La Belle Dame sans merci (Recueil)/Texte entier

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Texte établi par Lucien CharpennesLes Livres et Poèmes d’autrefois.
La belle Dame sans merci

ŒUVRES D’ALAIN CHARTIER

Œuvres en prose, figurant dans l’édition Du Chesne. — I° prose française : Le Quadrilogue invectif (1422) ; le Livre de l’Espérance, ou consolation des trois vertus, c’est à savoir Foi, Espérance et Charité (1438) ; une traduction française du Curial d’Ambrosius de Miliis. 2° prose latine : Dialogus familiaris amici et sodalis super deploratione Gallicæ calamitatis ; De detestatione belli gallici, et suasione pacis ; Invectiva contra ingratum amicum ; Ad Universitatem parisiensem, post egressum regis Caroli ab eadem civitate. — Œuvres en prose latine figurant dans l’étude de M. D. Delaunay sur Alain Chartier : Epître ou discours de félicitation à Charles VI, à l’occasion du maintien des libertés gallicanes (1418) ; Harengue pour le roy de France à l’empereur pour l’exciter à paix et concorde ; Ad regem Romanorum Sigismundum ab Alano oracio incipit ; Persuasio Alani Aurigæ ad Pragenses in fide deviantes, unde rorata prœsente Cœsare ; Discours au roi d’Ecosse (1428), et enfin une lettre d’Alain à un prince étranger touchant Jeanne d’Arc. Ce dernier document a été donné précédemment par M. Quicherat dans son ouvrage sur les Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d’Arc (Tome I, p. 131) et n’avait encore été imprimé qu’une seule fois par Lami dans les Deliciæ Eruditorum (T. IV, p. 38) d’après un manuscrit de la bibliothèque Ricardi à Florence.

Poèmes (édition Du Chesne) : Le Débat du Réveille-Matin ; le Débat des deux Fortunés d’Amour ; le Lai de plaisance ; le Livre des Quatre Dames (1415) ; Le Lai de paix adressé au Duc de Bourgogne (1425) ; la Complainte trépiteuse contre la Mort qui lui ôte sa Dame ; Le Lai de la Belle Dame sans Merci (1426) ; le Bréviaire des Nobles.

En outre, l’édition Du Chesne contient d’autres poèmes d’une attribution erronée : Le Parlement d’Amour ; le Régime de Fortune, en sept ballades ; l’Hôpital d’Amour ; la Pastourelle de Gransson ; le Dialogue d’un amoureux et de sa Dame ; le Regret d’un amoureux sur la mort de sa Dame ; la ballade de Fougère, puis des rondeaux, des complaintes, et encore d’autres ballades, dont une ballade couronnée.

ALAIN CHARTIER




La belle Dame
La bellesans merci


Avec une Notice


par


LUCIEN CHARPENNES


LES LIVRES
ET POÈMES D’AUTREFOIS

PARIS
1901


NOTICE

SUR ALAIN CHARTIER

[1]


Alain Chartier est un terrain mouvant sur lequel il convient de s’engager avec prudence. D’éminents romanistes, en effet, renouvellent chaque jour un sujet qui est loin d’être épuisé. Mais s’il y a de la témérité à envisager le poète de la Belle Dame sans Merci en même temps que les Gaston Paris, les Paul Meyer, les Heuckenkamp, on peut dire aussi que parfois telles audaces furent méritoires et fécondes pour avoir attiré l’attention de savants illustres sur une matière délaissée ou sur un point oublié de cette matière. L’étude de M. Delaunay, par exemple, nous apparaît sommaire, aujourd’hui, et, à de certaines pages, faussée. Il ne reste pas moins vrai que M. Delaunay ouvrit la question ; et, le premier, risqua, après avoir lu les textes un jugement littéraire, en utilisant, par surcroît, les données biographiques que recueillit M. du Fresne de Beaucourt.


Ne mettez donc en nonchalloir ou oubliance cestuy livre contenant

plusieurs traités de matière diverse puisque vous en pouvez mieux valloir, au moyen que vous aurez un conducteur et charretier propice qui très bien vous conduira en vertu et justice de bonne vie. C’est laurigateur et royal charretier qui bien sait tourner son chariot, à dextre et à senestre, à

dextre à fuir péché, oisiveté, et vice.
(Préambule de l’édition de 1526).


Chartier fut un esprit artiste et créateur ; il fut un écrivain soucieux d’idées générales, amoureux de symboles, un probe ouvrier qu’émut le côté divinement plastique de l’art. Une phrase nombreuse, une éloquence ample, à la Bossuet, des conceptions agencées et calculées, témoignent de cette préoccupation constante, qu’on lise le Quadrilogue invectif ou l’Espérance.

Je laisserai, ici, de côté le Quadrilogue invectif qui est, avec la traduction française du Curial d’Ambrosius de Miliis, l’ouvrage en prose le plus étudié de Chartier[2], et veux parler, dès l’abord, de l’Espérance, Le titre exact est celui-ci :

L’espérance ou consolation des trois vertus, c’est à savoir Foi, Espérance et Charité.

On a beaucoup bataillé relativement à la date de composition de ce livre. La difficulté viendrait de concilier les différentes déclarations que fait Chartier au cours de l’ouvrage. Il le date lui-même :

Au dixième an de son dolent exil.

De quel exil s’agit-il ?[3] En outre, dans un vers du prologue, le poète se plaint de ce que cet exil le force de

En jeune âge, vieillir malgré nature.

Or, plus loin, un personnage allégorique lui dit : « ton âge tourne jà vers déclin. » Enfin on trouve encore ces mots : « et les maleurtez de ta nation ne font que commencer » qui semblent indiquer une date antérieure à l’époque où Jeanne d’Arc rétablit les affaires de la France, pour le moins antérieure à 1431.

Je n’hésite pas à placer la date de composition vers 1438, et à épouser la thèse de M. D. Delaunay qui voit dans la cause de cet exil une disgrâce venue de Charles VII, à l’instigation du favori La Trémoille à qui la gloire de Chartier donna de l’ombrage. Ce La Trémoille, de concert avec Regnauld de Chartres, ne conseilla-t-il pas au roi de trahir lâchement Jeanne elle-même, s’attaquant ainsi tour à tour aux plus loyaux serviteurs de la couronne !

Si l’on s’en rapporte aux recherches de M. G. du Fresne de Beaucourt, membre de la Société des Antiquaires de Normandie, Alain serait né en 1393 (Guillaume en 1392) ; il aurait donc eu quarante-cinq ans en 1438. C’était la jeunesse encore pour un homme actif comme notre poète-ambassadeur, et, une certaine coquetterie inhérente à la nature humaine aidant, il a pu se plaindre dans l’inaction fastidieuse que lui imposait sa disgrâce de,

En jeune âge, vieillir malgré nature.

De même, plus loin, après que Mélancolie l’aura assailli, dans un de ces moments de tristesse qui inspirent la simplicité et la sincérité, il pourra dire, sans qu’il n’y ait rien là qu’une apparente et puérile contradiction, que son âge « tourne jà vers déclin ».

Quant à ces mots « et les maleurtez de ta nation ne font que commencer » ils lui sont inspirés, si l’on veut, par une misanthropie bien naturelle chez un disgracié. C’est ainsi que nous confondons, à l’ordinaire, notre fortune privée et la fortune publique dans une même appréciation. Sommes-nous heureux, tout est pour le mieux, sommes-nous malheureux, rien ne va plus. En dehors de cette raison générale, on en trouve une autre dans les événements contemporains eux-mêmes.

On lit encore, en effet, dans le livre de l’Espérance que les maux de la France ne font que s’accroître depuis vingt ans, et (M. D. Delaunay en fait judicieusement la remarque) rien n’est plus vrai de 1418 à 1438. « La misère publique, dit l’historien Henri Martin, en 1438, dépassa tout ce qu’on avait éprouvé depuis vingt ans : des pluies continuelles ayant gâté la récolte dans les cantons où la culture n’était point abandonnée, la disette devint famine, et entraîna après elle les maladies épidémiques, ses compagnes ordinaires. Les populations tombèrent en foule sous ce double fléau. Le Bourgeois de Paris assure qu’il mourut, dans le cours de l’année, environ cinq mille personnes à l’Hôtel-Dieu, et plus de quarante-cinq mille dans la ville. Paris était si désert et si désolé que les loups y venaient la nuit par la rivière ; et ils étranglèrent et mangèrent plusieurs personnes, de nuit, dans les rues détournées. La plupart des hauts dignitaires avaient quitté la ville : il n’y resta guère que le premier président du parlement, Adam de Cambrai, un président en la chambre des comptes, appelé Simon Charles, le prévôt de Paris et le prévôt des marchands, qui eurent le courage de demeurer jusqu’au bout pour réconforter les habitants et garantir Paris des entreprises des Anglais. » En face de tant de maux, Chartier pouvait écrire que les maleurtez de la nation ne faisaient que commencer ![4].

Une autre particularité, qui n’a point échappé à M. Delaunay, confirme l’hypothèse d’une disgrâce. Le livre de l’Espérance est le plus considérable ouvrage de Chartier, et encore n’est-il pas terminé[5], il compte 129 pages de l’édition Du Chesne, tandis que le Quadrilogue qui est achevé, n’en compte que 52. — Or, jamais, à la Cour, Chartier n’aurait eu le loisir d’entreprendre un ouvrage de si longue haleine. Ecoutez ce qu’écrit Ambrosius de Miliis à Gonlier Col sur le courtisan, dans le Curial, dont, vraisemblablement, le moraliste Chartier entreprit la traduction française parce qu’il lui découvrait un intérêt d’actualité. Aussi bien, Charlier, en traduisant cette satire de la vie des Cours, a pu se placer à un tout autre point de vue que le point de vue moraliste, celui d’une rancune personnelle, par exemple, masquée par la signature d’Ambrosius de Miliis : « S’il a accoutumé de manger sobrement et à droite heure, il dînera et soupera tard, ou mangera en telle façon qu’il désaccoutumera son temps et sa manière de vivre. S’il a accoutumé de lire et a étudier es livres, il musera oiseux toute la journée en attendant qu’on lui ouvre l’huis dit retrait du Prince. S’il aime le repos de son corps il sera envoyé deçà et delà comme un coureur perpétuel. S’il veut coucher tôt et lever tard à son plaisir, il faudra qu’il veille tard et qu’il se lève bien malin, et qu’il perde souvent les nuits sans dormir ni reposer. Se il s’étudie à y trouver amitié, il s’abusera. Car jamais elle ne sait trotter parmi les salles de ces grands seigneurs… »

L’ouvrage de Chartier se serait terminé probablement sur une exhortation de Charité, qui venant après Foi et Espérance, lui aurait arraché un généreux pardon à ses ennemis. Ainsi l’ouvrage deviendrait une sorte de traité philosophique, comme jadis les lettrés de Rome en composaient pour s’induire à la résignation, dans les loisirs auxquels les contraignait la défaite de leur parti. Jusqu’à l’ordonnance et au titre du livre qui confirment l’hypothèse[6]. Il faut noter la présence du mot consolation dans le titre et se rendre compte du développement des idées ; on voit alors clairement que le livre de l’Espérance a bien été entrepris pour la consolation personnelle de l’auteur dont l’âme passe successivement par tous les mouvements qu’éprouvent ordinairement les âmes injustement frappées. Et d’abord, le poète est assailli par Mélancolie ; puis viennent Deffiance et Indignation. Celle-ci étale les griefs de Chartier contre la Cour. Enfin, apparaît Désespérance qui conclut au suicide. Mais alors, survient l’avisé bachelier Entendement qui redresse l’auteur fourvoyé du chemin de patience et introduit deux belles Dames, Foi et Espérance. Je viens de dire, qu’à mon sentiment, l’ouvrage se serait terminé sur de belles paroles de Charité qui, achevant de mettre en fuite les fantômes évoqués par Mélancolie, Deffiance, Indignation et Désespérance, et couronnant l’œuvre de Foi et d’Espérance, aurait épuré l’âme du pauvre disgracié en la haussant jusqu’au pardon des injures.

Au reste, qu’on me permette de placer sous les yeux du lecteur deux extraits de Chartier lui-même. Ils sont, je crois, de nature à lever tous les doutes.

Indignation harangue le poète en ces termes :

« Quel conseil penses-tu prendre à conduire désormais ton état et ta vie ? ou quelle folie te meut d’approcher désormais Cour ne Palais Royal, ne de plus servir à office public, quand sans exaulcement, et sans profit, tu y as perdu le temps de ta plus vertueuse jeunesse, et ton labeur en vain degasté ?… Si la Cour a méconnu tes services, et les ingrats oublié tes bienfaits[7], que penses-tu désormais proffiter à la chose publique ne à toi-même ?… Ne sais-tu que Dissimulation a de si longtemps occupé les portes et les entrées des cours des Princes, que Vérité qui a tant heurté à l’huis et se fait ouïr dehors par publiques œuvres, ne peut avoir dedans entrée ? As-tu oublié Lucain qui t’apprit une fois que autorité de Cour ne peut jamais souffrir compagnon, et que entre gloire et envie a guerre perdurable et immortelle ? Souvienne-toi que vie curiale est de la nature des folles et dissolues femmes qui plus chérissent les derniers venus et jettent les bras au cou plus ardemment à ceux qui les pillent et diffamment, que à ceux qui trop les aiment et servent Fortune prend son déduit à faire d’un chétif méconnu impuissant orgueilleux qui tout décongnoit, et d’un haut satrape élevé en vaine gloire et en pompe, un méchant, foulé et deffait qui depuis vit en vergongne du déchet de son état, et en défiance de sa vie[8]… Si tu as le courage ou (pour plus proprement parler) la folle outrecuidance de toi vouloir ingérer jusqu’au dangereux donjon où Dame Cour se retrait en son privé, sache que le guichet en est si petit, la planche si étroite, et le fossé dessous si profond, et y court le vent d’envie à si grandes bouffées, que à rentrer ou à l’issit tu t’y pourras blesser sans guérison, ou trébucher sans ressource. Mais la vanité de l’honneur mondain, et le delit que l’erreur humaine prend d’avoir pouvoir sur autrui, allèchent les folles pensées à toujours vouloir r’entrer en cet expérimenté péril[9] : comme l’oisel qui fiert en la retz où il a vu les autres surprendre et couvrir. Douloureux fut le jour où tu issis de l’Ecole de science[10] pour entrer en la tourbe des ambitions mondaines. Tu y avais délectation d’esprit, repos de cœur, plaisante occupation, honnête pauvreté, richesse de peu, sûre liesse, désir à mesure, et content appétit. Or es sailli de franchise en servage, de sûreté en danger, de contente parcité en ambition souffreteuse ; et t’a Fortune jeté en cette tempête, que tu vogues comme en une nef qui périt, et que le vent fait férir contre terre. Tu vois que chacun quiert à part sa privée salvation, et que tous en tirent ce qu’ils peuvent comme de chose abandonnée et perdue. Ah ! méchante aventure ! tu ne peux gecter d’être prisonnier du péril, mais tu n’as pas été compagnon du proffit !… Assez te trouveras loué de tes œuvres, si aucunes en y a dignes de mémoire. Mais à toute cette louange on te laissera disetteux. Et combien que soit grand ton loz et ta gloire, ce ne te vaut rien seul. Car avec ce faut-il du pain. Tu languiras en cette louange, et un autre se engraissera en œuvres reprouchables[11]Ô infortuné homme ! tu qui as passé les dangereux voyages[12] et les ennuyeuses veilles, et tant d’autres qui ont porté sur leurs épaules la douleur de leur exil et travaillé en pauvreté avec la chose publique, devez-vous peu priser votre loyauté, quand pour la garder vous êtes déshérités de votre pays, et pour la servir et soutenir, vous êtes foulés, avilis et chétifs ? [13] Maintenant vous peut bien venir au devant la parole de Diogène qui tenait celui pour bienheureux à qui ne chaut sous quelle main et seigneurie soit la terre. »

Plus loin la Foi tient un discours qui n’est pas moins significatif : « Ce fol langage court aujourd’hui entre les curiaux que noble homme ne doit savoir les lettres, et tiennent à reproche de gentillesse bien lire ou bien écrire. Las ! qui pourrait dire plus grande folie, ne plus périlleuse erreur publier ! Certes, a bon droit peut être appelé bête qui se glorifie de ressembler aux bêtes en non savoir, et se donne louange de son deffaut[14]… Et si tu veux savoir dont est source telle jonglerie mensongère, penses que les mauvais officiers ne peuvent convenir au Prince sage, et serviteur déloyal désire maître ignorant[15]. Car vice est fondé d’ignorance, et nourri sous ténèbres, el loyauté requiert connaissance et lumière,.. Jà pour telles légèretés de parler et faute d’entendre, ne sera faussée la sentence du divin Platon, qui tenait les seigneuries et choses publiques pour heureuses quand les studieux hommes et personnes en haut savoir les gouvernaient[16]. »

Le livre de l’Espérance on consolation des trois Vertus est l’ouvrage de Chartier qui renferme les idées les plus générales, l’ouvrage où ces idées générales ont la forme la plus libre. Dans le Quadrilogue invectif, maître Alain tente un rapprochement entre les trois éléments constitutifs de la nation, le Chevalier, Clergie, le Peuple, afin de leur inspirer à tous trois une pensée unique, la gloire de la France. Pour atteindre ce but, il fallait que l’auteur ne fit pas tenir à ses personnages un langage trop intransigeant, et qu’il édifiât la concorde sur de mutuelles transactions. Jamais, en effet, le débat ne glisse sur un terrain brûlant, on s’en tient à des griefs notoirement établis et qu’il n’y aurait eu aucune habileté à celer. En écrivant au contraire, le livre de l’Espérance, Chartier témoigne d’une toute autre indépendance de jugement. Il ne se propose plus d’autre but que de discuter avec lui-même[17]. Qu’on lise quelques titres :

« Péché est cause primitive de l’institution des rois, et si tous étions justes, ne serait nécessaire prééminence de l’un sur l’autre.

Exhortation aux Princes de reconnaître que toute puissance vient de Dieu, qui est fondement radical de tout pouvoir[18]. Non seulement sont punis ceux qui mal administrent la chose publique, mais aussi ceux qui à tel damnable gouvernement ne contredisent, ou par flatterie et ambition y consentent.

Ambition, avarice et mauvais exemple de vie sacerdotale est cause que l’Église est affligée, et l’honneur d’icelle tant amoindri. Et tout ainsi qu’en sa naissance par pauvreté et humilité a été élevée, maintenant par richesse est vilipendée, et son honneur aboli.

Comment négligence des prélats et dissolution des bas prêtres engendrent le scandale en l’Église[19].

Espérance déclare l’origine et fondement qui peut induire les hommes à premièrement sacrifier, et que du sien justement acquis, et non de l’autrui, doit faire oblation à Dieu. Et comment grand’plaie est venue en l’Église pour avoir prohibé mariage aux Prêtres… »

On voit que Clergie, fort ménagé dans le Quadrilogue, est ici vivement critiqué. Au surplus, laissons Chartier parler lui-même. À propos des biens temporels du Clergé, il dit : « Et le Clergie en a pris si grand faix sur ses épaules, qu’il le courbe tout vers la terre, et le destourbe à regarder sus aux cieux. Car l’appétit avaricieux des ecclésiastiques a si surmonté leur raison, que leur damnation y gît manifestement, et si fait la destruction temporelle de chacun : qui est et peut être vitupéré à l’honneur universel de l’Église deça bas, et au déprimement de Foi, et principalement des ecclésiastiques qui tels maux commettent. Douleur me fait ce dire… » À propos du mariage des Prêtres : « Que a apporté la constitution de non marier les Prêtres sinon tourner et éviter légitime génération en avoultrerie, et honnête cohabitation d’une seule épouse en multiplication d’escande luxure ? Si je disais tout ce que j’en pense, je dirais pleinement que la graisse des biens temporels mêlée du souffre d’envie, et la chaleur d’ambition et de luxure ont fait leur apprêt pour mettre le feu en l’Eglise. Mais cette matière est trop grande et profonde investigation, et la détermination douteuse. Si m’en tais à tant, fors que je prie Celui qui notre dite Mère Eglise a consacré de son digne sang qu’il n’en souffre jà advenir ce qu’il m’en laisse penser »[20].

Le roi, ce triste sire plongé dans de perpétuelles débauches, qu’après la mort de l’intelligente Agnès Sorel la vile Antoinette de Maignelais ne sut que trop encourager[21], aurait pu, lui aussi, découvrir des leçons directes à certaines pages du livre de l’Espérance, comme les deux premiers titres que je cite plus haut le font pressentir. Chartier dirige évidemment contre lui tels nobles discours. Mais cet enseignement élait bien au-dessus des facultés du prince qui vit d’un œil bienveillant la reine, Marie d’Anjou, distribuer, à titre de gratification, des écus d’or aux filles joyeuses enrégimentées à la suite de la cour[22]. Qu’on lise l’apostrophe ci-après de la Foi, où se déroule la belle cadence ordinaire au style d’Alain Chartier, avec quelque chose de plus incisif, semble-t-il : « Ô Rois de la terre, qui séez en chaire tremblante et commandez par autorité décevable sur le peuple pervertible ! retenez cette leçon du Roi des cieux qui siet en trône perdurable, dont le royaume ne se peut changer, ne l’autorité contredire. Votre règne faut avec votre vie ; et le sien seigneurit sur la vie, et sur la mort de tous, et de toutes choses ![23] Vous régnez sur les sujets et sur les serfs, et il règne et commande sur les rois. Vous mêliez lois transitoires au monde, et la loi perpétuelle délie vos lois et lie vos puissances. Elevez vos yeux et humiliez vos cœurs à retenir de sa doctrine que par lui seul peuvent les rois régner. Voyez que, au premier roi par lui établi, il retollit le sceptre et au tiers amoindrit son obéissance, et soubtrahit ses sujets, en signe que votre régence çajus n’est fors commission révocable au plaisir du conseil delà sus. Et afin que le delit de l’honneur ne fit méconnaître la charge, ni délaya du premier la peine après l’offense : pour déclarer en la primitive institution des royaumes la condition du devoir des rois. Malheureuse et trop pesante est la couronne aux rois qui pour elle s’endorment en vaine gloire et s’enivrent d’outrecuidance, quand en décongnoissant leur humanité, usurpent l’honneur divin. Et pour la cremeur qu’ils tiennent par force sur leurs sujets, oublient la crainte qu’ils doivent à Dieu par raison. Ainsi se attribuent de droit l’honneur que d’eux ne peuvent prendre, ni en la fin retenir. Ceux font du siège royal chaire de pestilence, et la pompe de leur élèvement est la sentence de leur ruine. Car sièges royaux fondent sous l’homme chargé de péchés et sa chaire se renverse sur lui plus durement de tant comme le faix de sa couronne est pis soutenu… »


Oui a bien commencé parfasse,
Oui a bien choisi ne se meuve :
Car à la fin quoiqu’on pourchasse,
Qui dessert le bien il le treuve.

(Le Débat du Réveille-Matin).

La lecture attentive des poésies de Chartier nous révèle quelques détails biographiques[24]. C’est ainsi que le Débat du Réveille Matin, par son allure primesautière, je ne sais quelle malice juvénile, que nous ne retrouverons plus[25], dénote un début : c’est la première manière de Chartier. Le Débat des deux Fortunés d’amour pourrait être contemporain du Lai de Plaisance. Maître Alain s’y dépeint comme un très petit personnage, n’osant ouvrir la bouche devant les hautes Dames et les douces Damoiselles. Il se tient coi :

   Ardant d’apprendre,
Et d’aucun bien recevoir et comprendre
En si haut lieu où honneur se doit prendre
Et dont j’estoye le plus nice et le mendre.

Dans le Lai de Plaisance, il se plaint mélancoliquement d’être « sans Dame » :

Pour commencer joyeusement l’année,
Et en signe de bien persévérer,
Est aujourd’hui mainte Dame estrennée
De son amant qui la veut honorer.
Et d’autre part, pour plus s’en amourer
Dame qui est de servant assignée
A dès longtemps quelque chose ordonnée,
Pour son amant courtoisement parer.
Mais aux Dames ne me vueil comparer,
Sans Dame suis, onc ne me fut donnée
Loyale amour jusqu’à celle journée,
Car je n’ai pas sens pour y labourer.
Ainsi me faut tout seulet demeurer.
Dame qui soit ne sera hui penée.
Pour m’estrenner n’est pour moi Dame née.
Dont je dois bien piteusement pleurer....

Le livre des Quatre Dames (1415) témoigne d’un changement dans sa destinée. Il a une maîtresse qui lui impose, il est vrai, un stage d’épreuve. En outre, il ne se dépeint plus comme n’osant ouvrir la bouche devant les Dames. Au contraire, les Dames le prennent pour arbitre. Cette faveur atteint son apogée avec le Lai de la Belle Dame sans Merci : nous voyons « les Dames de la Royne », Katherine, Marie et Jehanne, lui transmettre d’« Yssoldun »[26] la requête baillée contre lui dans une lettre affectueuse qui est un bon signe de cette faveur. En outre, le poème fait tapage, et ce n’est pas à l’œuvre d’un débutant que le public ménage à l’ordinaire de ces succès. Déjà, maître Alain a perdu sa maîtresse ; ce détail place le Lai de la Belle Dame sans Merci à peu de distance de la Complainte trepiteuse contre la Mort qui lui ôte sa Dame.

Malgré les malheurs du temps, la cour restait la cour prodigue et luxurieuse que décrit Michelet à propos des fêtes données par le jeune Charles VI, à l’abbaye de St-Denis : « Les arts de Dieu étaient descendus complaisamment aux plaisirs de l’homme. Les ornements les plus mondains avaient pris les formes sacrées. Les sièges des belles Dames semblaient de petites cathédrales d’ébène, des châsses d’or. Les voiles précieux que l’on n’eût jadis tirés du trésor de la cathédrale que pour parer le chef de Notre-Dame au jour de l’Assomption, voltigeaient sur de jolies têtes mondaines ; Dieu, la Vierge et les Saints avaient l’air d’avoir été mis à contribution pour la fête. Mais le diable fournissait davantage. Les formes sataniques, bestiales, qui grimacent aux gargouilles des églises, des créatures vivantes n’hésitaient pas à s’en affubler. Les femmes portaient des cornes à la tête, les hommes aux pieds ; leurs becs de souliers se tordaient en cornes, en griffes, en queues de scorpions. Elles surtout, elles faisaient trembler ; le sein nu, la tête haute, elles promenaient par dessus la tête des hommes leur gigantesque hennin, échaffaudé de cornes ; il leur fallait se tourner et se baisser aux portes. À les voir ainsi belles, souriantes, grasses, dans la sécurité du péché, on doutait si c’étaient des femmes ; on croyait reconnaître dans sa beauté terrible, la Bête décrite et prédite ; on se souvenait que le Diable était peint fréquemment comme une belle femme cornue… Costumes échangés entre hommes et femmes, livrée du Diable portée par des chrétiens, parements d’autels sur l’épaule des ribauds, tout cela faisait une splendide et royale figure de sabbat. » L’historien moralise passionnément dans cette description, où les mots s’enlèvent en couleurs vives, juxtaposent leurs tons, qui révèlent, on dirait, aux yeux charmés, comme d’authentiques enluminures.

On aurait tort de croire qu’à la faveur de ce dérèglement, l’hypocrisie humaine perdit ses droits. Quoique « les vanteurs et les médisans » eussent mis

… puis dix ans
Le pays d’Amour à pastis

les préjugés restent vivaces :

 
Male Bouche tient bien grand court.

Il appert, en effet, de ce poème de la Belle Dame sans Merci, de ce débat entre l’Amant et la Dame avisée, que celle-ci ne défend pas seulement sa tranquillité de cœur, sa crainte de toute passion violente, mais encore son honneur. Et ce mot est employé dans un sens très voisin de l’acception actuelle. À céder, la Dame a tout à perdre, l’Amant tout à gagner. Son opinion est que le sacrifice de l’honneur à la passion ne peut être compensé par ces protestations de fidélité où elle ne voit sagement qu’un aléa.

À beau parler, closes oreilles.

Plus loin, elle ajoute :

Car, en tels sermens, n’a rien ferme
Et les chétives qui s’y fient
En pleurent après mainte lerme.

Et encore :

On ne doit octroyer sinon
Quant la requeste est advenant,
Car se l’honneur ne retenon
Trop petit vaut le remanant.

J’en sais, dit-elle,

J’en sais tant de cas merveilleux,
Qu’il me doit assez souvenir
Que l’entrer en est périlleux
Et encor plus le revenir…
· · · · · · · · · · · · · · ·
Pour ce, n’ai vouloir de chercher
Un mal plaisir au mieux venir,
Dont l’essai peut couster si cher.

Le pauvre amoureux a affaire à forte partie. Sa rhétorique la mieux fleurie, ses raisonnements les plus spécieux, ses sophismes les plus subtils sont repoussés victorieusement, d’une main ferme et légère. Il a beau remuer ciel et terre, dire son fait à l’homme assez desloyal pour tromper une Dame, vouer à la malédiction universelle cet infâme

Qui se souille de tel meffait

la Belle Dame a réponse naturelle à tout :

Sur tel meffait n’a court ne juge
À qui l’on puisse recourir…
· · · · · · · · · · · · · · ·
On leur laisse leurs cours courir
Et commencer pis derechief
Et tristes Dames encourir
D’autrui coulpe, peine et meschief.

En vain l’Amant se débat, il est pris dans ces mailles serrées, n’oppose qu’un verbiage enfantin à ce sang-froid et à cette précision. Il tente de prendre son adversaire par les sentiments les plus louables du cœur humain, de façon tortueuse, mais sans en avoir conscience, peut-être :

… quand Nature a enchassés
En vous des biens à tel effors,
El’ ne les a pas amassés
Pour en mettre pitié dehors.

Le prétexte est plaisant, et la réfutation prompte :

Pitié doit estre raisonnable
· · · · · · · · · · · · · · ·
Se dame est a autrui piteuse
Pour estre à soi-même cruelle,
Sa pitié devient despiteuse
Et son amour haine mortelle

Dès le début, Chartier trace de la Dame un portrait qui renseigne sur ses intentions :

En la danse ne falloit riens
Ne plus avant ne plus arrière,
C’estoit garnison de tous biens
Pour faire au cœur d’amant frontière.

Jeune, gente, fresche et entière,
Maintien rassis et sans changier
Douce parolle et grant manière
Dessous l’estandard de Dangier.

Cette physionomie défensive ouvre d’elle-même les hostilités. Le poète n’a pas pris, autour de lui, à la cour, une femme de son époque pour modèle. Son type est abstrait de toutes pièces, et d’une anatomie à ce point accessoire que les dispositions intellectuelles et morales apparaissent d’abord.

Le bon sens ferme, la logique sagace de la Belle Dame, porte-parole de l’auteur, semblent démontrer que le poème n’est pas seulement un dialogue destiné à réaliser une petite scène et un jeu d’esprit, mais encore qu’une thèse, une conviction morale s’y divulgue. La Dame refuse de se laisser duper par un état de choses qui donne à l’Amant les plaisirs, à la Maîtresse les torts. Le rôle d’esclave couronnée de fleurs lui répugne. « Je vois, disait Ninon, qu’on nous a chargées de ce qu’il y a de plus frivole, et que les hommes se sont réservé le droit aux qualités essentielles : de ce moment, je me fais homme. » Ninon prend crânement l’offensive, et puis elle est de chair et d’os. La Dame de maître Alain n’est qu’une entité et nous ne connaissons qu’un moment de son existence imaginaire. Elle garde une mélancolique réserve :

… toujours un relais de plainte
S’enlasse au ton de sa voix…

pourrait-on dire d’elle, mieux encore que de l’Amant, dont la mélancolie est fortement entachée de dépit.

Le poème eut un succès prodigieux. Pendant tout le XVe siècle on en parle ; au XVIe siècle, on le remet à la mode en l’arrangeant en rondeaux[27]. Il causa même dans le milieu où il parut, dit M. Gaston Paris, une sorte d’émotion (Romania, 1887). Des protestations surgirent. Requête fut adressée aux Dames. « Qu’il vous plaise de vostre grâce destourner vos yeux de lire si très déraisonnables escritures, et n’y donner foi ne audience : mais les faire rompre et casser partout où trouver se pourront, et des faiseurs ordonner telle punition que ce soit exemple aux autres. » Les Dames transmirent la requête au poète, l’invitant en termes affectueux à se jeter hors de ce blasme. Assignation fut lancée pour le premier jour d’avril. Chartier se rétracta de la meilleure grâce du monde. Dans le tour léger de la réponse, on sent un écrivain supérieur à ce qu’il écrit. Réfutant les interprétations fort larges de son poème qui avaient cours, il dit :

Mon livre qui peu vaut et monte
A nulle fin autre ne tent
Sinon à recorder le compte
D’un triste amoureux mal content
Qui prie et plaint que trop attent,
Et comment Reffus le reboute.
Et qui autre chose y entend
Il y voit trop, ou n’y voit goutte.

On ne veut pas le laisser s’exprimer librement. Chartier se le tient pour dit, et badine par système. Respectueux de l’intégrité de sa pensée, il ramène ces belles idées dans le coin intime de son cœur d’où elles avaient jailli, clôt pieusement toutes les issues, et, tourné vers ce public à réflexion courte, sourit, non sans une pointe de hauteur.

Voilà donc Chartier affublé en féministe militant, sauf erreur. N’a-t-il pas écrit de lui-même :

Je suis aux Dames ligement
Car ce peu qu’oncques j’eu de bien,
D’honneur et de bon sentement
Vient d’elles et d’elles le tien.

De nombreux poèmes ont été inspirés par la Belle Dame sans Merci. Tels sont : Le jugement de la Belle Dame sans Merci, Les erreurs du jugement de la Belle Dame sans Merci, la Belle Dame qui eut Merci, et enfin l’Ospital d’Amours d’Achille Caulier. En Suède, en Angleterre, des imitations modernes ont été publiées.

C’est dès les premiers vers du lai de la Belle Dame qu’Alain nous apprend la mort de sa maîtresse.

Le choix d’honneur et des Dames l’eslite.

Je prie ceux qui tiennent Alain pour un poète insignifiant et fade de vouloir bien jeter les yeux sur les vers suivants qui terminent la Complainte trespiteuse contre la Mort qui lui oste sa Dame :

Si prens congié et d’amour et de joye
Pour vivre seul à tant que mourir doye
Sans plus jamais cerchier place ne voye
Où liesse ne plaisance demeure.
Les compagnons laisse que je hantoye.

Adieu chansons que voulentiers chantoye
Et joyeux ditz où je me delectoye !
Tel rit joyeux qui après dolent pleure…
Le cœur m’estraint, angoisse me court seure !
Ma vie fait en moi trop long demeure.
Je n’ai membre que langueur ne labeure,
Et me tarde que ja mort de deuil soye.
Rien ne m’est bon, n’autre bien ne saveure
Fors seulement l’attente que je meure.
Et ne requier sinon que vienne l’heure
Qu’après ma mort en Paradis la voye !

Les vers de maître Alain ont de belles qualités de rythme. Ils sont, parfois, de huit pieds et disposés par couplets de huit, également, dont les rimes alternent et redoublent, comme dans le couplet de la ballade. Le Débat du Réveille Matin, le Lai de la belle Dame sans Merci, par exemple, sont exprimés suivant cette forme. Dans le Débat des deux Fortunés d’Amour, les vers ont dix syllabes à rime triplée, et alternent avec un petit vers de quatre syllabes qui fait chute. Le mouvement

est le même, dans le livre des Quatre Dames, avec cette différence que les trois vers consécutifs à rime redoublée sont de huit au lieu d’être de dix syllabes. Le rythme du Lai de plaisance, est rompu, plein de légèreté et de charme :

Et si plaisance n’estoit
Le pouvoir d’amour fauldroit.
           Qui seroit
Celui qui plus dicteroit
      Balades nouvelles ?
Nul homme ne danceroit,
Ains aux cendres croupiroit,
           Qui riroit ?
Qui seroit cil qui iroit
      Prier les pucelles ?

M. Gaston Paris (Romania, 1887) a trouvé un argument péremptoire qui place la mort de Chartier vers l’année 1441, au plus tard. Voici cet argument : l’Ospital d’Amour parle d’Alain Chartier comme d’un mort. Or, Martin Le Franc, dans son Champion des Dames envoyé en 1442 à Philippe de Bourgogne, cite l’Ospital d’Amour. « Le Champion, dit M. G. Paris, ne fut pas terminé avant l’extrême fin de 1441 ou le premier mois de 1442. L’auteur y parle de la prise de Pontoise par Charles VII, qui eut lieu le 29 septembre 1441 ; il exhorte les princes français, dans l’assemblée qu’ils vont tenir à Nevers, à se souvenir des sentiments qui la leur ont fait convoquer et des promesses par lesquelles ils l’ont préparée ; or cette assemblée, décidée au mois de décembre 1441, se tint en février 1442. »

M. Arthur Piaget (Romania, année 1894) a repris cette discussion touchant la date de la mort de Chartier. On connaît l’épitaphe d’Avignon, publiée par l’abbé d’Expilly (anno Domini M.CCCC.XLIX) dans laquelle Chartier est qualifié d’archidiacre de Paris. M. Piaget nous parle du document découvert par M. l’abbé Requin aux termes duquel l’évêque Guillaume fit placer en 1458 (M.CCCC.LVIII et die XXVIII mensis aprilis…), par Jean de Fontay une plaque funéraire sur les restes de son frère Alain. Sans s’expliquer l’écart de dates entre la mort et l’érection du tombeau, il admet la date fixée par M. G. Paris, « certainement avant 1440 ». Il admet également la qualité d’archidiacre de Paris et le lieu de la mort : Avignon. « J’ai retrouvé, dit-il, une allusion à cette dernière circonstance dans une ballade du m. s. 1721 de la Bibliothèque Nationale, ballade dirigée contre Charles de Bourbon, connétable de France, que le poète appelle un cerf-volant d’estrange portraicture. Voici la troisième strophe de cette ballade ;

Que fais-tu ore en cendre et sepulture,
Ô Maistre Alain, qui par art et nature
As mérité la palme de bien dire ?
Et toi Pétrarque, exquis en escriture,
Qui pour ta Dame a descrit l’aventure
Ou vraie amour t’a long-temps fait déduire ?
Relevez-vous et faites en l’air bruire,
Près Avignon, où luit vostre éloquence,
Du très bon roi la force, l’excellence,
Les grans vertus, les grâces immortelles.
Quant est du cerf, pour toute conséquence,
Il a perdu sa sainture et ses ailes. »


« M. Ferdinand Heuckenkamp, écrit M. Gaston Paris (Romania, 1899), se propose, comme nous l’avons déjà annoncé[28], de publier à nouveau les œuvres d’Alain Chartier, ce qui répond à un vrai besoin et sera extrêmement méritoire. » M. Heuckenkamp a commencé sa publication par le Curial (Halle, Niemeyer, 1899, in-8, 54 p).

Des éditions complètes antérieures, deux seulement méritent d’être prises en considération : la première (1489) et la dernière (1617) celle d’André du Chesne [Rom., 1894, A. Piaget).

M. Carl Wahlund a fait paraître, en 1897, une édition partielle de la Belle Dame sans Merci (La Belle Dame sans Mercy, Upsala, 1897, in-4, 63 p.). Elle contient 72 rondeaux dans lesquels Anne de Graville s’est amusée à paraphraser autant de huitains de la Belle Dame. On y trouve aussi une courte préface et 3 appendices ; le premier sur la littérature pour ou contre les femmes et sur celle que suscita le poème d’Alain ; le second sur Anne de Graville ; le troisième sur les imitations modernes auxquelles donna lieu, en Angleterre et en Suède, le poème d’Alain.

Le peintre anglais J. W. Waterhouse a exposé une Belle Dame sans Merci qui fut très remarquée, notamment à la Société impériale pour l’encouragement des Beaux Arts, de St-Pétersbourg, en 1898.

Il existe de l’auteur du Quadrilogue invectif deux statues. La ville de Paris possède l’une rue de Tocqueville : la seconde appartient à la ville de Bayeux. Ce sont effigies conventionnelles qui révèlent peu l’intéressant caractère de Chartier.

Le texte que je donne ci-après, aujourd’hui purgé de quelques erreurs échappées à une première transcription, a déjà paru (mars-septembre 1897) dans la revue La Normandie Artistique qui devait l’éditer. Il ne fut pas donné suite à ce projet qu’une circonstance heureuse me permet de reprendre aujourd’hui. Cette tentative ne veut qu’être une tentative modeste de vulgarisation devançant les éditions pourvues de tout l’apparatus critique désirable qu’on nous promet. Quelques rares vers paraîtront boiteux, soit qu’il faille l’imputer au mauvais état des textes que j’ai pu consulter, soit qu’il faille l’attribuer, de préférence, à des particularités de la métrique au XVe siècle. Tel qu’il est, on goûtera, je crois, ce petit poème, et nul ne souscrira au jugement suranné de Villemain qui, dans l’esprit aimable, ferme et de bonne compagnie que fut Chartier, ne voyait qu’un lourd théologien, un écrivain pédantesque.


Lucien Charpennes.



LA BELLE DAME SANS MERCI


LA BELLE DAME SANS MERCI





Naguères chevauchant pensoye,
Com’  homme triste et douloureux,
Au dueil où il faut que je soye
Le plus dolent des amoureux ;
Puisque par son dart rigoureux
La mort me tolli ma Maistresse,
Et me laissa seul langoureux
En la conduite de tristesse.

Si disoye : il faut que je cesse
De dicter et de rimoyer.
Et que j’abandonne et délaisse
Le rire pour le larmoyer.
Là me faut le temps employer,
Car plus n’ai sentement ne aise,
Soit d’escrire, soit d’envoyer
Chose qu’à moi n’a autrui plaise.


Qui voudroit mon vouloir contraindre
À joyeuses choses escrire,
Ma plume n’y sauroit attaindre,
Non feroit ma langue à les dire.
Je n’ai bouche qui puisse rire,
Que les yeux ne la desmentissent :
Car le cœur l’en voudroit desdire
Par les larmes qui des yeux issent.

Je laisse aux amoureux malades
Qui ont espoir d’allégement,
Faire chansons, ditz et balades,
Chacun en son entendement.
Car ma Dame en son testament
Prit, à la mort. Dieu en ait l’âme !
Et emporta mon sentement,
Qui git où elle sous la lame.

Désormais est temps de moi taire,
Car de dire je suis lassé.
Je vueil laisser aux autres faire
Leur temps, car le mien est passé ;
Fortune a le forgier cassé
Où j’espargnoye ma richesse,
Et le bien que j’ai amassé
Au meilleur temps de ma jeunesse.


Amour a gouverné mon sens,
Se faute y a, Dieu me pardonne !
Se j’ai bien fait, plus ne m’en sens.
Cela ne me toult ne me donne.
Car au trespas de la très bonne
Tout mon bien fait se trespassa.
La Mort m’assit illec la bourne
Qu’oncques puis mon cœur ne passa

En ce penser et en ce soin
Chevauchai toute matinée,
Tant que je ne fus guère loin
Du lieu où estoit la disnée.
Et quand j’eu ma voie finée,
Et que je cuidai heberger,
J’ouy par droite destinée
Menestrier dans un verger.

Si me retirai voulentiers
En un lieu tout coi et privé.
Quant deux mes bons amis entiers
Surent que je fus arrivé,
Y vinrent, tant ont estrivé
Moitié force, moitié requeste,
Que je n’ai oncques eschevé
Qu’ils ne me mènent à la feste.


À l’entrer fus bien recueilli
Des Dames et des Damoiselles,
Et de celles bien accueilli
Qui toutes sont bonnes et belles ;
Et de la courtoisie d’elles
Me tinrent illec tout ce jour
En plaisans parolles et belles,
Et en très gracieux séjour.

Disner fut prest, et tables mises.
Les Dames à table s’assirent,
Et quant elles furent assises
Les plus gracieux les servirent.
Tels y ont, qui à l’heure vinrent.
En la compaignie liens,
Leurs juges dont semblant ne firent
Qui les tenoient en leurs liens.

Un entre les autres y vy
Qui souvent alloit et venoit.
Et pensant com’ homme ravy,
Et guères de bruit ne menoit.
Son semblant très fort contenoit,
Mais désir passoit la raison,
Qui souvent son regard menoit
Tels fois qu’il n’estoit pas saison.


De faire chiere s’efforçoit,
Et menoit une joie fainte,
Et à chanter son cœur forçoit
Non pas pour plaisir, mais pour crainte
Car toujours un relais de plainte
S’enlassoit au ton de sa voix,
Et revenoit à son attainte
Comme l’oisel au chant du bois.

Des autres y eut pleine salle,
Mais celui trop bien me sembloit
Ennuyé, maigre, blesme et palle,
Et la parolle lui trembloit.
Guères aux autres ne sembloit.
Le noir portoit et sans devise,
Et trop bien homme ressembloit
Qui n’a pas son cœur en franchise.

De toutes festoyer faignoit,
Bien le fit, et bien lui seoit.
Mais à la fin le contraingnoit
Amour, qui son cœur ardeoit
Pour sa Maistresse qu’il veoit,
Et je choisis lors clerement
A son regard qu’il asseoit
Sur elle si piteusement.


Assez sa face destournoit
Pour regarder en autres lieux,
Mais au travers l’œil retournoit
Au lieu qui lui plaisoit le mieux.
J’apperçu le trait de ses yeux
Tout empenné d’humbles requestes,
Et dis à part moi : se m’ait Dieux,
Au tel fus-je comme vous estes.

A la fois à part se tiroit
Pour reformer sa contenance,
Et très tendrement soupiroit
Par douloureuse souvenance ;
Puis reprenoit son ordonnance.
Et venoit pour servir les mets.
Mais à bien juger la semblance,
C’estoit un piteux entremets.

Après disner on s’avança
De danser chacun et chacune,
Et le triste amoureux dança
A dés à l’autre, à dés à l’une ;
A toutes fit chiere commune,
A chacune son tour alloit :
Mais toujours revenoit à une,
Dont sur toutes plus lui challoit.



Bien à mon gré fut avisé
Entre celles que je vis lors,
S’il eut au droit de cœur visé
Autant qu’à la beauté du corps.
Qui croit de legier les rapports
De ses yeux sans autre espérance,
Pourroit mourir de mille morts
Avant qu’ataindre à sa plaisance.

En la danse ne failloit riens
Ne plus avant ne plus arrière.
C’estoit garnison de tous biens
Pour faire au cœur d amant frontière
Jeune, gente, fresche et entière,
Maintien rassis et sans changier,
Douce parolle et grant manière
Dessous l’estandard de Dangier.

De ceste feste me lassai,
Car joie triste cœur traveille,
Et hors de la presse passai.
Si m’assis derrière une treille
Drue et feuillie à grant merveille.
Entrelacée de saulx vers,
Si que nul pour cep et pour fueille
Ne me pouvoit voir au travers.


L’amoureux sa Dame menoit
Dancer quant venoit à son tour,
Et puis seoir s’en revenoit
Sus un preau vert au retour.
Nuls autres n’avoit à l’entour
Assis, fors seulement eux deux,
Et n’y avoit autre destour
Fors la fueille entre moi et eux.

J’ouy l’amant qui soupiroit.
Car qui plus est près plus désire.
Et la grant douleur qu’il tiroit
Ne savoit taire et n’osoit dire.
Si languissoit auprès du mire.
Et nuisoit à sa guarison.
Cœur ars ne se pourroit plus nuire
Qu’approucher le feu du tison.

Le cœur en son corps lui croissoit
D’angoisse et de paour estraint,
Tant qu’à bien peu qu’il ne froissoit
Quant l’un et l’autre le contraint ;
Désir, bonté, crainte reffraint
L’un eslargit, l’autre resserre.
Si n’a pas peu de mal empraint
Qui porte en son cœur telle guerre.


De parler souvent s’efforça,
Se crainte ne l’eut destourné,
Mais en la fin son cœur força
Quant il eut assez séjourné.
Puis s’est vers sa Dame tourné,
Et dit bas en pleurant adoncques :
« Mal jour fut pour moi adjourné,
Ma Dame, quant je vous vis oncques,

Je souffre mal ardant et chault,
Dont je meurs pour vous bien vouloir.
Toutefois il ne vous en chault,
J’eusse bien cause de douloir ;
Mais je vois trop qu’en nonchaloir
Le mettez quant je vous le compte,
Et si n’en pouvez moins valoir
N’avoir moins honneur ne plus honte.

Hélas ! je vous grieve, ma Dame,
S’un franc cœur d’homme vous veut bien,
Et se par honneur et sans blasme
Je suis vostre et vostre me tien ?
De droit je n’y chalenge rien,
Car ma voulenté s’est soumise
A vostre gré, non pas au mien,
Pour plus asservir ma franchise.


Ja soit ce que pas ne desserve
Vostre grâce par mon servir,
Souffrez au moins que je vous serve
Sans vostre malgré desservir.
Je serviray sans desservir
En ma loyauté observant ;
Car, pour ce, me fit asservir
Amour d’estre vostre servant. »

Quant la Dame ouyt ce langage,
Elle respondit bassement,
Sans muer couleur ne courage.
Mais tout asseuréement :
« Beau sire, ce fol pensement
Ne vous laissera il jamais ?
Ne penserez-vous autrement
De donner à vostre cœur paix ?

L’Amant

Nully n’y pourroit la paix mettre,
Fors vous qui la guerre y meistes,
Quant vos yeux escrirent la lettre
Par quoi deffier me feistes ;
Et que doux regard transmeistes
Héraut de celle deffiance.
Par lequel vous me promeistes
En deffiant bonne fiance.


La Dame

Il a grant faim de vivre en dueil
Et fait de son cœur lasche garde,
Qui contre un tout seul regard d’œil
Sa paix et sa joie ne garde.
Se moi ou autre vous regarde,
Les yeux sont fais pour regarder.
Je n’y prens point autrement garde.
Qui mal y sait s’en doit garder.

L’Amant

S’aucun blesse autrui d’aventure
Par coulpe de celui qui blesse,
Quoiqu’il n’en peut mais, par droiture,
Si en a il dueil et tristesse.
Et puisque fortune et rudesse
Ne m’ont mie fait ce meshaing,
Mais vostre très belle jeunesse,
Pourquoi l’avez-vous en desdaing ?

La Dame

Oncques desdaing, chose certaine,
Contre vous ne voulus avoir,
Ne trop grant amour, ne trop haine,
Ne vostre priveté savoir.
Ce cuyder vous fait parce voir
Que peu de chose peut trop plaire.
Et vous vous voulez décevoir ;
Ce ne vueil je pas pourtant faire.


L’Amant

Qui que m’ait le mal pourchassé,
Cuider si ne m’a point déçu.
Mais amour m’a si bien chassé,
Que je suis dedans vos lacs chu.
Et puisqu’ainsi m’est il eschu
D’estre à merci entre vos mains
Il m’est bien au cheoir meschu.
Qui plus tost meurt en languit moins.

La Dame

Si amoureuse maladie
Ne met guères de gens à mort,
Mais il sied bien que l’on le die
Pour plus tost attraire confort.
Tel se plaint et tourmente fort
Qui n’a pas le plus aspre deulx
Et s’amour grieve tant, au fort
Mieux en vaut un dolent que deux.

L’Amant

Hélas ! ma Dame, il vaut trop mieux
Pour courtoisie et bonté faire,
D’un dolent faire deux joyeux,
Que le dolent du tout deffaire.
Je n’ai désir ne autre affaire,
Fors que mon service vous plaise,
Pour eschanger sans rien meffaire
Doux plaisir en lieu de mesaise.


La Dame

D’amour ne quiers-je congnoissance
Ne grant espoir, ne grant désir,
Et si n’ai de vos maux plaisance,
Ne regret à vostre plaisir.
Choisisse qui voudra choisir,
Je suis franche, et franche vueil estre,
Sans moi de mon cœur dessaisir
Pour en faire un autre le maistre.

L’Amant

Amour qui joie et dueil départ
Mit les Dames hors de servage,
Et leur octroya pour leur part
Maistrise et franc seigneuriage.
Les servans n’y ont d’avantage
Fors tant seulement leur pourchas :
Et qui fait une fois hommage.
Bien chier en coustent les rachas.

La Dame

Dames ne sont mie si lourdes,
Si mal entendans, ne si folles,
Que pour un peu de plaisans bourdes
Confites en belles parolles,
Dont vous autres tenez escolles
Pour leur faire accroire merveilles,
El’ changent si souvent leurs colles.
A beau parler closes oreilles.


L’Amant

Il n’y a jangleur tant y meist
De sens, d’estudie et de peine
Qui si triste plainte vous feist
Comme celui qui le mal maine.
Car qui se plaint de teste saine
A peine sa fantasie cœuvre,
Mais pensée de douleur plaine
Preuve ses parolles par œuvre.

La Dame

Amour est cruel losangier,
Aspre en fait, et doux à mentir,
Et se sait bien de ceux vengier
Qui cuident ses secrets sentir ;
Il les fait à soi consentir
Par une entrée de chierté.
Mais quant vient jusqu’au repentir
Lors il découvre sa fierté.

L’Amant

De tant plus que Dieu et nature
Ont fait plaisir d’amour plus haut.
Tant plus aspre en est la poincture,
Et plus déplaisant le deffaut.
Qui n’a froid n’a cure de chaut,
L’un contraire est pour l’autre quis.
Se ne sait nul que plaisir vaut
S’il ne l’a par douleur conquis.


La Dame

Plaisir n’est mie par tout un,
Ce vous est doux qui m’est amer.
Si ne pouvez-vous, ou aucun,
vostre gré me faire aimer.
Nul ne se doit ami clamer
Si non par cœur ains que par livre ;
Car force ne peut entamer
La voulenté franche et delivre.

L’Amant

Ha ! ma Dame, j’à Dieu ne plaise
Qu’autre droit y vueille quérir,
Fors de vous montrer ma mesaise
Et vostre merci requérir.
Se vostre honneur veux surquerir,
Dieu et fortune me confonde,
Et ne me doint ja acquérir
Une seule joie en ce monde !

La Dame

Vous, et autres qui ainsi jurent.
Et se condamnent et maudient.
Ne cuident que leurs sermens durent
Fors tant comme les mots se dient,
Et que Dieu et les Saints s’en rient.
Car en tels sermens n’a rien ferme,
Et les chetives qui s’y fient
En pleurent après mainte lerme.


L’Amant

Celui n’a pas courage d’homme,
Qui quiert son plaisir en reprouche,
Et n’est pas digne qu’on le nomme
Ne que ciel ne terre lui touche.
Loyal cœur, et voir disant bouche
Sont le chastel d’homme parfait :
Et qui si legier sa foi couche
Son honneur pour l’autrui deffait.

La Dame

Villain cœur et bouche courtoise
Ne sont mie bien d’une sorte,
Mais faintise tous les accoise,
Qui par malice les assorte ;
La mesure Faux-Semblant porte.
Son honneur en sa langue fainte,
Mais honneur est en leur cœur morte
Sans estre pleurée ne plainte.

L’Amant

Qui pense bien tout bien lui vienne,
Dieu doint à chacun sa desserte.
Mais, pour Dieu, de moi vous souvienne.
De la douleur que j’ai soufferte !
Car de ma mort, ne de ma perte
N’a pas vostre douceur envie.
Se vostre grâce m’est ouverte
Vous estes garant de ma vie.


La Dame

Legier cœur et plaisant folie,
Qui est meilleur tant plus est brieve,
Vous font ceste melencolie.
Mais c’est un mal dont on relieve.
Faites à vos pensées trieve,
Car de plus beau jeu on se lasse.
Je ne vous aide ne vous grieve :
Qui ne m’en croira, je m’en passe.

L’Amant

Qui a faucon, chien et oiseau
Qui le suit, aime, craint et doubte,
Et le tient chier, et garde beau.
Et ne le chasse ne déboute.
Et je, qui ai entente toute
En vous sans faintise et sans change,
Suis débouté plus bas que soute
Et moins prisé que tout estrange.

La Dame

Se je fais bonne chiere à tous
Par honneur et de franc courage,
Je ne le vueil pas faire à vous
Pour eschever vostre dommage.
Car amans est si petit sage,
Et de créance si legiere
Qu’il prent tout à son avantage,
Chose qui ne lui sert de guiere.


L’Amant

Se pour amour et feaulté
Je pers l’accueil qu’estrangers ont,
Dont me vaudroit ma loyaulté
Moins qu’à ceux qui viennent et vont,
Et qui de rien vostres ne sont ;
Et sembleroit en vous perie
Courtoisie, qui vous semont
Qu’amour soit par vous remerie.

La Dame

Courtoisie est tant aliée
D’honneur qui l’aime et la tient chiere,
Qu’el’ne veut estre à rien liée
Ne pour amour, ne pour prière ;
Mais départ de sa bonne chiere
Où il lui plaist et bon lui semble.
Guerredon, prière et renchiere
Et elle ne vont point ensemble.

L’Amant

Je ne quier point de guerredon,
Car le desservir m’est trop haut,
Je demande grâce et pardon,
Puisque mort ou merci me faut.
Donner le bien où il deffaut
C’est courtoisie raisonnable ;
Mais aux siens encore plus vaut
Qu’estre aux estranges amiable.


La Dame

Ne sais que vous appellez bien,
Mal emprunte bien autre non ;
Mais il est trop large du sien
Qui par donner pert son renon.
On ne doit octroyer, sinon
Quant la requeste est advenant.
Car se l’honneur ne retenon
Trop petit vaut le remanant.

L’Amant

Onc homme mortel ne naqui,
Ne pourroit naistre sous les cieux
Et n’est autre, fors vous, à qui
Vostre honneur touche plus ou mieux
Qu’à moi qui n’attens, jeune ou vieux,
Le mien fors par vostre service,
Et n’ai cœur, sens, bouche, ne yeux
Qui soit donné à autre office.

La Dame

D’assez grant charge se chevit
Qui son honneur garde et maintient ;
Mais à dangier travaille et vit
Qui, en autrui main, l’entretient.
Cil à qui l’honneur appartient
Ne s’en doit à autrui attendre ;
Car tant moins du sien en retient
Qui trop veut à l’autrui entendre.


L’Amant

Vos yeux ont si empraint leur merche
En mon cœur que, quoiqu’il advienne,
Se j’ai honneur où je le cherche,
Il convient que de vous me vienne.
Fortune a voulu que je tienne
Ma vie en vostre merci close ;
Si est bien droit qu’il me souvienne
De vostre honneur sur toute chose.

La Dame

A vostre honneur seul entendez,
Pour vostre temps mieux employer.
Du mien à moi vous attendez
Sans prendre peine à foloyer.
Bon il fait craindre et supployer
Un cœur trop follement déçu,
Car rompre vaut pis que ployer
Et estre esbranlé mieux que chu.

L’Amant

Pensez, ma Dame, que depuis
Qu’amour mon cœur vous délivra,
Il ne pourroit, car je ne puis,
Estre autrement tant qu’il vivra.
Tout quitte et franc le vous livra.
Ce don ne se peut abolir.
J’attens ce qui s’en ensuivra.
Je n’y puis mettre ne tollir.


La Dame

Je ne tien mie pour donné
Ce qu’on offre à qui ne le prent ;
Car le don est habandonné
Se le donneur ne le reprent.
Trop a de cœur, qui entreprent
D’en donner à qui le reffuse.
Mais il est sage, qui apprent
A s’en retraire, qui n’y muse.

L’Amant

Il ne doit pas cuider muser
Qui sert Dame de si haut pris.
Se j’y dois tout mon temps user,
Au moins n’y puis-je estre repris
De cœur failli ne de mespris,
Quant envers vous fais ceste queste
Par qui amour a entrepris
De tant de bons cœurs le conqueste.

La Dame

Se mon conseil voulez ouyr,
Querez ailleurs plus belle et gente
Qui d’amour se vueille esjouyr
Et mieux sortisse à vostre entente.
Trop loin de confort se tourmente
Qui, à part soi, pour deux se trouble ;
Et celui pert le jeu d’attente
Qui ne sait faire son point double.


L’Amant

Le conseil que vous me donnez
Se peut mieux dire qu’exploitier ;
De non croire me pardonnez.
Car j’ai cœur tel et si entier
Qu’il ne se pourroit affectier
A chose où loyauté n’accorde.
D’autre conseil je n’ai mestier
Fors pitié et misericorde.

La Dame

Sage est qui folie encommence,
Quant departir s’en sait et veut.
Mais il a faute de science
Qui la veut conduire et ne peut.
Qui par conseil ne se desmeut
Desespoir le met en sa suite
Et tout le bien qu’il en requeut
Est de mourir en la poursuite.

L’Amant

Je poursuivrai tant que pourrai
Et que vie me durera.
Et lorsqu’en loyauté mourrai
Celle mort ne me grèvera.
Quant vostre durté me fera
Mourir loyal et douloureux
Encore moins grief me sera
Que de vivre faux amoureux.


La Dame

De rien a moi ne vous prenez,
Je ne vous suis aspre ne dure,
Et n’est droit que vous me tenez
Envers vous ne douce ne sure.
Qui se quiert le mal si l’endure,
Autre confort donner ne say,
Ne de l’apprendre n’ai-je cure.
Qui en veut en fasse l’essay,

L’Amant

Une fois le faut essayer
A tous les bons en leur endroit,
Et le devoir d’amour payer
Qui franc cœur a, prisé et droit.
Car franc vouloir maintient et croit
Que c’est durté et mesprison,
Tenir un haut cœur si estroit
Qu’il n’ait qu’un seul corps pour prison.

La Dame

J’en sais tant de cas merveilleux
Qu’il me doit assez souvenir
Que l’entrer en est périlleux,
Et encor plus le revenir.
A tard en peut bien advenir ;
Pour ce, n’ai vouloir de chercher
Un mal plaisir au mieux venir.
Dont l’essai peut couster si cher.


L’Amant

Vous n’avez cause de doubler
Ne soupeçon qui vous esmeuve,
A m’eslongner ne rebouter :
Car vostre bonté voit et treuve
Que j’ai fait l’essai et l’espreuve
Par quoi ma loyauté appert.
La longue attente et forte espreuve
Ne se peut celler, il y pert.

La Dame

Il se peut loyal appeller
Et ce nom lui duit et affiert
Qui sait desservir et celler,
Et garder le bien, s’il acquiert.
Qui encor poursuit et requiert
N’a pas loyauté esprouvée :
Car tel pourchasse grace et quiert
Qui la pert puisqu’il l’a trouvée.

L’Amant

Se ma loyauté s’esvertue
D’aimer ce qui ne m’aime mie,
Et tenir cher ce qui me tue,
El’ m’est amoureuse ennemie.
Quant pitié, qui est endormie,
Mettroit en mes maux fin et terme,
Ce gracieux confort d’amie
Feroit ma loyauté plus ferme.


La Dame

Un douloureux pense tousdis
Des plus joyeux le droit revers,
Et le penser des maladis
Est entre les sains tout divers.
Assez est-il de cœurs travers
Qu’avoit fait bientost empirer,
Et loyauté mettre à l’envers,
Dont ils souloient tant soupirer.

L’Amant

De tous soit celui deguerpis,
D’honneur desgarni et deffait,
Qui descongnoist et tourne en pis
Le don de grâce et le bienfait
De sa Dame qui l’a reffait,
Et ramené de mort à vie.
Qui se souille de tel meffait
A plus d’une mort desservie.

La Dame

Sur tel meffait n’a court ne juge
A qui l’on puisse recourir.
L’un les maudit, l’autre les juge.
Mais je n en ai vu nul mourir.
On leur laisse leurs cours courir.
Et commencer pis derechief,
Et tristes Dames encourir
D’autrui coulpe, peine et meschief.


L’Amant

Combien qu’on n’arde ne ne pende
Celui qui en tel crime enchiet,
Je suis certain, quoiqu’il attende,
Qu’à la fin il lui en meschiet,
Et qu’honneur et bien lui dechiet.
Car fausseté est si maudite
Que jamais haut honneur ne chiet
Dessus celui où elle habite.

La Dame

De cela n’ont mie grant paeur
Ceux qui dient et qui maintiennent
Que loyauté n’est pas eur
A ceux qui longuement la tiennent.
Leurs cœurs s’en vont et puis reviennent
Car ils les ont bien réclamés,
Et si bien appris qu’ils retiennent
A changer dès qu’ils sont aimés.

L’Amant

Quant on a son cœur bien assis
En bonne et loyale partie,
On doit estre entier et rassis
A toujours mais sans départie.
Si tost qu’amour est impartie
Tout le haut plaisir en est hors.
Si ne sera pas moi partie
Tant que l’âme me bâte au corps.


La Dame

D’aimer bien ce qu’aimer devez
Ne pourriez-vous en ce mesprendre ?
Mais sous cuider vous decevez
Par legierement entreprendre.
Vous mesme vous pouvez reprendre
Et avoir à raison recours,
Plutost qu’en fol plaisir attendre
Un tres desespéré secours.

L’Amant

Raison, avis, conseil et sens
Sont sous l’arrest d’amour scellés
A tel arrest je me consens,
Car point ne se sont rebellés ;
Ils sont parmi desir meslés
Et si fort enlacés, hélas !
Que ja n’en seront desmeslés
Se pitié n’en brise les las.

La Dame

Qui n’a à soi nulle amitié,
De toute amour est deffiez ;
Et se de vous n’avez pitié
D’autrui pitié ne vous fiez.
Mais soyez tout certifiez
Que je suis telle que je fus.
D’avoir mieux ne vous affiez
Et prenez en gré le reffus.


L’Amant

J’ai mon esperance fermée
Qu’en tel Dame ne peut faillir
Pitié, mais elle est enfermée
Et laisse dangier m’assaillir.
Et s’el’ voit ma vertu faillir
Pour bien aimer, el’ s’en sauldra
Hors sa demeure, et tard saillir.
Et mon bien souffrir me vaudra.

La Dame

Ostez-vous hors de ce propos,
Car tant plus vous vous y tiendrez
Moins vous aurez joie et repos
Et jamais à bout n’en viendrez.
Quant à espoir vous attendrez,
Vous en trouverez abestis,
Et en la fin vous apprendrez
Qu’espérance paist les chetifs.

L’Amant

Vous direz ce que vous voudrez,
Et du pouvoir avez assez !
Mais ja espoir ne m’en touldrez,
Par qui j’ai tant de maux passez.
Car quant nature a enchassez
En vous des biens à tel effors
El’ ne les a pas amassez
Pour en mettre pitié dehors.


La Dame

Pitié doit estre raisonnable,
Et à nul desavantageuse,
Au besongneux très prouffitable,
Et aux piteux non dommageuse.
Se Dame est à autrui piteuse
Pour estre à soi mesme cruelle,
Sa pitié devient despiteuse
Et son amour haine mortelle

L’Amant

Conforter les desconfortés
N’est pas cruauté, mais est loz.
Mais vous qui si dur cœur portez
En si beau corps, se dire l’oz,
Gaignez le blasme et le desloz
De cruauté qui mal y siet :
Se pitié, qui départ les loz,
En vostre haut cœur ne s’assiet.

La Dame

Qui me dit que je suis aimée
Se bien croire je l’en vouloye
Me doit-il tenir pour blasmée
S’a son vouloir je ne foloye ?
Se de tels confors me mesloye,
Ce seroit pitié, sans manière :
Et depuis se je m’en douloye
C’en seroit la soulde derniere.


L’Amant

Ha ! cœur plus dur que le noir marbre,
En qui merci ne peut entrer,
Plus fort à ployer qu’un gros arbre,
Que vous vaut tel rigueur montrer ?
Vous plaist-il mieux me voir oultrer
Mort devant vous pour vostre esbat.
Que pour un confort demonstrer
Respirer la mort qui m’abat ?

La Dame

De vos maux guérir vous pourrez,
Car des miens ne vous requerray,
Ne pour mon plaisir ne mourrez.
Ne pour vous guérir ne guerray.
Mon cœur pour autres ne cherray,
Crient, pleurent, rient ou chantent.
Mais, se je puis, je pourverray
Que vous ne autres ne s’en vantent.

L’Amant

Je ne suis mie bon chanteur,
Aussi me duit mieux le pleurer.
Mais je ne fus oncques vanteur,
J’aime plus chier coi demeurer.
Nul ne se doit énamourer
S’il n’a cœur de celler Temprise,
Car vanteur n’est à honnorer
Puisque sa langue le desprise,

La Dame

Maie Bouche tient bien grant court,
Chacun a mesdire estudie.
Faux amoureux, au temps qui court,
Servent tous de golliardie.
Le plus secret veut bien qu’on die
Qu’il est de quelqu’une mescru.
Et pour rien qu’homme à Dame die,
Il ne doit plus en estre cru.

L’Amant

D’uns et d’autres est et sera,
La terre n’est pas toute unie.
Des bons le bien se montrera,
Et des mauvais la vilennie.
Est-ce droit, s’aucuns ont honnie
Leur langue où mesdit a hantée
Que reffus en excommunie
Les bons avecques leur bonté ?

La Dame

Quant meschants meschant parler eussent.
Ce meschief seroit pardonnez.
Mais tous ceux qui bien faire dussent,
Et que noblesse a ordonnez
D’estre bien conditionnez,
Sont les plus avant en la fange,
Et ont leurs cœurs habandonnez
A courte foi et longue langue.


L’Amant

Or congnois-je bien or endroit
Que pour bien faire on est honnis,
Puisque pitié, justice et droit
Sont de cœur de Dame bannis.
Faut-il donc faire tous unis
Les humbles servans et les faux,
Et que les bons soient punis
Pour les péchés des desloyaux ?

La Dame

Je n’ai le pouvoir de grever
Ne de punir autre ne vous.
Mais pour les mauvais eschever
Il se fait bon garder de tous.
Faux Semblant fait l’humble et le doux
Pour prendre Dames, en aguet :
Et pour ce, chacune de nous
Y doit bien l’escoute et le guet.

L’Amant

Puisque de grâce un tout seul mot
De vostre rigoureux cœur n’ist,
J’appelle devant Dieu, qui m’ot,
De la durté qui me honnist !
Et me plain qu’il ne parfournist
Pitié qu’en vous il oublia ;
Ou que ma vie ne finist,
Qui si tost mis en oublia…


La Dame

Mon cœur et moi rien ne vous feismes
Oncques de quoi plaindre doyez.
Rien ne vous mit là fors vous-mesmes,
De vous mesmes juge soyez.
Une fois pour toutes, croyez
Que vous demeurez esconduit.
De tant redire m’ennoyez,
Car je vous en ai assez dit. »

L’Auteur

Adonc, le dolent se leva
Et part de la feste pleurant,
A peu que son cœur ne creva,
Com’à homme qui va mourant.
Et dit : Mort, viens à moi courant,
Ains que mon sens se descongnoisse.
Et m’abrège le demeurant
De ma vie plaine d’angoisse !…

Depuis je ne sus qu’il devint
Ne quel part il se transporta.
Mais à sa Dame n’en souvint
Qui aux Dames se déporta.
Et depuis, on me rapporta
Qu’il avoit ses cheveux descoux,
Et que tant se desconforta
Qu’il en estoit mort de courroux.


Si vous prie, amoureux, fuyez
Ces vanteurs et ces mesdisans,
Et comme infames les huyez,
Car ils sont à vos faiz nuisans ;
Pour non les faire voir disans,
Reffus a ses chasteaux bastis.
Car ils ont trop mis, puis dix ans,
Le pays d’amour à pastis.

Et vous, Dames et Damoiselles,
En qui honneur naist et s’assemble,
Ne soyez mie si cruelles
Chacunes et toutes ensemble.
Que ja nulle de vous ressemble
Celle que m’oyez nommer ci,
Qu’on peut appeller, ce me semble,
La Belle Dame sans Merci.






APPENDICE
== Requeste baillée aux Dames contre Maistre Alain ==

Supplient humblement vos loyaux serviteurs les attendans de vostre très douce grâce, et poursuivans la queste da don d’amoureuse merci. Que comme ils ayent donné leur cœur à penser, leur corps à travailler, leur vouloir à désirer, leurs bouches à requérir, leur temps à pourchasser le riche don de pitié et de grâce, que Dangier, Reffus et Crainte ont embusché et retrait en la gaste forest de Longue Attente ; et ne leur soit demeuré compagnie ne conduite, qui les ait laissés en la poursuite, fors seulement bon Espoir, qui encore demeure souvent derrière lassé et travaillé du long chemin, et de la très ennuyeuse queste. Et que en un pays qui se nomme Dure Response, ont esté plusieurs fois destroussés de joie et desers de liesse, par les brigans et soudoyers de Reffus. Et néanmoins entretiennent toujours leur queste pour y mettre la vie et le cœur qui leur est demeuré ; mais que Espoir ne les laisse au besoin. Et encore auroient attente de vostre secours, et que Bel Accueil et Doux Attrait les remeissent sus. Se ne fut qu’il est venu à leur congnoissance, que aucuns ont escrit en vers rimes certaines nouvelles, où ils n’ont guère pensé. Et peut-être que envie, rebutement d’amour, ou fausseté de cœur, qui les a fait demeurer recreuz en chemin, et laisser la queste qu’ils avoient encommencée avec nous, les fait ainsi parler et escrire. Et tant ont fait, comme on dit, pour destourner aux autres la joie à quoi ils ont failli, que leurs escrits sont venus en vos mains ; et pour l’attrait d’aucunes parolles douces qui sont dedans, vous ont amusé à lire leur livre, que on appelle La Belle Dame sans Merci. Auquel sous un langage affaité sont enclos les commencements et ouvertures de mettre rigueur en la court amoureuse, et rompre la queste des humbles servans, et à vous tollir l’heureux nom de pitié, qui est le parement et la richesse de vos autres vertus. Et en adviendra dommage et eslongnement aux humbles servans, et amendrissement de vostre pouvoir, se par vous n’y est pourvu. Qu’il vous plaise de vostre grâce destourner vos yeux de lire si tres-déraisonnables escritures, et n’y donner foi ne audience : mais les faire rompre et casser par tout ou trouver se pourront, et des faiseurs ordonner telle punition que ce soit exemple aux autres, et que vos humbles servans puissent leur queste parfaire à vostre honneur et à leur joie, et montrer par œuvre que en vous a merci et pitié. Et ils priront Amour, qui vous doint toujours tant de liesse, que aux autres en puissez départir.


Lettres envoyées par les Dames à Maistre Alain[modifier]


Honnoré frère, nous nous recommandons à vous, et vous faisons savoir, que naguère par aucuns a esté baillée aux Dames certaine requeste, qui grandement touche votre deshonneur, et le desavancement du très gracieux loz et bonne grâce que vous avez toujours acquis vers elles. Et pour ce que nous vous cuidons tel que bien vous saurez excuser et deffendre de ceste charge, quant en serez averti, nous vous envoyons le double, espérans que vous mettrez peine à vous jeter hors de ce blasme, à vostre honneur et esjouissement de ceux qui, plus voulentiers, verront vostre loz croisire que amaindrir. Et comme escrit vous a esté par autres lettres de vos amis, journée est assignée au premier jour d’Avril, à vous et à vos parties adverses. Auquel jour vous pensons voir, se vous n’estes mort ou pris, dont Dieu vous gard ! laquelle chose vous doubterez moins que de demeurer en ceste charge. Honnoré frère, Nostre Seigneur vous doint autant de joie, comme pour nous voudrions, et brief retourner. Car se vous estes par deçà, tel parle contre vous qui se taira.

Escrit à Yssoldun, le dernier jour de janvier.

  KATHERINE, MARIE et JEHANNE. == Response faite par Maistre Alain sur les Lettres == 

que les Dames lui ont escrites[modifier]


Mes Dames et mes Damoiselles,
Se Dieu vous doint joie prochaine,
Escoutez les dures nouvelles
Quej’ouy le jour de l’estraine ;
Et entendez ce qui me maine,
Car je n’ai fors à vous recours,
Et me donnez par grâce plaine
Conseil, confort, aide et secours.
 
Ce jour m’advînt en sommeillant,
Attendant le soleil levant,
Moitié dormant, moitié veillant,
Environ l’aube ou peu avant,
Qu’Amour apparut au devant
De mon lit à l’arc tout tendu,
Et me dit : « Desloyal servant
Ton loyer te sera rendu.

Je t’ai longtemps tenu des miens
Pour aucuns bien qu’en toi avoyes,
Et te gardoye de grans biens
Trop phis que tu ne desservoyes.
Et quant ta loyauté dévoyés
Vers moi garder en tous endrois,
Tu fais, et escris, et envoyés
Nouveaux livres contre mes drois !

Es-tu fol, hors du sens, ou ivre,
Ou veux contre moi guerre prendre,
Qui as fait le malheureux livre
Dont chacun te devroit reprendre,
Pour enseigner et pour apprendre
Les Dames à jeter au loin
Pitié la débonnaire et tendre
De qui tout le monde a besoin ?

Se tu as ta melencolie
Prise de non aimer jamais
Doivent acheter ta folie
Les autres qui n’en peuvent mais ?
Laisse faire autrui, et te tais.
Que de dueil ait le cœur noirci
Qui ja croira comme tu fais
Qu’oncques Dame fut sans merci.


Tu mourras de ce péché quitte.
Et se briefment ne t’en desdis
Prescher te ferai hérétique
Et brusler ton livre et tes dits ;
En la loi d’amour sont maudits,
Et chacun m’en fait les clamours
Les lire à tous est interdits
De par l’inquisiteur d’amours.
 
Tu veux mon pouvoir abolir,
Et qu’honneur et bonté s efface,
Quant tu quiers des Dames tollir
Pitié, merci, douceur et grâce.
Guides tu doncques que Dieu fasse
Entre les hommes sur la terre
Si beau corps, et si douce face,
Pour leur porter rigueur et guerre ?

Nenny, non, il n’y pensa oncques.
Car jamais faites ne les eust
Plus plaisans que choses quelconques
Que sur terre faire l’en pust,
S’il ne veist bien et de vrai sust
Qu’elles dévoient le vert porter,
Qui par droit les hommes deust
Resjouir et reconforter.

Ne seroit-ce pas grant dommage,
Que Dieu, qui soutient homme en vie,
Eust faite si parfaite image
Par droite excellence assouvie,
Que la pensée en fust ravie
Des hommes par force déplaire.
Se Dieu leur portoit telle envie
Que femme fust leur adversaire ?

Guides-tu faire basiliques
Qui occient les gens des yeux,
Ces doux visages angéliques
Qui semblent estre faits es cieux ?
Dieu ne les a pas formé tieulx
Pour desdaigner et non chaloir,
Mais pour croistre de bien en mieux
Ceux qui ont désir de valoir.

Douceur, courtoisie, amitié
Sont les vertus de noble femme,
Et le droit logis de pitié
Est au cœur d’une belle Dame.
S’il falloit pour ton livre infâme
Pitié d’entre Dames bannir.
Autant vaudroit qu’il ne fust ame
Et que le monde dust finir.

Puisque nature s’entremit
D’entailler si digne figure.
Il est à croire qu’elle y mit
De ses biens à comble mesure.
Dangier y est sous couverture,
Mais nature la tres benigne,
Pour adoucir celle poincture,
Y mit pitié par médecine.
 
Pour garder honneur et chierté
Raison y mit honte et dangier,
Et voulut desdain et fierté
Du tout des Dames estrangier.
Mais pitié y peut chalengier
Tout son droit, car quand el’ voudroit,
Elle feroit bonté changier.
Puisque nully mieux n’en vaudroit

Tu veux, par ton outrecuidance,
Et les faux vers que tu as faits
Tollir aux Dames leur puissance.
Toutes vertus et tous biens-faits :
Quant ainsi leur pitié deffaits,
Par qui maint loyal cœur s’amende,
Si vueil chastier tes meffaits.
Ou que tu m’en gaiges l'amende. »


Quant j’eu ces parolles ouy,
Et je vis la flesche en la corde,
Tout le sang au cœur me fouy,
Onc n’eu tel paour dont me recorde.
Si dis : « pour Dieu ! misericorde !
Escoutez-moi excuser, sire… »
Il me respondit : « Je l’accorde.
Or dis ce que tu voudras dire ».
 
« Ha ! sire, ne me mescroyez.
Ne les Dames semblablement,
Si vous ne lisez et voyez
Le livre tout premierement.
Je suis aux Dames ligement.
Car ce peu qu’oncques j’eu de bien,
D’honneur et de bon sentement,
Vient d’elles et d’elles le tien.

Devant que faire ceste faute
Mon cœur choisiroit qu’il mourroit,
La folie seroit si haute
Que ja nul ne le pardonroit.
Bien est vil celui qui voudroit
A l’honneur des Dames mal faire,
Sans lesquelles nul ne pourroit
Jamais bien dire ne bien faire.

Par elles, et pour elles, sommes,
C’est la source de nostre joye,
C’est l’adresse des nobles hommes,
C’est d’honneur la droite montjoye ;
C’est ce qui les bons cœurs resjoye,
C’est le chief de mondains plaisirs,
C’est ce qui d’espoir nous pourvoye,
C’est le comble de nos désirs.

Leur serviteur vueil demeurer,
Et en leur service mourrai ;
Et ne les peux trop honnorer
Ne autrement ja ne voudrai.
Et tant qu’en vie demeurrai,
A garder l’honneur qui leur touche
Emploierai où je pourrai
Cœur, corps, sens, langue, plume et bouche.

Pitié en cœur de Dame siet
Ainsi qu’en l’or le diamant.
Mais sa vertu pas ne s’assiet
Toujours au plaisir de l’amant.
Ain s faut deffermer un fermant,
Dont crainte tient pitié enclose,
Et en ce fermoir deffermant
Souffrir sa douleur une pose.

Pitié se tient close et couverte,
Et ne veut force ne contraintes,
Ne ja sa porte n’est ouverte,
Fors par soupirs et longues plaintes,
Attendre faut des heures maintes.
Mais l’attente bien se recouvre :
Car toutes douleurs sont estaintes
Aussitost que la porte s’ouvre.

S’el ne gardoit sa seigneurie,
Chacun lui seroit ennuyeux
Et sa bonté seroit perie,
Car elle auroit trop d’ennuyeux.
Pour ce, son plaisir gracieux
N^ouvre pas à toutes requestes,
Non plus qu’un joyau précieux
Qui n’est montré qu’aux grandes festes.

Se j’osoye dire ou songier
Qu’oncques Dame fut despiteuse,
Je seroie faux mensongier,
Et ma parolle injurieuse,
Jamais de Dame gracieuse
N’ait-il ne merci ne respit,
Qui dit de voix presumptueuse
Qu’en Dame est dangier ne despit.

Comme la rose tourne en lermes
Au fourneau sa force et valeur,
Ainsi rend pitié aux enfermes,
Par feu d’amoureuse chaleur,
Pleurs qui guérissent la douleur
Par leur vertu puissant et digne.
Mais quant le dangier n’est pas leur
Plus en prisent la médecine.

Mon livre qui peut vaut et monte,
A nulle fin autre ne tent,
Sinon à recorder le compte
D’un triste amoureux mal content
Qui prie et plaint que trop attent,
Et comment reffus le reboute.
Et qui autre chose y entend
Il y voit trop, ou n’y voit goutte.

Quant un amant est si estraint
Comme en resverîe mortelle.
Que force d’amour le contraint
D’appeler sa Dame cruelle,
Doit on penser qu’elle soit telle ?
Nenny. Car le grief mal d’aimer
Y met fièvre continuelle
Qui fait sembler le doux amer.

Puisque son mal lui a fait dire,
Et après lui pour temps passer
J’ai voulu ses plaintes escrire
Sans un seul mot en trespasser,
S’en doit tout le monde amasser
Contre moi à tort et en vain,
Pour le chétif livre casser
Dont je ne suis que l’escrivain ?

S’aucuns me veulent accuser
D’avoir ou failli, ou mespris,
Devers vous m’en vueil excuser
Que j’ai pieça pour juge pris.
Et combien que j’ay peu apris,
S’ils en ont dit rien ou escrit
Pourquoi je puisse estre repris,
Je leur respondrai par escrit. »
 
Quant Amour eut ouy mon cas
Et vit qu’à bonne fin tendi,
Il remit sa flesche au carcas,
Et l’arc amoureux descendi.
Et tel responce me rendi :
« Puisqu’à ma Court tu te reclames,
Je suis content, et tant t’en di
Que je remets la cause aux Dames. »

Lors m’esveillai subit et court,
Et puis entour moi rien ne vy.
Pour ce me rens à vostre Court,
Mes Dames, et la foi pleny
D’obéir à droit sans ennuv
Ainsi qu’Amour l’a commandé.
Et se je n’ai mal desservy
Ayez-moi pour recommandé.

Vostre humble serviteur Alain
Que beauté print pieça à l’ain
Du trait d’uns très doux rians veux,
Dont languit en attendant mieux.

Achevé d’imprimer
par
LÉON BARNÉOUD & Cie
Imprimerie parisienne
à LAVAL
le 30 Décembre 1900
  1. Cette notice est une refonte de deux articles parus dans la Normandie Artistique en mars et en septembre 1897.
  2. Dans son Histoire de la Satire au moyen-âge, M. Lenient a consacré une belle page à ces deux ouvrages. M. Petit de Julleville en esquisse l’analyse, dans son Histoire de la langue et de la littérature française. M. Ferdinand Heuckenkamp a découvert que le Curial n’est que la traduction française d’un ouvrage latin composé par l’humaniste italien Ambrosius de Miliis. Henri Martin dit, à propos du Quadrilogue invectif, qu’il place en 1422 (de même que M. Du Fresne de Beaucourt) : « On répandit dans les provinces une espèce de pamphlet politique, écrit par un jeune homme d’un noble cœur et d’un grand talent, Alain Chartier, secrétaire de Charles VII : c’était la France personnifiée dans une vive et saisissante allégorie, qui conjurait ses trois enfants, le clergé, la chevalerie et le peuple, de mériter le pardon de Dieu, d’oublier leurs discordes et de s’unir pour sauver leur mère et se sauver eux-mêmes. » Le moment était bien choisi pour lancer cette « espèce de pamphlet politique. » Charles VI venait de mourir après Henri V de Lancastre, et le parti du Dauphin était devenu le parti national.
  3. Dans son Histoire de la langue et de la littérature française , M. Petit de Julleville pense qu’il s’agit d’un exil de Paris dont la faction bourguignonne aurait chassé le poète en 1418, et place la date de composition en 1429.
  4. Cette horrible famine venant mettre le comble à la misère publique, déjà rendue si profonde par la guerre anglaise, et surtout les exploits des routiers et des écorcheurs, frappa vivement l’imagination de tous. Chartier exprime, par ces mots désespérés, l’angoisse du peuple, toujours dans l’attente de maux plus formidables qui semblaient suivre une affolante progression ! La guerre anglaise était, hélas ! le moindre de ces maux.
  5. Le livre est intitulé : L’Espérance ou consolation des trois Vertus, c’est à savoir Foi, Espérance et Charité. Foi et Espérance prennent, en effet, part au débat, mais Charité n’apparaît pas. L’ouvrage se termine sur cette phrase d’Espérance : « Surtout prends pour confirmation Valère qui te dit par arrêt que les seigneuries anciennes furent toujours stables tant comme ils servirent et sacrifièrent dûment à la divinité. » Ce n’est pas là une phrase finale. Chartier termine toujours ces sortes d’allégories par quelques mots de l’acteur, en manière de conclusion.
  6. C’est son rappel à la cour qui a interrompu Chartier. Il n’avait plus les mêmes raisons pour continuer l’ouvrage et peut-être n’en a-t-il pas trouvé le loisir.
  7. Ces lignes ont à peine besoin de commentaires, et, non seulement fortifient l’hypothèse d’une disgrâce, mais encore font naître cette hypothèse naturellement dans l’esprit. Qu’y a-t-il de plus clair que ces mots : Si la Cour a méconnu tes services, et tes ingrats oublié tes bienfaits ?
  8. Les derniers venus qui pillent et diffamment. Chartier fait allusion à l’odieux La Trémoille, chétif méconnu que Fortune avait élevé naguère au rang d’un puissant orgueilleux qui tout décongnoit, tandis que, lui, Chartier, jadis en pleine faveur, depuis vit en vergongne du déchet de son état, et en défiance de sa vie. On sait qu’à la suite des heureuses négociations entreprises en Écosse auprès du roi Jacques, Charles VII voua une amitié toute particulière au poète de la Belle Dame sans Merci. Cette amitié n’a pas dû manquer d’attirer sur l’habile ambassadeur la haine du favori La Trémoille. Avant de succéder au président Louvet, à Pierre de Giac et à Le Camus de Beaulieu, dans la faveur de Charles-le-Victorieux (ce prince absurde et laid dont Jean Foucquet nous a laissé une détrempe si caractéristique), le sire de la Trémoille, un des meurtriers de Giac, n’avait pas joué à la Cour de rôle à proprement parler. Et ainsi Alain, qui a des raisons pour ne pas être tendre, peut le qualifier de « chétif méconnu ». Toutefois, au rapport de Guillaume Gruel, biographe de Richemont, le sire de la Trémoille était déjà « un homme puissant tant de parents et amis que de terres et seigneuries. » La disgrâce de notre poète commença en 1428 ou un peu après, pour finir vers 1438, alors que se trouva installée en France Marguerite d’Ecosse, dont Chartier avait négocié le mariage et « qui fort aimait les orateurs de la langue vulgaire, et entre autres maître Alain Chartier », nous dit Bouchet, dans ses Annales d’Aquitaine. La Trémoille fut renversé en 1433, et Charles d’Anjou, frère de la reine, lui succéda. Mais le complice de la Trémoille, Regnauld de Chartres, resta encore au Conseil.
  9. Vouloir r’entrer en cet expérimenté péril. Chartier exprime nettement son désir de revenir à la Cour. C’est donc qu’il n’y était plus et ne pouvait plus s’y montrer. Si maître Alain avait simplement été exilé de Normandie à Paris par les événements politiques, on ne comprendrait pas ce langage qui s’explique si naturellement par une disgrâce. Chartier aimait la Cour, cette Cour où Fortune « rit à pleine gueule et bat ses paumes quand il mechiet à grands seigneurs », et ne se déplaisait pas, sans doute, aux petites intrigues qui sont la vie du courtisan. Il avait vécu de bonne heure dans cette atmosphère (dès 1415 il est favori des Dames comme l’atteste le poème des Quatre Dames, et conserva cette faveur dont il tira profit, si l’on en croit le lai de la Belle Dame sans Merci,) il ne pouvait plus s’en passer, tel l’oisel attiré dans les rets où il a vu les autres surprendre et couvrir.
  10. L’Université. Il était sorti de l’Université pour entrer à la Cour, dans la tourbe des ambitions mondaines.
  11. Tu languiras dans cette louange, et un autre se erigraissera en œuvres reprouchables. Cet autre fut La Trémoille dont le souvenir hante le poète et qui, lui, avait été compagnon du proffît et jamais, comme Chartier, exposé aux périls. À l’en croire, Chartier serait disetteux : Et combien que soit grand ton loz et ta gloire, ce ne te vaut rien seul. Car avec ce, faut-il du pain !
  12. Tu qui as passé les dangereux voyages. Il s’agit des voyages en Bohème auprès de l’empereur Sigismond (1424-?) et en Écosse auprès du roi Jacques (1428). L’exil daterait donc bien, pour le moins, de 1428, et la date de composition du livre de l’Espérance serait, comme l’admet M. D. Delaunay, l’année 1438.
  13. Il faudrait être bien peu au courant des habitudes de langage de Chartier, pour voir dans ces mots déshérités de votre pays, une allusion à la Normandie absente. Chartier n’exprima jamais d’attachement particulier pour son pays natal. Il fut français avant d’être normand, sans doute parce qu’il vint de très bonne heure à Paris et y fît ses études et son éducation. Le Pays, c’est la France. Ce mot Pays vient d’ailleurs très souvent sous la plume de Chartier toujours avec cette signification générale. Si, maintenant, on a soin pour fixer la juste portée de ces mots, déshérités de votre pays, de les laisser dans leur milieu, de ne pas les isoler pour en châtrer le sens naturel, on voit aisément que notre auteur, sous une forme nouvelle (il aimait d’ailleurs à remplacer Cour, Roi par le mot Pays qu’il prononçait avec une évidente tendresse), continue toujours la pensée exprimée au début de cet extrait, à savoir que les ingrats ont oublié ses bienfaits et méconnaissaient ses services. C’est toujours d’une disgrâce qu’il se plaint.
  14. C’était là sans doute un prétexte dont La Trémoille avait usé auprès du faible Charles VII pour que celui-ci continuât de tenir éloigné de la Cour l’éloquent écrivain, et, parmi les courtisans, ces maximes douteuses couraient encore. Ce prétexte n’était pas sans prouver une grande dextérité d’intrigue. C’était un coup droit porté à maître Alain qui tirait volontiers vanité de son savoir. Le poète retorque l’argument avec hauteur, Pourtant il est facile de voir, par la répétition rapprochée du mot bête, qu’il entend, à son tour, asséner de vigoureux coups à qui adoptait les façons de voir de son ancien rival. La Trémoille n’était plus aux affaires depuis cinq ans déjà ; ce n’étaient pas moins les insinuations dont il avait investi l’esprit de Charles qui contribuaient, sans doute, à maintenir ce prince sans cœur ni volonté dans sa décision première concernant Alain. On sait avec quelle facilité le Valois oubliait ses serviteurs, combien même il eût d’appréhension pour Richemont. Quoiqu’en 1438, celui-ci fût aux affaires, l’ordre intérieur de la Cour était aux mains d’intrigants qui s’inspiraient des maximes de La Trémoille. Le favoritisme était si peu définitivement disparu, qu’en 1439 il essaya de se relever. « La Cour, dit Henri Martin, était agitée par des mouvements intérieurs qu’on est réduit à deviner à travers le silence inintelligent des médiocres historiens de cette époque : le favoritisme avait essayé de se relever ; le duc de Bourbon et la plupart des autres princes et grands seigneurs, qui avaient gagné à la désorganisation de l’État une indépendance presque entière, entravaient tout ce qui tendait a rétablir l’ordre et à restaurer le pouvoir central. » Richemont, d’ailleurs, homme de guerre et caractère rude, devait être assez indifférent pour les lettres et les lettrés, et estimer que mieux valait l’épée que haut savoir. Il est croyable que, sans être hostile à Chartier, il ne fit rien pour lui. Quant à La Trémoille, il est si vrai qu’il n’avait pas renoncé à ses intrigues et qu’auprès des Curiaux son influence n’était pas abolie, que nous le voyons en 1440 entraîner dans la Praguerie les ducs de Bourbon et d’Alençon, le comte de Vendôme et le comte de Dunois lui-même. Georges de la Trémoille mourut en 1446, et dès 1451 on retrouve le nom dans le complot dirigé contre l’illustre Jacques Cœur. C’était le digne fils de l’ancien favori de Charles-le-Victorieux qui marchait sur les traces de son père !
  15. S’il maltraite le rival, cause de sa disgrâce persistante (je nomme ordinairement La Trémoille, parce que les traits me semblent assez bien convenir au personnage qui succéda au favori Le Camus en 1427), le comprenant dans « les mauvais officiers », le traitant de « serviteur déloyal », le poète ménage habilement le roi : les mauvais officiers ne peuvent convenir avec le Prince sage, et serviteur déloyal désire maître ignorant. Ces mauvais officiers sont les courtisans qui continuaient les cabales mesquines que le roi aima toujours à favoriser. Philippe de Vitri avait écrit dans son Chapel des trois Fleurs de lys :

    Les princes doivent bien savoir
    Lois et coustumes ou avoir
    Ceulz qui de telz choses sont sages ;
    Car se les princes senz n’ont mie
    En eulx ne en leur compagnie.
    Ne sont pas princes mais ymages.

    (Texte de M. Arthur Piaget ; Romania, 1899).

  16. Chartier recourt à Platon pour étayer son plaidoyer pro domo.
  17. Chartier, cependant, était essentiellement auteur ; toujours il a souci d’un public. Ce souci le guinde et, précisément, dans le livre de l’Espérance, on sent parfois à une véhémence un peu décousue, à une phrase précipitée, que la sincérité de l’auteur est plus forte que son souci ordinaire de la tenue et de la cadence. Je ne connais que la complainte trépiteuse contre la mort de sa Dame où l’on puisse retrouver cette sincérité relativement dépouillée de littérature.
  18. Chartier ne fonde pas ici la royauté de droit divin. Son idée est opposée. Qu’on remarque aussi la maxime précédente : « Péché est cause primitive de l’institution des rois, et si tous étions justes, ne serait nécessaire prééminence de l’un sur l’autre. » Ces maximes ne sont pas personnelles à Chartier. Sous d’autres formes, elles eurent cours au moyen âge, bien avant lui, et l’on pourrait trouver les origines de la Révolution française dans la Somme de Saint-Thomas d’Aquin. Déjà Philippe de Vitri (1285 ou 1295-1361) avait rimé :

    A dire voir il n’est noblesce
    Ne gentillesce ne hautesce
    En cest monde que de bien faire.

  19. Dès 1429, un carme breton, Thomas Connecte, s’était fait connaître en prêchant, escorté d’une troupe de disciples, contre les vices et péchés, « et en spécial contre le clergé, » dit Monstrelet, et les prêtres qui « publiquement tenoient femmes en leur compagnie. »
  20. Chartier s’impose, à l’ordinaire, une grande réserve. Il ne fait allusion à aucun événement particulier, à aucune personne déterminée. On a pu sentir dans les extraits que j’ai cités du livre de l’Espérance que Chartier, aigri par sa disgrâce imméritée, a une tendance à se départir de cette réserve, chez lui, caractéristique.
  21. Antoinette de Maignelais est surtout connue sous le nom de la Dame de Villequier, parce que, tout en restant la maîtresse-proxénète du roi, elle se fit marier à un gentilhomme pauvre, le sire de Villequier, pour avoir une position officielle. « Elle assura la perpétuité de son crédit, dit Henri Martin, en se faisant la surintendante d’une espèce de harem qu’elle remplissait de jeunes filles séduites ou achetées à leurs parents ».
  22. Ce fut le 27 juin 1435 qu’eut lieu cette distribution. Voyez Henri Martin qui cite Yallet de Viriville (Notice sur Agnès Sorel).
  23. Il n’est pas une oreille un peu littéraire que ne séduise la belle ampleur de ce début qui rappelle le Bossuet des Oraisons funèbres. Remarquez la pureté éloquente de cette courte phrase et sa chute harmonieusement sonore : « Votre règne faut avec votre vie ; et le sien seigneurit sur la vie, et sur la mort de tous, et de toutes choses. » Le morceau, dans son entier, a grande allure.
  24. Ces détails n’ont point échappé à M. D. Delaunay.
  25. Pourtant cette verdeur se retrouve un peu dans l’Excusation adressée aux Dames, après l’apparition du Lai de la Belle Dame sans Merci.
  26. Le poème paraît avoir été composé en 1426 : il parvint en janvier 1427 à Issoudun où Charles VII tenait alors sa cour, en l’absence du poète, qui était sans doute occupé à quelque mission diplomatique. À Issoudun, en mars 1427, Richemont fait saisir Giac dans son lit et plus tard noyer Giac, le favori du roi, et Charles n’osait rien dire ; la France était au plus bas ; Jeanne D’Arc allait paraître (Gaston Paris. Romania, 1887).
  27. Voir les rondeaux d’Anne de Graville, édition de M. Carl Wahlund (Upsala, 1897, in-4)
  28. Romania,1897. Second semestre.