations de ce genre ne sont ni assez nobles ni assez relevées. La difficulté est justement de comprendre comment la religion est au fond de cela aussi. L’obscurité de la morale spinoziste, qui fait que cette morale risque de paraître trop simple à beaucoup de gens, consiste en ceci qu’elle repose sur l’intuition de l’unité de la substance, de l’unité de notre être, de l’unité de notre âme, et enfin de l’identité réelle et concrète de ces trois unités. Les idées abstraites séparent, dans tous les sens du mot, et ainsi elles sont la seule cause, non seulement de nos discordes intérieures, comme on le peut comprendre d’après ce qui précède, mais aussi des inimitiés qui divisent les hommes et les empêchent de vivre en paix.