La Tentation de l’homme/La Beauté

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La Tentation de l’hommeSociété du Mercure de France (p. 113-118).


LA BEAUTÉ


 
D’autres hommes, parmi ceux-là qui sont mes frères,
Saisiront dans leurs poings, la houe au dur tranchant,
Et du sombre terroir des larves funéraires
Défricheront la glèbe et rouvriront le champ.

D’autres encore, avec des ongles redoutables,
Fouilleront l’inconnu des antiques limons,
Et, de leurs doigts sanglants, déchiffreront les tables
Du grand livre de pierre écrit au cœur des monts,

Et, penchés sur la vie innombrable et profonde,
Admireront, aux murs de l’abîme anxieux,
L’hydre aux bras pullulants que traquera leur sonde
Les attirer avec un fourmillement d’yeux.


D’autres agiteront, dans les ténèbres blêmes,
L’échevèlement roux des torchères d’airain,
Et verront vaciller la lampe des problèmes
Sous le souffle spectral de leur ciel souterrain.

D’autres, qui veilleront sur la stupeur des gnoses,
Epelleront le mot des arcanes perdus,
Et viendront demander l’unique fin des causes
Au stérile trésor des textes défendus.

Mais mon rêve, indulgent à leur rêve inutile,
N’entend, sur le chantier de leurs puissants travaux
Que le heurt bref des pics frappant le sol hostile,
Et la pioche sonnant sur le creux des caveaux.

Loin du roc implacable et qu’à peine égratigne
Le furieux effort de leurs muscles bandés,
Mes strophes fixeront, dans leur splendeur insigne,
Les derniers chants divins dans le soir attardés.


Et même de ceux-là mon accueil sait n’élire
Que les seuls mots sacrés dont mon songe à fait choix,
De qui l’âme s’accorde à l’âme de la lyre
Et les voix où le Verbe a fait passer sa voix,

Les nobles suppliants aux bras tendus qu’accable
L’opprobre des fardeaux ou l’horreur des liens,
Les passants de la foule inerte et lamentable,
En qui la Beauté sainte a reconnu les siens.

Car je ne veux, de l’Homme et de ses vains langages,
Rien, sinon qu’attentive au geste de ma main,
La théorie ardente et sombre des images
Se lève et m’accompagne et suive mon chemin,

Et déroulant sa marche et ses pompes, guidées
Par le sévère esprit de mon rêve mortel,
Fasse du peuple obscur et pâle des idées
Un seul chœur triomphal autour d’un seul autel.


Je ne veux rien des Dieux qui sont morts et qui meurent,
Rien, sinon que leurs noms, éclatants ou brutaux,
Sur les parvis profonds du poème, demeurent,
Avec des formes d’or sur de blancs piédestaux ;

Rien, sinon l’immuable et hautaine ordonnance
Des portiques de marbre au fond, d’un bois sacré,
Et, sur le calme azur, la grave permanence
Du temple pacifique où mes pas ont erré.

Je ne veux rien savoir des momies dogmatiques
Egouttant sur nos fronts la poix de leurs flambeaux,,
Rien, sinon que la flamme aux ailes despotiques
A des reflets de pourpre et des plis de drapeaux,

Rien, sinon que, ployant sous l’effort qui les arque,
Des archanges maudits en gardent les créneaux,
Et qu’un voyant lauré s’est assis dans la barque
Qui fendit le flot noir des fleuves infernaux


Mais je garde aux splendeurs de l’Œuvre souveraine
L’inviolable foi dont mon cœur s’est armé,
Pour que la Vie, autour de mon destin, se traîne,
Comme un chœur de douleurs près d’un cercueil fermé.

Et, pour mieux ignorer quelle énigme se pose
Le sphinx aux yeux d’argent de la réalité,
Que la neige des lys et le sang de la rose
Se mêlent dans ma coupe à l’eau de vérité !

Car j’ai voué, fût-elle une ombre d’un mensonge,
Ma pensée ascétique à ce labeur sacré
D’appeler à la pure éternité du songe
Le monde que les voix de mon âme ont créé,

Et, fût-elle un reflet d’un prestige illusoire,
Né des limbes profonds de mon terrestre ennui,
Vécu la vision aux étoiles de gloire
Dont mon rêve innombrable ensemença ma nuit.


Et, lorsque descendront les ténèbres, puissé-je
M’abîmer en chantant au noir illimité,
Environné du grave et merveilleux cortège
A qui j’ai donné l’être en donnant la beauté !