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La Vie de Mr de Molière/La Vie de Mr de Molière

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Texte établi par A. P.- Malassis, Isidore Liseux (p. couv.-170).

LA VIE
DE M.
DE MOLIÈRE
À PARIS,
Chez Jacques Le Febvre, dans
la grand'Salle du Palais,
au Soleil-d'Or.

M. DCCV.
AVEC PRIVILÈGE DU ROI
APPROBATION


J’Ai lû par ordre de Monseigneur le Chancelier La Vie de Molière & j’ai cru que le Public la verroit avec plaisir, par l’intérêt qu’il prend à la mémoire d’un auteur si Illustre. Fait à Paris ce 15° Décembre 1704.

FONTENELLE.

Le Privilège du Roy, en date du 11 Janvier 1705, est au nom de Jean-Leonor LE GALLOIS, SIEUR DE GRIMAREST.

LA VIE
DE
Mr DE MOLIÈRE


Il y a lieu de s’étonner que personne n’ait encore recherché la Vie de Mr de Molière pour nous la donner. On doit s’intéresser à la mémoire d’un homme qui s‘est rendu si illustre dans son genre. Quelles obligations notre Scène comique ne lui a-t-elle pas ? Lorsqu’il commença à travailler, elle étoit destituée d’ordre, de mœurs, de goût, de caractères ; tout y étoit vicieux. Et nous sentons assez souvent aujourd’hui que sans ce Génie supérieur le Théâtre comique seroit peut-être encore dans cet affreux chaos, d’où il l’a tiré par la force de son imagination ; aidée d’une profonde lecture, et de ses réflexions, qu’il a toujours heureusement mises en œuvre. Ses Pièces représentées sur tant de Théâtres, traduites en tant de langues, le feront admirer autant de siècles que la Scène durera. Cependant on ignore ce grand Homme ; et les foibles crayons, qu’on nous en a donnez, sont tous manquez ; ou si peu recherchez, qu’ils ne suffisent pas pour le faire connoître tel qu’il étoit. Le Public est rempli d’une infinité de fausses Histoires à son ocasion. Il y a peu de personnes de son temps, qui pour se faire honneur d’avoir figuré avec lui1 n’inventent des avantures qu’ils prétendent avoir eues ensemble. J’en ai eu plus de peine â déveloper la vérité ; mais je la rends sur des Mémoires très-assurez ; et je n’ai point épargné les soins pour n’avancer rien de douteux. J’ai écarté aussi beaucoup de faits domestiques, qui sont communs à toutes sortes de personnes ; mais je n’ai point négligé ceux qui peuvent réveiller mon Lecteur. Je me flate que le Public me sçaura bon gré d’avoir travaillé : je lui donne la Vie d’une personne qui l’ocupe si souvent ; d’un Auteur inimitable, dont le souvenir touche tous ceux qui ont le discernement assez heureux pour sentir à la lecture, ou à la représentation de ses Pièces, toutes les beautez qu’il y a répandues.

Mr de Molière se nommait Jean-Baptiste Pocquelin ; il estoit fils et petit-fils de Tapissiers, Valets-de-Chambre du Roy Louis XIII. Ils avoient leur boutique sous les pilliers des Halles, dans une maison qui leur appartenoit en propre. Sa mère s’appelloit Boudet : elle étoit aussi fille d’un Tapissier, établi sous les mêmes piliers des Halles.

Les parens de Molière l’élevèrent pour être Tapissier ; et ils le firent recevoir en survivance de la Charge du père dans un âge peu avancé : ils n’épargnèrent aucuns soins pour le mettre en état de la bien exercer ; ces bonnes Gens n’aïant pas de sentimens qui dûssent les engager à destiner leur enfant à des occupations plus élevées : de sorte qu’il resta dans la boutique jusqu’à l’âge de quatorze ans ; et ils se contentèrent de lui faire apprendre à lire et à écrire pour les besoins de sa profession.

Molière avoit un grand-père, qui l’aimoit éperduement ; et comme ce bon homme avoit de la passion pour la Comédie, il y menoit souvent le petit Pocquelin, à l’Hôtel de Bourgogne. Le père qui appréhendoit que ce plaisir ne dissipât son fils, et ne lui ôtât toute l’attention qu’il devoit à son métier, demanda un jour à ce bon homme pourquoi il menoit si souvent son petit-fils au spectacle ? « Avez-vous », lui dit-il, avec un peu d’indignation, « envie d’en faire un Comédien ?— Plût à Dieu », lui répondit le grand-père, « qu’il fût aussi bon Comédien que Belleroze » (c’étoit un fameux Acteur de ce tems là). Cette réponse frapa le jeune homme, et sans pourtant qu’il eût d’inclination déterminée, elle lui fit naître du dégoût pour la profession de Tapissier ; s’imaginant que puisque son grand-père souhaitoit qu’il pût être Comédien, il pouvait aspirer à quelque chose de plus qu’au métier de son père.

Cette prévention s’imprima tellement dans son esprit, qu’il ne restoit dans la boutique qu’avec chagrin : de manière que revenant un jour de la Comédie, son père lui demanda pourquoi il estoit si mélancholique depuis quelque tems ? Le petit Pocquelin ne put tenir contre l’envie qu’il avoit de déclarer ses sentimens à son père : il lui avoua franchement qu’il ne pouvoit s’accommoder de sa Profession ; mais qu’il lui feroit un plaisir sensible de le faire étudier. Le grand-père, qui étoit présent à cet éclaircissement, appuya par de bonnes raisons l’inclination de son petit-fils. Le père s’y rendit, et se détermina à l’envoyer au Collège des Jésuites.

Le jeune Pocquelin étoit né avec de si heureuses dispositions pour les études, qu’en cinq années de tems il fit non seulement ses Humanitez, mais encore sa Philosophie.

Ce fut au Collège qu’il fit connoissance avec deux Hommes illustres de notre tems, Mr de Chapelle et Mr Bernier.

Chapelle étoit fils de Mr Luillier, sans pouvoir être son héritier de droit ; mais il auroit pu lui laisser les grands biens qu’il possédoit, si par la suite il ne l’avoit reconnu incapable de les gouverner. Il se contenta de lui laisser seulement 8ooo livres de rente entre les mains de personnes qui les lui payoient régulière— ment.

M“ Luillier n’épargna rien pour donner une belle éducation à Chapelle, jusqu’à lui choisir pour Précepteur le célèbre Mr de Gassendi ; qui aïant remarqué dans Molière toute la docilité et toute la pénétration nécessaires pour prendre les connoissances de la Philosophie, se fit un plaisir de la lui enseigner en même tems qu’à Messieurs de Chapelle et Bernier. Cyrano de Bergerac, que son père avoit envoyé à Paris sur sa propre conduite, pour achever ses études, qu’il avoit assez mal commencées en Gascogne, se glissa dans la société des Disciples de Gassendi, aïant remarqué l’avantage considérable qu’il en tireroit. Il y fut admis cependant avec répugnance ; l’esprit turbulent de Cyrano ne convenoit point avec de jeunes gens, qui avoient déjà toute la justesse d’esprit que l’on peut souhaiter dans des personnes toutes formées. Mais le moyen de se débarasser d’un jeune homme aussi insinuant, aussi vif, aussi gascon que Cyrano ? Il fut donc reçu aux études et aux conversations que Gassendi conduisoit avec les personnes que je viens de nommer. Et comme ce même Cyrano étoit très-avide de sçavoir, et qu’il avoit une mémoire fort heureuse, il profitoit de tout ; et il se fit un fond de bonnes choses, dont il tira avantage dans la suite. Molière aussi ne s’est-il pas fait un scrupule de placer dans ses Ouvrages plusieurs pensées, que Cyrano avoit employées auparavant dans les siens ? Il m’est permis, disoit Molière, de reprendre mon bien où je le trouve.

Quand Molière eut achevé ses études, il fut obligé, à cause du grand âge de son père, d’exercer sa Charge pendant quelque tems ; et même il fit le voyage de Narbonne à la suite de Louis XIII. La Cour ne lui fit pas perdre 1e goût qu’il avoit pris dès sa jeunesse pour la Comédie : ses études n’avoient même servi qu’à l’y entretenir. C’étoit assez la coutume dans ce tems-là de représenter des pièces entre amis ; quelques Bourgeois de Paris formèrent une troupe, dont Molière étoit ; ils jouèrent plusieurs fois pour se divertir. Mais ces Bourgeois aïant suffisamment rempli leur plaisir, et s’imaginant être de bons Acteurs, s’avisèrent de tirer du profit de leurs représentations. Ils pensèrent bien sérieusement aux moyens d’exécuter leur dessein : et après avoir pris toutes leurs mesures, ils s’établirent dans le jeu de paume de la Croix blanche, au Faux-bourg Saint Germain. Ce fut alors que Molière prit le nom qu’il a toujours porté depuis. Mais lorsqu’on lui a demandé ce qui l’avoit engagé à prendre celui-là plutôt qu’un autre, jamais il n’en a voulu dire la raison, même à ses meilleurs amis.

L’établissement de cette nouvelle troupe de Comédiens n’eut point de succès, parce qu’ils ne voulurent point suivre les avis de Molière, qui avoit le discernement et les vues beaucoup plus justes, que des gens qui n’avoient pas été cultivez avec autant de soin que lui.

Un Auteur grave nous fait un conte au sujet du parti que Molière avoit pris, de jouer la Comédie. Il avance que sa famille alarmée de ce dangereux dessein, lui envoya un Ecclésiastique, pour lui représenter qu’il perdoit entièrement l’honneur de sa famille ; qu’il plongeoit ses parens dans de douloureux déplaisirs ; et qu’enfin il risquoit son salut d’embrasser une profession contre les bonnes mœurs, et condamnée par l’Église ; mais qu’après avoir écouté tranquilement l’Ecclésiastique, Molière parla à son tour avec tant de force en faveur du Théâtre, qu’il séduisit l’esprit de celui qui le vouloit convertir, et l’emmena avec lui pour jouer la Comédie. Ce fait est absolument inventé par les personnes de qui Mr P** peut l’avoir pris pour nous le donner. Et quand je n’en aurois pas de certitude, le lecteur à la première réflexion présumera avec moi que ce fait n’a aucune vraisemblance. Il est vrai que les parents de Molière essayèrent par toutes sortes de voies de le détourner de sa résolution ; mais ce fut inutilement : sa passion pour la Comédie l’emportoit sur toutes leurs raisons.

Quoique la troupe de Molière n’eût point réussi : cependant pour peu qu’elle avoit paru, elle lui avoit donné occasion suffisamment de faire valoir dans le monde les dispositions extraordinaires qu’il avoit pour le Théâtre. Et Monsieur le Prince de Conti, qui l’avoit fait venir plusieurs fois jouer dans son Hôtel, l’encouragea. Et voulant bien l’honorer de sa protection, il lui ordonna de le venir trouver en Languedoc avec sa troupe, pour y jouer la Comédie.

Cette troupe étoit composée de la Béjart, de ses deux frères, de Gros René, de Duparc, de sa femme, d’un Pâtissier de la rue Saint Honoré, père de la Damoiselle de la G**, femme-de-chambre de la De-Brie ; celle-cy étoit aussi de la troupe avec son mari, et quelques autres.

Molière en formant sa troupe, lia une forte amitié avec la Béjart, qui avant qu’elle le connût, avoit eu une petite Fille de Monsieur de Modène, Gentilhomme d’Avignon, avec qui j’ai sçu, par des témoignages très-assurez, que la mère avait contracté un mariage caché. Cette petite fille accoutumée avec Molière, qu’elle voyait continuellement, l’appella son mari, dès qu’elle sçut parler ; et à mesure qu’elle croissoit, ce nom déplaisoit moins à Molière, mais cela ne paraissait à personne tirer à aucune conséquence. La mère ne pensait à rien moins qu’à ce qui arriva dans la suite ; et occupée seulement de l’amitié qu’elle avait pour son prétendu gendre, elle ne voyait rien qui dût lui faire faire des réflexions.

Molière partit avec sa troupe, qui eut bien de l’aplaudissement en passant â Lyon, en 1653, où il donna au public l’Étourdi, la première de ses Pièces, qui eut autant de succès qu’il en pouvait espérer. La Troupe passa en Languedoc, où Molière fut reçu très-favorablement de Monsieur le Prince de Conti, qui eut la bonté de donner des appointemens à ces Comédiens.

Molière s’acquit beaucoup de réputation dans cette Province, par les trois premières Pièces de sa façon qu’il fit paroître ; l’Étourdi, le Dépit amoureux ; et les Précieuses ridicules. Ce qui engagea d’autant plus Monsieur le Prince de Conti â l’honorer de sa bienveillance, et de ses bienfaits : ce Prince lui confia la conduite des plaisirs et des spectacles qu’il donnoit à la Province ; pendant qu’il en tint les États. Et aïant remarqué en peu de tems toutes les bonnes qualitez de Molière, son estime pour lui alla si loin, qu’il le voulut faire son secrétaire. Mais il aimoit l’indépendance, et il étoit si rempli du désir de faire valoir 'e talent qu’il se connoissoit, qu’il pria Monsieur le Prince de Conti de le laisser continuer la Comédie ; et la place qu’il auroit remplie fut donnée à Monsieur de Simoni. Ses amis le blâmèrent de n’avoir point accepté un emploi si avantageux. « Eh ! Messieurs ; » leur dit-il, « ne nous déplaçons jamais ; je suis passable Auteur, si j’en crois la voix publique ; je puis être un fort mauvais Secrétaire. Je divertis le Prince par les spectacles que je lui donne ; je le rebuterai par un travail sérieux, et mal conduit. Et pensez—vous d’ailleurs, » ajouta-t-il, « qu’un Misanthrope comme moi, capricieux si vous voulez, soit propre auprès d’un Grand ? Je n’ai pas les sentimens assez flexibles pour la domesticité. Mais plus que tout cela, que deviendront ces pauvres gens que j’ai amenés de si loin ? Qui les conduira ? Ils ont compté sur moi ; et je me reprocherois de les abandonner. » Cependant j’ai sçû que la Béjart, lui auroit fait le plus de peine à quitter ; et cette femme, qui avoit tout pouvoir sur son esprit, l’empêcha de suivre Monsieur le Prince de Conti. De son côté, Moliere étoit ravi de se voir le Chef d’une Troupe ; il se fesoit un plaisir sensible de conduire sa petite République : il aimoit à parler en public, il n’en perdoit jamais l’occasion ; jusques-là que s’il mouroit quelque Domestique de son Théâtre, ce lui étoit un sujet de haranguer pour le premier jour de Comédie. Tout cela lui auroit manqué chez Monsieur le Prince de Conti.

Après quatre ou cinq années de succès dans la Province, la Troupe résolut de venir à Paris. Molière sentit qu’il avoit assez de force pour y soutenir un Théâtre comique ; et qu’il avoit assez façonné ses Comédiens pour espérer d’y voir un plus heureux succès que la première fois. Il s’assuroit aussi sur la protection de Monsieur le Prince de Conti. Molière quitta donc le Languedoc avec sa Troupe : mais il s’arrêta à Grenoble, où il joua pendant tout le Carnaval. Après quoi, ces Comédiens vinrent à Rouen, afin qu’étant plus à portée de Paris, leur mérite s’y répandit plus aisément. Pendant ce séjour, qui dura tout l’Été, Molière fit plusieurs voyages à Paris, pour se préparer une entrée chez Monsieur, qui lui aïant acordé sa protection, eut la bonté de le présenter au Roi et à la Reine Mère.

Ces Comédiens eurent l’honneur de représenter la pièce de Nicomède devant leurs Majestez au mois d’Octobre 1653. Leur début fut heureux ; et les Actrices sur tout furent trouvées bonnes. Mais comme Molière sentait bien que sa Troupe ne l’emporterait pas pour le sérieux sur celle de l’Hôtel de Bourgogne, après la Pièce il s’avança sur le Théâtre, et fit un remercîment à sa Majesté, et la suplia d’agréer qu’il lui donnât un des petits divertissemens, qui lui avoient acquis un peu de réputation dans les Provinces. En quoi il comptoit bien de réussir, parce qu’il avoit acoutumé sa Troupe à jouer sur le champ de petites Comédies, à la manière des Italiens. Il en avoit deux entre autres, que tout le monde en Languedoc, jusqu’aux personnes les plus sérieuses, ne se lassoient point de voir représenter. C’étaient les Trois Docteurs Rivaux, et le Maître d’École, qui étoient entièrement dans le goût Italien.

Le Roi parut satisfait du compliment de Molière, qui l’avoit travaillé avec soin ; et sa Majesté voulut bien qu’il lui donnât la première de ces deux petites Pièces, qui eut un succès favorable. Le Jeu de ces Comédiens fut d’autant plus goûté, que depuis quelque tems on ne jouoit plus que des Pièces sérieuses à l’Hôtel de Bourgogne : le plaisir des petites Comédies étoit perdu.

Le divertissement que cette Troupe venoit de donner à Sa Majesté, lui aïant plu, Elle voulut qu’elle s’établit à Paris : et pour faciliter cet établissement, le Roi eut la bonté de donner le petit Bourbon à ces Comédiens, pour jouer alternativement avec les Italiens. On sçait qu’ils passèrent en 1660 au Palais Royal, et qu’ils prirent le titre de Comédiens de Monsieur.

Molière, qui en homme de bon sens, se défioit toujours de ses forces, eut peur alors que ses ouvrages n’eussent pas du Public de Paris autant d’aplaudissement que dans les Provinces. Il apréhendoit de trouver dans ce Parterre, qui ne passoit rien de défectueux dans ce tems-là, non plus qu’en celui-ci, des esprits qui ne fussent pas plus contens de lui, qu’il l’étoit lui-même. Et si sa Troupe dans les commencemens ne l’avoit excité à profiter des heureuses dispositions qu’elle lui connoissoit pour le Théâtre comique, peut-être ne se seroit-t-il pas hazardé de livrer ses Ouvrages au Public. « Je ne comprens pas, » disoit-il, à ses camarades en Languedoc, « comment des personnes d’esprit prennent du plaisir à ce que je leur donne ; mais je sçais bien qu’en leur place, je n’y trouverois aucun goût. — Eh ! ne craignez rien, lui répondit un de ses amis ; l’homme qui veut rire se divertit de tout, le Courtisan, comme le Peuple. » Les Comédiens le rassurèrent à Paris, comme dans la Province ; et ils commencèrent à représenter dans cette grande Ville, le 3e de Novembre 1658. L’Étourdi, la première de ses Pièces, qu’il fit paroître dans ce même mois, et le Dépit amoureux qu’il donna au mois de Décembre suivant, furent reçus avec aplaudissement : et Molière enleva tout-à-fait l’estime du Public en 1659, par les Précieuses ridicules : Ouvrage qui fit alors espérer de cet Auteur les bonnes choses qu’il nous a données depuis. Cette Pièce fut représentée au simple la première fois ; mais le jour suivant on fut obligé de la mettre au double, à cause de la foule incroyable, qui y avoit été le premier jour. Et cette Pièce, de même que l’Étourdi et le Dépit amoureux, quoique jouée dans les Provinces pendant long-terns, eut cependant à Paris tout le mérite de la nouveauté.

Les Précieuses furent jouées pendant quatre mois de suite. Mr Ménage, qui étoit à la première représentation de cette Pièce, en jugea favorablement. « Elle fut jouée, dit-t-il, avec un applaudissement général, et j’en fus si satisfait en mon particulier que je vis dès lors l’effet qu’elle alloit produire. Monsieur, dis-je à Mr Chapelain en sortant de la Comédie, nous aprouvions vous et moi toutes les sotises qui viennent d’être critiquées si finement, et avec tant de bon sens : mais croyez-moi, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré, et adorer ce que nous avons brûlé. Cela arriva, comme je l’avois prédit, dès cette première représentation l’on revint du galimathias, et du stile forcé. »

Un jour, que l’on représentoit cette Pièce, un Vieillard s’écria du milieu du Parterre : Courage, courage, Molière, voilà la bonne Comédie. Ce qui fait bien connoître que le Théâtre comique étoit alors bien négligé ; et que l’on étoit fatigué de mauvais Ouvrages avant Molière, comme nous l’avons été aprèsl’avoir perdu.

Cette Comédie eut cependant des critiques : on disoit que c’étoit une charge un peu forte. Mais Molière connoissoit déjà le point de vue du Théâtre, qui demande de gros traits pour affecter le Public ; & ce principe lui a toujours réussi dans tous les caractères qu’il a voulu peindre.

Le 28 Mars 1660, Molière donna pour la première fois le Cocu imaginaire, qui eut beaucoup de succès. Cependant les petits Auteurs comiques de ce tems-là, allarmez de la réputation que Molière commençoit à se former, fesoient tout leur possible pour décrier sa Pièce. Quelques personnes savantes et délicates répandoient aussi leur critique. Le titre de cet ouvrage, disoient-ils, n’est pas noble; et puisqu’il a pris presque toute cette Pièce chez les Étrangers, il pouvoit choisir un sujet qui lui fît plus d’honneur. Le commun des gens ne lui tenoit pas compte de cette Pièce comme des Précieuses ridicules ; les caractères de celle-là ne les touchoient pas aussi vivement que ceux de l’autre. Cependant malgré l’envie des Troupes, des Auteurs, et des personnes inquiètes, le Cocu imaginaire passa avec aplaudissement dans le Public. Un bon Bourgeois de Paris, vivant bien noblement, mais dans les chagrins que l’humeur et la beauté de sa femme lui avoient assez publiquement causés, s’imagine que Molière l’avait pris pour l’original de son Cocu imaginaire. Ce Bourgeois crut devoir en être offencé ; il en marqua son ressentiment à un de ses amis. « Comment! lui dit-t-il, un petit Comén dien aura l’audace de mettre impunément sur le Théâtre un homme de ma sorte? » (Car le Bourgeois s’imagine être beaucoup plus au-dessus du Comédien, que le Courtisan ne croit être élevé au-dessus de lui.) « Je m’en plaindrai, ajouta-t-il : en bonne police on doit réprimer l’insolence de ces gens-là : ce sont les pestes d’une Ville ; ils observent tout pour le tourner en ridicule. » L’ami, qui étoit homme de bon sens, et bien informé, lui dit : « Eh! Monsieur, si Molière a eu intention sur vous, en fesant le Cocu imaginaire, de quoi vous plaignez-vous? Il vous a pris du beau côté ; et vous seriez bien heureux d’en être quitte pour l’imagination. » Le Bourgeois, quoique peu satisfait de la réponse de son ami, ne laissa pas d’y faire quelque réflexion, et ne retourna plus au Cocu imaginaire.

Molière ne fut pas heureux dans la seconde Pièce nouvelle qu’il fit paroître à Paris le 4 Février 1661. Dom Garcie de Navarre, ou le Prince jaloux, n’eut point de succès. Molière sentit, comme le Public, le foible de sa Pièce. Aussi ne la fit-il pas imprimer ; et on ne l’a ajoutée à ses Ouvrages qu’après sa mort.

Ce peu de réussite releva ses ennemis ; ils espéroient qu’il tomberoit de lui-même, et que comme presque tous les Auteurs comiques, il seroit bientôt épuisé. Mais il n’en connut que mieux le goût du tems : il s’y acommoda entièrement dans l’École des Maris, qu’il donna le 24 Juin 1661. Cette Pièce qui est une de ses meilleures, confirma le Public dans la bonne opinion qu’il avoit conçue de cet excellent Auteur. On ne douta plus que Molière ne fût entièrement maître du Théâtre dans le genre qu’il avoit choisi. Ses envieux ne purent pourtant s’empêcher de parler mal de son Ouvrage. Je ne vois pas, disoit un Auteur Contemporain, qui ne réussissoit point, où est le mérite de l’avoir fait : ce sont les Adelphes de Térence ; il est aisé de travailler en y mettant si peu du sien, et c’est se donner de la réputation à peu de frais... On n’écoutoit point les personnes qui parloient de la sorte ; et Molière eut lieu d’être satisfait du Public, qui applaudit fort à sa Pièce ; c’est aussi une de celles que l’on verroit encore représenter aujourd’hui avec le plus de plaisir, si elle étoit jouée avec autant de feu et de délicatesse qu’elle l’étoit du tems de l’Auteur.

Les Fâcheux, qui parurent à la Cour au mois d’Août 1661, et à Paris le 4 du mois de Novembre suivant, achevèrent de donner à Moliére la supériorité sur tous ceux de son tems qui travailloient pour le Théâtre comique. La diversité de caractères dont cette Pièce est remplie, et la nature que l’on y voyoit peinte avec des traits si vifs, enlevoient tous les aplaudissements du Public. On avoua que Molière avoit trouvé la belle Comédie : il la rendoit divertissante et utile. Cependant l’homme de Cour , comme l’homme de Ville,r qui croyoit voir le ridicule de son caractère sur le Théâtre de Molière, ataquoit l’Auteur de tous côtés. Il outre tout, disoit-t-on ; il est inégal dans ses peintures ; il dénoue mal. Toutes les dissertations malines que l’on fesoit sur ses Pièces, n’en empêchoient pourtant point le succès ; et le Public étoit toujours de son côté.

On lit dans la Préface, qui est à la tête des Pièces de Molière, qu’elles n’avoient pas d’égales beautés, parce, dit-on, qu’il étoit obligé d’assujettir son génie à des Sujets qu’on lui prescrivait, et de travailler avec une très-grande précipitation. Mais je sai par de très-bons mémoires qu’on ne lui a jamais donné de sujets. Il en avoit un magazin d’ébauchez par la quantité de petites farces qu’il avoit hazardées dans les Provinces ; et la Cour et la Ville lui présentoient tous les jours des originaux de tant de façons, qu’il ne pouvoit s’empêcher de travailler de lui-même sur ceux qui frapoient le plus. Et quoiqu’il dise dans sa Préface des Fâcheux, qu’il ait fait cette Pièce en quinze jours de tems, j’ai cependant de la peine à le croire ; c’étoit l’homme du monde qui travailloit avec le plus de difficulté ; et il s’est trouvé que des divertissernents qu’on lui demandoit, étoient faits plus d’un an auparavant.

On voit dans les remarques de Mr Ménage que « dans la Comédie des Fâcheux, qui est, dit-t-il, une des plus belles de Mr de Molière, le Fâcheux chasseur qu’il introduit sur la Scène, est Mr de S** : que ce fut le Roi qui lui donna ce sujet, en sortant de la première représentation de cette Pièce, qui se donna chez Mr Fouquet. » Sa Majesté, voyant passer Monsieur de S**, dit a Molière : « Voilà un grand original que vous n’avez point encore copié. » Je n’ai pu savoir absolument si ce fait est véritable ; mais j’ai été mieux informé que Mr Ménage de la manière dont cette belle Scène du Chasseur fut faite. Molière n’y a aucune part que pour la versification ; car ne connoissant point la chasse, il s’excusa d’y travailler. De sorte qu’une personne, que j’ai des raisons de ne pas nommer, la lui dicta tout entière dans un jardin ; et Mr de Molière l’aïant versifiée, en fit la plus belle Scène de ses Fâcheux, et le Roi prit beaucoup de plaisir à la voir représenter.

L’École des Femmes parut en 1662, avec peu de succès ; les gens de spectacle furent partagés ; les Femmes outragées, à ce qu’elles croyoient, débauchoient autant de beaux esprits qu’elles le pouvoient, pour juger de cette Pièce comme elles en jugeoient. « Mais que trouvez-vous à redire d’essenciel à cette Pièce ? » disoit un Connoisseur à un Courtisan de distinction. — « Ah parbleu ! ce que j’y trouve à redire, est plaisant, s’écria l’homme de Cour ! Tarte à la crème, morbleu, Tarte à la crème. — Mais, Tarte à la crème, n’est point un défaut, répondit le bon esprit, pour décrier une Pièce comme vous le faites.— Tarte à la crème, est exécrable, » répliqua le Courtisan. « Tarte à Ia crème ! bon Dieu ! avec du sens commun, peut-t-on soutenir une Pièce où l’on ait mis Tarte à la crème ? » Cette expression se répétoit par écho parmi tous les petits esprits de la Cour et de la Ville, qui ne se prêtent jamais à rien, et qui incapables de sentir le bon d’un Ouvrage, saisissent un trait foible, pour ataquer un Auteur beaucoup au-dessus de leur portée. Molière, outré à son tour des mauvais jugemens que l’on portoit sur sa pièce, les ramassa, et en fit la Critique de l’École des Femmes, qu’il donna en 1663. Cette pièce fit plaisir au Public : elle étoit du tems, et ingénieusement travaillée.

L’Impromptu de Versailles, qui fut joué pour la première fois devant le Roi le 14e d’Octobre 1663, et à Paris le 4e de Novembre de la même année, n’est qu’une conversation satirique entre les Comédiens, dans laquelle Molière se donne carrière contre les Courtisans, dont les caractères lui déplaisoient, contre les Comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, et contre ses ennemis.

Molière, né avec des mœurs droites, et dont les manières étoient simples et naturelles, souffroit impatiemment le Courtisan empressé, flateur, médisant, inquiet, incommode, faux ami. Il se déchaîne agréablement dans son Impromptu contre ces Messieurs-là, qui ne lui pardonnoient pas dans l’ocasion. Il ataque leur mauvais-goût pour les ouvrages : il tâche d’ôter tout crédit au jugement qu’ils fesoient des siens.

Mais il s’atache sur tout à tourner en ridicule une pièce intitulée le Portrait du Peintre, que Mr Boursaut avoit faite contre lui ; et à faire voir l’ignorance des Comédiens de l’Hôtel de Bourgogne dans la déclamation, en les contrefesant tous si naturellement, qu’on les reconnoissoit dans son jeu. Il épargne le seul Floridor. Il avoit très-grande raison de charger sur leur mauvais goût. Ils ne savaient aucuns principes de leur art ; ils ignoroient même qu’il en eût. Tout leur jeu ne consistoit que dans une prononciation ampoulée et emphatique, avec laquelle ils récitoient également tous leurs rôles ; on n’y reconnoissoit ni mouvemens, ni passion : et cependant les Beauchateau, les Mondori, étaient aplaudis, parce qu’ils fesoient pompeusement ronfler un vers. Molière, qui connoissoit l’action par principes, étoit indigné d’un jeu si mal réglé, et des aplaudissemens que le Public ignorant lui donnait. De sorte qu’il s’apliquoit à metre ses Acteurs dans le naturel ; et avant lui, pour le comique, et avant Mr le Baron, qu’il forma dans le sérieux, comme je le dirai dans la suite, le jeu des Comédiens étoit pitoïable pour les personnes qui avoient le goût délicat ; et nous nous appercevons malheureusement que la plupart de ceux qui représentent aujourd’hui, destitués d’étude qui les soutienne dans la connaissance des principes de leur art, commencent à perdre ceux que Molière avoit établis dans sa Troupe.

La différence de jeu avoit fait naître de la jalousie entre les deux Troupes. On alloit à celle de l’Hôtel de Bourgogne ; les Auteurs Tragiques y portoient presque tous leurs Ouvrages ; Molière en étoit fâché. De manière qu’aïant sceu qu’ils devoient représenter une pièce nouvelle dans deux mois, il se mit en tête d’en avoir une toute prête pour ce tems-là, afin de figurer avec l’ancienne Troupe. Il se souvint qu’un an auparavant un jeune homme lui avoit aporté une pièce intitulée Théagène et Chariclée, qui à la vérité ne valoit rien ; mais qui lui avoit fait voir que ce jeune homme en travaillant pouvoit devenir un excellent Auteur. Il ne le rebuta point, mais il l’exhorta de se perfectionner dans la Poésie, avant que de hazarder ses Ouvrages au Public : et il lui dit de revenir le trouver dans six mois. Pendant ce tems-là Molière fit le dessein des Frères Ennemis ; mais le jeune homme n’avoit point encore paru : et lorsque Molière en eut besoin, il ne savoit où le prendre : il dit à ses Comédiens de le lui déterrer à quelque prix que ce fût. Ils le trouvèrent. Molière lui donna son projet ; et le pria de lui en aporter un acte par semaine, s’il étoit possible. Le jeune Auteur, ardent et de bonne volonté, répondit à l’empressement de Molière ; mais celui-ci remarqua qu’il avoit pris presque tout son travail dans la Thébaïde de Rotrou. On lui fit entendre que l’on n’avoit point d’honneur à remplir son ouvrage de celui d’autrui ; que la pièce de Rotrou étoit assez récente pour être encore dans la mémoire des Spectateurs ; et qu’avec les heureuses dispositions qu’il avoit, il falloit qu’il se fît honneur de son premier ouvrage, pour disposer favorablement le Public à en recevoir de meilleurs. Mais comme le tems pressoit, Molière lui aida à changer ce qu’il avoit pillé, et à achever la pièce, qui fut prête dans le tems, et qui fut d’autant plus aplaudie, que le Public se prêta à la jeunesse de Mr Racine, qui fut animé par les aplaudissemens, et par le présent que Molière lui fit. Cependant ils ne furent pas long-tems en bonne intelligence, s’il est vrai que ce soit celui-ci qui ait fait la Critique de l’Andromaque, comme Mr Racine le croyoit : il estimoit cet Ouvrage, comme un des meilleurs de l’Auteur ; mais Molière n’eut point de part à cette Critique ; elle est de Mr de Subligny.

Le Roi connoissant le mérite de Molière, et l’atachement particulier qu’il avoit pour divertir Sa Majesté, daigna l’honorer d’une pension de mille livres. On voit dans ses Ouvrages le remerciment qu’il en fit au Roi. Ce bienfait assura Molière dans son travail ; il crut après cela qu’il pouvoit penser favorablement de ses Ouvrages ; et il forma le dessein de travailler sur de plus grands caractères, et de suivre le goût de Térence un peu plus qu’il n’avoit fait : il se livra avec plus de fermete aux Courtisans, et aux Savans, qui le recherchoient avec empressement : on croyoit trouver un homme aussi éguayé, aussi juste dans 1a conversation, qu’il l’étoit dans ses pièces ; et l’on avoit la satisfaction de trouver dans son commerce encore plus de solidité, que dans ses Ouvrages. Et ce qu’il y avoit de plus agréable peur ses amis, c’est qu’il étoit d’une droiture de coeur inviolable », et d’une justesse d’esprit peu commune.

On ne pouvoit souhaiter une situation plus heureuse que celle où il étoit à 1a Cour, et à Paris depuis quelques années. Cependant il avoit cru que son bonheur seroit plus vif et plus sensible, s’il le partageoit avec une femme ; il voulut remplir la passion que les charmes naissans de la fille de la Béjart avoient nourrie dans son cœur, à mesure qu’elle avoit cru. Cette jeune fille avoit tous les agrémens qui peuvent engager un homme, et tout l’esprit nécessaire pour le fixer. Molière avoit passé des amusemens que l’on se fait avec un enfant, à l’amour le plus violent qu’une maîtresse puisse inspirer. Mais il savoit que la mère avoit d’autres vues, qu’il auroit de la peine à déranger. C’étoit une femme altière, et peu raisonnable, lorsqu’on n’adhéroit pas à ses sentimens : elle aimoit mieux être l’amie de Molière que sa belle-mère : ainsi il auroit tout gâté de lui déclarer le dessein qu’il avoit d’épouser sa fille. Il prit le parti de le faire sans en rien dire à cette femme. Mais comme elle l’observoit de fort près, il ne put consommer son mariage pendant plus de neuf mois ; c’eût été risquer un éclat qu’il vouloit éviter sur toutes choses ; d’autant plus que la Béjart, qui le soupçonnait de quelque dessein sur sa fille, le menaçoit souvent en femme furieuse et extravagante de le perdre, lui, sa fille et elle-même, si jamais il pensoit à l’épouser. Cependant la jeune fille ne s’acommodoit point de l’emportement de sa mère, qui la tourmentoit continuellement, et qui lui fesoit essuyer tous les désagrémens qu’elle pouvoit inventer : de sorte que cette jeune personne, plus lasse peut-être d’atendre le plaisir d’être femme, que de souffrir les duretés de sa mère, se détermine un matin de s’aller jetter dans l’apartement de Molière, fortement résolue de n’en point sortir qu’il ne l’eût reconnue pour sa femme ; ce qu’il fut contraint de faire. Mais cet éclaircissement causa un vacarme terrible ; la mère donna des marques de fureur et de désespoir, comme si Molière avoit épousé sa rivale ; ou comme si sa fille fût tombée entre les mains d’un malheureux. Néanmoins, il fallut bien s’apaiser, il n’y avoit point de remède ; et la raison fit entendre à la Béjart, que le plus grand bonheur qui pût arriver à sa fille, étoit d’avoir épousé Molière ; qui perdit par ce mariage tout l’agrément que son mérite et sa fortune pouvoient lui procurer, s’il avoit été assez Philosophe pour se passer d’une femme.

Celle-ci ne fut pas plutôt Mademoiselle de Molière, qu’elle crut être au rang d’une Duchesse ; et elle ne se fut pas donnée en Spectacle à la Comédie que le Courtisan désocupé lui en conta. Il est bien difficile à une Comédienne belle, et soigneuse de sa personne, d’observer si bien sa conduite, que l’on ne puisse l’ataquer. Qu’une Comédienne rende à un grand Seigneur les devoirs de politesse qui lui sont dus, il n’y a point de miséricorde ; c’est son amant. Molière s’imagine que toute la Cour, toute la Ville en vouloit à son Épouse. Elle négligea de l’en désabuser : au contraire les soins extraordinaires qu’elle prenoit de sa parure, à ce qu’il lui sembloit, pour tout autre que pour lui, qui ne demandoit point tant d’arangement, ne firent qu’augmenter ses soupçons, et sa jalousie. Il avoit beau représenter à sa femme la manière dont elle devoit se conduire, pour passer heureusement la vie ensemble : elle ne profitoit point de ses leçons, qui lui paroissoient trop sévères pour une jeune personne, qui d’ailleurs n’avoit rien à se reprocher. Ainsi Molière, après avoir essuyé beaucoup de froideurs et de dissentions domestiques, fit son possible pour se renfermer dans son travail et dans ses amis, sans se mettre en peine de la conduite de sa femme.

La Princesse d’Élide, qui fut représentée dans une grande Fête, que le Roi donna aux Reines, et à toute sa Cour au mois de Mai 1664, fit à Molière tout l’honneur qu’il en pouvoit atendre. Cette pièce le réconcilia, pour ainsi dire, avec le Courtisan chagrin ; elle parut dans un tems de plaisirs, le Prince l’avoit aplaudie, Molière à la Cour étoit inimitable ; on lui rendoit justice de tous côtés ; les sentimens qu’il avoit donnés à ses Personnages, ses vers, sa prose (car il n’avoit pas eu le tems de versifier toute sa pièce), tout fut trouvé excellent dans son ouvrage. Mais le Mariage forcé, qui fut représenté le dernier jour de la Fête du Roi, n’eut pas le même sort chez le Courtisan. Est-ce le même Auteur, disait-on, qui a fait ces deux pièces ? Cet homme aime à parler au Peuple ; il n’en sortira jamais : il croit encore être sur son Théâtre de campagne. Malgré cette critique, qui étoit peut être en sa place, Sganarelle avec ses expressions, ne laissa pas de faire rire l’homme de Cour.

La Princesse d’Élide, et le Mariage forcé eurent aussi leurs aplaudissemens à Paris au mois de Novembre de la même année ; mais bien des Gens se récrièrent contre cette dernière pièce, qui n’auroit pas passé si un autre Auteur l’avoit donnée, et si elle avoit été jouée par d’autres Comédiens que ceux de la Troupe de Molière, qui par leur jeu fesoient goûter au Bourgeois les choses les plus communes.

Molière, qui avoit acoutumé le Public à lui donner souvent des nouveautez, hazarda son Festin de Pierre le 15 de Février 1665. On en jugea dans ce tems-là, comme on en juge en celui-ci. Et Molière eut la prudence de ne point faire imprimer cette pièce ; dont on fit dans le tems une très-mauvaise Critique.

C’est une question souvent agitée dans les conversations, savoir si Molière a maltraité les Médecins par humeur, ou par ressentiment. Voici la solution de ce problème. Il logeoit chez un Médecin, dont la femme, qui étoit extrêmement avare, dit plusieurs fois à la Molière qu’elle vouloit augmenter le loyer de la portion de maison qu’elle ocupoit. Celle-ci qui croyoit encore trop honorer la femme du Médecin de loger chez elle, ne daigna seulement pas l’écouter : de sorte que son apartement fut loué à la Du-Parc ; et on donna congé à la Molière. C’en fut assez pour former de la dissension entre ces trois femmes. La Du-Parc, pour se mettre bien avec sa nouvelle Hôtesse, lui donna un billet de Comédie : celle-ci s’en servit avec joie parce qu’il ne lui coûtoit rien pour voir le spectacle. Elle n’y fut pas plutôt, que la Molière envoya deux Gardes pour la faire sortir de l’Amphithéâtre ; et se donna le plaisir d’aller lui dire elle-même, que puisqu’elle la chassoit de sa maison, elle pouvoir bien à son tour la faire sortir d’un lieu, où elle étoit la maîtresse. La femme du Médecin, plus avare que susceptible de honte, aima mieux se retirer que de payer sa place. Un traitement si offençant causa de la rumeur : les maris prirent parti trop vivement : de sorte que Molière, qui étoit très-facile à entraîner par les personnes qui le touchoient, irrité contre le Médecin, pour se venger de lui, fit en cinq jours de tems la Comédie de l’Amour Médecin, dont il fit un divertissement pour le Roi le 15 de Septembre 1665, et qu’il représenta a Paris le 22 du même mois. Cette pièce ne relevoit pas à la vérité le mérite de son Auteur ; Molière le sentit lui-même, puisqu’en la fesant imprimer il prévient son Lecteur sur le peu de tems qu’il avoit employé à la faire, et sur le peu de plaisir qu’elle peut faire à la lecture.

Depuis ce tems-là Molière n’a pas épargné les Médecins dans toutes les ocasions qu’il en a pu amener, bonnes ou mauvaises. Il est vrai qu’il avoit peu de confiance en leur savoir ; et il ne se servoit d’eux que fort rarement, n’aïant, à ce que l’on dit, jamais été saigné. Et l’on raporte dans deux livres de remarques que Mr de Mauvilain, et lui, étant à Versailles au dîner du Roi, Sa Majesté dit ä Molière : « Voilà donc votre Médecin ? Que vous fait-il ? — Sire, répondit Molière, nous raisonnons ensemble ; il m’ordonne des remèdes ; je ne les fais point, et je guéris. » On m’a assuré que Molière définissoit un Médecin : un homme que l’on paie pour conter des fariboles dans la chambre d’un malade, jusqu’à ce que la nature l’ait guéri, ou que les remèdes l’aient tué. Cependant un Médecin du tems et de la connoissance de Molière veut lui ôter l’honneur de cette heureuse définition, et il m’a assuré qu’il en étoit l’Auteur. Mr de Mauvilain est le Médecin pour lequel Molière a fait le troisième placet qui est à la tête de son Tartuffe, lorsqu’il demanda au Roi un Canonicat de Vincennes pour le fils de ce Médecin.

Molière étoit continuellement ocupé du soin de rendre sa Troupe la meilleure. Il avoit de bons Acteurs pour le Comique ; mais il lui en manquoit pour le sérieux, qui répondissent à la manière dont il vouloit qu’il fut récité sur le Théâtre. Il se présenta une favorable ocasion de remplir ses intentions, et le plaisir qu’il avoit de faire du bien à ceux qui le méritaient ; Mr le Baron a toujours été de ces sujets heureux qui touchent à la première vue. Je me flatte qu’il ne trouvera point mauvais que je dise comment il excita Molière à lui vouloir du bien ; c’est un des plus beaux endroits de la Vie d’un homme, dont la mémoire doit lui être chère.

Un Organiste de Troie, nommé Raisin, fortement ocupé du désir de gagner de l’argent, fit faire une épinette à trois claviers, longue à peu près de trois piés, et large de deux et demi, avec un corps, dont la capacité étoit le double plus grande que celles des épinettes ordinaires. Raisin avoit quatre enfans, tous jolis, deux garçons, et deux files ; il leur avoit apris à jouer de l’épinette. Quand il eut perfectionné son idée, il quite son orgue, et vient à Paris avec sa femme, ses enfants et l’épinette. Il obtint une permission de faire voir à la foire de Saint Germain le petit spectacle qu’il avoit préparé. Son affiche, qui promettoit un Prodige de méchanique, et d’obéissance dans une épinette, lui atira du monde les premières fois suffisamment pour que le Public fût averti que jamais on n’avoit vu une chose aussi étonnante que l’épinette du Troyen. On va la voir en foule ; tout le monde l’admire ; tout le monde en est surpris ; et peu de personnes pouvoient deviner l’artifice de cet instrument. D’abord le petit Raisin l’aîné, et sa petite sœur Babet se metoient chacun à son clavier, et jouoient ensemble une pièce, que le troisième clavier répétoit seul d’un bout à l’autre, les deux enfants aïant les bras levés. Ensuite le père les fesoit retirer, et prenoit une clef, avec laquelle il montoit cet instrument, par le moyen d’une roue qui fesoit un vacarme terrible dans le corps de la machine, comme s’il y avoit eu une multiplicité de roues, possible et nécessaire pour exécuter ce qu’il lui alloit faire jouer. Il la changeoit même souvent de place pour ôter tout soupçon. « Hé ! épinette, disoit-il, à cet instrument quand tout étoit préparé, jouez-moi une telle courante. » Aussi-tôt l’obéissante épinette jouoit cette pièce entière. Quelquefois Raisin l’interrompoit, en lui disant : « Arrestez-vuus ! épinette. » S’il lui disoit de poursuivre la pièce, elle la poursuivoit ; d’en jouer une autre, elle la jouoit ; de se taire, elle se taisoit.

Tout Paris étoit ocupé de ce petit prodige ; les esprits foibles croyoient Raisin sorcier ; les plus présomptueux ne pouvoient le deviner. Cependant la foire valut plus de vingt mille livres à Raisin. Le bruit de cette épinette alla jusqu’au Roi ; Sa Majesté voulut la voir, et en admira l’invention. Elle la fit passer dans l’apartement de la Reine, pour lui donner un spectacle si nouveau. Mais Sa Majesté en fut tout d’un coup effrayée ; de sorte que le Roi ordonna sur le champ que l’on ouvrit le corps de l’épinette, d’où l’on vit sortir un petit enfant de cinq ans, beau comme un Ange. C’étoit Raisin le cadet, qui fut dans le moment caressé de toute la Cour. Il étoit tems que le pauvre enfant sortit de sa prison, où il étoit si mal à son aise depuis cinq ou six heures, que l’épinette en avoit contracté une mauvaise odeur.

Quoique le secret de Raisin fût découvert, il ne laissa pas de former le dessein de tirer encore parti de son épinette à la foire suivante. Dans le tems il fait afficher, et il annonce le même spectacle que l’année précédente ; mais il promet de découvrir son secret, et d’acompagner son épinette d’un petit divertissement. Cette foire fut aussi heureuse pour Raisin que la première. Il commençoit son spectacle par sa machine, ensuite de quoi les trois enfants dançoient une sarabande ; ce qui étoit suivi d’une Comédie que ces trois petites personnes, et quelques autres dont Raisin avoit formé une Troupe, représentoient tant bien que mal. Ils avoient deux petites pièces qu’ils fesoient rouler, Tricassin rival, et l’Andouille de Troie. Cette Troupe prit le titre de Comédiens de Monsieur le Dauphin, et elle se donna en spectacle avec succès pendant du tems.

Je sais que cette Histoire n’est pas tout-à-fait de mon sujet ; mais elle m’a paru si singulière, que je ne crois pas que l’on me sache mauvais gré de l’avoir donnée. D’ailleurs on verra par la suite, qu’elle a du rapport à quelques particularitez qui regardent Molière.

Pendant que cette nouvelle Troupe se fesoit valoir, le petit Baron étoit en pension à Villejuif ; et un Oncle, et une Tante ses Tuteurs avoient déjà mangé la plus grande et la meilleure partie du bien que sa mère lui avoit laissé, et lui en restant peu qu’ils pussent consommer, ils commençoient à être embarrasses de sa personne. Ils poursuivoient un procès en son nom : leur Avocat, qui se nommoit Margane, aimoit beaucoup à faire de méchans vers : une pièce de sa façon intitulée la Nymphe dodue, qui couroit parmi le Peuple, fesoit assez connoître la mauvaise disposition qu’il avoit pour la Poésie. Il demanda un jour à l‘Oncle et à la Tante de Baron ce qu’ils vouloient faire de leur pupille. « Nous ne le savons point, dirent-ils ; son inclination ne paroît pas encore : cependant il récite continuellement des vers. —Et bien, répondit l’Avocat, que ne le mettez-vous dans cette petite Troupe de Monsieur le Dauphin, qui a tant de succès? » Ces parens saisirent ce conseil plus par envie de se defaire de l’enfant, pour dissiper plus aisément le reste de son bien, que dans la vue de faire valoir le talent qu’il avoit apporté en naissant. Ils l’engagèrent donc pour cinq ans dans la Troupe de la Raisin, car son mari etoit mort alors. Cette femme fut ravie de trouver un enfant qui étoit capable de remplir tout ce que l’on souhaiteroit de lui : et elle fit ce petit contrat avec d’autant plus d’empressement, qu’elle y avoit été fortement incitée par un fameux Médecin, qui étoit de Troie, et qui s’intéressant à l’établissement de cette veuve, jugeoit que le petit Baron pouvoit y contribuer, étant fils d’une des meilleures Comédiennes qui ait jamais été.

Le petit Baron parut sur le Théâtre de la Raisin avec tant d’aplaudissement, qu’on le fut voir jouer avec plus d’empressement que l’on n’en avoit eu à chercher l’épinette. Il étoit surprenant qu’un enfant de dix ou onze ans, sans avoir été conduit dans les principes de la déclamation, fit valoir une passion avec autant d’esprit qu’il le fesoit.

La Raisin s’étoit établie après la foire proche du vieux Hôtel de Guénégaud ; et elle ne quita point Paris qu’elle n’eût gagné vingt mille écus de bien. Elle crut que la campagne ne lui seroit pas moins favorable ; mais à Rouen, au lieu de préparer le lieu de son spectacle, elle mangea ce qu’elle avoit d’argent avec un Gentil-homme de Monsieur le Prince de Monaco, nommé Olivier, qui l’aimoit à la fureur, et qui la suivoit par tout ; de sorte qu’en très-peu de tems sa Troupe fut réduite dans un état pitoyable. Ainsi destituée de moyens pour jouer la Comédie à Rouen, la Raisin prit le parti de revenir à Paris avec ses petits Comédiens, et son Olivier.

Cette femme n’aïant aucune ressource, et connoissant l’humeur bien-fesante de Molière, alla le prier de lui prêter son Théâtre pour trois jours seulement, afin que le petit gain qu’elle espéroit de faire dans ses trois représentations lui servit à remettre sa troupe en état. Molière voulut bien lui acorder ce qu’elle lui demandoit. Le premier jour fut plus heureux qu’elle ne se l’étoit promis ; mais ceux qui avoient entendu le petit Baron, en parlèrent si avantageusement, que le second jour qu’il parut sur le Théâtre, le lieu étoit si rempli, que la Raisin fit plus de mille écus.

Molière, qui étoit incommode, n’avoit pu voir le petit Baron les deux premiers jours ; mais tout le monde lui en dit tant de bien, qu’il se fit porter au Palais Royal à la troisième représentation, tout malade qu’il étoit. Les Comédiens de l’Hôtel de Bourgogne n’en avoient manqué aucune, et ils n’étoient pas moins surpris du jeune Acteur, que l’étoit le Public, sur tout la Du-Parc, qui le prit tout d’un coup en amitié ; et qui bien sérieusement avoit fait de grands préparatifs pour lui donner à souper ce jour-là. Le petit homme, qui ne sçavoit auquel entendre pour recevoir les caresses qu’on lui fesoit, promit à cette Comédienne qu’il iroit chez elle. Mais la partie fut rompue par Molière, qui lui dit de venir souper avec lui. C’étoit un maître et un oracle quand il parloit. Et ces Comédiens avoient tant de déférence pour lui, que Baron n’osa lui dire qu’il était retenu ; et la Du-Parc n’avoit garde de trouver mauvais que le jeune homme lui manquât de parole. Ils regardoient tous ce bon acueil, comme la fortune de Baron ; qui ne fut pas plutôt arrivé chez Molière, que celui-ci commença par envoyer chercher son Tailleur, pour le faire habiller, (car il étoit en très-mauvais état) et il recommanda au Tailleur que l’habit fût très-propre, complet, et fait dès le lendemain matin. Molière interrogeoit et observoit continuellement le jeune Baron pendant le souper, et il le fit coucher chez lui, pour avoir plus de tems de connoître ses sentimens par la conversation, afin de placer plus seurement le bien qu’il lui vouloit faire.

Le lendemain matin le Tailleur exact aporta sur les neuf à dix heures au petit Baron un équipage tout complet. Il fut tout étonné, et fort aise de se voir tout d’un coup si bien ajusté. Le Tailleur lui dit qu’il falloir descendre dans l’apartement de Molière pour le remercier. « C’est bien mon intention, répondit le petit homme, mais je ne crois pas qu’il soit encore levé. » Le Tailleur l’aïant assuré du contraire, il descendit, et fit un compliment de reconnaissance à Molière, qui en fut très-satisfait, et qui ne se contenta pas de l’avoir si bien fait acommoder ; il lui donna encore Six louis d’or, avec ordre de les dépencer à ses plaisirs. Tout cela étoit un rêve pour un enfant de douze ans, qui étoit depuis long-tems entre les mains de gens durs, avec lesquels il avoit souffert, et il étoit dangereux et triste qu’avec les favorables dispositions qu’il avoit pour le Théâtre, il restât en de si mauvaises mains. Ce fut cette fâcheuse situation qui toucha Molière. Il s’aplaudit d’être en état de faire du bien à un jeune homme qui paroissoit avoir toutes les qualitez nécessaires pour profiter du soin qu’il vouloit prendre de lui ; il n’avoit garde d’ailleurs, à le prendre du côté du bon esprit, de manquer une ocasion si favorable d’assurer sa Troupe, en y fesant entrer le petit Baron.

Molière lui demanda ce que sincérement il souhaiteroit le plus alors ? « D’être avec vous le reste de mes jours, lui répondit Baron, pour vous marquer ma vive reconnoissance de toutes les bontez que vous avez pour moi. — Eh! bien, lui dit Molière, c’est une chose faite, le Roi vient de m’accorder un ordre pour vous ôter de la Troupe où vous êtes. » Molière, qui s’étoit levé dès quatre heures du matin, avoit été à S. Germain suplier sa Majesté de lui acorder cette grace, et l’ordre avoit été expédié sur le champ.

La Raisin ne fut pas longtemps à savoir son malheur ; animée par son Olivier, elle entra toute furieuse le lendemain matin dans la chambre de Molière, deux pistolets à la main, et lui dif que s’il ne lui rendoit son Acteur elle alloit lui casser la tête. Molière, sans s’émouvoir, dit à son domestique de lui ôter cette femme-là. Elle passa tout d’un coup de l’emportement à la douleur ; les pistolets lui tombèrent des mains, et elle se jeta aux piés de Molière, le conjurant, les larmes aux yeux, de lui rendre son Acteur ; et lui exposant la misère où elle alloit être réduite, elle et toute sa famille, s’il le retenait. — « Comment voulez-vous que je fasse ? lui dit-il ; le Roi veut que je le retire de votre Troupe ; voilà son ordre. » La Raisin voyant qu’il n’y avoit plus d’espérance, pria Molière de lui acorder du moins que le petit Baron jouât encore trois jours dans sa Troupe. — « Non seulement a trois, répondit Molière, mais huit ; à condition pourtant qu’il n’ira point chez vous, et que je le ferai toujours acompagner par un homme qui le ramènera des que la pièce sera finie. » Et cela de peur que cette femme, et Olivier, ne séduisissent l’esprit du jeune homme pour le faire retourner avec eux. Il fallut bien que la Raisin en passât par là ; mais ces huit jours lui donnèrent beaucoup d’argent, avec lequel elle voulut faire un établissement près de l’Hôtel de Bourgogne ; mais dont le détail, et le succès ne regardent point mon sujet.

Molière, qui aimoit les bonnes mœurs, n’eut pas moins d’attention à former celles de Baron, que s’il eût été son propre fils : il cultiva avec soin les dispositions extraordinaires qu’il avoit pour la déclamation. Le Public sait comme moi jusqu’à quel degré de perfection il l’a élevé. Mais ce n’est pas le seul endroit par lequel il nous a fait voir qu’il a sçu profiter des leçons d’un si grand Maître. Qui, depuis sa mort, a soutenu plus seurement le Théâtre comique, que Monsieur Baron ?

Le Roi se plaisoit tellement aux divertissements fréquents que la Troupe de Molière lui donnoit, qu’au mois d’Août 1665, Sa Majesté jugea â propos de la fixer tout-à-fait à son service, en lui donnant une pension de sept mille livres. Elle prit alors le titre de la Troupe du Roi, qu’elle a toujours conservé depuis, et elle étoit de toutes les fêtes qui se fesoient par tout où étoit Sa Majesté.

Molière de son côté n’épargnoit ni soins, ni veilles pour soutenir, et augmenter la réputation qu’il s’étoit acquise, et pour répondre aux bontez que le Roi avoit pour lui. Il consultoit ses amis ; il examinoit avec atention ce qu’il travailloit ; on sait même que lorsqu’il vouloit que quelque Scène prît le Peuple des Spectateurs, comme les autres, il la lisoit à sa servante pour voir si elle en seroit touchée. Cependant il ne saisissoit pas toujours le Public d’abord ; il l’éprouva dans son Avare. A peine fut-il représenté sept fois. La prose dérouta ce Public. « Comment! disoit Monsieur le Duc de.... Molière est-il fou, et nous prend-il pour des benests, de nous faire essuyer cinq Actes de prose? A-t-on jamais vu plus d’extravagance? Le moyen d’être diverti par de la prose l » Mais Molière fut bien vengé de ce Public injuste et ignorant quelques années après : il donna son Avare pour la seconde fois le 9° Septembre 1668. On y fut en foule, et il fut joué presque toute l’année ; tant il est vrai que le Public goûte rarement les bonnes choses quand il est dépaysé. Cinq Actes de prose l‘avoient révolté la première fois ; mais la lecture et la réflexion l’avaient ramené, et il fut voir avec empressement une pièce qu’il avoit méprisée dans les commencemens.

Cependant ces jugemens injustes et de cabale, et la situation domestique où se trouvoit Molière, ne laissoient pas de le troubler, quelque heureux qu’il fût du côté de son Prince, et de celui de ses amis. Son mariage diminua l’amitié que la Béjart avoit pour lui auparavant, au lieu de la cimenter : de manière qu’il voyoit bien que sa belle-mère ne l’aimoit plus, et il s’imaginoit que sa femme étoit prête à le haïr. L’esprit de ces deux femmes étoit tellement oposé à celui de Molière qu’à moins de s’assujetir à leur conduite, et à leur humeur, il ne devoit pas compter de jouir d’aucuns momens agréables avec elles. Le bien que Molière fesoit à Baron déplaisoit à sa femme : sans se mettre en peine de répondre à l’amitié qu’elle vouloit exiger de son mari, elle ne pouvoit souffrir qu’il eût de la bonté pour cet enfant, qui de son côté à treize ans n’avoit pas toute la prudence nécessaire, pour se gouverner avec une femme, pour qui il devoit avoir des égards. Il se voyoit aimé du mari ; necessaire même à ses spectacles, caressé de toute la Cour, il s’embarassoit fort peu de plaire, ou non à la Molière : elle ne le négligeoit pas moins ; elle s’échapa même un jour de lui donner un soufflet sur un sujet assez léger. Le jeune homme en fut si vivement piqué qu’il se retira de chez Molière : il crut son honneur intéressé d’avoir été batu par une femme. Voilà de la rumeur dans la maison. « Est-il possible, dit Molière à son Épouse, que vous ayez eu l’imprudence de fraper un enfant aussi sensible que vous connaissez celui-là ; et encore dans un tems où il est chargé d’un rolle de six cens vers dans la pièce que nous devons représenter incessamment devant le Roi ? » On donna beaucoup de mauvaises raisons, piquantes même, ausquelles Molière prit le parti de ne point répondre ; il se retrancha à tâcher d’adoucir le jeune homme, qui s’étoit sauvé chez la Raisin. Rien ne pouvoit le ramener, il étoit trop irrité ; cependant i1 promit qu’il représenteroit son rolle ; mais qu’il ne rentreroit point chez Molière. En effet il eut la hardiesse de demander au Roi à Saint Germain la permission de se retirer. Et incapable de réflexion, i1 se remit dans la Troupe de la Raisin, qui l’avoit excité à tenir ferme dans son ressentiment.

Cette femme prit la résolution de courir la Province avec sa Troupe, qui réussit assez par tout à cause de son Acteur. Mais elle se dérangea par la suite. Il s’en forma une meilleure, dans laquelle étoit Mademoiselle de Beauval : Baron jugea à propos de s’y metre. Cependant il étoit toujours ocupé de Molière ; l’âge, le changement lui fesoient sentir la reconnaissance qu’il lui devait, et le tort qu’il avoit eu de le quiter. Il ne cachait point ces sentimens, et il disait publiquement qu’il ne chercheoit point à se remettre avec lui, parce qu’il s’en reconnaissait indigne. Ces discours furent raportés à Malière ; il en fut bien aise ; et ne pouvant tenir contre l’envie qu’il avait de faire revenir ce jeune homme dans sa Troupe, qui en avait besoin, il lui écrivit à Dijon une lettre très-touchante ; et comme s’il avoit été assuré que Baron adhéreroit à sa prière, et répondroit au bien qu’il lui fesoit, il lui envoya un nouvel ordre du Roi, et lui marqua de prendre la poste pour se rendre plus promtement auprès de lui. Molière avait souffert de l’absence de Baron ; l’éducation de ce jeune homme l’amusait dans ses momens de relâche; les chagrins de famille augmentoient tous les jours chez lui. Il ne pouvoit pas toujours travailler, ni être avec ses amis pour s’en distraire. D’ailleurs il n’aimait pas le nombre, ni la gêne, il n’avoit rien pour s’amuser et s’étourdir sur ses déplaisirs. Sa plus douloureuse réflexion étoit, qu’étant parvenu à se former la réputation d’un homme de bon esprit, on eût à lui reprocher que son ménage n’en fût pas mieux conduit, et plus paisible. Ainsi il regardoit le retour de Baron comme un amusement famillier, avec lequel il pourroit avec plus de satisfaction mener une vie tranquile, conforme à sa santé et à ses principes, débarassé de cet atirail étranger de famille, et d’amis même qui nous dérobent le plus souvent par leur présence importune les momens les plus agréables de notre vie.

Baron ne fut pas moins vif que Molière sur les sentimens du retour : il part aussitôt qu’il eut reçu la lettre : et Molière ocupé du plaisir de revoir son jeune Acteur quelques momens plutôt, fut l’atendre à la porte Saint Victor le jour qu’il devoit arriver. Mais il ne le reconnut point. Le grand air de la campagne et la course l’avoient tellement harrassé et défiguré, qu’il le laissa passer sans le reconnoître, et il revint chez lui tout triste après avoir bien atendu. Il fut agréablement surpris d’y trouver Baron, qui ne put metre en œuvre un beau compliment qu’il avoit composé en chemin ; la joie de revoir son bien-faiteur lui ôta la parole.

Molière demanda à Baron s’il avoit de l’argent. Il lui répondit qu’il n’en avoit que ce qui étoit resté de répandu dans sa poche ; parce qu’il avoit oublié sa bourse sous le chevet de son lit à la dernière couchée ; qu’il s’en étoit aperçu à quelques postes ; mais que l’empressement qu’il avoir de le revoir ne lui avoit pas permis de retourner sur ses pas pour chercher son argent. Molière fut ravi que Baron revint touché, et reconnoissant. Il l’envoya à la Comédie, avec ordre de s’enveloper tellement dans son manteau que personne ne pût le reconnoître ; parce qu’il n’étoit pas habillé, quoique fort proprement, à la phantaisie d’un homme qui en fesoit l’agrément de ses spectacles ; Molière n’oublia rien pour le remetre dans son lustre. Il reprit la même atention qu'il avoit eue pour lui dans les commencemens : et l’on ne peut s’imaginer avec quel soin il s’apliquoit à le former dans les mœurs, comme dans sa profession. En voici un exemple qui fait un des plus beaux traits de sa vie.

Un homme, dont le nom de famille étoit Mignot, et Mondorge celui de Comédien, se trouvant dans une triste situation, prit la résolution d’aller à Hauteüil, où Molière avoit une maison, et où il étoit actuellement, pour tâcher d’en tirer quelque secours, pour les besoins pressans d’une famille qui étoit dans une misère affreuse. Baron, à qui ce Mondorge s’adressa, s’en aperçut aisément ; car ce pauvre Comédien fesoit le spectacle du monde le plus pitoyable. Il dit à Baron, qu’il savoit être un assuré protecteur auprès de Molière, que l’urgente nécessité où il étoit lui avoit fait prendre le parti de recourir à lui, pour le mettre en état de rejoindre quelque troupe avec sa famille ; qu’il avoit été le camarade de Mr de Molière en Languedoc ; et qu’il ne doutoit pas qu’il ne lui fît quelque charité, si Baron vouloit bien s’intéresser pour lui.

Baron monta dans l’apartement de Molière, et lui rendit le discours de Mondorge, avec peine, et avec précaution pourtant, craignant de rapeller désagréablement à un homme fort riche, l’idée d’un camarade fort gueux. « Il est vrai que nous avons joué la Comédie ensemble, dit Molière, et c’est un fort honneste homme ; je suis fâché que ses petites affaires soient en si mauvais état. Que croyez-vous, ajouta-t-il, que je lui doive donner ? » Baron se deffendit de fixer le plaisir que Molière vouloit faire a Mondorge, qui pendant que l’on décidoit sur le secours dont il avoit besoin, dévoroit dans la cuisine, où Baron lui avoit fait donner à manger. — « Non, répondit Molière, je veux que vous déterminiez ce que je dois lui donner. » Baron ne pouvant s’en deffendre, statua sur quatre pistoles, qu’il croyoit suffisantes pour donner à Mondorge la facilité de joindre une Troupe. — « Eh bien, je vais lui donner quatre pistoles pour moi, dit Molière à Baron, puisque vous le jugez à propos : mais en voilà vingt autres que je lui donnerai pour vous : je veux qu’il connaisse que c’est à vous qu’il a l’obligation du service que je lui rens. J’ai aussi, n ajoute-t-il, un habit de Théâtre, dont je crois que je n’aurai plus de besoin, qu’on le lui donne ; le pauvre homme y trouvera de la ressource pour sa profession. » Cependant cet habit, que Molière donnoit avec tant de plaisir, lui avoit coûté deux mille cinq cens livres, et il étoit presque tout neuf. Il assaisonna ce présent d’un bon acueil qu’il fit à Mondorge, qui ne s’étoit pas atendu à tant de libéralité.

Quoique la Troupe de Molière fût suivie, elle ne laissa pas de languir pendant quelque terns par le retour de Scaramouche. Ce Comédien, après avoir gagné une somme assez considérable pour se faire dix ou douze mille livres de rente, qu’il avoit placées à Florence, lieu de sa naissance, fit dessein d’aller s’y établir. Il commença par y envoyer sa femme, et ses enfans ; et quelque tems après il demanda au Roi la permission de se retirer en son Pays. Sa Majesté voulut bien la lui acorder ; mais elle lui dit en même-tems qu’il ne falloit pas espérer de retour. Scaramouche, qui ne comptoit pas de revenir, ne fit aucune atention à ce que le Roi lui avoit dit : il avoit de quoi se passer du Théâtre. Il part ; mais il trouva chez lui une femme et des enfans rebelles, qui le reçurent non-seulement comme un étranger, mais encore qui le maltraitèrent. Il fut batu plusieurs fois par sa femme, aidée de ses enfans, qui ne voulaient point partager avec lui la jouissance du bien qu’il avoit gagné, et ce mauvais traitement alla si loin, qu’il ne put y résister : de manière qu’il fit solliciter fortement son retour en France, pour se délivrer de la triste situation où il étoit en Italie. Le Roi eut la bonté de lui permettre de revenir. Paris l’avoit trouvé fort à redire ; et son retour réjouit toute la Ville. On alla avec empressement à la Comédie Italienne pendant plus de six mois, pour revoir Scaramouche : la Troupe de Molière fut négligée pendant tout ce t’ems-là ; elle ne gagnoit rien ; et les Comédiens étoient prêts à se révolter contre leur Chef. Ils n’avaient point encore Baron pour rapeller le Public ; et l’on ne parloit pas de son retour. Enfin ces Comédiens injustes murmuroient hautement contre Moliére, et lui reprochoient qu’il laissoit languir leur Théâtre. « Pourquoi, lui disoient-ils, ne faites-vous pas des ouvrages qui nous soutiennent ? Faut-il que ces Farceurs d’Italiens nous enlèvent tout Paris ? » En un mot la troupe étoit un peu dérangée, et chacun des Acteurs méditoit de prendre son parti. Molière étoit lui-même embarassé comment il les ramèneroit ; et à la fin fatigué des discours de ses Comédiens, il dit à la Du-Parc, et à la Béjart, qui le tourmentoient le plus, qu’il ne savoit qu’un moyen pour l’emporter sur Scaramouche, et gagner bien de l’argent : que c’étoit d’aller bien loin pour quelque tems, pour s’en revenir comme ce Comédien ; mais il ajouta qu’il n’étoit ni en pouvoir, ni dans le dessein d’exécuter ce moyen, qui étoit trop long ; mais qu’elles étoient les maîtresses de s’en servir. Après s’être moqué d’elles, il leur dit sérieusement que Scaramouche ne seroit pas toujours couru avec ce même empressement : qu’on se lassoit des bonnes choses, comme des mauvaises, et qu’ils auroient leur tour. Ce qui arriva aussi par la première pièce que donna Molière.

Ce n’est pas là le seul désagrément que Molière ait eu avec ses Comédiens : l’avidité du gain étouffoit bien souvent leur reconnoissance, et ils le harcelloient toujours pour demander des graces au Roi. Les Mousquetaires, les Gardes-du-Corps, les Gendarmes, et les Chevaux-Legers entroient à la Comédie sans payer : et le Parterre en étoit toujours rempli : de sorte que les Comédiens pressèrent Molière d’obtenir de Sa Majesté un Ordre pour qu’aucune personne de sa Maison n’entrât à la Comédie sans payer. Le Roi le lui acorda. Mais ces Messieurs ne trouvèrent pas bon que les Comédiens leur fissent imposer une loi si dure ; et ils prirent pour un affront qu’ils eussent eu la hardiesse de le demander : les plus mutins s’ameutèrent ; et ils résolurent de forcer l’entrée. Ils furent en troupe à la Comédie. Ils ataquent brusquement les Gens qui gardoient les portes. Le Portier se deffendit pendant quelque tems ; mais enfin étant obligé de céder au nombre, il leur jeta son épée, se persuadant qu’étant desarmé, ils ne le tueroient pas : le pauvre homme se trompa. Ces furieux, outrés de la résistance qu’il avoit faite, le percèrent de cent coups d’épée : et chacun d’eux en entrant lui donnoit le sien. Ils cherchoient toute la Troupe pour lui faire éprouver le même traitement qu’aux gens qui avoient voulu soutenir la porte. Mais Béjart, qui étoit habillé en vieillard pour la pièce qu’on alloit jouer, se présenta sur le Théâtre. « Eh ! Messieurs, » leur dit-il, « épargnez du moins un pauvre Vieillard de soixante-quinze ans, qui n’a plus que quelques jours à vivre. » Le compliment de ce jeune Comédien, qui avoit profité de son habillement pour parler à ces mutins, calma leur fureur. Molière leur parla aussi très-vivement sur l’ordre du Roi. De sorte que refléchissant sur la faute qu’ils venoient de faire, ils se retirèrent. Le bruit, et les cris avoient causé une allarme terrible dans la Troupe ; les femmes croyoient être mortes : chacun cherchoit à se sauver, sur tout Hubert et sa femme, qui avoient fait un trou dans le mur du Palais Royal. Le mari voulut passer le premier ; mais parce que le trou n’étoit pas assez ouvert, il ne passa que la tête et les épaules ; jamais le reste ne put suivre. On avoit beau le tirer de dedans le Palais Royal, rien n’avançoit ; et il crioit comme un forcené par le mal qu’on lui fesoit, et dans la peur qu’il avoit que quelque Gendarme ne lui donnât un coup d’épée dans le derrière. Mais le tumulte s’étant apaisé, il en fut quite pour la peur ; et l’on agrandit le trou pour le retirer de la torture où il étoit. Quand tout ce vacarme fut passé la Troupe tint conseil, pour prendre une résolution dans une occasion si périlleuse. « Vous ne m’avez point donné de repos, dit Molière à l’Assemblée, que je n’aie importuné le Roi pour avoir l’ordre, qui nous a mis tous à deux doigts de notre perte ; il est question présentement de voir ce que nous avons à faire. » Hubert vouloit qu’on laissât toujours entrer la maison du Roi, tant il apréhendoit une seconde rumeur. Plusieurs autres, qui ne craignaient pas moins que lui, furent de même avis. Mais Molière, qui étoit ferme dans ses résolutions, leur dit que puisque le Roi avoit daigné leur acorder cet ordre, il falloit en pousser l’exécution jusques au bout, si Sa Majesté le jugeoit à propos : et « je pars dans ce moment, » leur dit-il, « pour l’en informer. » Ce dessein ne plut nullement à Hubert, qui trembloit encore.

Quand le Roi fut instruit de ce désordre, Sa Majesté ordonna aux Commandans des Corps qui l’avoient fait, de les faire metre sous les armes le lendemain, pour connoître et faire punir les plus coupables, et pour leur réitérer ses defenses d‘entrer à la Comédie sans payer. Molière, qui aimoit fort la harangue, fut en faire une à la tête des Gendarmes ; et leur dit que ce n’étoit point pour eux, ni pour les autres personnes qui composoient la Maison du Roi, qu’il avoit demandé à Sa Majesté un ordre pour les empêcher d’entrer à la Comédie : que la Troupe seroit toujours ravie de les recevoir quand ils voudraient les honorer de leur présence. Mais qu’il y avoit un nombre infini de malheureux qui tous les jours abusant de leur nom, et de la bandolière de Messieurs les Gardes-du-Corps, venoient remplir le Parterre, et ôter injustement à la Troupe le gain qu’elle devoit faire. Qu’il ne croyoit pas que des Gentilshommes qui avoient l’honneur de servir le Roi dûssent favoriser ces misérables contre les Comédiens de Sa Majesté. Que d’entrer à la Comédie sans payer n’étoit point une prérogative que des personnes de leur caractère dûssent si fort ambitionner, jusqu’à répandre du sang pour se la conserver. Qu’il falloit laisser ce petit avantage aux Auteurs, et aux Personnes, qui n’aïant pas le moyen de dépenser quinze sols, ne voyoient le spectacle que par charité, s’il m’est permis, dit-il, de parler de la sorte. Ce discours fit tout l’effet que Molière s’étoit promis ; et depuis ce tems-là la Maison du Roi n’est point entrée à la Comédie sans payer.

Quelque tems après le retour de Baron, on joua une pièce intitulée Dom Quixote (je n’ai pu savoir de quel Auteur). On l’avoit prise dans le tems que Dom Quixote installe Sancho Pança dans son Gouvernement. Molière fesoit Sancho : et comme il devoit paroître sur le Théâtre monté sur un Ane, il se mit dans la coulisse pour être prest â entrer dans le moment que la Scène le demanderoit. Mais l’Ane, qui ne savoit point le rolle par coeur, n’observa point ce moment ; et dès qu’il fut dans la coulisse il voulut entrer, quelques efforts que Molière employât pour qu’il n’en fît rien. Sancho tiroit le licou de toute sa force ; l’Ane n’obéissoit point ; il vouloit absolument paroitre. Molière apelloit : « Baron, la Forest, à moi! ce maudit Ane veut entrer. » La Forest étoit une servante qui fesoit alors tout son domestique, quoiqu’il eût près de trente mille livres de rente. Cette femme étoit dans la coulisse oposée, d’où elle ne pouvoit passer par-dessus le Théâtre pour arrêter l’Ane ; et elle rioit de tout son cœur de voir son maître renversé sur le derrière de cet animal, tant il metoit de force à tirer son licou, pour le retenir. Enfin, destitué de tout secours, et désespérant de pouvoir vaincre l’opiniâtreté de son Ane, il prit le parti de se retenir aux ailes du Théâtre, et de laisser glisser l’animal entre ses jambes pour aller faire telle Scène qu’il jugeroit à propos. Quand on fait réflexion au caractère d’esprit de Molière, à la gravité de sa conduite, et de sa conversation, il est risible que ce Philosophe fût exposé à de pareilles avantures, et prît sur lui les Personnages les plus comiques. Il est vrai qu’il s’en est lassé plus d’une fois, et si ce n’avoit été l’attachement inviolable qu’il avoit pour les plaisirs du Roi, il auroit tout quitté pour vivre dans une molesse philosophique, dont son domestique, son travail, et sa Troupe l’empêchoient de jouir. Il y avoit d’autant plus d’inclination qu’il étoit devenu très valétudinaire, et il étoit réduit à ne vivre que de lait. Une toux qu’il avoit négligée, lui avoit causé une fluxion sur la poitrine, avec un crachement de sang, dont il étoit resté incommodé ; de sorte qu’il fut obligé de se mettre au lait pour se racommoder, et pour être en état de continuer son travail. Il observa ce régime presque le reste de ses jours. De manière qu’il n’avoit plus de satisfaction que par l’estime dont le Roi l’honoroit, et du côté de ses amis. Il en avoit de choisis, à qui il ouvroit souvent son cœur.

L’amitié qu’ils avoient formée dès le Collège, Chapelle et lui, dura jusqu’au dernier moment. Cependant celui-là n’étoit pas un ami consolant pour Molière, il étoit trop dissipé ; il aimoit véritablement, mais il n’étoit point capable de rendre de ces devoirs empressés qui réveillent l’amitié. Il avoit pourtant un aparternent chez Molière à Hauteuil, où il alloit fort souvent ; mais c’étoit plus pour se réjouir, que pour entrer dans le sérieux. C’étoit un de ces génies supérieurs et réjouissans, que l’on annonçoit six mois avant que de le pouvoir donner pendant un repas. Mais pour être trop à tout le monde, il n’étoit point assez à un véritable ami : de sorte que Molière s’en fit deux plus solides dans la personne de Mr Rohault et Mignard, qui le dédommageoient de tous les chagrins qu’il avoit d’ailleurs. C’étoit à ces deux Messieurs qu’il se livroit sans réserve. « Ne me plaignez-vous pas, leur disoit-il un jour, d’être d’une profession, et dans une situation si oposées aux sentimens, et à l’humeur que j’ai présentement ? J’aime la vie tranquile ; et la mienne est agitée par une infinité de détails communs et turbulens, sur lesquels je n’avois pas compté dans les commencemens, et ausquels il faut absolument que je me donne tout entier malgré moi. Avec toutes les précautions, dont un homme peut être capable, je n’ai pas laissé de tomber dans le désordre où tous ceux qui se marient sans réflexion ont acoutumé de tomber. —Oh! oh! dit Mr Rohaut. — Oui, mon cher Monsieur Rohaut, je suis le plus malheureux de tous les hommes, ajouta Molière, et je n’ai que ce que je mérite. Je n’ai pas pensé que j’étois trop austère, pour une société domestique. J’ai cru que ma femme devoit assujétir ses manières à sa vertu, et à mes intentions ; et je sens bien que dans la situation où elle est, elle eût encore été plus malheureuse que je ne le suis, si elle l’avoit fait. Elle a de l’enjouement, de l’esprit ; elle est sensible au plaisir de le faire valoir ; tout cela m’ombrage malgré moi. J’y trouve à redire, je m’en plains. Cette femme cent fois plus raisonnable que je ne le suis, veut jouir agréablement de la vie ; elle va son chemin : et assurée par son innocence, elle dédaigne de s’assujétir aux précautions que je lui demande. Je prens cette négligence pour du mépris ; je voudrois des marques d’amitié pour croire que l’on en a pour moi, et que l’on eût plus de justesse dans sa conduite pour que j’eusse l’esprit tranquille. Mais ma femme, toujours égale, et libre dans la sienne, qui seroit exempte de tout soupçon pour tout autre homme moins inquiet que je ne le suis, me laisse impitoyablement dans mes peines ; et ocupée seulement du désir de plaire en général, comme toutes les femmes, sans avoir de dessein particulier, elle rit de ma foiblesse. Encore si je pouvois jouir de mes amis aussi souvent que je le souhaiterois pour m’étourdir sur mes chagrins et sur mon inquiétude ! Mais vos ocupations indispensables, et les miennes m’ôtent cette satisfaction. » Mr Rohaut étala à Molière toutes les maximes d’une saine Philosophie pour lui faire entendre qu’il avoit tort de s’abandonner à ses déplaisirs. — « Eh! lui répondit Molière, je ne saurois être Philosophe avec une femme aussi aimable que la mienne ; et peut-être qu’en ma place vous passeriez encore de plus mauvais quarts d’heure. »

Chapelle n’entroit pas si intimement dans les plaintes de Moilère, il étoit contrariant avec lui, et il s’ocupoit beaucoup plus de l’esprit et de l’enjouernent, que du cœur, et des affaires domestiques, quoique ce fût un très-honnête homme. Il aimoit tellement le plaisir qu’il s’en étoit fait une habitude. Mais Molière ne pouvoir plus lui répondre de ce côté-là, à cause de son incommodité. Ainsi quand Chapelle vouloit se réjouir à Hauteuil, il y menoit des Convives pour lui tenir tête ; et il n’y avoit personne qui ne se fît un plaisir de le suivre. Connoître Molière étoit un mérite que l’on chercheoit à se donner avec empressement : d’ailleurs Mr de Chapelle soutenoit sa table avec honneur. Il fit un jour partie avec Mrs de J…, de N…, et de L…, pour aller se réjouir à Hauteuil avec leur ami. « Nous venons souper avec vous, dirent-ils à Molière. — J’en aurois, dit-il, plus de plaisir si je pouvois vous tenir compagnie ; mais ma santé ne me le permetant pas, je laisse à Mr de Chapelle le soin de vous régaler du mieux qu’il pourra. » Ils aimoient trop Molière pour le contraindre ; mais ils lui demandèrent du moins Baron. — « Messieurs, leur répondit Molière, je vous vois en humeur de vous divertir toute la nuit ; le moïen que cet enfant puisse tenir? il en seroit incommode, je vous prie de le laisser. — Oh parbleu, dit Mr de L..., la fête ne seroit pas bonne sans lui, et vous nous le donnerez. » Il falut l’abandonner : et Molière prit son lait devant eux, et s’alla coucher.

Les Convives se mirent à table : les commencemens du repas furent froids : c’est l’ordinaire entre gens qui savent ménager le plaisir ; et ces Messieurs excelloient dans cette étude. Mais le vin eut bien tôt réveillé Chapelle, et le tourna du côté de la mauvaise humeur. « Parbleu, dit-il, je suis un grand fou de venir m’enyvrer ici tous les jours, pour faire honneur à Molière ; je suis bien las de ce train-là : et ce qui me fâche c’est qu’il croit que j’y suis obligé. » La Troupe presque toute yvre aprouva les plaintes de Chapelle. On continue de boire, et insensiblement on changea de discours. A force de raisonner sur les choses qui font ordinairement la matière de semblables repas entre gens de cette espèce, on tomba sur la morale vers les trois heures du matin. « Que notre vie est peu de chose! dit Chapelle. Qu’elle est remplie de traverses! Nous sommes à l’affût pendant trente ou quarante années pour jouir d’un moment de plaisir, que nous ne trouvons jamais! Notre jeunesse est harcellée par de maudits parents qui veulent que nous nous metions un fatras de fariboles dans la tête. Je me soucie, morbleu bien, ajouta—t-il, que la terre tourne, ou le soleil, que ce fou de Descartes ait raison, ou cet extravagant d’Aristote. J’avois pourtant un enragé Précepteur qui me rebatoit toujours ces fadaises-là, et qui me fesoit sans cesse retomber sur son Épicure. Encore passe pour ce Philosophe-là, c’étoit celui qui avoit le plus de raison. Nous ne sommes pas débarassez de ces fous-là, qu‘on nous étourdit les oreilles d’un établissement. Toutes ces femmes, dit-il encore, en haussant la voix, sont des animaux qui sont ennemis jurés de notre repos. Oui morbleu, chagrins, injustice, malheurs de tous côtés dans cette vie-ci ! — Tu as parbleu raison, mon cher ami, répondit J. en l’embrassant ; sans ce plaisir-ci que ferions-nous? La vie est un pauvre partage ; quittons-la, de peur que l’on ne sépare d’aussi bons amis que nous le sommes ; allons nous noyer de compagnie ; la rivière est à notre portée. — Cela est vrai, dit N..., nous ne pouvons jamais mieux prendre notre tems pour mourir bons amis, et dans la joie ; et notre mort fera du bruit. » Ainsi ce glorieux dessein fut aprouvé tout d’une voix. Ces Yvrognes se lèvent, et vont gayement à la rivière. Baron courut avertir du monde, et éveiller Molière, qui fut effrayé de cet extravagant projet, parce qu’il connoissoit le vin de ses amis. Pendant qu’il se levoit, la Troupe avoit gagné la rivière ; et ils s’étoient déjà saisis d’un petit bateau, pour prendre le large, afin de se noyer en plus grande eau. Des Domestiques, et des gens du lieu furent promtement à ces débauchés, qui étoient déjà dans l’eau, et les repêchèrent. Indignés du secours qu’on venoit de leur donner ils mirent l’épée à la main, courent sur leurs ennemis, les poursuivent jusques dans Hauteuil, et les vouloient tuer. Ces pauvres gens se sauvent la plupart chez Molière, qui voyant ce vacarme dit à ces furieux : « Qu’est-ce que c’est donc, Messieurs, que ces coquins-là vous ont fait ? — Comment ventrebleu, dit J…, qui étoit le plus opiniâtré à se noyer, ces malheureux nous empêcheront de nous noyer ? Écoute, mon cher Molière, tu as de l’esprit, voi si nous avons tort. Fatigués des peines de ce monde-ci, nous avons fait dessein de passer en l’autre pour être mieux : la rivière nous a paru le plus court chemin pour nous y rendre ; ces marauds nous l’ont bouché. Pouvons-nous faire moins que de les en punir? — Comment ! vous avez raison, répondit Molière. Sortez d’ici, coquins, que je ne vous assomme, dit-il à ces pauvres gens, paroissant en colère. Je vous trouve bien hardis de vous oposer à de si belles actions. » Ils se retirèrent marqués de quelques coups d’épée.

« Comment! Messieurs, poursuit Molière aux débauchés, que vous ai-je fait pour former un si beau projet sans m’en faire part ? Quoi, vous voulez vous noyer sans moi ? Je vous croyois plus de mes amis. — Il a parbleu raison, dit Chapelle, voilà une injustice que nous lui faisions. Vien donc te noyer avec nous. — Oh! doucement, répondit Molière; ce n’est point ici une affaire à entreprendre mal à propos : c’est la dernière action de notre vie, il n’en faut pas manquer le mérite. On seroit assez malin pour lui donner un mauvais jour, si nous nous noyons à l’heure qu’il est: on diroit à coup seur que nous l’aurions fait la nuit, comme des désespérés, ou comme des gens yvres. Saisissons le moment qui nous fasse le plus d’honneur, et qui réponde à notre conduite. Demain sur les huit à neuf heures du matin, bien à jeun et devant tout le monde nous irons nous jeter la tête devant dans la rivière. — J’aprouve fort ses raisons, dit N..., et il n’y a pas le petit mot à dire. — Morbleu j’enrage, dit L..., Molière a toujours cent fois plus d’esprit que nous. Voilà qui est fait, remetons la partie à demain ; et allons nous coucher, car je m’endors. » Sans la présence d’esprit de Molière il seroit infailliblement arrivé du malheur, tant ces Messieurs étoient yvres, et animés contre ceux qui les avoient empêchés de se noyer. Mais rien ne le désoloit plus, que d’avoir affaire à de pareilles gens, et c’étoit cela qui bien souvent le dégoûtoit de Chapelle ; cependant leur ancienne amitié prenoit toujours le dessus.

Chapelle étoit heureux en semblables avantures. En voici une, où il eut encore besoin de Molière. En revenant d’Hauteuil, à son ordinaire, bien rempli de vin (car il ne Voyageoit jamais à jeun), il eut querelle au milieu de la petite prairie d’Hauteuil avec un valet, nommé Godemer, qui le servoit depuis plus de trente ans. Ce vieux domestique avoit l’honneur d’être toujours dans le carosse de son Maître. Il prit phantaisie à Chapelle en descendant d’Hauteuil, de lui faire perdre cette prérogative, et de le faire monter derrière son carosse. Godemer, acoutumé aux caprices que le vin causoit â son Maître, ne se mit pas beaucoup en peine d’exécuter ses ordres. Celui-ci se mit en colère : l’autre se moque de lui. Ils se gourment dans le carosse : le Cocher descend de son siège pour aller les séparer. Godemer en profite pour se jeter hors du carosse. Mais Chapelle irrité le poursuit, et le prend au collet  ; le Valet se defiend, et le Cocher ne pouvoit les séparer. Heureusement Molière et Baron, qui étaient à leur fenêtre, aperçurent les Combatans : ils crurent que les Domestiques de Chapelle l’assommoient : ils acourent au plus vite. Baron, comme le plus ingambe, arriva le premier, et fit cesser les coups  ; mais il fallut Molière pour terminer le différent. « Ah ! Molière, dit Chapelle, puisque vous voilà, jugez si j’ai tort. Ce coquin de Gèdemer s’est lancé dans mon carosse, comme si c’étoit à un Valet de figurer avec moi. — Vous ne savez ce que vous dites, répondit Godemer  ; Monsieur sait que je suis en possession du devant de votre carosse depuis plus de trente ans  ; pourquoi voulez-vous me l’ôter aujourd’hui sans raison ? — Vous êtes un insolent qui perdez le respect, répliqua Chapelle  ; si j’ai voulu vous permettre de monter dans mon carosse, je ne le veux plus ; je suis le Maître, et vous irez derrière, ou à pie. — Y a-t-il de la justice à cela, dit Godemer? Me faire aller à pié, présentement que je suis vieux, et que je vous ai si bien servi pendant si longtems! Il falloit m’y faire aller pendant que j’étois jeune, j’avois des jambes alors ; mais à présent je ne puis plus marcher. En un mot comme en cent, ajouta ce Valet, vous m’avez acoutumé au carosse, je ne puis plus m’en passer ; et je serois des-honoré si l’on me voïoit aujourd’hui derrière. — Jugez-nous, Molière, je vous en prie, dit Mr de Chapelle, j’en passerai par tout ce que vous voudrez. — Et bien, puisque vous vous en reportez à moi, dit Molière, je vais tâcher de mettre d’acord deux si honnêtes gens. Vous avez tort, dit-il à Godemer, de perdre le respect envers votre maître, qui peut vous faire aller comme il voudra ; il ne faut pas abuser de sa bonté. Ainsi je vous condamne à monter derrière son Carrosse jusqu’au bout de la prairie  : et là vous lui demanderez fort honnêtement la permission d’y rentrer : je suis seur qu’il vous la donnera. — Parbleu, s’écria Chapelle, voilà un jugement qui vous fera honneur dans le monde. Tenez, Molière, vous n’avez jamais donné une marque d’esprit si brillante. Oh, bien, ajouta-t-il, je fais grace entière à ce maraut-là en faveur de l’équité avec laquelle vous venez de nous juger. Ma foi, Molière, dit-il encore, je vous suis obligé, car cette affaire là m’embarassoit  ; elle avoit sa difficulté. À Dieu, mon cher ami, tu juges mieux qu’homme de France. »

Molière étant seul avec Baron, il prit occasion de lui dire que le mérite de Chapelle étoit effacé quand il se trouvoit dans des situations aussi désagréables que celle où il venoit de le voir : qu’il étoit bien fâcheux qu’une personne qui avoit autant d’esprit que lui, eût si peu de retenue ; et qu’il aimeroit beaucoup mieux avoir plus de conduite pour se satisfaire, que tant de brillant pour faire plaisir aux autres. « Je ne vois point, ajouta Molière, de passion plus indigne d’un galand homme que celle du vin : Chapelle est mon ami, mais ce malheureux panchant m’ôte tous les agréments de son amitié. Je n’ose lui rien confier, sans risquer d’être commis un moment après avec toute la terre. » Ce discours ne tendoit qu’à donner à Baron du dégoût pour la débauche ; car il ne laissoit passer aucune occasion de le tourner au bien  ; mais sur toutes choses il lui recommandoit de ne point sacrifier ses amis, comme fesoit Chapelle, à l’envie de dire un bon mot, qui avoit souvent de mauvaises suites.

Je ne puis m’empêcher de raporter celui qu’il dit à l’occasion d’une Épigramme qu’il avoit faite contre Mr le M. de … ; c’étoit une espèce de fat constitué en dignité, on sait que la fatuité est de tous les états. Le Marquis offensé se trouvant chez Mr de M. en présence de Chapelle, qu’il savoit être l’Auteur de l’Épigramrne, ou du moins il s’en doutoit, menaçoit d’une terrible force le pauvre Auteur, sans le nommer : son emportement ne finissait point. Le Poëte devoit mourir, sous le bâton, ou du moins en avoir tant de coups, qu’il se souviendroit toute sa Vie d’avoir versifié. Chapelle, fatigué d’entendre toujours ce fanfaron parler sur ce ton là, se lève, et s’aprochant de Mr de…. « Eh ! morbleu, lui, dit-vil, en lui présentant le dos, si tu as tant d’envie de donner des coups de bâton, donne-les, et t’en va. »

On sait que les trois premiers actes de la Comédie du Tartuffe de Molière furent représentés à Versailles dès le mois de Mai de l’année 1664, et qu’au mois de Septembre de la même année, ces trois Actes furent joués pour la seconde fois à Villers-Coteretz, avec aplaudissement. La pièce entière parut la première et la seeonde fois au Raincy, au mois de Novembre suivant, et en 1665  ; mais Paris ne l’avoit point encore vue en 1667. Molière sentoit la difficulté de la faire passer dans le public. Il le prévint par des lectures  ; mais il n’en lisoit que jusqu’au quatrième acte : de sorte que tout le monde étoit fort embaeassé comment il tireroit Orgon de dessous la table. Quand il crut avoir suffisamment préparé les esprits, le 5 d’Aoust 1667, il fait afficher le Tartuffe. Mais il n’eut pas été représenté une fois que les gens austères se révoltèrent contre cette pièce. On représenta au Roi qu’il étoit de conséquence que le ridicule de I’Hypocrisie ne parût point sur le Théâtre. Molière, disoit-on, n’étoit pas préposé pour reprendre les personnes qui se couvrent du manteau de la dévotion, pour enfreindre les loix les plus saintes, et pour troubler la tranquilité domestique des familles. Enfin ceux qui représentèrent au Roi, le firent avec de bonnes raisons, puisque Sa Majesté jugea à propos de défendre la représentation du Tartufie. Cet ordre fut un coup de foudre pour les Comédiens, et pour l’Auteur. Ceux-là attendoient avec justice un gain considérable de cette pièce ; et Molière croyoit donner par cet Ouvrage une dernière main à sa réputation. Il avoit manié le caractère de l’hypocrisie avec des traits si vifs et si délicats, qu’il s’étoit imaginé que bien loin qu’on deût attaquer sa pièce, on luy sauroit gré d’avoir donné de l’horreur pour un vice si odieux. Il le dit lui-même dans sa Préface à la tête de cette pièce : mais il se trompa, et il devoit savoir par sa propre expérience que le public n’est pas docile. Cependant Molière rendit compte au Roi des bonnes intentions qu’il avoit eues en travaillant à cette pièce. De sorte que sa Majesté aïant vu par elle-même qu’il n’y avoit rien dont les personnes de piété et de probité pussent se scandaliser, et qu’au contraire on y combatoit un vice qu’elle a toujours eu soin elle-même de détruire par d’autres voies, elle permit aparemment à Molière de remettre sa pièce sur le théâtre.

Tous les connoisseurs en jugeoient favorablement  ; et je raporterai ici une remarque de Mr Ménage, pour justifier ce que j’avance. « La prose de Mr de Molière, dit-il, vaut beaucoup mieux que ses vers. Je lisois hier son Tartuffe. Je lui en avois autrefois entendu lire trois Actes chez Mr de Mommor, où se trouvèrent aussi Mr Chapelain, Mr l’abbé de Marolles, et quelques autres personnes. Je dis à Mr …… .., lorsqu’il empêcha qu’on ne le jouât, que c’étoît une pièce dont la morale étoit excellente, et qu’il n’y avoit rien qui ne pût être utile au Public. »

Molière laissa passer quelque temps avant que de hazarder une seconde fois la représentation du Tartuffe : et l’on donna pendant ce tems-là Scaramouche Hermite, qui passa dans le Public, sans que personne s’en plaignît. « Mais d’où vient, dit-on à Mr le Prince deffunt, que l’on n’a rien dit contre cette pièce, et que l’on s’est tant récrié contre le Tartuffe? — C’est, répondit-ce prince, que Scaramouche joue le Ciel et la Religion, dont ces Messieurs là ne se soucient guères, et que Molière joue les Hypocrites dans la sienne. »

Molière ne laissoit point languir le Public sans nouveauté ; toujours heureux dans le choix de ses caractères, il avoit travaillé sur celui du Misantrope ; il le donna au Public. Mais il sentit dès la première représentation que le peuple de Paris vouloit plus rire qu’admirer ; et que pour vingt personnes qui sont susceptibles de sentir des traits délicats et élevés, il y en a cent qui les rebutent faute de les connoître. Il ne fut pas plustost rentré dans son cabinet qu’il travailla au Médecin malgré lui, pour soutenir le Misantrope, dont la seconde représentation fut encore plus foible que la première : ce qui l’obligea de se depêcher de fabriquer son fagotier. En quoi il n’eut pas beaucoup de peine, puisque c’étoit une de ces petites pièces, ou aprochant, que sa troupe avoit représentées sur le champ dans les commencemens  ; il n’avoit qu’à transcrire. La troisième représentation du Misantrope fut encore moins heureuse que les précédentes. On n’aimoit point tout ce sérieux qui est répandu dans cette pièce. D’ailleurs le Marquis étoit la copie de plusieurs originaux de conséquence, qui décrioient l’ouvrage de toute leur force. « Je n’ai pourtant pu faire mieux, et seurement je ne ferai pas mieux », disoit Molière à tout le monde.

Mr de ** crut se faire un mérite auprès de Molière de deffendre le Misantrope : il fit une longue lettre qu’il donna à Ribou pour mettre à la tête de cette pièce. Molière qui en fut irrité envoya chercher son Libraire, le gronda de ce qu’il avoit imprimé cette rapsodie sans sa participation, et lui deffendit de vendre aucun exemplaire de sa pièce où elle fût, et il brûla tout ce qui en réstoit  ; mais après sa mort on l’a rimprimée. Mr de ** qui aimoit fort à voir la Molière, vint souper chez elle le jour même. Molière le traitta cavalièrement sur le sujet de sa lettre, en lui donnant de bonnes raisons pour souhaiter qu’il ne se fût point avisé de deffendre sa pièce.

À la quatrième représentation du Misantrope il donna son fagotier, qui fit bien rire le Bourgeois de la rue St. Denis. On en trouva le Misantrope beaucoup meilleur, et insensiblement on le prit pour une des meilleures pièces qui ait jamais paru. Et le Misantrope et le Médecin malgré lui joints ensemble ramenèrent tout le pèle mêle de Paris, aussi bien que les connoisseurs. Molière s’aplaudissant du succès de son invention, pour forcer le public à lui rendre justice, hazarda d’en tirer une glorieuse vengeance, en fesant jouer le Misantrope seul. Il eut un succès très-favorable ; de sorte que l’on ne put lui reprocher que la petite pièce eût fait aller la grande.

Les Hypocrites avoient été tellement irrités par le Tartuffe, que l’on fit courir dans Paris un livre terrible que l’on mettoit sur le-compte de Molière pour le perdre. C’est à cette occasion qu’il mit dans le Misantrope les vers suivant.

Et non content encor du tort que l’on me fait,
Il court parmi le monde un livre abominable,
Et de qui la lecture est même condamnable,
Un livre à mériter la dernière rigueur,
Dont le fourbe a l’affront de me faire l’Auteur,
Et là dessus on voit Oronte qui murmure,
Et tâche méchamment d’apuyer l’imposture ;
Lui qui d’un honnête homme a la Cour tient le rang…
Etc…

On voit par cette remarque, que le Tartuffe fut joué avant le Misantrope, et avant le Médecin malgré lui  ; et qu’ainsi la date de la première représentation de ces deux dernières pièces, que l’on a mise dans les œuvres de Molière, n’est pas véritable ; puisque l’on marque qu’elles ont été jouées des les mois de Mars et de Juin de l’année 1666.

Molière avoit lu son Misantrope à toute la Cour, avant que de le faire représenter, chacun lui en disoit son sentiment  ; mais il ne suivoit que le sien ordinairement, parce qu’il auroit été souvent obligé de refondre ses pièces, s’il avoit suivi tous les avis qu’on lui donnoit. Et d’ailleurs il arrivoit quelquefois que ces avis étoient intéressés : Molière ne traitoit point de caractères, il ne plaçoit aucuns traits qu’il n’eût des vues fixes. C’est pourquoi il ne voulut point ôter du Misantrope, ce grand Flandrin qui crachoit dans un puits pour faire des ronds, que Madame deffunte lui avoit dit de suprimer, lors qu’il eut l’honneur de lire sa pièce à cette Princesse. Elle regardoit cet endroit comme un trait indigne d’un si bon ouvrage : mais Molière avoit son original, il vouloit le mettre sur le Théâtre.

Au mois de Décembre de la même année, il donna au Roi le divertissement des deux premiers actes d’une Pastorale qu’il avoit faite, c’est Melicerte. Mais il ne jugea pas à propos avec raison d’en faire le troisième Acte ; ni de faire imprimer les deux premiers, qui n’ont vu le jour qu’après sa mort.

Le Sicilien fut trouvé une agréable petite pièce à la Cour, et à la Ville en 1667. Et l’Amphitryon passa tout d’une voix au mois de Janvier 1668. Cependant un Savantasse n’en voulut point tenir compte à Molière. « Comment! disoit-il, il a tout pris sur Rotrou, et Rotrou sur Plaute. Je ne vois pas pourquoi on aplaudit à des Plagiaires. C’a toujours été, ajoutoit-il, le caractère de Molière. J’ai fait mes études avec lui ; et un jour qu’il aporta des vers à son Régent, celui-ci reconnut qu’il les avait pillés ; l’autre assura fortement qu’ils étoient de sa façon : mais après que le Régent lui eut reproché son mensonge, et qu’il lui eut dit qu’il les avoit pris dans Théophile, Molière le lui avoua, et lui dit qu’il les y avoit pris avec d’autant plus d’assurance, qu’il ne croyoit pas qu’un Jésuite deût lire Théophile. Ainsi, disoit ce Pédant à son ami, si l’on examinoit bien les ouvrages de Molière, on les trouveroit tous pillés de cette farce-là. Et même quand il ne sait où prendre, il se répète sans précaution. » De semblables Critiques n’empêchèrent pas le cours de l’Amphitryon, que tout Paris vit avec beaucoup de plaisir, comme un spectacle bien rendu en notre langue, et à notre goût.

Après que Molière eut repris avec succès son Avare au mois de Janvier 1668, comme je l’ay déjà dit, il projette de donner son George Dandin. Mais un de ses amis lui fit entendre qu’il y avoit dans le monde un Dandin, qui pourroit se reconnoître dans sa pièce, et qui étoit en état par sa famille non-seulement de la décrier, mais encore de le faire repentir d’y avoir travaillé. — Vous avez raison, dit Molière à son ami ; mais je sai un seur moyen de me concilier l’homme dont vous me parlez ; j’irai lui lire ma pièce. » Au spectacle, où il étoit assidu, Molière lui demanda une de ses heures perdues pour lui faire une lecture. L’homme en question se trouva si fort honoré de ce compliment, que toutes affaires cessantes, il donna parole pour le lendemain ; et il courut tout Paris pour tirer vanité de la lecture de cette pièce. « Molière, disoit-il à tout le monde, me lit ce soir une Comédie : voulez-vous en être? » Molière trouva une nombreuse assemblée, et son homme qui présidoit. La pièce fut trouvée excellente ; et lorsqu’elle fut jouée, personne ne la fesoit mieux valoir que celuy dont je viens de parler, et qui pourtant auroit pu s’en fâcher, une partie des Scènes que Molière avoit traittées dans sa pièce, étant arrivées à cette personne. Ce secret de faire passer sur le théâtre un caractère à son original, a été trouvé si bon, que plusieurs Auteurs l’ont mis en usage depuis avec succès. Le George Dandin fut donc bien receu à la Cour au mois de Juillet 1668, et à Paris au mois de Novembre suivant.

Quand Molière vit que les Hypocrites, qui s’étoient si fort offencés de son imposteur, étaient calmes, il se prépara à le faire paroître une seconde fois. Il demanda à sa Troupe, plus par conversation que par intérest, ce qu’elle lui donneroit, s’il fesoit renaître cette pièce. Les Comédiens voulurent absolument qu’il y eût double part sa vie durant toutes les fois qu’on la jouerait. Ce qui a toujours été depuis très-régulièrement exécuté. On affiche le Tartuffe  : les Hypocrites se réveillent  ; ils courent de tous côtez pour aviser aux moyens d’éviter le ridicule que Molière alloit leur donner sur le théâtre malgré les deffences du Roi. Rien ne leur paroissoit plus effronté, rien plus criminel que l’entreprise de cet Auteur : et accoutumés â incommoder tout le monde, et à n’être jamais incommodés, ils porterent de toutes parts leurs plaintes importunes pour faire réprimer l’insolence de Molière, si son anonce avoit son effet. L’assemblée fut si nombreuse que les personnes les plus distinguées furent heureuses d’avoir place aux troisièmes loges. On allume les lustres. Et l’on étoit prest de commencer la pièce quand il arriva de nouvelles défenses de la représenter, de la part des personnes préposées pour faire exécuter les ordres du Roi. Les Comédiens firent aussitôt éteindre les lumières, et rendre l’argent à tout le monde. Cette défence étoit judicieuse, parce que le Roi étoit alors en Flandre : et l’on devoit présumer que Sa Majesté aïant deffendu la première fois que l’on jouât cette pièce, Molière vouloit profiter de son absence pour la faire passer. Tout cela ne se fit pourtant pas sans un peu de rumeur, de la part des Spectateurs ; et sans beaucoup de chagrin du côté des Comédiens. La permission que Molière disoit avoir de sa Majesté pour jouer sa pièce n’étoit point par écrit ; on n’étoit pas obligé de s’en rapporter à lui. Au contraire, après les premières deffences du Roi, on pouvoit prendre pour une témérité la hardiesse que Molière avoit eue de remettre le Tartuffe sur le théâtre, et peu s’en fallut que cette affaire n’eût encore de plus mauvaises suites pour lui ; on le menaçoit de tous côtez. Il en vit dans le moment les conséquences : c’est pourquoi il dépêche en poste sur le champ la Torellière et la Grange pour aller demander au Roi la protection de Sa Majesté dans une si fâcheuse conjoncture. Les Hypocrites triomphoient ; mais leur joie ne dura qu’autant de terns qu’il en fallut aux deux Comédiens pour aporter l’ordre du Roi, qui vouloit qu’on jouât le Tartuffe.

Le lecteur jugera bien, sans que je lui en fasse la description, quel plaisir l’ordre du Roi aporta dans la Troupe, et parmi les personnes de spectacle, mais surtout dans le cœur de Molière, qui se vit justifié de ce qu’il avoit avancé. Si on avoit connu sa droiture et sa soumission, on auroit été persuadé qu’il ne se seroit point hazardé de représenter le Tartuffe une seconde fois, sans en avoir auparavant pris l’ordre de Sa Majesté.

Tout le monde sait qu’après cela cette pièce fut jouée de suite, et qu’elle a toujours été fort aplaudie toutes les fois qu’elle a paru ; et les personnes qui ont voulu par passion la critiquer, ont toujours succombé sous les raisons de ceux qui en connoissent le mérite.

Un jour qu’on représentoit cette pièce, Champmélé, qui n’étoit point encore alors dans la Troupe, fut voir Molière dans sa loge, qui étoit proche du théâtre. Comme ils en étoient aux complimens, Molière s’écria : Ah chien, ah bourreau! et se frapoit la tête comme un possédé : Champmêlé crut qu’il tomboit de quelque mal, et il étoit fort embarrassé. Mais Molière, qui s’aperceut de son étonnement, lui dit : « Ne soyez pas surpris de mon emportement. Je viens d’entendre un Acteur déclamer faussement et pitoyablement quatre vers de ma pièce, et je ne saurois voir maltraiter mes enfans de cette force là, sans souffrir comme un damné. »

Quelque succès qu’eût le Tartuffe pendant qu’on le joua après l‘ordre du Roi, cependant la Femme juge et partie de Monfleury fut jouée autant de fois au moins dans le même tems à l’Hôtel de Bourgogne. Ainsi ce n’est pas toujours le mérite d’une pièce qui la fait réussir ; un Acteur que l’on aime à voir, une situation, une scène heureusement traitée, un travestissement, des pensées piquantes, peuvent entraîner au spectacle, sans que la pièce soit bonne.

La bonté que le Roi eut de permettre que le Tartuffe fût représenté, donna un nouveau mérite à Molière. On vouloit même que cette grace fût personnelle. Mais Sa Majesté qui savoit par elle-même que l’hypocrisie étoit vivement combatue dans cette pièce, fut bien aise que ce vice, si oposé à ses sentimens, fût ataqué avec autant de force que Molière le combatoit. Tout le monde lui fit compliment sur ce succès ; ses ennemis même lui en témoignèrent de la joie, et étoient les premiers à dire que le Tartuffe étoit de ces pièces excellentes qui mettoient la vertu dans son jour. « Cela est vrai, disoit Molière ; mais je trouve qu’il est très-dangereux de prendre ses intérests au prix qui m’en coûte. Je me suis repenti plus d’une fois de l’avoir fait. »

Quoique Molière donnât à ses pièces beaucoup de mérite du côté de la composition, cependant elles étoient représentées avec un jeu si délicat, que quand elles auroient été médiocres elles auroient passé. Sa troupe étoit bien composée ; et il ne confioit point ses rolles à des Acteurs qui ne seussent pas les exécuter, il ne les plaçoit point à l’avanture, comme on fait aujourd’hui. D’ailleurs il prenoit toujours les plus difficiles pour lui. Ce n’est pas qu’il eût universellement l’éloquence du corps en partage, comme Baron. Au contraire dans les commencemens, même dans la Province, il paroissoit mauvais Comédien à bien des gens ; peut—être à cause d’un hoquet ou tic de gorge qu’il avoit, et qui rendoit d’abord son jeu désagréable à ceux qui ne le connoissoient pas. Mais pour peu que l’on fît atention à la délicatesse avec laquelle il entroit dans un caractère, et il exprimoit un sentiment, on convenoit qu’il entendoit parfaitement l’art de la déclamation. Il avoit contracté par habitude le hoquet dont je viens de parler. Dans les commencemens qu’il monta sur le théâtre, il reconnut qu’il avoit une volubilité de langue, dont il n’étoit pas le maître, et qui rendoit son jeu désagréable. Et des efforts qu’il se fesoit pour se retenir dans la prononciation, il s’en forma un hoquet, qui lui demeura jusques à la fin. Mais il sauvoit ce désagrément par toute la finesse avec laquelle on peut représenter. Il ne manquoit aucun des accens et des gestes nécessaires pour toucher le spectateur. Il ne déclamoit point au hasard, comme ceux qui destitués des principes de la déclamation, ne sont point assurés dans leur jeu : il entroit dans tous les détails de l’action. Mais s’il revenoit aujourd’hui, il ne reconnoitroit pas ses ouvrages dans la bouche de ceux qui les représentent.

Il est vrai que Molière n’étoit bon que pour représenter le Comique ; il ne pouvoit entrer dans le sérieux, et plusieurs personnes assurent qu’aïant voulu le tenter, il réussit si mal la première fois qu’il parut sur le théâtre, qu’on ne le laissa pas achever. Depuis ce tems-là, dit on, il ne s’atacha qu’au Comique, où il avoit toujours du succès, quoique les gens délicats l’acusassent d’être un peu grimacier. Mais si ces personnes là le lui avoient reproché à lui-même, je ne sais s’il n’auroit pas eu raison de leur répondre que le commun du Public aime les charges, et que le jeu délicat ne l’affecte point.

Molière n’étoit point un homme qu’on pût oublier par l’absence. Mr Bernier ne fut pas plutôt de retour de son voyage du Mogol qu’il fut le voir à Hauteuil. Après les premiers complimens d’amitié, celui-1a commença la conversation par la relation. Il fit d’abord observer à Molière que l’on n’en usoit point avec l’Empereur du Mogol détrôné, et avec ses enfans, aussi inhumainement qu’on le fait en Turquie. « On se contente, » dit-il, de leur donner une drogue, que l’on nomme du Pouss, pour leur faire perdre l’esprit, afin qu’ils soient hors d’état de former un parti. — Aparemment, dit Baron, que cette conversation ennuyoit fort, ces gens-là vous ont fait prendre du Pouss avant que de revenir. —Taisez vous, jeune homme, dit Molière, vous ne connoissez pas Mr Bernier, et vous ne savez pas que c’est mon ami ; peu s’en faut que je ne prenne sérieusement votre imprudence. — Comment ! répliqua Baron, qui s’étoit donné toute liberté de parler devant Molière, vous êtes si bons amis, et Monsieur après une si longue absence n’a à la première vue que des contes à vous dire ? » Le Philosophe touché de cette leçon, qui étoit en sa place, se mit sur les sentimens ; Molière n’en fut pas fâché : car plus homme de Cour que Bernier, et plus ocupé de ses affaires que de celles du grand Mogol, la relation ne lui fesoit pas beaucoup de plaisir. On parla de santé. Molière rendit compte du mauvais état de la sienne à Bernier, qui, au lieu de lui répondre, lui dit qu’il avoit conduit heureusement celle du premier Ministre du Grand Mogol : qu’il n’avoit point voulu être Médecin de l’Empereur lui-même, parce que quand il meurt on enterre aussi le Médecin avec lui. À la fin ne sachant plus que dire sur le Mogol, il offrit ses soins à Molière. « Oh ! Monsieur, dit Baron, Mr de Molière est en de bonnes mains. Depuis que le Roi a eu la bonté de donner un Canonicat au fils de son Médecin, il fait des merveilles ; et il tiendra Monsieur longtems en état de divertir Sa Majesté. Les Médecins du Mogol ne s’acommodent point avec notre santé. Et à moins que de conn venir que l’on vous enterrera avec Monsieur, je ne lui conseille pas de vous confier la sienne. » Bernier vit bien que Baron étoit un enfant gâté ; il mit la conversation sur son chapitre. Molière, qui en parloit avec plaisir, en commença l’histoire ; mais Baron, rebuté de l’entendre, alla chercher à s’amuser ailleurs.

Molière n’étoit pas seulement bon Acteur et excellent Auteur, il avoit toujours soin de cultiver la Philosophie. Chapelle et lui ne se passoient rien sur cet article-là. Celui-là pour Gassendi ; celui-ci pour Descartes. En revenant d’Hauteuil un jour dans le bateau de Molière, ils ne furent pas longtems sans faire naître une dispute. Ils prirent un sujet grave pour se faire valoir devant un Minime qu’ils trouvèrent dans leur bateau, et qui s’y étoit mis pour gagner les Bons-Hommes. « J’en fais Juge le bon Père, dit Molière, si le Système de Descartes n’est pas cent fois mieux imaginé, que tout ce que Mr de Gassendi nous a ajusté au Théâtre, pour nous faire passer les rêveries d’Épicure. Passe pour sa morale ; mais le reste ne vaut pas la peine que l’on y fasse atention. N’est-il pas vrai, mon Père? » ajouta Molière, au Minime. Le Religieux répondit par un hom! com! qui fesoit entendre aux Philosophes qu’il étoit connoisseur dans cette matière ; mais il eut la prudence de ne se point mêler dans une conversation si échauffée, surtout avec des gens qui ne paroissoient pas ménager leur adversaire. — « Oh! parbleu, mon Père, dit Chapelle, qui se crut affoibli par l’aparente aprobation du Minime, il faut que Molière convienne que Descartes n’a formé son Système que comme un Méchanicien qui imagine une belle machine sans faire atention à l’exécution : le Système de ce Philosophe est contraire à une infinité de Phénomènes de la nature, que le bon homme n’avoit pas prévus. » Le Minime sembla se ranger du côté de Chapelle par un second hom ! hom ! Molière, outré de ce qu’il triomphoit, redouble ses efforts avec une chaleur de Philosophe, pour détruire Gassendi par de si bonnes raisons, que le Religieux fut obligé de s’y rendre par un troisième hom ! hom obligeant, qui sembloit décider la question en sa faveur. Chapelle s’échauffe, et criant du haut de la tête pour convertir son Juge, il ébranla son équité par la force de son raisonnement. « Je conviens que c’est l’homme du monde qui a le mieux rêvé, ajouta Chapelle ; mais morbleu ! il a pillé ses rêveries partout, et cela n’est pas bien. N’est-il pas vrai, mon Père ? » dit-il au Minime. Le Moine, qui convenoit de tout obligeamment, donna aussi-tost un signe d’aprobation, sans proférer une seule parole. Molière, sans songer qu’il étoit au lait, saisit avec fureur le moment de rétorquer les argumens de Chapelle. Les deux Philosophes en étoient aux convulsions, et presque aux invectives d’une dispute Philosophique quand ils arrivèrent devant les Bons Hommes. Le Religieux les pria qu’on le mît à terre. Il les remercia gracieusement, et aplaudit fort à leur profond savoir sans intéresser son mérite. Mais avant que de sortir du bateau, il alla prendre sous les piés du batelier sa besace, qu’il y avoit mise en entrant. C’étoit un Frère-lay, les deux Philosophes n’avoient point vu son enseigne ; et honteux d’avoir perdu le fruit de leur dispute devant un homme qui n’y entendoit rien, ils se regardèrent l’un l’autre sans se rien dire. Molière, revenu de son abatement, dit à Baron, qui étoit de la compagnie, mais d’un âge à négliger une pareille conversation : « Voyez, petit garçon, ce que fait le silence, quand il est observé avec conduite. — Voilà comme vous faites toujours, Molière, dit Chapelle, vous me commettez sans cesse avec des ânes qui ne peuvent savoir si j’ai raison. Il y a une heure que j’use mes poulmons, et je n’en suis pas plus avancé. »

Chapelle reprochoit toujours à Molière son humeur rêveuse ; il vouloit qu’il fût d’une société aussi agréable que la sienne ; il le vouloir en tout assujettir à son caractère ; et que sans s’embarasser de rien il fût toujours préparé à la joie. « Ohl Monsieur, lui répondit Molière, vous êtes bien plaisant. Il vous est aisé de vous faire ce système de vivre ; vous êtes isolé de tout ; et vous pouvez penser quinze jours durant à un bon mot, sans que personne vous trouble, et aller après, toujours chaud de vin, le débiter partout aux dépens de vos amis ; vous n’avez que cela a faire. Mais si vous étiez, comme moi, occupé de plaire au Roi, et si vous aviez quarante ou cinquante personnes, qui n’entendent point raison, à faire vivre, et à conduire ; un théâtre à soutenir ; et des ouvrages à faire pour ménager votre réputation, vous n’auriez pas envie de rire, sur ma parole; et vous n’auriez point tant d’atention à votre bel esprit, et à vos bons mots, qui ne laissent pas de vous faire bien des ennemis, croyez moi. — Mon pauvre Molière, répondit Chapelle, tous ces ennemis seront mes amis dès que je voudrai les estimer, parce que je suis d’humeur, et en état de ne les point craindre. Et si j’avois des ouvrages à faire, j’y travaillerois avec tranquilité, et peut-être seroient-ils moins remplis que les vôtres de choses basses et triviales ; car vous avez beau faire, vous ne sauriez quiter le goût de la farce. — Si je travaillois pour l’honneur, répondit Molière, mes ouvrages seroient tournez tout autrement : mais il faut que je parle à une foule de peuple, et à peu de gens d’esprit pour soutenir ma Troupe ; ces gens-la ne s’accomoderoient nullement de votre élévation dans le stile, et dans les sentimens. Et vous l’avez vu, vous même : quand j’ai hazardé quelque chose d’un peu passable, avec quelle peine il m’a fallu en arracher le succès ! Je suis seur que vous qui me blâmez aujourd’hui, vous me louerez quand je serai mort. Mais vous qui faites si fort l’habile homme, et qui passez, à cause de votre bel esprit, pour avoir beaucoup de part à mes pièces, je voudrois bien vous voir à l’ouvrage. Je travaille présentement sur un caractère, où j’ai besoin de telles scènes ; faites-les vous m’obligerez, et je me ferai honneur d’avouer un secours comme le vôtre. » Chapelle accepta le défi : mais lorsqu’il aporta son ouvrage à Molière, celui-cy après la première lecture le rendit à Chapelle ; il n’y avoit aucun goût de théâtre ; rien n’y étoit dans la nature ; c’étoit plustost un recueil de bon mots sans place, que des scènes suivies. Cet ouvrage de Mr de Chapelle ne seroit-il point l’original du Tartuffe, qu’une famille de Paris, jalouse avec justice de la réputation de Chapelle, se vante de posséder écrit, et raturé de sa main? Mais à en venir à l’examen, on y trouveroit seurement de la différence avec celui de Molière.

Voici un éclaircissement très-singulier que Molière essuya avec un de ces Courtisans qui marquent par la singularité. Celui-cy sur le raport de quelqu’un, qui vouloit aparemment se moquer de lui fut trouver l’autre en grand Seigneur. « Il m’est revenu, Monsieur de Molière, dit-il avec hauteur dès la porte, qu’il vous prend phantaisie de m’ajuster au Théâtre, sous le titre d’Extravagant ; seroit-il bien vray ? — Moi, Monsieur! lui répondit Molière, je n’ai jamais eu dessein de travailler sur ce caractère : j’ataquerois trop de monde. Mais si j’avois à le faire, je vous avoue, Monsieur, que je ne pourrois mieux faire que de prendre dans votre personne le contraste que j’ai acoutumé de donner au ridicule, pour le faire sentir davantage. — Ah! je suis bien aise que vous me connoissiez un peu, lui dit le Comte ; et j’étois étonné que vous m’eussiez si mal observé. Je venois arrêter votre travail ; car je ne crois pas que vous eussiez passé outre. — Mais, Monsieur, lui repartit Molière, qu’aviez-vous à craindre? Vous eût-on reconnu dans un caractère si oposë au vôtre? — Tubleu, répondit le Comte, il ne faut qu’un geste qui me ressemble pour me désigner, et c’en seroit assez pour amener tout Paris à votre pièce : je sais l’atention que l’on a sur moi. — Non, Monsieur, dit Molière ; le respect que je dois à une personne de votre rang, doit vous être garand de mon silence. — Ah! bon, répondit le Comte, je suis bien aise que vous soyez de mes amis ; je vous estime de tout mon cœur, et je vous ferai plaisir dans les occasions. Je vous prie, ajouta-t-il, mettez-moi en contraste dans quelque pièce ; je vous donnerai un mémoire de mes bons endroits. — Ils se présentent à la première vue, lui répliqua Molière ; mais pourquoi voulez-vous faire briller vos vertus sur le Théâtre? Elles paroissent assez dans le monde, personne ne vous ignore. — Cela est vrai, répondit le Comte ; mais je serois ravi que vous les raprochassiez toutes dans leur point de vue ; on parleroit encore plus de moi. Écoutez, ajouta-t-il, je tranche fort avec N..., mettez-nous ensemble, cela fera une bonne pièce. Quel titre luy donneriez-vous? — Mais je ne pourrais, lui dit Molière, lui en donner d’autre que celui d’Extravagant. — Il seroit excellent, par ma foi, lui repartit le Comte, car le pauvre homme n’extravague pas mal. Faites cela, je vous en prie ; je vous verrai souvent pour suivre votre travail. A Dieu, Monsieur de Molière, songez à notre pièce, il me tarde qu’elle ne paroisse.» La fatuité de ce Courtisan mit Molière de mauvaise humeur, au lieu de le réjouir ; et il ne perdit pas l’idée de le mettre bien sérieusement au Théâtre ; mais il n’en a pas eu le tems.

Molière trouva mieux son compte dans la Scène suivante, que dans celle du Courtisan ; il se mit dans le vrai à son aise, et donna des marques désintéressées d’une parfaite sincérité ; c’étoit où il triomphoit. Un jeune homme de vingt-deux ans, beau et bien fait, le vint trouver un jour ; et après les complimens lui découvrit qu’étant né avec toutes les dispositions nécessaires pour le Théâtre, il n’avoit point de passion plus forte, que celle de s’y attacher ; qu’il venoit le prier de lui en procurer les moyens, et lui faire connoître que ce qu’il avançoit étoit véritable. Il déclama quelques Scènes détachées, sérieuses et comiques devant Molière, qui fut surpris de l’art avec lequel ce jeune homme fesoit sentir les endroits touchans. Il sembloit qu’il eût travaillé vingt années, tant il étoit assuré dans ses tons ; ses gestes étoient ménagés avec esprit : de sorte que Molière vit bien que ce jeune homme avoit été élevé avec soin. Il lui demanda comment il avoit apris la déclamation. — « J’ai toujours eu inclination de paroître en public, lui dit-il, les Régens sous qui j’ai étudié ont cultivé les dispositions que j’ai aportées en naissant ; j’ai tâché d’apliquer les règles à l’exécution ; et je me suis fortifié en allant souvent à la Comédie. — Et avez-vous du bien ? lui dit Molière. — Mon père est un Avocat assez à son aise, lui répondit le jeune homme. — Eh bien, lui répliqua Molière, je vous conseille de prendre sa profession ; la nôtre ne vous convient point ; c’est la dernière ressource de ceux qui ne sauroient mieux faire, ou des Libertins, qui veulent se soustraire au travail. D’ailleurs, c’est enfoncer le poignard dans le cœur de vos parens, que de monter sur le Théâtre ; vous en savez les raisons, je me suis toujours reproché d’avoir donné ce déplaisir à ma famille. Et je vous avoue que si c’étoit à recommencer, je ne choisirois jamais cette profession. Vous croyez, peut-estre, ajouta-t-il, qu’elle a ses agrémens ; vous vous trompez. Il est vrai que nous sommes en aparence recherchés des grands Seigneurs, mais ils nous assujettissent à leurs plaisirs ; et c’est la plus triste de toutes les situations, que d’être l’esclave de leur phantaisie. Le reste du monde nous regarde comme des gens perdus, et nous méprise. Ainsi, Monsieur, quittez un dessein si contraire à votre honneur et à votre repos. Si vous étiez dans le besoin, je pourrois vous rendre mes services, mais je ne vous le cèle point, je vous serois plutôt un obstacle. » Le jeune homme donnoit quelques raisons pour persister dans sa résolution, quand Chapelle entra, un peu pris de vin ; Molière lui fit entendre réciter ce jeune homme. Chapelle en fut aussi étonné que son ami. « Ce sera là, dit-il, un excellent Comédien ! — On ne vous consulte pas sur cela, répond Molière à Chapelle. Représentez-vous, ajouta-t-il au jeune homme, la peine que nous avons. Incommodez, ou non, il faut être prêts à marcher au premier ordre, et à donner du plaisir quand nous sommes bien souvent acablés de chagrin ; à souffrir la rusticité de la pluspart des gens avec qui nous avons à vivre, et à captiver les bonnes graces d’un public, qui est en droit de nous gourmander pour l’argent qu’il nous donne. Non, Monsieur, croyez moi encore une fois, dit-il au jeune homme, ne vous abandonnez point au dessein que vous avez pris ; faites vous Avocat, je vous repons du succès. — Avocat! dit Chapelle, et fy! il a trop de mérite pour brailler à un barreau : et c’est un vol qu’il fait au public s’il ne se fait Prédicateur, ou Comédien. — En vérité, lui répond Molière, il faut que vous soyez bien yvre pour parler de la sorte, et vous avez mauvaise grace de plaisanter sur une affaire aussi sérieuse que celle-cy, où il est question de l’honneur et de l’établissement de Monsieur. — Ah! puisque nous sommes sur le sérieux, répliqua Chapelle, je vais le prendre tout de bon. Aimez vous le plaisir ? dit-il au jeune homme. — Je ne serai pas fâché de jouir de celui qui peut m’être permis, répondit le fils de l’Avocat. — Eh bien donc, répliqua Chapelle, mettez-vous dans la tête que malgré tout ce que Molière vous a dit, vous en aurez plus en six mois de Théâtre qu’en six années de barreau. » Molière, qui n’avoit en vue que de convertir le jeune homme, redoubla ses raisons pour le faire ; et enfin il réussit à lui faire perdre la pensée de se mettre à la Comédie. — Oh ! voilà mon Harangueur qui triomphe, s’écria Chapelle, mais morbleu vous répondrez du peu de succès que Monsieur fera dans le parti que vous lui faites embrasser. »

Chapelle avoit de la sincérité, mais souvent elle étoit fondée sur de faux principes, d’où on ne pouvoit le faire revenir ; et quoiqu’il n’eût point envie d’offencer personne, il ne pouvoit résister au plaisir de dire sa pensée, et de faire valoir un bon mot au dépens de ses amis. Un jour qu’il dinoit en nombreuse compagnie avec Mr le Marquis de M***, dont le Page, pour tout domestique, servoit à boire, il souffroit de n’en point avoir aussi souvent que l’on avoit acoutumé de lui en donner ailleurs ; la patience lui échappa à la fin. « Eh ! je vous prie, Marquis, dit-il à Mr de M***, donnez-nous la monnoie de votre Page. »

Chapelle se seroit fait un scrupule de refuser une partie de plaisir, il se livroit au premier venu sur cet article-là. Il ne falloit pas être son ami pour l’engager dans ces repas qui percent jusques à l’extrémité de la nuit : il suffisoit de le connoître légèrement. Molière étoit désolé d’avoir un ami si agréable et si honnête homme, attaqué de ce deffaut ; il lui en fesoit souvent des reproches, et Mr de Chapelle lui prometoit toujours merveilles, sans rien tenir. Molière n’étoit pas le seul de ses amis, à qui sa conduite fît de la peine. Mr des P*** le rencontrant un jour au Palais lui en parla à cœur ouvert. « Est-il possible, lui dit-il, que vous ne reviendrez point de cette fatigante crapule qui vous tuera à la fin? Encore si c’étoit toujours avec les mêmes personnes, vous pourriez espérer de la bonté de votre tempérament de tenir bon aussi longtems qu‘eux. Mais quand une Troupe s’est outrée avec vous, elle s’écarte ; les uns vont à l’armée, les autres à la campagne, où ils se reposent ; et pendant ce temps-là une autre compagnie les relève ; de manière que vous êtes nuit et jour à l’atelier. Croyez-vous de bonne foi pouvoir être toujours le Plastron de ces gens-là sans succomber? D’ailleurs vous êtes tout agréable, ajouta Mr des P***. Faut-il prodiguer cet agrément indifféremment à tout le monde? Vos amis ne vous ont plus d’obligation, quand vous leur donnez de votre tems pour se réjouir avec vous ; puisque vous prenez le plaisir avec le premier venu qui vous le propose, comme avec le meilleur de vos amis. Je pourrois vous dire encore que la Religion, votre réputation même, devroient vous arrêter, et vous faire faire de sérieuses réflexions sur votre dérangement. — Ah ! voilà qui est fait, mon cher ami, je vais entièrement me mettre en règle, répondit Chapelle, la larme à l’œil, tant il étoit touché ; je suis charmé de vos raisons, elles sont excellentes, et je me fais un plaisir de les entendre ; redites-les moi, je vous en conjure, afin qu’elles me fassent plus d’impression. Mais, dit-il, je vous écouterai plus commodément dans le cabaret qui est ici proche, entrons y, mon cher ami, et me faites bien entendre raison, je veux revenir de tout cela. Mr des P***, qui croyoit être au moment de convertir Chapelle, le suit ; et en buvant un coup de bon vin, lui étale une seconde fois sa Rhétorique ; mais le vin venoit toujours, de manière que ces Messieurs, l’un en prêchant, et l’autre en écoutant, s’enyvrèrent si bien, qu’il fallut les reporter chez eux.

Si Chapelle étoit incommode à ses amis par son indifférence, Molière ne l’était pas moins dans son domestique par son exactitude et par son arangement. Il n’y avoit personne, quelque attention qu’il eût, qui y pût répondre : une fenêtre ouverte ou fermée un moment devant ou après le tems qu’il l’avoit ordonné metoit Molière en convulsion ; il étoit petit dans ces ocasions. Si on lui avoit dérangé un livre, c’en étoit assez pour qu’il ne travaillât de quinze jours : il y avoit peu de domestiques qu’il ne trouvât en deffaut ; et la vieille servante la Forest y étoit prise aussi souvent que les autres, quoiqu’elle dût être acoutumée à cette fatigante régularité que Molière exigeoit de tout le monde. Et même i1 étoit prévenu que c’étoit une vertu ; de sorte que celui de ses amis qui étoit le plus régulier, et le, plus arangé, étoit celui qu’il estimoit le plus.

Il étoit très-sensible au bien qu’il pouvoit faire dire de tout ce qui le regardoit : ainsi il ne négligeoit aucune ocasion de tirer avantage dans les choses communes, comme dans le sérieux, et il n’épargnoit pas la dépense pour se satisfaire ; d’autant plus qu’il étoit naturellement très-libéral. Et l’on a toujours remarqué qu’il donnoit aux pauvres avec plaisir, et qu’il ne leur fesoit jamais des aumônes ordinaires.

Il n’aimoit point le jeu ; mais il avoit assez de penchant pour le sexe ; la de... l’amusoit quand il ne travailloit pas. Un de ses amis, qui étoit surpris qu’un homme aussi délicat que Molière eût si mal placé son inclination, voulut le dégoûter de cette Comédienne. « Est-ce la vertu, la beauté, ou l’esprit, lui dit-il, qui vous font aimer cette femme-là ? Vous savez que la Barre, et Florimont sont de ses amis ; qu’elle n’est point belle, que c’est un vrai squelette ; et qu’elle n’a pas le sens commun. — Je sais tout cela, Monsieur, lui répondit Molière ; mais je suis acoutumé à ses deffauts ; et il faudroit que je prisse trop sur moi, pour m’acommoder aux imperfections d’une autre ; je n’en ai ni le terns, ni la patience. Peut-être aussi qu’une autre n'auroit pas voulu de l’attachement de Molière ; il traitoit l’engagement avec négligence, et ses assiduités n’étoient pas trop fatigantes pour une femme : en huit jours une petite conversation, c’en étoit assez pour lui, sans qu’il se mît en peine d’être aimé, excepté de sa femme, dont il auroit acheté la tendresse pour toute chose au monde. Mais aïant été malheureux de ce côté-là, il avoit la prudence de n’en parler jamais qu’à ses amis ; encore falloit-il qu’il y fût indispensablemenr obligé.

C’étoit l’homme du monde qui se fesoit le plus servir ; il falloit l’habiller comme un Grand Seigneur, et il n’auroit pas arangé les plis de sa cravate. II avoit un valet, dont je n’ai pu savoir ny le nom, ny la famille, ny le pays ; mais je sais que c’estoit un demestique assez épais, et qu’il avoit soin d’habiller Molière. Un matin qu’il le chaussoit à Chambord, il mit un de ses bas à l’envers, « Un tel, dit gravement Molière, ce bas est a l’envers. » Aussitost ce valet le prend par le haut, et en dépouillant la jambe de son maître met ce bas à l’endroit. Mais comptant ce changement pour rien, il enfonce son bras dedans, le retourne pour chercher l’endroit, et l’envers revenu dessus, il rechausse Molière. « Un tel, lui dit-il encore froidement, ce bas est à l’envers. » Le stupide domestique, qui le vit avec surprise, reprend le bas, et fait le même exercice que la première fois ; et s’imaginant avoir réparé son peu d’intelligence, et avoir donné seurement à ce bas le sens où il devoit être, il chausse son maître avec confiance : mais ce maudit envers se trouvant toujours dessus, la patience échapa à Molière. « Oh, parbleu ! c’en est trop, dit-il, en lui donnant un coup de pied qui le fit tomber à la renverse : ce maraud là me chaussera éternellement à l’envers ; ce ne sera jamais qu’un sot, quelque métier qu’il fasse. - Vous êtes Philosophe ! vous estes plustost le Diable, lui répondit ce pauvre garçon, qui fut plus de vingt-quatre heures à comprendre comment ce malheureux bas se trouvoit toujours à l’envers.

On dit que le Pourceaugnac fut fait à l’ocasion d’un Gentilhomme Limousin, qui un jour de spectacle, et dans une querelle qu’il eut sur le théâtre avec les Comédiens, étala une partie du ridicule dont il étoit chargé. Il ne le porta pas loin ; Molière pour se venger de ce Campagnard, le mit en son jour sur le Théâtre ; et en fit un divertissement au goût du Peuple, qui se réjouit fort à cette pièce, laquelle fut jouée à Chambord au mois de Septembre de l’année 1669, et à Paris un mois après.

Le Roi s’estant proposé de donner un divertissement à sa Cour au mois de Février de l’année 1670, Molière eut ordre d’y travailler. Il fit les Amans magnifiques qui firent beaucoup de plaisir au Courtisan, qui est toujours touché par ces sortes de spectacles.

Molière travaillait toujours d’après la nature, pour travailler plus seurement. Mr Rohaut, quoique son ami, fut son modèle pour le Philosophe du Bourgeois Gentilhomme ; et afin d’en rendre la représentation plus heureuse, Molière fit dessein d’emprunter un vieux chapeau de Mr Rohaut, pour le donner à du Croisy, qui, devoit représenter ce personnage dans la pièce. Il envoya Baron chez Mr Rohaut pour le prier de lui prêter ce chapeau, qui étoit d’une si singulière figure qu’il n’avoit pas son pareil. Mais Molière fut refusé, parce que Baron n’eut pas la prudence de cacher au Phi1osophe l’usage qu’on vouloit faire de son chapeau. Cette atention de Molière dans une bagatelle fait connoître celle qu’il avoit à rendre ses représentations heureuses. Il savoit que quelque recherche qu’il pût faire il ne trouveroit point un chapeau aussi philosophe que celui de son ami, qui auroit cru être déshonoré si sa coëffure avoit paru sur la Scène.

Cette inquiétude de Molière sur tout ce qui pouvoit contribuer au succès de ses pièces, causa de la mortification à sa femme à la première représentation du Tartuffe. Comme cette pièce promettoit beaucoup, elle voulut y briller par l’ajustement ; elle se fit faire un habit magnifique, sans en rien dire à son mari, et du tems à l’avance elle étoit ocupée du plaisir de le mettre. Molière alla dans sa loge une demi-heure avant qu’on commençât la pièce. « Comment donc, Mademoiselle, dit-il en la voyant si parée, que voulez vous dire avec cet ajustement? ne savez vous pas que vous êtes incommodée dans la pièce? Et vous voilà éveillée et ornée comme si vous alliez à une fête! déshabillez vous vîte, et prenez un habit convenable à la situation où vous devez être.» Peu s’en fallut que la Molière ne voulût pas jouer, tant elle étoit désolée de ne pouvoir faire parade d’un habit, qui lui tenoit plus au cœur que la pièce.

Le Bourgeois Gentilhomme fut joué pour la première fois à Chambord au mois d’Octobre 1670. Jamais pièce n’a été plus malheureusement reçue que celle 1à ; et aucune de celles de Molière ne lui a donné tant de déplaisir. Le Roi ne lui en dit pas un mot à son souper : et tous les Courtisans la mettoient en morceaux. « Molière nous prend assurément pour des Grues de croire nous divertir avec de telles pauvretez » disoit Mr le Duc de *** « Qu’est-ce qu’il veut dire avec son halaba, balachou? ajoutoit Mr le Duc de***; « le pauvre homme extravague : il est épuisé ; si quelqu’autre Auteur ne prend le théâtre, il va tomber : cet homme là donne dans la farce Italienne. » Il se passa cinq jours avant que l’on représentât cette pièce pour la seconde fois ; et pendant ces cinq jours, Molière, tout mortifié, se tint caché dans sa chambre. Il apréhendoit le mauvais compliment du Courtisan prévenu. Il envoyoit seulement Baron à la découverte, qui lui raportoit toujours de mauvaises nouvelles. Toute la Cour étoit révoltée. Cependant on joua cette pièce pour la seconde fois. Après la représentation, le Roi, qui n’avoit point encore porté son jugement, eut la bonté de dire à Molière : « Je ne vous ai point parlé de votre pièce à la première représentation, parce que j’ai apréhendé d’être séduit par la manière dont elle avoir été représentée : mais en vérité, Molière, vous n’avez encore rien fait qui m’ait plus diverti, et votre pièce est excellente. » Molière reprit haleine au jugement de Sa Majesté ; et aussitost il fut accablé de louanges par les Courtisans, qui tous d’une voix répétoient tant bien que mal ce que le Roi venoit de dire à l’avantage de cette pièce. « Cet homme là est inimitable, disoit le même Mr le Duc de ..., il y a une vis comica, dans tout ce qu’il fait, que les anciens n’ont pas aussi heureusement rencontré que lui. » Quel malheur pour ces Messieurs que Sa Majesté m’eût point dit son sentiment la première fois! ils n’auroient pas été à la peine de se rétracter, et de s’avouer foibles connoisseurs en ouvrages. Je pourrois rapeller ici qu’ils avoient été auparavant surpris par le Sonnet du Misantrope : à la première lecture ils en furent saisis ; ils le trouvèrent admirable ; ce ne furent qu’exclamations. Et peu s’en fallut qu’ils ne trouvassent fort mauvais que le Misantrope fît voir que ce sonnet étoit détestable.

En effet y a-t-il rien de plus beau que le premier Acte du Bourgeois Gentilhomme ? il devoit du moins fraper ceux qui jugent avec équité par les connoissances les plus communes. Et Molière avoir bien raison d’être mortifié de l’avoir travaillé avec tant de soin pour être payé de sa peine par un mépris assommant. Et si j’ose me prévaloir d’une ocasion si peu considérable par raport au Roi, on ne peut trop admirer son heureux discernement, qui n’a jamais manqué la justesse dans les petites occasions, comme dans les grands événemens.

Au mois de Novembre de la même année 1670, que l’on représenta le Bourgeois Gentilhomme à Paris, le nombre prit le parti de cette pièce. Chaque Bourgeois y croyoit trouver son voisin peint au naturel ; et il ne se lassoit point d’aller voir ce portrait. Le spectacle d’ailleurs, quoiqu’outré et hors du vrai-semblable, mais parfaitement bien exécuté, atiroit les Spectateurs ; et on laissoit gronder les Critiques, sans faire atention à ce qu’ils disoient contre cette pièce.

Il y a des gens de ce tems-cy qui prétendent que Molière ait pris l’idée du Bourgeois Gentilhomme dans la Personne de Gandouin, Chapelier, qui avoit consommé cinquante mille écus avec une femme, que Molière connoissoit, et à qui ce Gandouin donna une belle maison qu’il avoit à Meudon. Quand cet homme fut abîmé, dit-on, il voulut plaider pour rentrer en possession de son bien. Son neveu, qui étoit Procureur et de meilleur sens que lui, n’aïant pas voulu entrer dans son sentiment, cet Oncle furieux lui donna un coup de couteau, dont pourtant il ne mourut pas. Mais on fit enfermer ce fou à Charanton d’où il se sauva par dessus les murs. Bien loin que ce Bourgeois ait servi d’original à Molière pour sa pièce, il ne l’a connu ni devant, ni après l’avoir faite ; et il est indifférent à mon sujet que l’avanture de ce Chapelier soit arrivée, ou non, après la mort de Molière.

Les Fourberies de Scapin parurent pour la première fois le 24 de Mai 1671. Et la Comtesse d’Escarbagnas fut jouée à la Cour au mois de Février de l’année suivante, et à Paris le 8 de Juillet de la même année. Tout le monde sait combien les bons Juges, et les gens du goût délicat se récrièrent contre ces deux pièces. Mais le Peuple, pour qui Molière avoit eu intention de les faire, les vit en foule, et avec plaisir.

Si le Roi n’avoit eu autant de bonté pour Moliere à l’égard de ses Femmes savantes, que Sa Majesté en avoit eu auparavant au sujet du Bourgeois Gentilhomme, cette première pièce serait peut-être tombée. Ce divertissement, disait-on, étoit sec, peu intéressant, et ne convenoit qu’à des gens de Lecture. « Que m’importe, s’écrioit Mr le Marquis...., de voir le ridicule d’un Pedant? Est-ce un caractére à m’ocuper? Que Molière en prenne à la Cour, s’il veut me faire plaisir. — Où a-t-il été déterrer, ajoutoit Mr le Comte de...., ces sottes femmes, sur lesquelles il a travaillé aussi sérieusement que sur un bon sujet ? Il n’y a pas le mot pour rire à tout cela pour l’homme de Cour, et pour le Peuple. » Le Roi n’avoit point parlé à la première représentation de cette pièce. Mais à la seconde qui se donna à St.-Cloud, Sa Majesté dit à Molière, que la première fois elle avoit dans l’esprit autre chose qui l’avoit empesché d’observer sa pièce ; mais qu’elle étoit très-bonne, et qu’elle lui avoit fait beaucoup de plaisir. Molière n’en demandoit pas davantage, assuré que ce qui plaisoit au Roi, étoit bien receu des connaisseurs, et assujétissoit les autres. Ainsi il donna sa pièce à Paris avec confiance le 11 de Mai 1672.

Molière étoit vif quand on l’ataquoit. Benserade l’avoit fait ; mais je n’ai pu savoir à quelle ocasion. Celui-là résolut de se venger de celui-cy, quoiqu’il fût le bel esprit d’un grand Seigneur, et honoré de sa protection. Molière s’avisa donc de faire des vers du goût de ceux de Benserade, à la louange du Roi, qui représentoit Neptune dans une fête. II ne s’en déclara point l’Auteur ; mais il eut la prudence de le dire à Sa Majesté. Toute la Cour trouva ces vers très-beaux, et tout d’une voix les donna à Benserade, qui ne fit point de façon d’en recevoir les complimens, sans néanmoins se livrer trop imprudemment. Le Grand Seigneur, qui le protégeait, étoit ravi de le voir triompher ; et il en tiroit vanité, comme s’il avoit lui même été l’Auteur de ces vers. Mais quand Molière eut bien préparé sa vengeance, il déclara publiquement qu’il les avoit faits. Benserade fut honteux ; et son Protecteur se fâcha, et menaça même Molière d’avoir fait cette pièce à une personne qu’il honoroit de son estime et de sa protection. Mais le Grand Seigneur avoit les sentimens trop élevés, pour que Molière dût craindre les suites de son premier mouvement.

Bien des gens s’imaginent que Molière a eu un commerce particulier avec Mr R…. Je n’ai point trouvé que cela fût vrai, dans la recherche que j’en ai faite ; au contraire l’âge, le travail, et le caractère de ces Messieurs étoient si différens que je ne crois pas qu’ils deussent se chercher ; et je ne pense pas même que Molière estimât R… J’en juge par ce qui leur arriva à l’occasion de B… R… aïant fait cette pièce la promit à Molière, pour la faire jouer sur son théâtre ; il la laissa même annoncer. Cependant il jugea à propos de la donner aux Comédiens de l’Hostel de Bourgogne ; ce qui indigna Molière et Baron contre lui. Mr de P…. aïant dit à celui-ci à Fontainebleau qu’il étoit fâché que sa Troupe n’eût pas B… parce que cette pièce lui auroit fait honneur, Baron lui répondit qu’il en étoit fort aise, pour n’avoir point à faire à un malhonnête homme. Mr de P…. lui répliqua qu’il étoit bien hardi de lui parler mal de son ami. Baron animé ne fit pas de façon de soutenir sa thèse qui dégénéra en invectives ; et ils en étoient presqu’aux mains derrière le théâtre, quand Molière arriva ; et qui après les avoir séparés, et s’être fait rendre conte du sujet de la querelle, dit à Baron qu’il avoit grand tort de dire du mal de R.... à Mr P....; qu’il savoit bien que c’étoit son ami, et que c’étoit pour un jeune homme trop s’écarter de la Politesse. Qu’à la vérité, lui Molière, répandoit par tout la mauvaise foi de R.... et qu’il fesoit voir son indigne caractère à tout le monde ; mais qu’il se donnoit bien de garde d’en venir dire du mal à Mr de P...., qui, quoique très-mal satisfait de la remontrance de Molière à Baron, prit le parti de ne rien répondre, et de se retirer. J’ai cependant entendu parler à Mr R.... fort avantageusement de Molière ; et c’est de lui que je tiens une bonne partie des choses que j’ai raportées.

J’ai assez fait connaître que Molière n’avoit pas toujours vécu en intelligence avec sa femme ; il n’est pas même nécessaire que j’entre dans de plus grands détails, pour en faire voir la cause. Mais je prens ici ocasion de dire que l’on a débité, et que l’on donne encore aujourd’hui dans le public plusieurs mauvais mémoires remplis de faussetez à l’égard de Molière et de sa femme. Il n’est pas jusqu’à Mr Baile, qui dans son Dictionnaire Historique, et sur l’autorité d’un indigne et mauvais Roman ne fasse faire un personnage à Molière, et à sa femme, fort au dessous de leurs sentimens, et éloigné de la vérité sur cet article-là. Il vivoit en vrai Philosophe ; et toujours ocupé de plaire à son Prince par ses ouvrages et de s’assurer une réputation d’honnête homme, il se mettoit peu en peine des humeurs de sa femme ; qu’il laissoit vivre à sa phantaisie ; quoiqu’il conservât toujours pour elle une véritable tendresse. Cependant ses amis essayèrent de les racommoder ou, pour mieux dire, de les faire vivre avec plus de concert. Ils y réussirent; et Molière pour rendre leur union plus parfaite quitta l’usage du lait, qu’il n’avoit point discontinue jusqu’alors ; et il se mit à la viande. Ce changement d’alimens redoubla sa toux, et sa fluxion sur la poitrine. Cependant il ne laissa pas d’achever le Malade imaginaire, qu’il avoit commencé depuis du tems ; car comme je l’ai déjà dit, il ne travaillait pas vite ; mais il n’étoit pas fâché qu’on le crût expéditif. Lorsque le Roi lui demanda un divertissement, et qu’il donna Psyché au mois de Janvier 1672, il ne désabusa point le public, que ce qui étoit de lui dans cette pièce ne fût fait ensuite des ordres du Roi ; mais je sais qu’il étoit travaillé un an et demi auparavant, et ne pouvant pas se résoudre d’achever la pièce en aussi peu de tems qu’il en avoir, il eut recours à Mr de Corneille pour lui aider. On sait que cette pièce eut à Paris, au mois de Juillet 1672, tout le succès qu’elle méritoit. Il n’y a pourtant pas lieu de s’étonner du tems que Molière mettoit à ses ouvrages ; il conduisoit sa Troupe, il se chargeoit toujours des plus grands rolles, les visites de ses amis et des grands Seigneurs étoient fréquentes, tout cela l’ocupoit suffisamment, pour n’avoir pas beaucoup de tems à donner à son cabinet. D’ailleurs sa santé étoit très-foible, il étoit obligé de se ménager.

Dix mois après son racommodement avec sa femme, il donna le 10 de Février de l’année 1673 le Malade Imaginaire, dont on prétend qu’il étoit l’original. Cette Pièce eut l’aplaudissement ordinaire que l’on donnoit à ses ouvrages, malgré les critiques qui s’élevèrent. C’étoit le sort de ses meilleures Pièces d’en avoir, et de n’être goûtées qu’après la réflexion. Et l’on a remarqué qu’il n’y a guère eu que les Précieuses Ridicules et l’Amphitryon qui aient pris tout d’un coup.

Le jour que l’on devoit donner la troisième représentation du Malade Imaginaire, Molière se trouva tourmenté de sa fluxion beaucoup plus qu’à l’ordinaire : ce qui l’engagea de faire apeller sa femme, à qui il dit, en présence de Baron : « Tant que ma vie a été mêlée également de douleur et de plaisir, je me suis cru heureux ; mais aujourd’hui que je suis acablé de peines sans pouvoir compter sur aucuns momens de satisfaction et de douceur, je vois bien qu’il me faut quitter la partie ; je ne puis plus tenir contre les douleurs et les déplaisirs, qui ne me donnent pas un instant de relâche. Mais, ajouta-t-il, en réfléchissant, qu’un homme souffre avant que de mourir ! Cependant je sens bien que je finis. » La Molière et Baron furent vivement touchés du discours de Mr de Molière, auquel ils ne s’atendoient pas, quelque incommodé qu’il fût. Ils le conjurèrent, les larmes aux yeux, de ne point jouer ce jour-là, et de prendre du repos, pour se remetre. « Comment voulez-vous que je fasse, leur dit-il, il y a cinquante pauvres Ouvriers, qui n’ont que leur journée pour vivre ; que feront-ils si l’on ne joue pas ? Je me reprocherois d’avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant faire absolument. » Mais il envoya chercher les Comédiens à qui il dit que se sentant plus incommodé que de coutume, il ne joueroit point ce jour-là, s’ils n’étoient prêts à quatre heures précises pour jouer la Comédie. « Sans cela, leur dit-il, je ne puis m’y trouver, et vous pourrez rendre l’argent. » Les Comédiens tinrent les lustres allumez, et la toile levée, précisément à quatre heures. Molière représente avec beaucoup de difficulté ; et la moitié des Spectateurs s’aperçurent qu’en prononçant, Juro, dans la cérémonie du Malade Imaginaire, il lui prit une convulsion. Aïant remarqué lui-même que l’on s’en étoit aperçu, il se fit un effort, et cacha par un ris forcé ce qui venoit de lui arriver.

Quand la Pièce fut finie il prit sa robe de chambre, et fut dans la loge de Baron, et il lui demanda ce que l’on disoit de sa Pièce. Mr le Baron lui répondit que ses ouvrages avoient toujours une heureuse réussite à les examiner de près, et que plus on les représentoit, plus on les goûtoit. « Mais, a ajouta-t-il, vous me paroissez plus mal que tantôt. — Cela est vrai, lui répondit Molière, j’ai un froid qui me tue. » Baron après lui avoir touché les mains, qu’il trouva glacées, les lui mit dans son manchon, pour les réchauffer ; il envoya chercher ses Porteurs pour le porter promtement chez lui ; et il ne quita point sa chaise, de peur qu’il ne lui arrivät quelque accident du Palais Royal dans la rue de Richelieu, où il Iogeoit. Quand il fut dans sa chambre, Baron voulut lui faire prendre du bouillon, dont la Molière avoit toujours provision pour elle ; car on ne pouvoit avoir plus de soin de sa personne qu’elle en avoit. « Eh! non, dit-il, les bouillons de ma femme sont de vraie eau forte pour moi ; vous savez tous les ingrédiens qu’elle y fait mettre : donnez-moi plutôt un petit morceau de fromage de Parmesan. » La Forest lui en aporta ; il en mangea avec un peu de pain ; et il se fit mettre au lit. Il n’y eut pas été un moment, qu’il envoya demander à sa femme un oreiller rempli d’une drogue qu’elle lui avoit promis pour dormir. « Tout ce qui n’entre point dans le corps, dit-il, je l’éprouve volontiers ; mais les remèdes qu’il faut prendre me font peur ; il ne faut rien pour me faire perdre ce qui me reste de vie. » Un instant après il lui prit une toux extrêmement forte, et après avoir craché il demanda de la lumière. « Voici, dit-il, du changement. » Baron aïant vu le sang qu’il venoit de rendre, s’écria avec frayeur. — « Ne vous épouvantez point, lui dit Molière, vous m’en avez vu rendre bien davantage. Cependant, ajouta-t-il, allez dire à ma femme qu’elle monte. » Il resta assisté de deux Sœurs Religieuses, de celles qui viennent ordinairement à Paris quêter pendant le Carême, et ausquelles il donnoit l’Hospitalité. Elles lui donnèrent à ce dernier moment de sa vie tout le secours édifiant que l’on pouvoit atendre de leur charité, et il leur fit paroître tous les sentimens d’un bon Chrétien, et toute la résignation qu’il devoit à la volonté du Seigneur. Enfin il rendit l’esprit entre les bras de ces deux bonnes Sœurs ; le sang qui sortoit par sa bouche en abondance l’étouffa. Ainsi quand sa femme et Baron remontèrent, ils le trouvèrent mort. J’ai cru que je devois entrer dans le détail de la mort de Molière, pour désabuser le Public de plusieurs histoires que l’on a faites à cette ocasion. Il mourut le Vendredi 17o du mois de Février de l’année 1673, âgé de cinquante-trois ans ; regreté de tous les Gens de Lettres, des Courtisans, et du Peuple. Il n’a laissé qu’une fille : Mademoiselle Pocquelin fait connoître par l’arangement de sa conduite, et par la solidité et l’agrément de sa conversation, qu’elle a moins hérité des biens de son père, que de ses bonnes qualitez. Aussi-tôt que Molière fut mort, Baron fut a Saint Germain en informer le Roi ; Sa Majesté en fut touchée, et daigna le témoigner. C’étoit un homme de probité, et qui avoit des sentimens peu communs parmi les personnes de sa naissance, on doit l’avoir remarqué par les traits de sa vie que j’ai raportés : et ses Ouvrages font juger de son esprit beaucoup mieux que mes expressions. Il avoit un atachement inviolable pour la Personne du Roi, il étoit toujours ocupé de plaire à Sa Majesté, sans cependant négliger l’estime du Public, à laquelle il étoit fort sensible. Il étoit ferme dans son amitié, et il savoit la placer. Mr le Maréchal de Vivone étoit celui des Grands Seigneurs qui l’honoroit le plus de la sienne. Chapelle fut saisi de douleur à la mort de son ami, il crut avoir perdu toute consolation, tout secours ; et il donna des marques d’une affliction si vive que l’on doutoit qu’il lui survécût long tems. Tout le monde sait les difficultez que l’on eut à faire enterrer Molière, comme un Chrétien Catholique ; et comment on obtint en considération de son mérite et de la droiture de ses sentimens, dont on fit des informations, qu’il fût inhumé à Saint Joseph. Le jour qu’on le porta en terre il s’amassa une foule incroyable de Peuple devant sa porte. La Molière en fut épouvantée ; elle ne pouvoit pénétrer l’intention de cette Populace. On lui conseilla de répandre une centaine de pistoles par les fenêtres. Elle ne hésita point ; elle les jetta à ce Peuple amassé, en le priant avec des termes si touchans de donner des prières à son mari, qu’il n’y eut personne de ces gens-là qui ne priât Dieu de tout son cœur.

Le Convoi se fit tranquilement à la clarté de près de cent flambeaux, le Mardi vingt un de Février. Comme il passoit dans la rue Montmartre on demanda a une femme, qui étoit celui que l’on portoit en terre ? — « Eh c’est ce Molière, » répondit-elle. Une autre femme qui étoit à sa fenêtre et qui l’entendit, s’écria : « Comment malheureuse! il est bien Monsieur pour toi. »

Il ne fut pas mort, que les Épitaphes furent répandues par tout Paris. Il n’y avoit pas un Poête qui n’en eût fait; mais il y en eut peu qui réussirent. Un Abbé crut bien faire sa Cour à défunt Monsieur le Prince de lui présenter celle qu’il avoit faite. « Ah! lui dit ce Grand Prince, qui avoit toujours honoré Molière de son estime, que celui dont tu me présentes l’Épitaphe, n’est-il en état de faire la tienne !»

M... à qui une source profonde d’érudition avoit mérité un des emplois les plus précieux de la Cour, et qui est un Illustre Prélat aujourd’hui, daigna honorer la mémoire de Molière par les Vers suivans:

Plaudebat, Moleri, tibi plenis Aula Theatris;
Nunc eadem mœrens post tua fata gemit.
Si risum nobis movisses parcius olim,
Parcius heu l lachrymis tingeret ora dolor.

Molière, toute la Cour, qui t’a toujours honoré de ses aplaudissemeuts sur ton Théâtre comique, touchée aujourd’hui de ta mort, honore ta mémoire des regrets qui te sont dus. Toute la France proportionne sa vive douleur au plaisir que tu lui as donné par ta fine et sage plaisanterie.

Les Personnes de probité, et les Gens de Lettres sentirent tout d’un coup la perte que le Théâtre comique avoit faite par la mort de Molière. Mais ses ennemis, qui avoient fait tous leurs efforts inutilement pour rabaisser son mérite pendant sa vie, s’excitèrent encore après sa mort pour ataquer sa mémoire ; ils répétaient toutes les calomnies, toutes les faussetez, toutes les mauvaises plaisanteries que des Poëtes ignorans ou irritez avoient répandues quelques années auparavant dans deux Pièces intitulées : le Portrait du Peintre, dont j’ai parlé, et Élomire Hypocondre, ou les Médecins vengés. C‘étoit, disait-on, un homme sans mœurs, sans Religion, mauvais Auteur. L’envie et l’ignorance les soutenoient dans ces sentimens ; et ils n’omettoient rien pour les rendre publics par leurs discours, ou par leurs Ouvrages. Il y en a même encore aujourd’hui de ces Personnes toujours portées à juger mal d’un homme qu’ils ne sauroient imiter, qui soupçonnent la conduite de Molière, qui cherchent les traits foibles de ses ouvrages pour le décrier. Mais j’ai de bons Garands de la vérité que j’ai rendue au Public à l’avantage de cet Auteur. L’estime, les biens-faits dont le Roi l’a toujours honoré, les Personnes avec qui il avoit lié amitié, le soin qu’il a pris d’ataquer le vice et de relever la vertu dans ses ouvrages, l’atention que l’on a eue de le metre au nombre des hommes illustres, ne doivent plus laisser lieu de douter que je ne vienne de le peindre tel qu’il étoit ; et plus les tems s’éloigneront, plus l’on travaillera, plus aussi on reconnoîtra que j’ai ateint la verité, et qu’il ne m’a manqué que de l’habileté pour la rendre.

Le lecteur qui va toujours au delà de ce qu’un Auteur lui donne, sans réfléchir sur son dessein, auroit peut-être voulu que j’eusse détaillé davantage le succès de toutes les pièces de Molière, que je fusse entré avec plus de soin dans le jugement que l’on en fit dans le tems. On m’a fait cette difficulté ; je me la suis faite à moi même. Mais n’eust-ce point été faire plustost l’histoire du théâtre de Molière, que composer sa vie ? Il m’eût fallu continuellement rebatre la même chose à chaque pièce ; on s’en fût ennuyé. C’étaient toujours les mêmes ennemis de Molière qui parloient : leur ignorance les tenoît toujours dans le même genre de critique. Comme on ne peut pas contenter tout le monde, si un habile homme trouvoit quelque endroit qui lui déplût dans une pièce, cette troupe d’envieux saisissoit ce sentiment, se l’attribuoit, et fesoit ses efforts pour décrier I’Auteur ; mais il triomphoit toujours. Molière connaissoit les trois sortes de personnes qu’il avoit à divertir, le Courtisan, le Savant, et le Bourgeois.

La Cour se plaisait aux spectacles, aux sentimens de la Princesse d’Élide, des Amans magnifiques, de Psyché ; et ne dédaignoit pas de rire à Scapin, au Mariage forcé, à la Comtesse d’Escarbagnas. Le peuple ne cherchoit que la farce, et négligeoit ce qui étoit au-dessus de sa portée. L’habile homme vouloit qu’un Auteur comme Molière conduisit son sujet, et remplit noblement, en suivant la nature, le caractère qu’il avoit choisi à l’exemple de Térence. On le voit par le jugement que Mr des Préaux fait de Molière dans son Art Poétique :

Ne faites point parler vos acteurs au hazard,
Un vieillard en jeune homme, un jeune homme en vieillard.
Etudiez la Cour et connoissez la Ville :
L’une et l’autre est toujours en modèles fertile.
C’est par là que Molière illustrant ses écrits,
Peut-être de son art eût remporté le prix,
Si moins ami du peuple en ses doctes peintures,
Il n’eût point fait souvent grimacer ses figures,
Quité, pour le bouffon, l’agréable et le fin,
Et sans honte à Térence allié Tabarin.
Dans ce sac ridicule où Scapin s’envelope,
Je ne reconnois point l’auteur du Misantrope, etc.

Mr de la Bruyère en a jugé ainsi : « Il n’a, dit-il, manqué à Térence que d’être moins froid : quelle pureté ! quelle exactitude ! quelle politesse ! quelle élégance ! quels caractères ! Il n’a manqué à Molière que d’éviter le jargon, et d’écrire purement : quel feu ! quelle naïveté ! quelle source de la bonne plaisanterie ! quelle imitation des mœurs ! et quel fléau du ridicule ! Mais quel homme on auroit pu faire de ces deux Comiques ! » Tous les savans ont porté à peu près le même jugement sur les ouvrages de Molière ; mais il divertissoit tour à tour les trois sortes de personnes dont je viens de parler ; et comme ils voyoient ensemble ses ouvrages, ils en jugeoient suivant qu’ils en devoient estre affectez sans qu’il s’en mît beaucoup en peine, pourvu que leurs jugemens répondissent au dessein qu’il pouvoit avoir, en donnant une pièce, ou de plaire à la Cour, ou de s’enrichir par la foule, ou de s’aquérir l’estime des connoisseurs. Ainsi n’aïant eu en veue que de donner la vie de Molière, j’ai cru que je devois me dispenser d’entrer dans l’examen de ses pièces qui n’y est point essenciel, chose d’ailleurs qui demande une étendue de connoissance au dessus de ma portée. Je me suis donc renfermé dans les faits qui ont donné occasion aux principales actions de sa vie ; et qui m’ont aidé à faire connoître son caractère, et les différentes situations où il s’est trouvé. Je l’ai suivi avec soin depuis sa naissance jusqu’à sa mort, sans m’écarter de la vérité ; non que je présume avoir tout dit : il peut estre échapé quelques faits à men exactitude ; mais je doute qu’ils fissent paroïtre l’esprit, le cœur et la situation de Molière autrement que ce que j’en ai dit.

J’avois fort à cœur de recouvrer les ouvrages de Molière, qui n’ont jamais vu le jour. Je savois qu’il avoit laissé quelques fragmens de pièces qu’il devoit achever : je savois aussi qu’il en avoit quelques unes entières, qui n’ont jamais paru. Mais sa femme, peu curieuse des ouvrages de son mari, les donna tous quelque tems après sa mort au sieur de la Grange, Comédien, qui connoissant tout le mérite de ce travail, le conserva avec grand soin jusqu’à sa mort. La femme de celui-cy ne fut pas plus soigneuse de ces ouvrages que la Molière : elle vendit toute la Bibliothèque de son mari, où aparemment se trouvèrent les manuscripts qui étoient restez après la mort de Molière.

Cet Auteur avoit traduit presque tout Lucrèce ; et il auroit achevé ce travail, sans un malheur qui arriva à son ouvrage. Un de ses domestiques, à qui il avoir ordonné de mettre sa peruque sous le papier, prit un cahier de sa traduction pour faire des papillotes. Molière n’étoit pas heureux en domestiques, les siens étoient sujets aux étourderies, ou celle-cy doit être encore imputée à celui qui le chaussoit à l’envers. Molière, qui étoit facile à s’indigner, fut si piqué de la destinée de son cahier de traduction, que dans la colère, il jetta sur le champ le reste au feu. À mesure qu’il y avoit travaillé il avoit lu son ouvrage à Mr Rohault qui en avoit été très-satisfait, comme il l’a témoigné à plusieurs personnes. Pour donner plus de goût à sa traduction, Molière avoit rendu en Prose toutes les matières Philosophiques ; et il avoit mis en vers ces belles descriptions de Lucrèce.

On s’étonnera peut-être que je n’aie point fait Mr de Molière Avocat. Mais ce fait m’avoit été absolument contesté par des personnes que je devois suposer en savoir mieux la vérité que le Public ; et je devois me rendre à leurs bonnes raisons. Cependant sa famille m’a si positivement assuré du contraire, que je me crois obligé de dire que Molière fit son Droit avec un de ses camarades d’Étude ; que dans le tems qu’il se fit recevoir Avocat ce Camarade se fit Comédien ; que l’un et l’autre eurent du succès chacun dans sa profession : et qu’enfin lors qu’il prit phantaisie à Molière de quiter le Barreau pour monter sur le Théâtre, son camarade le Comédien se fit Avocat. Cette double cascade m’a paru assez singulière pour la donner au Public telle qu’on me l’a assurée, comme une particularité qui prouve que Molière a été Avocat.



FIN