Œuvres de Vadé/La Canadienne

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(Redirigé depuis La Canadienne)
Garnier (p. 373-420).

LA
CANADIENNE

COMÉDIE
EN UN ACTE ET EN VERS[1]

ACTEURS

LA MARQUISE.

LA COMTESSE, sa sœur.

DORIMONT, père de Julie.

JULIE, sous le nom de Zinca.

LE CHEVALIER, fils de la marquise.

LISETTE, suivante de la Marquise.

FRONTIN, valet du chevalier.

BRIGANTIN, maître-d’hôtel de la marquise.

La Scène est dans le château de la Marquise.

Scène première

LE CHEVALIER, FRONTIN.
Frontin

De bonne foi, Monsieur, vous donnez là-dedans ?
Moi qui n’ai pour esprit que fort peu de bon sens ;

Je ne croirais jamais de telles impostures ;
Car, tenez, ces diseurs de bonnes aventures
Finissent toujours mal. S’ils, devinaient enfin ;
Ils sauraient se prédire une meilleure fin.

Le chevalier

De ces gens quelquefois la science est bornée :
Mais celui qui fans fard m’apprit ma destinée,
Sur le passé si bien a su me définir,
Que mon esprit frappé le croit sur l’avenir.
C’est lui qui m’a prédit qu’une Canadienne,
Par sa flamme, bientôt allumerait la mienne,
Et ferait mon bonheur. J’en suis certain.

Frontin

Et ferait mon bonheur. J’en suis certain. Oui da !
C’est-à-dire, qu’il faut vous suivre en Canada ?
Ma foi, votre valet. Qui voudra partir, parte.
Si j’aime à voyager, ce n’est que sur la carte :
On y voit sans danger les Indes, le Pérou :
Mais courir jusques-là ? Je ne fuis pas si fou
Voir cent originaux, ne connaître personne ;
Des voleurs en chemin, qui veulent qu’on leur donne
Habit, bourse, cheval… Oh ! J’en suis dégoûté.
Mais du moins sur la carte on marche en sûreté.

Le chevalier

Qui te parle, dis-moi, de faire ce voyage ?
La marquise, à mon goût s’oppose.

Frontin

La marquise, à mon goût s’oppose. Elle est fort sage.
Vous ne vous piquez pas de trop lui ressembler.
C’est une mère unique.

Le chevalier

C’est une mère unique. Elle a su m’accabler
De bontés, de bienfaits.

Frontin

Remplissez son attente ;
Et croyez un peu moins madame votre tante,
Qui vous entretenant dans cette vision,
Vous rendra ce qu’elle est… Oui… si l’expression
De folle n’était pas un tant soit peu trop sotte,
Je risquerais le mot.

Le chevalier

Je risquerais le mot. En parler de la sorte !
Faquin…

Frontin

 
Mais la voici. Filons doux à ses yeux.


Scène II

LA COMTESSE, LE CHEVALIER, FRONTIN.
La comtesse

Ah !… j’espérais trouver la marquise en ces lieux.
Eh bien ! A-t-on gagné quelque chose sur elle ?
(À Frontin.)
Que fais-tu là, toi ?

Frontin

 
Que fais-tu là, toi ? Moi ? Comme un valet fidèle ;
Je tâchais d’exhorter mon maître à son devoir,
D’obéir à sa mère.

La comtesse

D’obéir à sa mère. Ah ! Je n’ai qu’à le voir.
Chevalier, tenez bon ; que votre complaisance
N’aille pas sur le sort emporter la balance.
Suivez le vôtre, enfin, puisqu’on vous l’a prédit ;
Les devins savent tout, je vous l’ai déjà dit.
Moi-même, sans pourtant être bien curieuse,
J’ai su tout d’une femme à mon gré merveilleuse ;
Dont presque tout Paris fut très-longtemps coiffé ;
On lisait son destin dans du marc de café.
À l’article frappant des tendres anecdotes,
Les plus prudes souvent devenaient les plus sottes ;
Les unes par dépit, les autres par regret :
Mais la femme et l’amour étant seuls du secret,
On prenait aisément son parti sur le reste.

Le chevalier

Ma curiosité ne peut m’être funeste,
Puisqu’on m’a présagé les plus heureux liens.

La comtesse

On peut être crédule ainsi que les anciens.

Frontin

 
Ah ! Si les anciens croyaient aux balivernes,
Ce goût n’a pas gagné la plupart des modernes,
Qui, quoique leurs travers soient partout attestés,
Ne daignent seulement pas croire aux vérités.
Les fous ne veulent pas, encor que l’on leur prouve,
Convenir qu’ils le sont.

La comtesse

Convenir qu’ils le sont. Mais, mon ami, je trouve
Que tu prends avec nous un ton bien familier.

Frontin

C’est que…

Le chevalier

C’est que… C’est que… Va-t-en.

Frontin

C’est que… C’est que… Va-t-en. Sans me faite prier,
Je sors, crainte de voir mal payer ma franchise.
Mais vous n’y perdrez rien, car voici la Marquise.

(Il sort.)

Scène III

LA MARQUISE, LA COMTESSE, LE CHEVALIER.
La marquise

Hé bien, mon fils ! Peut-on sur votre entêtement
Vous dire encore un mot ? Quoi ! Raisonnablement
Pouvez-vous renoncer à l’aimable Julie,
Et vous livrant en proie à votre fantaisie,
Préférer votre erreur au plus tendre lien ?
Je veux votre bonheur, vous détruisez le mien.

Le chevalier

Je vous dois tout, madame ; et ma reconnaissance…

La marquise

Paye tant de bienfaits par une extravagance.

La comtesse

Ma Sœur, ménagez-le…

Le chevalier

Ma sœur, ménagez-le… Oui, si c’en est une enfin,
Que de suivre son goût, ou plutôt son destin.

Je le sais, comme vous, Julie est jeune, aimable,
Riche… Mais je me forge une idée agréable
D’être aimé d’un objet, qui, changeant de climat,
Croira me devoir tout, son bonheur, son état…
Si je puis parvenir à la rendre sensible…
Madame, vous riez : mais rien n’est moins risible ;
Mon projet est charmant. Un cœur simple et sans art
Est si rare à Paris, qu’on le croit un hasard.
Ainsi donc je tiendrai des mains de la nature
Ce qu’un autre souvent ne doit qu’à l’imposture.

La marquise

Votre prévention ne voit que d’un œil faux.
Sachez qu’en tout pays, les vertus, les défauts
Sont, de même qu’ici, des femmes le partage :
Que tout climat est pur à qui veut être sage :
Qu’une fille à Paris, qu’on élève avec soin,
Possède la vertu, sans la chercher si loin ;
Et que celle qui vient du plus lointain rivage,
À contre elle souvent les hasards du voyage.
Qu’en pensez-vous, ma sœur ?

La comtesse

Qu’en pensez-vous, ma sœur ? Moi ? je pense autrement.
Vous ne me verrez point blâmer son sentiment.

La marquise

Vous ne me blâmez point ?

La comtesse

Vous ne me blâmez point ? Non, vous dis-je ; au contraire.
Sa façon de penser est dans mon caractère.

La marquise

Vous êtes fort sensée, après un tel aveu !

La comtesse

Eh ! Mais si par la tante on juge du neveu,
Tant mieux pour lui, ma sœur.

La marquise

Tant mieux pour lui, ma sœur. Du côté du mérite ;
Ce serait fort bien fait ; c’est à quoi je l’excite :
Mais qu’il écoute moins la singularité.

La comtesse

C’est par-là qu’il me plaît, et c’est le beau côté.
Du goût national il fronde les chimères.
J’aime les étrangers, et lui les étrangères.
Cette conformité me le rend précieux.
Mon époux, le feu comte, avec moi fut heureux,
Non parce qu’en effet il méritait de l’être,
Aimable de l’esprit, bien fait, point petit-maître…

La marquise

C’est par ces qualités qu’il fut de vous chéri ?

La comtesse

Non ; c’est qu’il était né près de Pondichéri.

La marquise

Fort bien ! Il ne manquait, pour flatter sa manie,
Que l’imprudent aveu d’une telle folie.
(Haut.)
Loin de me seconder, votre indiscrétion
Se plaît à le soustraire à la soumission.

La comtesse

Oh ! La soumission ! Voilà comme vous êtes ;
Il faut donc s’immoler à tout ce que vous faites ?
Et parce que sur lui vous avez du pouvoir,
Est-ce assez pour qu’il soit victime du devoir ?
Ma sœur, en fait de choix, le devoir doit se taire.

La marquise, ironiquement.

On ne peut que louer un si beau commentaire.
Mais, répondez, mon fils, que dira Dorimont ?
Le croyez vous d’humeur à souffrir un affront ?
Et vous-même, ma sœur, me proposez sa fille,
Alliance honorable, en qui la vertu brille.
Julie et Dorimont, ici reçus tous deux,
Y restent à dessein de combler tous ses vœux :
Et Monsieur n’écoutant qu’une humeur fantastique,
Est épris, sans le voir, d’un objet chimérique !

La comtesse

Quand je vous proposai cet hymen, j’ignorais
Les raisons d’un refus qu’en tel cas je ferais,
Vu la prédiction.

La marquise

Vu la prédiction. Admirable scrupule !

La comtesse

Mais ce devin habile…

La marquise

Mais ce devin habile… Est aussi ridicule.
Que les sots qu’il attrape, et l’on devrait punir
Tous ceux qui font métier de percer l’avenir,
Et la crédulité de ceux qui les font vivre
En payant leurs erreurs. Le destin est un livre
Impénétrable à tous, des sages respecté,
Et qui ne s’ouvre enfin qu’à la Divinité.
Entreprendre d’y lire, envers elle est un crime.
Dont le plus curieux est toujours la victime.
Avec des sentiments, de l’esprit, un bon cœur,
Sans consulter le sort, on peut croire au bonheur.
Mon fils, vous persistez, c’en est donc fait ?

Le chevalier

Mon fils, vous persistez, c’en est donc fait ? Ma mère,
Malgré tout mon respect, je crains de vous déplaire.
Je fuis bien malheureux ! Au nom de vos bienfaits,
Ne gênez point mon goût. Les efforts que j’ai faits
N’ont pu déterminer mon penchant pour Julie.
Je l’estime beaucoup. Hélas ! Sans ma folie,
Peut-être que l’Amour eût fixé mon repos ;
Peut-être l’aimerais-je.

La marquise

Peut-être l’aimerais-je. Une autre, à ce propos ;
Prendrait un parti vif : mais toujours bonne et tendre,
Ne pouvant vous guérir, je veux bien vous apprendre
Que depuis plusieurs mois, par mon ordre, en secret,
Un homme s’est chargé d’amener un objet
Du Canada.

Le chevalier, transporté.

Du Canada. Souffrez que mon cœur… Mais, ma Mère,
Quand verrai-je ?…

La marquise

Quand verrai-je ?… Je crois que vous n’attendrez guère.

Le chevalier, avec impatience.

Quand ?

La marquise

Quand ? Bientôt, à juger par le temps du départ
De celui que mes soins ont choisi.

La comtesse

De celui que mes soins ont choisi. Pour ma part,
Je vous en sais bon gré.

La marquise

Je vous en sais bon gré. Son bien et sa naissance
Ne vous cèdent en rien. Par la correspondance
Que j’ai dans ce pays, cela n’est pas suspect,
Je m’en suis fait instruire. Ainsi que le respect
Marche avec votre amour.

Le chevalier, baisant la main de sa mère.

Marche avec votre amour. Vos bontés me confondent.
Quoi ! J’aurais…

La marquise

Quoi ! J’aurais… À mes vœux que les vôtres répondent ;
Tout ira bien. Rentrez. De mes bienfaits, mon fils,
Connaissez l’étendue, et mettez-y le prix.

(Le chevalier sort avec des démonstrations de reconnaissance et de joie.)
La comtesse, à la Marquise.

 
Malgré vous, la raison vous est donc revenue,
Puisqu’à le seconder vous êtes résolue !

La marquise

Soit.

La comtesse

Soit. Je l’en félicite, et je cours sur ses pas,
Lui bien recommander qu’il n’en démorde pas.
Ma sœur, c’est, selon moi, lui rendre un bon office.

La marquise, ironiquement.

Je reconnais ma sœur à ce rare service.


Scène IV

LA MARQUISE, seule

Si l’homme le plus fait pour aimer la vertu,
Par quelque ridicule est encor combattu,
De celui de mon fils justement je murmure ;
Il paye un peu trop cher tribut à la Nature.
Cependant je l’excuse ; il cherche un cœur sans art,
Qui ne connaisse en rien ni l’apprêt ni le fard,
Qui, simple dans ses mœurs, et fait pour la tendresse,
Sache traiter l’amour avec délicatesse.
Ce désir le transporte ; et pour faire un tel choix
Il croit qu’il faut aller bien plus loin qu’autrefois
Je le croirais aussi, sans l’aimable Julie,
Qui paraît être faite au gré de son envie…
Mais la voici… Tâchons de la déterminer
Au projet que tantôt…


Scène V

LA MARQUISE, JULIE.
Julie

Au projet que tantôt… J’ai beau m’examiner,
Je n’aurai jamais l’air d’une Canadienne.

La marquise

Si, ma chère ; de vous il faut que je l’obtienne…
Vos habits sont tout prêts pour ce déguisement.
Vous vous méconnaîtrez vous-même assurément.

Julie

Ce n’est point sur l’habit que mon esprit contrôle.
Ma taille et ma figure iront de reste au rôle.
Mon père, qui dans tout croit toujours voyager,
Dit que j’ai l’air Persan, le profil étranger,
Le menton Espagnol, l’oreille Japonoise,
Le nez Américain, et la bouche Chinoise.
S’il dit vrai, je crois fort qu’en mêlant tout cela,
Je pourrai bien avoir un air de Canada.
L’habit au par-dessus soutiendra l’équivoque.
Tout va bien jusqu’ici : mais certain point me choque.

La marquise

Quel est-il ?

Julie

Quel est-il ? Franchement, il doit me déceler.
Croyez-vous me tenir une heure sans parler ?
S’il faut qu’avec mes traits ma langue se déguise,
Je ne réponds de rien. Madame la Marquise.

La marquise

Quand vous réfléchirez que ce n’est qu’à ce prix
Que je peux vous devoir le bonheur de mon fils,
Votre amitié pour moi saura, sans répugnance,
Surmonter l’embarras d’une heure de silence.

Julie

Mon amitié pour vous me fait risquer un pas
Que sans elle vraiment je ne risquerais pas.
Faut-il que mon désir de vous nommer ma mère,
Par votre propre fils devienne une chimère ?

La marquise

Chassez de son esprit une légère erreur
Qui n’a point sûrement été jusqu’à son cœur.
Vous en viendrez à bout.

Julie

Vous en viendrez à bout. Au moins j’en ai l’envie.

La marquise

Votre père vous croit chez votre bonne amie ?

Julie

Depuis hier au soir.

La marquise

Depuis hier au soir. Ainsi gardons-nous bien
Que l’on vous voie ici. La Comtesse revient,
Qui nous gâterait tout.

Julie

Qui nous gâterait tout. Je vole à ma cachette ;
Achever promptement ma bizarre toilette.

(Elle sort.)

Scène VI

LA MARQUISE, LA COMTESSE.
La comtesse

Votre fils maintenant est comme je le veux.
Allez, nous en serons contentes toutes deux,
Sitôt que par mon goût le vôtre se décide.
Vous faites tout de lui, quand la douceur vous guide.
Quoique fort jeune il a l’esprit très conséquent.

La marquise

Tout-à-fait ! Il en donne un trait bien convaincant.
De l’esprit ! En a-t-on lorsque l’on est bizarre ?

Choquer les préjugés, jouer l’espèce rare,
Être seul de son goût, si c’est là de l’esprit,
Comment donc nommez-vous la sottise ?

La comtesse

Comment donc nommez-vous la sottise ? Il suffit
De vous contrarier, pour être singulière.
Je vous entends.

La marquise

Je vous entends. Mon Dieu, laissons cette matière ;
Chacun pense à son gré. La dissertation
N’est point du tout mon genre.

La comtesse

N’est point du tout mon genre. Et c’est ma passion.

La marquise

Ne vous contraignez point.

La comtesse

Ne vous contraignez point. J’aime que l’on disserte.
Dorimont par exemple, est une découverte
Admirable pour nous.

La marquise

Admirable pour nous. Je vous cède ma part.

La comtesse

Fort instruit : il est vrai qu’il est un peu bavard ;
Mais il parle de tout, d’histoire, de voyage.
De sa prolixité ce qu’il dit dédommage.
Il vient à nous.


Scène VII

LA MARQUISE, LA COMTESSE, DORIMONT.
Dorimont

Il vient à nous. Parbleu, j’en aurais fait autant.
Elle a raison. Il faut chercher l’amusement
Où l’on peut le trouver ; c’est le sel de la vie.

La marquise

De qui parlez-vous donc, s’il vous plaît ?

Dorimont

De qui parlez-vous donc, s’il vous plaît ? De Julie
Ma fille. Elle n’est pas si dupe, à mon avis,
Qu’elle ne sente bien que monsieur votre fils
L’a (soit dit entre nous) fort mal appréciée.

La comtesse

Eh bien ?

Dorimont

Eh bien ? Apparemment qu’hier au soir ennuyée
Du rôle peu flatteur qu’elle joue en ce lieu,
Ou plutôt de celui que votre froid neveu
Fait auprès d’elle…

La marquise

Fait auprès d’elle… Enfin ?

Dorimont

Fait auprès d’elle… Enfin ? Enfin, ne vous déplaise,
Souffrez qu’à ce sujet j’ouvre une parenthèse,
Que je saurai fermer lorsqu’il en sera temps.
Est-ce là, dites-moi, comme on aime à vingt ans ?
Le pauvre chevalier mérite qu’on le plaigne,
Ainsi que ses pareils. Corbleu ! sous l’autre règne

Il eût fallut me voir, et mes contemporains,
Toujours vifs, égrillards, sans être libertins…

La marquise

Il s’agit…

Dorimont

Il s’agit… Prévenants sans cesse auprès des belles…

La marquise

Sachons…

Dorimont

Sachons… Sans leur manquer, se faire estimer d’elles.
Mais aujourd’hui, ma foi, ce n’est qu’en leur manquant,
Qu’un jeune écervelé leur paraît élégant.
L’air libre a remplacé l’innocent badinage.
Et l’enjouement n’est plus que du libertinage.
Il faut que je vous conte…

La marquise

Il faut que je vous conte… Eh ! mais vous nous parliez
De Julie.

Dorimont

De Julie. Eh bien ! Oui.

La marquise

De Julie. Eh bien ! Oui. Monsieur, si vous vouliez…

Dorimont

Ne vous l’ai-je pas dit ? Elle m’a fait entendre,
Hier, quoiqu’un peu tard, qu’il ne faut plus prétendre…
Vous savez, comme moi, qu’elle a beaucoup d’esprit.

La marquise, avec impatience.

 
Oui, Monsieur.

Dorimont

Oui, Monsieur. Elle parle, elle chante, elle écrit….
Elle a tous les talents que possédait sa mère.

Tout cela, voyez-vous ! Me la rend bien plus chère.
J’ai bien vu du pays ; mais je n’ai jamais vu
Un enfant…

La marquise, avec vivacité.

Un enfant… Nous aimons ses talents, sa vertu.
Il s’agit du propos…

Dorimont

Il s’agit du propos… Eh ! Sans doute.

La marquise

Il s’agit du propos… Eh ! Sans doute. De grâce,
Achevez cet article.

La comtesse, à la Marquise, d’un ton piqué.

Achevez cet article. On vous gêne, on vous lasse.
Pour peu que l’on raconte…

(À Dorimont.)

Pour peu que l’on raconte… Auriez-vous la bonté,
À propos des pays où vous avez été,
De me dire deux mots concernant vos voyages ?

Dorimont

Volontiers. Écoutez. Un jour chez les sauvages,
Peuple assez ignorant, et parlant mal français,
Chantant mal l’italien… Ce sont deux choses…

La marquise

Chantant mal l’italien… Ce sont deux choses… Mais,
Votre fille…

Dorimont

Votre fille… Ah ! Ma fille ? Eh bien ! Elle est partie,
Pour aller s’amuser chez une bonne amie….
Elle en a, des amis, beaucoup ; et c’est un point
Essentiel. Malheur à ceux qui n’en ont point !
Je m’en suis fait pourtant…

La marquise, à part.

Je m’en suis fait pourtant… Quelles cruelles peines !

Dorimont

J’en ai mille au Japon, au Cap…

La comtesse

J’en ai mille au Japon, au Cap… Les porcelaines
Sont-elles sur un pied fort cher ?

La marquise, à part.

Sont-elles sur un pied fort cher ? Bon ! Les voilà
Partis pour le Japon.

Dorimont, à la Comtesse.

Partis pour le Japon. À l’égard de cela,
Selon la qualité. Celle que plus on vante
Est marquée au Dragon.

La marquise, le tirant par le bras.

Est marquée au Dragon. Votre Fille est absente !
Sera-ce pour longtemps ?

Dorimont

Sera-ce pour longtemps ? Ma foi, je n’en sais rien,
Autant qu’elle voudra. Mon plaisir est le sien.
Il suffit qu’elle soit en bonne compagnie,
Et que j’en sois instruit. Je n’ai pas la manie
De ces pères…


Scène VIII

LA MARQUISE, LA COMTESSE, DORIMONT, LISETTE.
Lisette

De ces pères… Madame, un nommé Brigantin,
Arrivé, m’a-t-il dit, d’un pays fort lointain,

Voudrait vous présenter une Canadienne,
Qu’il dit être jolie.

Dorimont

Qu’il dit être jolie. Ah ! ah !

La marquise

Qu’il dit être jolie. Ah ! ah ! Dis-lui qu’il vienne.

(Lisette sort.)
(À part.)
Puisse mon fils, par-là, guérir de son erreur !
La comtesse

Nous allons donc la voir ! Je l’attends de bon cœur.
Dorimont, ce pays vous est connu, sans doute ?

Dorimont

Comme mon cabinet… Ce détail me déroute.
Ai-je bien été là ?

La comtesse

Ai-je bien été là ? Comment les habitants
Sont-ils mis, à-peu-près ?

Dorimont, hésitant.

Sont-ils mis, à-peu-près ? Je parle de longtemps…

La comtesse

Vous vous ressouvenez du moins de leurs manières,
Et des femmes surtout ?

Dorimont, embarrassé.

Et des femmes surtout ? Elles sont… singulières…
De si loin, la mémoire échappe volontiers.

La comtesse

Et les hommes sont-ils…

Dorimont, cherchant.

 
Et les hommes sont-ils… Mais… Ils font singuliers…
Ayant l’air… par ma foi… Je ne sais trop vous dire.
Les gens font plus aisés à voir, qu’à les décrire…
(À part.)
Ouais ! Aurais-je oublié d’y faire un tour ? oui-dà…

La marquise

Je le croirais assez.

Dorimont

Je le croirais assez. Justement, m’y voilà…

La comtesse

Vous me faites plaisir… En portraits il excelle…
Vous vous rappelez donc ?

Dorimont

Vous vous rappelez donc ? Ma foi, je me rappelle…
Que c’est le seul climat où je n’ai point été.
On peut dédommager la curiosité,
Par un trait historique… Un jour…


Scène IX

LA MARQUISE, LA COMTESSE, DORIMONT, JULIE (sous le nom de Zinca), LISETTE, BRIGANTIN.
La comtesse

Par un trait historique… Un jour… Ah !

Dorimont

Par un trait historique… Un jour… Ah ! Ah !

Brigantin, à la marquise lui présentant Zinca.

Par un trait historique… Un jour… Ah ! Ah ! Madame
Veut elle se charger ?…

La marquise

Veut elle se charger ?… Oui, de toute mon âme.

Brigantin

Cette aimable personne a précédé d’un jour
Deux parents qu’une affaire appelait à la Cour.
Peut-être dès ce soir les verrez-vous paraître.

La marquise

Ils seront tous reçus, ainsi qu’ils doivent l’être.

La comtesse

Elle est fort bien !

La marquise

Elle est fort bien ! Charmante !…

Dorimont, ayant examinée avec des lunettes.

 
Elle est fort bien ! Charmante !… Et surtout du profil !
Voyez…

La comtesse

 Voyez… Oui, c’est plaisant ! Mais cela parle-t-il ?

(À Dorimont.)
Vous savez cette langue ?
Dorimont

Vous savez cette langue ? Oh ! J’en sais quinze ou seize,
La sienne faiblement. Pour la mettre à son aise,
D’abord en bon français je vais l’interroger.

(À Zinca.)
Bonjour, charmant objet ! Dans votre air étranger

On voit je ne sais quoi de doux et d’agréable.

(Zinca paraît étonnée.)
(D’un ton plus élevé.)
Bonjour, charmant objet ! Hem ! Plaît-il ? Mais que diable ?
(Plus haut.)
Elle ne répond pas. Bonjour, objet charmant !

Réponds donc, si tu veux.

(Zinca prend un air effrayé.)
La marquise

Réponds donc, si tu veux. Ce n’est pas en criant,
Qu’elle vous entendra. Cette Canadienne
Ignore notre Langue. Eh ! parlez-lui la sienne,
Puisque vous la savez.

Dorimont
(Il interroge Zinca.)

Puisque vous la savez. Volontiers. Belleti,
Ici vous crédati in poco perdati !

(Il crie.)
(Zinca paraît avoir peur.)
La marquise

Plaît-il ?… Répondati. Vous lui cassez la tête.
Entend-elle cela ?

Dorimont

Entend-elle cela ? Je la croyais moins bête.

La comtesse

Il lui parle pourtant de toutes les façons.

Dorimont, à la marquise.

 
Le marchand, quel qu’il soit, est un vendeur d’oisons.

Brigantin

Monsieur, connaissez mieux…

Dorimont

Monsieur, connaissez mieux… Un oiseau sans ramage,
Et cela, ce n’est qu’un. Sans tarder davantage,
Il faut vous en défaire.

La marquise

Il faut vous en défaire. Allez chercher mon fils.

(Lisette sort et rentre aussitôt.)
Si Monsieur Brigantin veut bien qu’en ce logis

Elle passe le jour…

Brigantin

Elle passe le jour… Madame est la maîtresse :
Mais je dois l’avertir qu’en vain Monsieur la presse
De répondre,

Dorimont

De répondre, Pourquoi ?

Brigantin

De répondre, Pourquoi ? Soit chagrin, soit dégoût,
Soit accident, Zinca ne parle point du tout.

(Il sort.)
Dorimont

Je le savais bien, moi ; cette espèce est muette.

(Il rit.)
Je vous fais compliment sur votre bonne emplette.
La marquise

Ses yeux son expressifs.

Dorimont

Ses yeux son expressifs. Il me faut du caquet :
J’en donnerais, morbleu, cent pour un perroquet.
Belle qui ne dit mot, n’est qu’une belle idole.

La marquise

Mais l’âme…

Dorimont

Mais l’âme… Oh ! Selon moi, l’âme est dans la parole.
C’est pourquoi je soutiens…


Scène X

LA MARQUISE, LA COMTESSE, DORIMONT, JULIE, LE CHEVALIER, LISETTE, FRONTIN.
La marquise

C’est pourquoi je soutiens… Approchez, Chevalier.
Voyez comme je sers votre goût singulier.
Voici l’objet qu’enfin j’ai fait venir en France.
Le réel a suivi de près votre espérance.
Sa taille et sa beauté vous surprennent déjà.

(Pendant cette scène le Chevalier admire Zinca avec une attention extrême.)
Dorimont

Oh ! Ho ! Quoi ! C’est pour lui que vous prenez cela ?

La comtesse

Oui.

Dorimont

Oui. Quel conte !

La comtesse

Oui. Quel conte ! D’honneur.

Dorimont

Oui. Quel conte ! D’honneur. Ah ! La bonne folie !
Je vous quitte un moment, pour écrire à Julie ;

(Au Chevalier.)
Et je vais lui marquer ton goût pour les tableaux,

Monsieur l’original ! Vas…

La comtesse

Monsieur l’original ! Vas… Il est à propos
Que vous soyez instruit du fond de l’aventure.

Une prédiction qui me paraît très sûre,
Veut que pour son bonheur il devienne amoureux…

Dorimont

D’un être inanimé ! Sa façon d’être heureux
N’a pas le sens commun. Morbleu, vive ma fille !
Il n’en était pas digne. Elle cause, babille…

Lisette

Elle a de qui tenir.

Dorimont

Elle a de qui tenir. Ensemble ils seront bien.

La comtesse

En un mot, c’est son goût.

Dorimont

En un mot, c’est son goût. Oh ! Chacun a le sien.
Mais je voudrais savoir…

La comtesse

Mais je voudrais savoir… Si vous voulez me suivre,
Vous saurez le détail…

La marquise, à Lisette.

 
Vous saurez le détail… À tes soins je la livre :
Ne quitte point ses pas.

Dorimont, raillant de loin le Chevalier.

 
Ne quitte point ses pas. Mais voyez donc son air !

La marquise

Laissons-les un moment.

Dorimont, sortant avec la marquise et la comtesse.

Laissons-les un moment. Prends courage, mon cher.
L’atelier d’un sculpteur t’en offrira bien d’autres.

(Ils s’en vont.)

Scène XI

LISETTE, LE CHEVALIER, ZINCA, FRONTIN.
Frontin, au Chevalier, qui est resté en extase.

 
Pour peu que ses discours soient semblables aux vôtres,
Vous n’épuiserez pas la conversation.

Lisette

Tais-toi ; ne trouble point sa contemplation.
La belle est d’un pays où, pour toute éloquence,
On ne dit rien du tout ; et c’est en conséquence,
Que ton maître se forme.

Le chevalier, avec transport.

Que ton maître se forme. Oui, j’en suis enchanté !

Lisette

Ses progrès son bien courts.

Le chevalier

Ses progrès sont bien courts. Une divinité,
Comparée à ses traits, perdrait au parallèle.
Quelle taille ! Quels yeux !

Lisette, à Frontin.

 
Quelle taille ! Quels yeux ! La trouves-tu si belle ?

Frontin

 
Ma foi, tout doucement. Sans aller loin, je crois
Que l’on pourrait trouver d’aussi jolis minois.

Lisette

Je m’en flatte, et j’en sais à qui l’on rend les armes.

Frontin

Tu fais tout bonnement les honneurs de tes charmes.

Lisette

Je ne dis rien de trop.

Le chevalier

Je ne dis rien de trop. Comment la nomme-t-on,
Lisette ?

Lisette

Lisette ? Zing… Zinca.

Le chevalier

Lisette ? Zing… Zinca. Zinca ! Le joli nom !

Lisette

Le nom y fait beaucoup !

Le chevalier

Le nom y fait beaucoup ! Zinca, je vous adore.

(Zinca paraît surprise.)
Sur mon étoile, hélas ! Mon goût l’emporte encore.

Elle ne répond pas !

Frontin

Elle ne répond pas ! Parbleu, je le crois bien.
On en est dispensé, lorsque l’on n’entend rien.

Le chevalier
(Elle paraît sérieuse.)

Zinca ? Quel sérieux ! Je lui déplais, peut-être ?

Frontin

Lui déplaire ! Ho que non ! Mais tenez, mon cher maître,
Vous vous y prenez mal. Tiens, Lisette, aide-moi.

(Ils lui font des mines grotesques, dont Zinca paraît s’offenser.)
Chit, chit !
Lisette

Chit, chit ! Chit, chit !

Frontin

Chit, chit ! Chit, chit ! Hem !

Lisette

Chit, chit ! Chit, chit ! Hem ! Hem !
Chit, chit ! Chit, chit ! Hem ! Hem !Elle boude ! ma foi.

Frontin

Pour les bons procédés, c’est être trop cruelle.

Le chevalier

Ne la chagrine pas. Mon bonheur dépend d’elle.
Comment peindre à ses yeux toute ma passion ?

(Il lui fait des signes tendres et passionnés. Elle a l’air étonné.)
Que je suis maladroit ! Lisette, aide-moi donc.
Lisette

Moi ! Quêter de l’amour !

Le chevalier

Moi ! Quêter de l’amour ! Tu vois les circonstances.

Lisette

Je veux agir pour moi, quand je fais des avances.

Le chevalier

Et toi, Frontin ?

Frontin, se carrant.

Et toi, Frontin ? Monsieur, le plus joli minois
N’a jamais eu l’honneur de me braver deux fois.
Chacun sait ce qu’il vaut.

Le chevalier

Chacun sait ce qu’il vaut. Eh bien ! Je veux lui dire,
Qu’elle m’entende, ou non, tout ce qu’elle m’inspire.
Oui, charmante Zinca, je ne vis que pour vous.
Le destin l’a prédit. Que ce destin m’est doux !
Il est justifié par mon ardeur extrême.
Je vous adore. Hélas ! dites moi, je vous aime.
Je vous aime, est un mot facile à prononcer,
L’amour seul l’inventa… Mais pourquoi vous presser

De répondre à mes vœux ? Vous ne pouvez m’entendre.
Ah ! du moins sans parier, un cœur sensible et tendre

(Zinca a les yeux baissés.)
Répond par les regards. Zinca, que vos beaux yeux

Me dédommagent donc d’un silence odieux.
Rien qu’un regard un seul. Que faut-il que je fasse ?

(Il se jette à ses genoux.)
Faut-il à vos genoux demander cette grâce ?

Zinca, vous m’y voyez ; et j’attends, en tremblant,

(Zinca paraît effrayée, et ensuite contrefait un rire baroque.)
Mon Arrêt… Vous riez ! Quoi ! D’un rire accablant

Vous payez mon amour ? Vous êtes une ingrate.
Plus cruelle cent fois… En vain ma plainte éclate ;
Elle ne m’entend pas. Que je suis malheureux !

(Avec emportement.)
Frontin ! Frontin !
Frontin, tout tremblant.

Frontin ! Frontin ! Monsieur !

Le chevalier

Frontin ! Frontin ! Monsieur ! Dis-lui-donc, si tu veux,
Qu’elle a le plus grand tort.

Frontin

Qu’elle a le plus grand tort. Que diable lui dirais-je ?

Le chevalier, à Lisette.

Mais, toi, fais lui sentir…

Lisette

Mais, toi, fais lui sentir… Après vous, que ferais-je ?

Le chevalier

Mais fais la convenir qu’elle a conçu pour moi
La haine ou le mépris le plus affreux.

Lisette

La haine ou le mépris le plus affreux. Ma foi,
Vous le mériteriez. D’homme fort raisonnable,
Vous voilà devenu le plus impardonnable,
Pour ne pas dire fou : cela par l’ascendant
Que prend sur votre cœur un être morfondant,
Qui n’a pour tout talent que la bégueulerie.

Le chevalier

Ton insolent discours passe la raillerie.
Apprends que la sagesse unie à la beauté…

Frontin

La sagesse… est de trop, Monsieur, en vérité.
Pour belle, on peut le voir. La physionomie
Est faite pour cela. Mais l’autre point se nie,
Faute d’être aperçu.

Le chevalier

Faute d’être aperçu. Sa pudeur est témoin
Qu’en son climat…

Frontin

 
Qu’en son climat… A beau mentir qui vient de loin.

Le chevalier, lui donnant un coup de son chapeau sur l’oreille.

Vous êtes un maraud. Offenser ce que j’aime,
C’est m’outrager… Zinca, pour mon bonheur suprême,
(Zinca fait un mouvement d’impatience, et paraît vouloir sortir.)
Puis-je espérer qu’un jour… Quoi ! Vous voulez me fuir ?
Je vois trop à quel point vous voulez me haïr…
Je vous suis odieux ! Quoi ! Je lui sacrifie
Tout, en me refusant à l’aimable Julie,
Pour être dédaigné ? Sortons. Non je ne puis
Me souffrir plus longtemps dans l’état où je suis.

(Il sort avec Frontin.)

Scène XII

JULIE, sous le nom de Zinca, LISETTE.
Lisette

Le voilà bien puni de sa bizarrerie ;
Et c’est, ma foi, bien fait. Mais quelle fantaisie
Engage ma maîtresse à vouloir m’employer
Auprès de cette idole ? Oh ! Je vais m’ennuyer.

Julie

Lisette ?

Lisette, effrayée.

Lisette ?Juste ciel ! Au secours !

Julie

Lisette? Juste ciel ! au secours !Viens, Lisette.

Lisette

Vous parlez ?

Julie

Vous parlez ?Sans avoir besoin d’un interprète ;
Il est bien singulier que ce déguisement
Voile aux yeux de chacun Julie.

Lisette, l’ayant examinée.

 
Voile aux yeux de chacun Julie.Eh ! Oui vraiment…

(Elle balance.)
Mais non… oui… non… si fait. À présent je le gage.

Voyez comme le rouge accommode un visage !
Vous n’en mettiez jamais. Cet art officieux,
De bien que vous étiez, vous rend quatre fois mieux.
Mais quel sujet ainsi vous a donc travestie ?

Julie

Ignorant le dessein, ou plutôt la manie
Du pauvre chevalier, mon père, ainsi que moi,
Fut reçu dans ces lieux, et tu sais bien pourquoi.
On me fit voir d’abord le fils de la marquise,
Comme devant un jour, en épouse soumise,
Être à lui pour jamais. Tu connais ce qu’il vaut.
Son mérite, ses mœurs, m’enchaînèrent bientôt.
Il m’était ordonné de l’aimer. Ah, Lisette !
Comme j’obéissais ! Mais hélas ! ma défaite,
Loin de produire en lui le même sentiment,
Semblait l’en détourner. Juge de mon tourment.
J’allai cacher mes pleurs dans le sein de sa mère,
À qui par mille soins j’ai su me rendre chère.
Son but, en approuvant le penchant que j’ai pris,
Était de triompher de l’erreur de son fils.
Vain espoir ! Elle a cru que, par ce stratagème,
Cet amant deviendrait la dupe de lui-même.
Voilà tout le sujet de ce déguisement.
C’est elle qui le veut, l’amour y consent.

Lisette

Comme vous dégoisez ! Pendant votre silence
Vous avez amassé ce torrent d’éloquence.
Il prend fort bien son cours !

Julie

Il prend fort bien son cours ! Il me coûte bien cher.

Lisette

Votre voyage enfin…

Julie

Votre voyage enfin…Est un voyage en l’air.

Lisette

Mais quel est votre but ?

Julie

Mais quel est votre but ? Mon unique espérance
Est de plaire, ou du moins tenter, par mon silence,
Et ma stupidité, de le pousser à bout,
De le guérir enfin de son bizarre goût.
Que j’ai plaint son tourment ! Que j’ai souffert moi-même,
De ne pouvoir tantôt dire je vous aime,
Qu’il m’a tant demandé ! Mon cœur en palpitait.
Que dis-je ? hélas ! tout bas il le lui répétait.
Qu’il en coûte, en aimant, pour feindre d’être ingrate !

Lisette

Oui. Mais malgré l’espoir dont votre âme se flatte,
Si monsieur votre père, entendant peu raison,
Prenait mal ce détour ?…

Julie

Prenait mal ce détour ?… Je le connais si bon…

Lisette

Oui, j’en conviens.

Julie

Oui, j’en conviens. Il m’aime avec tant de tendresse,
Que, si quelque succès couronne ma faiblesse,
Il fera le premier comblé de mon bonheur.
Mais si le chevalier, constant dans son erreur,
Rendait à tous égards ma démarche inutile,
Alors, Lisette, alors choisissant pour asile
Le couvent…

Lisette

Le couvent… Le couvent ! Quoi donc ! Jusqu’à ce point
Vous poussez le roman ! Mais vous n’y pensez point.

Jugez-vous un peu mieux ; faites-vous quelque grâce.
Si par un coup du sort j’étais à votre place,
Avec ce que je sais, je vous suis caution,
Que plus de vingt seigneurs me feraient bien raison
De la froideur d’un seul. Ils veulent qu’on les mène ;
Et de les bien mener, on n’est jamais en peine,
Lorsque l’on sait tromper.

Julie

Lorsque l’on sait tromper. Tromper !

Lisette

Lorsque l’on sait tromper. Tromper ! Il le faut bien.
C’est un remède sûr. On n’en fait jamais rien
Sans cela,

Julie

Sans cela, Je ne puis. Allons trouver sa mère.
Ses conseils guideront tout ce que je dois faire.

Lisette

Le plaisant attirail ! C’est elle, je le vois.
J’en douterais encor sans le son de sa voix.


Scène XIII

LE CHEVALIER, FRONTIN.
(Le chevalier courant comme un fou.)
Frontin, le suivant.

 
Mais que diable, Monsieur ! Quel est donc ce délire ?
Vous allez, vous venez, vous restez sans rien dire.
(Le chevalier s’arrête, soupire, parle bas, et gesticule.)
Vous soupirez tout haut, et tout bas vous parlez.
Vous restez immobile, et vous gesticulez.

Tenez, ma foi, j’ai peur, et si cela redouble,
Je n’y pourrai tenir.

Le chevalier, marche encore pendant cette tirade, Frontin le suit.

Je n’y pourrai tenir. Ah ! Frontin, dans quel trouble
Je suis ! Être amoureux, et n’être point aimé,
Regretter l’autre objet dont j’étais estimé,
N’adorer que Zinca, ose plaindre que Julie,
Dont l’absence cruelle afflige encor ma vie,
Quel état ! Quel état !

Frontin, à part.

 
Quel état ! Quel état ! Il faudra le lier.
(Haut.)
Il est vrai que cela me paraît singulier.

Le chevalier

Singulier ! Point du tout. Rien de plus ordinaire,
Que de voir parmi nous une jeune étrangère,
Ignorant le Français.

Frontin, à part.

 
Ignorant le Français. Il extravague un peu.
Quelle tête !

Le chevalier, rêvant.

 
Quelle tête ! Le sort, de moi, se fait un jeu.
Toi-même, conçois-tu mon étoile bizarre ?
Qu’en dis-tu ?

Frontin

Qu’en dis-tu ? Moi, je dis qu’elle n’est pas si rare ;
Et j’en ai pour témoin les petites maisons.
Dont vous prenez la route.

Le chevalier

Dont vous prenez la route. Écoute mes raisons.

FRontin, l’écoutant attentivement.

 
Oui, Monsieur.

Le chevalier, réfléchit un instant sans parler, ensuite il dit avec violence :

 
Oui, Monsieur. Parle donc, parle donc… (Bas.) Je m’égare.

Frontin, effrayé.

 
Quoi ! Quoi ! Monsieur ! Eh bien ! Oui, le penchant bizarre
Qui fait que votre étoile… est un sort… du destin.
Dont… Je m’embrouille aussi… De manière qu’enfin…
Pour trop vous imiter, Monsieur, je déraisonne.

Le chevalier

Ce qui m’arrive ici n’a donc rien qui t’étonne !
Mets-toi pour un moment à ma place. Comment
Pourrais-tu supporter un silence assommant ?
Ce souvenir cruel ne sert qu’à me confondre.
Tu diras à cela quelle ne peut répondre.
Belles raisons ! La bouche articule des mots,
Quelque étranges qu’ils soient. Fussent-ils ostrogoths,
Je les eusse entendus. L’Amour sert d’interprète :
Il n’est point d’idiome, à qui ce Dieu ne prête
La plus forte énergie.

Frontin

La plus forte énergie. Il est vrai.

Le chevalier

La plus forte énergie. Il est vrai. Mais Zinca
Ne parle point du tout. Que dis-tu de cela ?

Frontin

Ce que je dis ? Je dis, ou du moins j’imagine
Avoir entendu dire…

Le chevalier

Avoir entendu dire… Eh bien ! Quoi ?

Frontin

Avoir entendu dire… Eh bien ! Quoi ? Qu’à la Chine !
À dessein d’empêcher les femmes de courir,
On leur brisait les pieds, sans pouvoir les guérir.

Le chevalier

Mais quel rapport, dis-moi ?…

Frontin

Mais quel rapport, dis-moi ?… Voici ma conséquence.
Par la même raison, tout uniment je pense
Que l’on pourrait fort bien aux filles de Québec
Faire aussi quelque tour, pour leur clore le bec.
Qu’en pensez-vous, Monsieur ?

Le chevalier, indigné.

Qu’en pensez-vous, Monsieur ? Qu’il faut être imbécile,
Pour tenir un propos aussi plat qu’inutile !
Va-t-en.

Frontin

 
Va-t-en. Vous vous fâchez !

Le chevalier

Va-t-en. Vous vous fâchez ! Sors.

Frontin

Va-t-en. Vous vous fâchez ! Sors. Pourquoi m’en aller ?
Au diable soit l’amour ! On ne peut plus parler.
Je m’enfuis.

Le chevalier

Je m’enfuis. Non, Frontin. La raison est fort sage,
Et ne me choque plus.

Frontin

Et ne me choque plus. Ah, Monsieur ! quel dommage
Que vous n’écoutiez pas celle que vous avez !

Le chevalier, rêvant.

Je trouve… que… Zinca…

Frontin

Je trouve… que… Zinca… Eh bien ! Vous lui trouvez ?…

Le chevalier

Avec notre Julie un air de ressemblance.

Frontin

 
Bon ! Vous n’y pensez pas.

Le chevalier

Bon ! Vous n’y pensez pas. Quelque faible nuance…

Frontin

C’est le jour et la nuit. Tenez, voici le fait.
Je crois que votre idée a tout l’air d’un regret,

Le chevalier

Oui ; mais j’aime Zinca. Voilà ce qui me tue.

Frontin

 
Quel plaisir aurez-vous avec une statue ?
C’est de l’amour perdu.

Le chevalier

C’est de l’amour perdu. Je voudrais l’étouffer.

Frontin

 
La Marquise s’avance.

Le chevalier

La Marquise s’avance. Elle va triompher.


Scène XIV

LA MARQUISE, LE CHEVALIER, FRONTIN.
La marquise

Quoi ! Lorsque tout concourt à remplir votre envie.
Que tout sert votre cœur, ce même cœur s’oublie,

Et néglige l’objet dont il est possédé !
Que veut dire, Monsieur, un pareil procédé ?

Le chevalier, embarrassé.

 
Mais, ma mère, l’amour n’en est pas moins le même,
Pour n’être pas toujours auprès de ce qu’on aime.

La marquise

Quand l’amour est bien vif, il agit autrement.

Le chevalier, d’un air encore plus embarrassé.

 
On ne se connaît pas toujours parfaitement,
On fait de vains projets… l’utile expérience
Vient les anéantir… Ce n’est pas que je pense
Que Zinca ne pourrait faire un jour mon bonheur.
(Avec chaleur.)
Mais la figure seule est bien peu pour un cœur.

Frontin

 
Sans doute, et je soutiens que dans le mariage
Il n’est pas suffisant de parler au visage,
Et que, pour le bonheur de la société,
Il faut bien que chacun tâche, de son coté,
D’ajouter…

La marquise

D’ajouter… C’est assez ; du reste fais-nous grâce…
Oui, je conviens, mon fils, que la beauté nous lasse.
Si ses traits, soutenus des plus vifs agréments,
Ne savent point servir de cadre aux sentiments.

Le chevalier

Eh ! Voilà ma raison.

La marquise

Eh ! Voilà ma raison. Sachons par quel augure
Vous jugez que Zinca n’a que de la figure,
Et ne possède pas un mérite réel ?

Le chevalier

Oh ! Si je l’entendais il serait naturel
De croire à son mérite…

La marquise

De croire à son mérite… Il faut bien, pour l’entendre,
Qu’elle apprenne à parler français.

Le chevalier

Qu’elle apprenne à parler français. Elle ! L’apprendre !
Apprendre le français ! Non, Madame, jamais.

La marquise

Vous le lui montrerez.

Le chevalier

Vous le lui montrerez. Pour faire des progrès,
De ce genre surtout, il faut que l’écolière
Commence par sentir que l’on cherche à lui plaire,
Qu’un souris marque au moins sa bonne volonté :
Mais, pour l’amener là, je suis trop détesté.

La marquise

Quel garant, quelle preuve avez-vous de sa haine ?

Le chevalier

Le plaisir qu’elle a pris à jouir de ma peine.
Je tombe à ses genoux ; mes feux passionnés
N’exigent qu’un regard. Non ; on me rit au nez.

Frontin

 
Cela n’est pas poli, je crois.

La marquise

Cela n’est pas poli, je crois. Allez, sa flamme
Peut-être avec le temps pourra naître…

Le chevalier, l’interrompant.

Peut-être avec le temps pourra naître… Madame,
Quand revient donc Julie ?

La marquise

Quand revient donc Julie ? À quel propos, mon fils
Me parler d’un objet, qui, voyant vos mépris,
S’en venge, en vous fuyant ? Et j’eusse agi comme elle.

Le chevalier

Qui ? Moi ! La mépriser ! Julie est sage, belle.
Sa vertu, ses talents ont toujours eu sur moi
Tous les droits de l’estime, et même…

La marquise

Tous les droits de l’estime, et même… J’aperçois
Zinca. Songez-y bien ensemble. Je vous laisse :
N’allez pas désormais réclamer ma faiblesse,
Je n’en veux plus avoir.

Le chevalier

Je n’en veux plus avoir. Mais si Julie…

La marquise

Je n’en veux plus avoir. Mais si Julie… Adieu.
Elle a rompu. Zinca doit vous en tenir lieu.
(à part.)
Puisse-t-elle achever de le rendre à lui-même !

(Elle sort.)

Scène XV

LE CHEVALIER, JULIE (sous le nom de Zinca), LISETTE, FRONTIN.
Frontin

 
Ce devin, quel qu’il fut, savait fort bien son thème ;
Car sa prédiction se soutient jusqu’au bout.
C’est le diable !

Le chevalier, revenu de sa confusion.

C’est le diable ! Zinca, tenez-moi lieu de tout.
Oui, faites que j’oublie, en vous voyant si belle,
Un objet qui, depuis son absence cruelle,
A laissé dans mon cœur de quoi vous balancer.
Hélas ! Par vos dédains vous m’y faites penser.
Ô ma chère Julie ! En vain je vous appelle.

(Zinca le regarde tendrement, et semble être prête à se faire connaître.)
Le chevalier, transporté.

Quel regard ! Non, Zinca, je vous serai fidèle :
Je n’aimerai que vous : je vous en fait serment.
Ah ! J’ai nommé Julie involontairement.

(Zinca le regarde avec indignation, et se retourne avec colère.)
Le chevalier

Mais quel air courroucé ! Vous évitez ma vue !
Julie, en m’écoutant, serait peut-être émue.
Quoi ! Lorsque je suis prêt à la sacrifier…
Quel sacrifice, ô ciel !

Lisette

Quel sacrifice, ô ciel ! C’est trop l’humilier.

Frontin

Parbleu, Mademoiselle, on a beau savoir plaire ;
On ne plaît qu’à demi, sans un bon caractère.

Le chevalier, passionnément.

Regardez-moi du moins.

(Zinca passe avec précipitation du côté de Lisette.)
Le chevalier

Regardez-moi du moins. Ingrate, c’en est fait.
Oui, je renonce à vous.

Frontin

 
Oui, je renonce à vous. Bon ! voilà parler net.

Le chevalier

Voilà ce qu’il fallait, pour guérir ma folie…
Sotte prédiction, tu m’as ravi Julie !
Jusqu’au fond de mon cœur que ne peut-elle voir ?
Hélas ! Il n’est plus temps.


Scène XVI

LA MARQUISE, LA COMTESSE, ZINCA, DORIMONT, BRIGANTIN, FRONTIN, LISETTE.
La marquise

Hélas ! Il n’est plus temps. Mon fils, je viens savoir
Si, relativement au nœud qui vous engage,
Je pourrai sur Zinca, sur votre mariage,
En termes positifs, répondre à ses parents.

Le chevalier

Qui ? Moi ! Me marier !

La marquise

Qui ? Moi ! Me marier ! Ce soir je les attends.

Le chevalier

Madame… On les verra.

La marquise

Madame… On les verra. Quel accueil leur ferai je ?

Le chevalier

Celui que vous voudrez.

La marquise

Celui que vous voudrez. Enfin que leur dirai-je ?

Le chevalier

Que je suis… hors de moi.

Frontin

Que je suis… hors de moi. Tenez, sans tant tourner,
Madame… ces meilleurs pourront s’en retourner :
Cette belle, ainsi qu’eux, perdant son étalage,
On peut leur souhaiter à tous un bon voyage.

Dorimont

Oh ! Oh ! Je savais bien, moi, qu’il n’y tiendrait pas.
Il a, parbleu, raison. Le premier des appas
Il montre sa bouche.
Est… la langue.

La marquise, au Chevalier.

Est… la langue. Parlez.

Dorimont

Est… la langue. Parlez. Que voulez-vous qu’il dise ?
Le voilà dégoûté de cette marchandise,
Et je l’aurais gagé. Bon ! Rien n’est si trompeur.
Il m’est arrivé, moi…

La marquise

Il m’est arrivé, moi… Permettez-moi, Monsieur ;
D’interrompre un moment le fil de votre histoire.

La comtesse, à Dorimont.

 
Était-ce loin d’ici ?

Dorimont

Était-ce loin d’ici ? Si j’ai bonne mémoire…
C’était…

La marquise, au Chevalier.

C’était… Décidez-vous, mon fils, et promptement.

Le chevalier, pénétré.

Je me repens si fort de mon égarement,
Et des travers affreux où l’erreur nous entraîne.
Que j’en reste confus.

Dorimont

Que j’en reste confus. Oh ! C’est ta faute.

Le chevalier

Que j’en reste confus. Oh ! C’est ta faute. À peine
J’ose lever les yeux sur Dorimont.

Dorimont

J’ose lever les yeux sur Dorimont. Pourquoi ?

Le chevalier

Cependant mon bonheur dépend de lui.

Dorimont

Cependant mon bonheur dépend de lui. De moi ?

Le chevalier

Hélas ! Si j’ai besoin d’un secours c’est du vôtre ;
Je suis perdu sans vous.

Dorimont

Je suis perdu sans vous. En voilà bien d’une autre !
Eh ! Mais ne crois-tu pas que je vais bonnement
Partir pour te chercher une femme ?… Comment ?
Mais je vous dis !… Enfin, sais-tu que ta folie
Ne me va pas ?…

Le chevalier

Ne me va pas ?… Monsieur, il s’agit de Julie.
Ma mère, appuyez-moi. Je me jette à vos pieds.
Engagez Dorimont, parlez, pressez, priez…

La marquise

Que puis-je faire ?

Le chevalier

Que puis-je faire ? Hélas ! Faites donc que j’obtienne
Ma grâce.

Dorimont

Ma grâce. Crois-tu donc que ma fille aille, vienne,
Comme cela ? Mais, mais…

Le chevalier

Comme cela ? Mais, mais… Monsieur, écrivez-lui.
C’est dans votre bonté que je cherche un appui.
Votre cœur est trop bon et pour être inexorable.
Je vous en prie, au nom d’une fille adorable,
Qui cause mon amour, mes chagrins, mes remords.
Donnez-moi le moyen de réparer mes torts.
Monsieur !…

Dorimont, attendri.

Monsieur !… Ce morveux-là m’arracherait des larmes,
Si je ne me tenais à quatre… Tu me charmes.
Va, soit. Mais si ma fille, écoutant la fierté,
À son tour s’opposait à ta félicité ?…

Julie

Non, mon père, ma main seconde votre envie.

Dorimont

Quoi ! Morbleu, cela parle ?

La marquise

Quoi ! Morbleu, cela parle ? Embrassez-moi, Julie.

Le chevalier, lui baisant la main.

Ô ma chère Julie ! À peine je soutiens
Cet instant.

La comtesse, l’ayant examinée.

Cet instant. Oui, c’est elle ; on la reconnaît bien.

Frontin

Mais, qui diable l’aurait connue à son silence ?
Même je doute encor…

Julie

Même je doute encor… Perdant toute espérance
De plaire au chevalier, si, pour flatter son goût,
Je ne me transformais…

Le chevalier

Je ne me transformais… Hélas ! je vous dois tout.

Julie

Vous ne me devez rien, puisque je suis contente.
(Souriant.)
Si le devin voulait que je fusse inconstante,
Il faudrait pourtant l’être…

Le chevalier

Il faudrait pourtant l’être… Ah ! Ne m’accablez pas.
Mon cœur désabusé ne croit qu’à vos appas.
Je sens tous vos bienfaits, adorable Julie.
Mon bonheur et la fin de ma bizarrerie
Sont l’ouvrage parfait de votre amour !
Le mien peut-il jamais vous…

Dorimont

Le mien peut-il jamais vous… Me jouer ce tour !
Point d’hymen, s’il vous plaît. Madame la Marquise,
On m’en a fait accroire, et l’on vous a surprise.
Ensemble vengeons-nous.

Julie

Ensemble vengeons-nous. Hélas ! Je meurs d’effroi,

La marquise

Et de qui vous venger ? Vengez-vous donc de moi.
De ce qui s’est passé, seule je suis coupable.
J’ai tout conduit, Monsieur.

Dorimont, enchanté.

J’ai tout conduit, Monsieur. Vous êtes admirable !

Que ne parliez-vous donc ?… Ma fille, embrasse-moi.
Parbleu, présentement on voit bien que c’est toi.
(Riant.)
Je ne l’ai pas remise. Aussi dans les voyages
On parle à tant de monde, on voit tant de visages !…
À propos de visage, ôte ce rouge-là.
Je veux que tu sois toi… Quand je fus à Goa…

La marquise

Ne peut-on pas ce soir savoir cette aventure ?

Dorimont

Oui… J’en ajouterai cinquante, je vous jure.
Moi, quand je n’en sais point, sur le champ je les fais.

La marquise

Allons, mes chers enfants… Ma sœur, de tels effets
Prouvent que les sorciers n’ont rien qui se soutienne.

La comtesse

Mais ma nièce à présent est en Canadienne.

La marquise

À propos de cela, sachant bien que mon fils
Céderait… Vous allez être au fait du pays,
Des fêtes qu’on y donne, et de leurs mariages ;
Partons. Combien de gens pourraient devenir sages,
S’ils voulaient concevoir que souvent le bonheur
Dépend de revenir d’une fatale erreur !

FIN.
  1. Cette comédie paraît n’avoir jamais été représentée (N. de l’Éd.)