La Cathédrale (Huysmans)/III

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Plon-Nourrit (p. 62-89).
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III


Au fond, se disait Durtal qui rêvait sur la petite place, au fond, personne ne connaît au juste l’origine des formes gothiques d’une cathédrale. Les archéologues et les architectes ont vainement épuisé toutes les suppositions, tous les systèmes ; qu’ils soient d’accord pour assigner une filiation orientale au Roman, cela peut, en effet, se prouver. Que le Roman procède de l’art latin et byzantin, qu’il soit, suivant une définition de Quicherat, « le style qui a cessé d’être romain, quoiqu’il tienne beaucoup du romain, et qui n’est pas encore gothique, bien qu’il ait déjà quelque chose du gothique », j’y consens ; et encore, si l’on examine les chapiteaux, si l’on scrute leurs contours et leurs dessins, s’aperçoit-on qu’ils sont beaucoup plus assyriens et persans que romains et byzantins et gothiques ; mais quant à avérer la paternité même du style ogival, c’est autre chose. Les uns prétendent que l’arc tiers-point existait en Égypte, en Syrie, en Perse ; les autres le considèrent ainsi qu’un dérivé de l’art sarrasin et de l’art arabe ; et rien n’est moins démontré, à coup sûr.

Puis, il faut bien le dire tout de suite, l’ogive ou plutôt l’arc tiers-point que l’on s’imagine encore être le signe distinctif d’une ère en architecture, ne l’est pas en réalité, comme l’ont très nettement expliqué Quicherat et, après lui, Lecoy de la Marche. L’Ecole des Chartes a, sur ce point, culbuté les rengaines des architectes et démoli les lieux communs des bonzes. Du reste, les preuves de l’ogive employée en même temps que le plein-cintre, d’une façon systématique, dans la construction d’un grand nombre d’églises romanes, abondent : à la cathédrale d’Avignon, de Fréjus, à Notre-Dame d’Arles, à Saint-Front de Périgueux, à Saint-Martin d’Ainay à Lyon, à Saint-Martin-des-Champs à Paris, à Saint-Etienne de Beauvais, à la cathédrale du Mans et en Bourgogne, à Vézelay, à Beaune, à Saint-Philibert de Dijon, à la Charité-sur-Loire, à Saint-Ladre d’Autun, dans la plupart des basiliques issues de l’école monastique de Cluny.

Mais tout cela ne renseigne point sur le lignage du Gothique qui demeure obscur, peut-être parce qu’il est très clair. Sans se gausser de la théorie qui consiste à ne voir dans cette question qu’une question matérielle, technique, de stabilité et de résistance, qu’une invention de moines ayant découvert un beau jour que la solidité de leurs voûtes serait mieux assurée par la forme en mître de l’ogive que par la forme en demi-lune du plein-cintre, ne semble-t-il pas que la doctrine romantique, que la doctrine de Châteaubriand dont on s’est beaucoup moqué et qui est de toutes la moins compliquée, la plus naturelle, soit, en effet, la plus évidente et la plus juste.

Il est à peu près certain pour moi, poursuivit Durtal, que l’homme a trouvé dans les bois l’aspect si discuté des nefs et de l’ogive. La plus étonnante cathédrale que la nature ait, elle-même, bâtie, en y prodiguant l’arc brisé de ses branches, est à Jumièges. Là, près des ruines magnifiques de l’abbaye qui a gardé intactes ses deux tours et dont le vaisseau décoiffé et pavé de fleurs rejoint un chœur de frondaisons cerclé par une abside d’arbres, trois immenses allées, plantées de troncs séculaires, s’étendent en ligne droite ; l’une, celle du milieu, très large, les deux autres, qui la longent, plus étroites ; elles dessinent la très exacte image d’une nef et de ses bas-côtés, soutenus par des piliers noirs et voûtés par des faisceaux de feuilles. L’ogive y est nettement feinte par les ramures qui se rejoignent, de même que les colonnes qui la supportent sont imitées par les grands troncs. Il faut voir cela, l’hiver, avec la voûte arquée et poudrée de neige, les piliers blancs tels que des fûts de bouleaux, pour comprendre l’idée première, la semence d’art qu’a pu faire lever le spectacle de semblables avenues, dans l’âme des architectes qui dégrossirent, peu à peu, le Roman et finirent par substituer complètement l’arc pointu à l’arche ronde du plein-cintre.

Et il n’est point de parcs, qu’ils soient plus ou moins anciens que le bois de Jumièges, qui ne reproduisent avec autant d’exactitude les mêmes contours ; mais ce que la nature ne pouvait donner c’était l’art prodigieux, la science symbolique profonde, la mystique éperdue et placide des croyants qui édifièrent les cathédrales. — Sans eux, l’église restée à l’état brut, telle que la nature la conçut, n’était qu’une ébauche sans âme, un rudiment ; elle était l’embryon d’une basilique, se métamorphosant, suivant les saisons et suivant les jours, inerte et vivante à la fois, ne s’animant qu’aux orgues mugissantes des vents, déformant le toit mouvant de ses branches, au moindre souffle ; elle était inconsistante et souvent taciturne, sujette absolue des brises, serve résignée des pluies ; elle n’était éclairée, en somme, que par un soleil qu’elle tamisait dans les losanges et les cœurs de ses feuilles, ainsi qu’entre des mailles de carreaux verts. L’homme, en son génie, recueillit ces lueurs éparses, les condensa dans des rosaces et dans des lames, les reversa dans les allées des futaies blanches ; et même par les temps les plus sombres, les verrières resplendirent, emprisonnèrent jusqu’aux dernières clartés des couchants, habillèrent des plus fabuleuses splendeurs le Christ et la Vierge, réalisèrent presque sur cette terre la seule parure qui pût convenir aux corps glorieux, des robes variées de flammes !

Elles sont surhumaines, vraiment divines, quand on y songe, les cathédrales !

Parties, dans nos régions, de la crypte romane, de la voûte tassée comme l’âme par l’humilité et par la peur, se courbant devant l’immense Majesté dont elles osaient à peine chanter les louanges, elles se sont familiarisées, les basiliques, elles ont faussé d’un élan le demi-cercle du cintre, l’ont allongé en ovale d’amande, ont jailli, soulevant les toits, exhaussant les nefs, babillant en mille sculptures autour du chœur, lançant au ciel, ainsi que des prières, les jets fous de leurs piles ! Elles ont symbolisé l’amicale tendresse des oraisons ; elles sont devenues plus confiantes, plus légères, plus audacieuses envers Dieu.

Toutes se mettent à sourire dès qu’elles quittent leur ossature chagrine et s’effilent.

Le Roman, je me figure qu’il est né vieux, poursuivit Durtal, après un silence. Il demeure, en tout cas, à jamais ténébreux et craintif.

Encore qu’il ait atteint, à Jumièges, par exemple, avec son énorme arc doubleau qui s’ouvre en un porche géant dans le ciel, une admirable ampleur, il reste quand même triste. Le plein-cintre est en effet incliné vers le sol, car il n’a pas cette pointe qui monte en l’air, de l’ogive.

Ah ! les larmes et les dolents murmures de ces épaisses cloisons, de ces fumeuses voûtes, de ces arches basses pesant sur de lourds piliers, de ces blocs de pierre presque tacites, de ces ornements sobres racontant en peu de mots leurs symboles ! le Roman, il est la Trappe de l’architecture ; on le voit abriter des ordres austères, des couvents sombres, agenouillés dans de la cendre, chantant, la tête baissée, d’une voix plaintive, des psaumes de pénitence. Il y a de la peur du péché, dans ces caves massives et il y a aussi la crainte d’un Dieu dont les rigueurs ne s’apaisèrent qu’à la venue du Fils. De son origine asiatique, le Roman a gardé quelque chose d’antérieur à la Nativité du Christ ; on y prie plus l’implacable Adonaï que le charitable Enfant, que la douce Mère. Le Gothique, au contraire, est moins craintif, plus épris des deux autres Personnes et de la Vierge ; on le voit abritant des ordres moins rigoureux et plus artistes ; chez lui, les dos terrassés se redressent, les yeux baissés se relèvent, les voix sépulcrales se séraphisent.

Il est, en un mot, le déploiement de l’âme dont l’architecture romane énonce le repliement. C’est là, pour moi du moins, la signification précise de ces styles, s’affirma Durtal.

Ce n’est pas tout, reprit-il ; l’on peut encore déduire de ces remarques une autre définition :

Le Roman allégorise l’Ancien Testament, comme le Gothique le Neuf.

Leur similitude est, en effet, exacte, quand on y réfléchit. La Bible, le livre inflexible de Jéhovah, le code terrible du Père, n’est-il pas traduit par le Roman dur et contrit et les Evangiles si consolants et si doux, par le Gothique plein d’effusions et de câlineries, plein d’humbles espoirs ?

Si tels sont ces symboles, il semble alors que ce soit bien souvent le temps qui se substitue à la pensée de l’homme pour réaliser l’idée complète, pour joindre les deux styles, ainsi que le sont, dans l’Ecriture Sainte, les deux Livres ; et certaines cathédrales nous offrent encore un spectacle curieux. Quelques unes, austères, dès leur naissance, s’égaient, se prennent à sourire dès qu’elles s’achèvent. Ce qui subsiste de la vieille église abbatiale de Cluny est, à ce point de vue, typique. Elle est à coup sûr, avec celle de Paray-le-Monial restée entière, l’un des plus magnifiques spécimens de ce style roman Bourguignon qui décèle malheureusement, avec ses pilastres cannelés, l’affligeante survie d’un art grec, importé par les Romains en France. Mais, en admettant que ces basiliques, dont l’origine peut se placer entre 1000 et 1200, soient, en suivant les théories de Quicherat qui les cite, purement romanes, leurs contours se mélangent déjà et les liesses de l’ogive, en tout cas, y naissent.

Là, ce n’est plus ainsi qu’à Notre-Dame la Grande de Poitiers, la façade romane, minuscule et festonnée, flanquée, à chaque aile, d’une courte tour surmontée d’un cône pesant de pierre, taillé à facettes comme un ananas. A Paray, la puérile décoration et la lourde richesse de Poitiers ne sont plus. La robe barbare de ce petit joujou d’église qu’est Notre-Dame la Grande, est remplacée par le suaire d’une muraille plane ; mais l’extérieur ne s’atteste pas moins singulièrement imposant, avec la simplesse solennelle de ses formes. Ne sont-elles pas admirables ces deux tours carrées, percées d’étroites fenêtres, dominées par une tour ronde qui pose si placidement, si fermement, sur une galerie ajourée de colonnes unies par la faucille d’un cintre, un clocher tout à la fois noble et agreste, allègre et fort ?

Et l’auguste simplicité de cet extérieur d’église se répercute dans l’intérieur de ses nefs.

Là pourtant, le Roman a déjà perdu son allure souffrante de crypte, son obscure physionomie de cellier persan. La puissante armature est la même ; les chapiteaux gardent encore l’enroulement des flores musulmanes, le fabuleux alibi des contours assyriens, le rappel des arts asiatiques transférés sur notre sol, mais déjà le mariage des baies différentes s’opère, les colonnes s’efforcent, les piliers se haussent, les grands arcs s’assouplissent, décrivent une trajectoire plus rapide et moins brève ; et les murs droits, énormes et déjà légers, ouvrent, à des altitudes prodigieuses, des trous ménagés de jour.

A Paray, le plein-cintre s’harmonise déjà avec l’ogive qui s’affirme dans les cimes de l’édifice et annonce, en somme, une ère d’âme moins plaintive, une conception plus affectueuse, moins rêche du Christ, qui prépare, qui révèle déjà le sourire indulgent de la Mère.

Mais, se dit tout à coup Durtal, si mes théories sont justes, l’architecture qui symboliserait, seule, le Catholicisme, en son entier, qui représenterait la Bible complète, les deux Testaments, ce serait ou le Roman ogival ou l’architecture de transition, mi-romane et mi-gothique.

Diantre, fit-il, amené à une conclusion qu’il n’avait pas prévue ; il est vrai qu’il n’est peut-être point indispensable que le parallélisme ait lieu dans l’église même, que les Saintes-Ecritures soient réunies en un seul tome ; ainsi, ici-même, à Chartres, l’ouvrage est intégral, bien que contenu en deux volumes séparés, puisque la crypte sur laquelle la cathédrale gothique repose est romane.

C’est même, de la sorte, plus symbolique ; et cela confirme l’idée des vitraux dans lesquels les prophètes soutiennent sur leurs épaules les quatre écrivains des Evangiles ; l’Ancien Testament sert, une fois de plus, de socle, de base, au Neuf.

Ce Roman, quel tremplin de rêves ! reprenait Durtal ; n’est-il pas également la châsse enfumée, l’écrin sombre destiné aux Vierges noires ? cela paraît d’autant moins indécis que les Madones de couleur sont toutes grosses et trapues, qu’elles ne se joncent point telles que les Vierges blanches des gothiques. l’Ecole de Byzance ne comprenait Marie que basanée, « couleur d’ébène grise luysante », ainsi que l’écrivent ses vieux historiens ; seulement elle la sculptait ou la peignait, contrairement au texte du Cantique, noire mais peu belle. Ainsi conçue, Elle est bien une Vierge morose, éternellement triste, en accord avec les caves qu’Elle habite. Aussi sa présence est-elle toute naturelle dans la crypte de Chartres, mais dans la cathédrale même, sur le pilier où Elle se dresse encore, n’est-elle pas étrange, car Elle n’est point dans son véritable milieu, sous la blanche envolée des voûtes ?

— Eh bien, notre ami, vous rêvassez ?

Durtal eut la secousse d’un homme qu’on réveille.

— Tiens, c’est vous, Madame Bavoil.

— Mais oui, je viens du marché et aussi de votre domicile.

— De mon domicile ?

— Oui, pour vous inviter à déjeuner. L’abbé Plomb est privé de sa gouvernante qui s’absente, cette après-midi, et il prend son repas, chez nous ; alors le Père a pensé que ce serait une occasion pour vous de le connaître.

— Je le remercie, mais voyons, il faut que j’aille prévenir la mère Mesurat pour qu’elle ne mette pas ma côtelette au feu.

— C’est inutile, j’ai prévenu Mme Mesurat. A propos, vous êtes toujours content d’elle ?

— Dans le temps, dit-il en riant, j’avais pour soigner mon ménage, à Paris, un sieur Rateau, pochard de haute lice, qui bousculait tout et menait militairement les meubles ; maintenant, j’ai cette brave femme dont la façon de travailler diffère ; mais les résultats sont identiques. Elle agit par la persuasion, par la douceur ; elle ne renverse pas le mobilier, ne rugit point en terrassant les matelas, ne se lance pas à la baïonnette avec un balai, contre les murs ; non, elle recueille tranquillement la poussière, la mijote, finit par l’amasser en de petits tas qu’elle cache dans les angles des murs ; elle ne saccage point le lit, mais elle se borne à le caresser du bout des doigts, à déplisser les draps avec sa main, à peloter les oreillers, à les engager à combler leurs creux ; l’autre chambardait tout, celle-ci ne remue rien !

— Eh là mais ! c’est une digne femme !

— Oui, aussi malgré tout, suis-je heureux de l’avoir.

Ils étaient arrivés, en causant, devant la grille de l’évêché. Ils passèrent par une petite porte donnant sur la loge de la concierge et débouchèrent dans une grande cour, sablée de cailloux de rivière, au fond de laquelle s’étendait une vaste construction du XVIIe siècle. Il n’y avait ni flore de pierre, ni sculptures, aucun porche animé, rien, sinon une façade de briques et de moëllons usés, un bâtiment nu et glacé, laissé à l’abandon avec ses hautes fenêtres derrière lesquelles on distinguait des volets repliés, peints en gris. l’entrée était à la hauteur d’un premier étage ; on y accédait par un perron avec un escalier de chaque côté ; en bas, dans la niche de ce perron, s’ouvrait une porte vitrée au travers de laquelle on apercevait, coupés par le cadre, des pieds d’arbres.

Dans cette cour s’alignaient de longs peupliers que l’ancien évêque, qui avait fréquenté les Tuileries avant la guerre, appelait en souriant, sa haie de cent gardes.

Mme Bavoil et Durtal traversèrent cette cour, se dirigeant, à droite, vers une aile de la bâtisse, toiturée d’ardoises.

C’était là, au premier, sous un grenier qu’éclairaient des œils de bœufs, que résidait l’abbé Gévresin.

Ils gravirent un escalier étroit, bordé d’une rampe rouillée de fer. Les murs ruisselaient d’humidité, secrétaient des roupies, distillaient des gouttes de café noir ; les marches étaient creusées, s’amincissaient du bout ainsi que des cuillers ; elles conduisaient à une porte badigeonnée d’ocre dans laquelle était planté un bouton de fonte, couleur d’encre. Un cordon de sonnette balançait un anneau de cuivre qui se cognait remué par le vent, contre le plâtre éraillé du mur. Une indéfinissable odeur de vieille pomme et d’eau qui croupit, s’échappait de la cage de l’escalier, précédé d’un court vestibule que pavaient des rangées de briques, couchées sur le flanc, rongées à la façon des madrépores, que plafonnait une sorte de carte de géographie, sillonnée de mers dessinées comme avec de l’urine par des infiltrations de pluie.

Et le petit appartement de l’abbé, tendu d’un méchant papier neuf et carrelé de rouge, fleurait la tombe ; on se rendait compte que, dans l’ombre de la cathédrale qui couvrait cette aile, aucun soleil ne venait sécher les cloisons s’effritant dans le bas des plinthes en une poudre de cassonade, s’émiettant lentement sur le vernis glacé du sol.

Quelle misère ! voir un vieillard ravagé par les rhumatismes, habiter là ! pensait Durtal.

Il est vrai que lorsqu’il pénétra dans la chambre de l’abbé, il la trouva un peu dégourdie par un grand feu de coke ; le prêtre lisait son bréviaire, enveloppé d’une douillette, près de la fenêtre dont il avait retroussé le rideau, pour voir un peu clair.

Cette pièce était meublée d’un petit lit de fer, muni de rideaux en calicot blanc, avec embrasses de cretonne rouge ; en face de la couche, une table, couverte d’un tapis et d’une écritoire, et un prie-Dieu au-dessus duquel était cloué un Christ ; le reste de la chambre était occupé par des rayons de livres étagés jusqu’au plafond et trois fauteuils, tels que l’on n’en découvre plus que dans les communautés religieuses et dans les séminaires, des fauteuils de noyer, tressés de paille de même que des chaises d’église, étaient placés l’un, devant la table, les deux autres, devant des ronds de sparterie, à gauche et à droite de la cheminée que surmontait une pendule Empire entre deux vases dans le ventre desquels, se dressaient, maintenues par du sable, des tiges décolorées de roseaux secs.

— Approchez-vous donc, fit l’abbé, car, malgré ce brasier, on gèle.

Et, écoutant Durtal qui lui parlait de rhumatismes, il eut un geste de résignation.

— Tout l’évêché est ainsi, dit-il. Monseigneur qui, lui, est presque perclus, n’a pu rencontrer, dans tout le palais, une salle qui soit saine. Dieu me pardonne, mais je crois que son logis est encore plus humide que le mien ; la vérité, c’est qu’il faudrait installer partout des calorifères et que jamais on ne s’y résoudra, faute d’argent.

— Monseigneur pourrait bien disposer au moins, çà et là, dans les pièces du palais, des poêles.

— Lui ! s’exclama, en riant l’abbé, mais il ne possède aucune fortune ; il touche en tout et pour tout un traitement annuel de dix mille francs car il n’y a pas de mense à Chartres et le produit de la taxe des actes de la chancellerie est nul ; dans cette ville sans piété riche, il ne peut attendre aucune aide, et il a à sa charge le jardinier et le concierge ; par économie il est obligé de distraire d’un couvent la cuisinière et la lingère. Ajoutez que, n’ayant pas les moyens d’entretenir des chevaux et de conserver une voiture, il doit louer une berline pour les tournées pastorales. combien croyez-vous donc qu’il lui reste pour vivre, si vous défalquez encore ses aumônes ; allez, il est plus pauvre que vous et moi !

— Mais alors c’est la panne du sacerdoce, un radeau de la Méduse pieux que Chartres !

— Vous l’avez dit, évêque, chanoines, prêtres, tout le monde est dans l’indigence ici.

La sonnette tinta ; et Mme Bavoil introduisit l’abbé Plomb ; Durtal le reconnaissait ; il avait l’air encore plus effaré que de coutume ; il saluait à reculons, paraissait gêné par ses mains qu’il fourra dans ses manches.

Et, au bout d’une demi-heure de conversation, lorsqu’il se sentit plus à l’aise, il s’évada en des sourires et finit par causer ; et Durtal, surpris, constata que l’abbé Gévresin avait raison. Ce prêtre était très intelligent et très instruit et, ce qui plaisait peut-être plus encore, il n’était nullement asservi par ce manque d’éducation, par ces idées étroites, par ces futiles bondieuseries, qui rendent l’accès des ecclésiastiques dans le monde des lettrés, si difficile.

Ils étaient assis dans la salle à manger, aussi maussade que les autres pièces mais plus chaude, car un poêle de faïence y ronflait, soufflant, par ses bouches de chaleur, des trombes.

Après qu’ils eurent mangé leurs œufs à la coque, la conversation, qui s’était jusqu’alors éparpillée au hasard des sujets, se concentra sur la cathédrale.

— Elle est la cinquième édifiée sur la grotte des Druides, dit l’abbé Plomb ; son histoire est étrange.

La première, érigée du temps des Apôtres, par l’évêque Aventin, fut rasée jusqu’au niveau du sol. Rebâtie par un autre prélat du nom de Castor, elle fut brûlée, en partie, par Hunald duc d’Aquitaine, restaurée par Godessald, incendiée à nouveau par Hastings, chef des Normands, réparée, une fois de plus, par Gislebert et enfin complètement détruite par Richard, duc de Normandie, lors du siège de la ville qu’il mit à sac.

Nous ne détenons pas de bien véridiques documents sur ces deux basiliques ; tout au plus, savons-nous que le gouverneur romain du pays de Chartres démolit de fond en comble la première, égorgea un grand nombre de chrétiens, au nombre desquels sa fille Modeste, et fit jeter leurs cadavres dans un puits creusé près de la grotte et qui a reçu le nom de puits des Saints Forts.

Un troisième sanctuaire, construit par l’évêque Vulphard, fut consumé en 1020, sous l’épiscopat de saint Fulbert qui fonda une quatrième cathédrale ; celle-ci fut calcinée, en 1194, par la foudre qui ne laissa debout que les deux clochers et la crypte.

La cinquième enfin, élevée sous le règne de PhilippeAuguste, alors que Régnault de Mouçon était évêque de Chartres, est celle que nous voyons aujourd’hui et qui fut consacrée, le 17 octobre 1260, en présence de saint Louis ; elle n’a cessé de passer par la fournaise. En 1506, le tonnerre tombe sur la flèche du Nord dont la carcasse était en bois revêtue de plomb ; une épouvantable tempête, qui dure de six heures du soir jusqu’à quatre heures du matin, attise le feu dont la violence devient telle qu’il fond comme des pains de cire les six cloches. L’on parvient à limiter les ravages des flammes et l’on ravitaille l’église. Dès lors, le fléau ne cesse plus. En 1539, en 1573, en 1589, la foudre croule sur le clocher neuf. Plus d’un siècle s’écoule, et tout recommence ; en 1701 et en 1740, la même flèche est encore atteinte.

Elle demeure indemne, jusqu’en 1825, année pendant laquelle le tonnerre la bat et l’ébranle, le lundi de la Pentecôte, tandis que l’on chante le Magnificat, aux Vêpres.

Enfin, le 4 juin 1836, un formidable incendie, déterminé par l’imprudence de deux plombiers qui travaillent dans les faîtes, éclate. Il persiste pendant onze heures et ruine toute la charpente, la forêt entière de la toiture ; c’est miracle que l’église n’ait pas complètement disparu, dans cette tourmente.

Avouez, Monsieur, que cette continuité de catastrophes est surprenante.

— Oui, et ce qui est aussi bizarre, fit l’abbé Gévresin, c’est l’acharnement que met à la renverser le feu du ciel.

— Comment expliquer cela ? demanda Durtal.

— L’auteur de « Parthénie », Sébastien Rouillard, pense que c’est en expiation de certains péchés, que ces désastres furent permis et il insinue que la combustion de la troisième cathédrale fut peut-être légitimée par l’inconduite de certains pèlerins, qui couchaient en ce temps, hommes et femmes, pêle-mêle, dans la nef. D’autres croient que le Démon, qui peut mésuser de la foudre, en certains cas, a voulu supprimer à tout prix ce sanctuaire.

— Mais alors, pourquoi la Vierge ne l’a-t-elle pas mieux défendu ?

— Remarquez bien qu’Elle l’a, nombre de fois, empêché d’être intégralement réduit en cendres, mais cela n’est pas, en effet, moins singulier. Songez que Chartres est le premier oratoire que Notre-Dame ait eu en France. Il se relie aux temps messianiques, car bien avant que la fille de Joachim ne fût née, les Druides avaient instauré, dans la grotte qui est devenue notre crypte, un autel à la « Vierge qui devait enfanter » « Virgini Pariturae ». Ils ont eu, par une sorte de grâce, l’intuition d’un Sauveur dont la Mère serait sans tache : il semble donc qu’à Chartres, plus que dans tout autre lieu, il y ait de très vieux liens d’amitié avec Marie ; l’on comprend dès lors que Satan se soit entêté à les rompre.

— Savez-vous, fit Durtal, que cette grotte a été préfigurée dans une annexe, humaine, quasi officieuse, de l’Ancien Testament. Dans sa « Vie de Notre Seigneur », l’admirable voyante que fut Catherine Emmerich nous signale, à proximité du Mont-Carmel, une grotte et un puits près desquels Elie aperçut une Vierge ; c’est à cet endroit, dit-elle, que les Juifs, qui attendaient l’arrivée d’un Rédempteur, se rendaient, plusieurs fois par an, en pèlerinage.

N’est-ce pas l’image de la grotte de Chartres et du puits des Saints Forts ?

Remarquez, d’autre part, cette tendance du tonnerre à choir non sur le clocher vieux, mais sur le clocher neuf ; je crois qu’aucune raison météorologique ne saurait justifier cette préférence ; et si je considère attentivement les deux flèches, je suis frappé de la délicatesse des végétations courant sous des dentelles, de tout le côté gracile et coquet du clocher neuf. L’autre, au contraire, n’a ni un ornement, ni une guipure ; il est simplement papelonné comme un homme d’armes d’écailles ; il est sobre et sévère, altier et robuste. L’on dirait vraiment que l’un est féminin et que l’autre appartient au sexe mâle. Ne peut-on, dès lors, leur faire symboliser au premier la Vierge et au second le Fils ? Dans ce cas, ma conclusion ne diffère point de celle que vient de nous exposer Monsieur l’abbé ; les incendies seraient attribuables à Satan qui s’acharnerait sur l’image de Celle qui a le pouvoir de lui écraser le chef.

— Prenez donc un peu de filet, notre ami, fit Mme Bavoil qui entra, tenant entre ses bras une bouteille.

— Non, merci.

— Et vous, Monsieur l’abbé ?

L’abbé Plomb s’inclina en refusant.

— Mais vous ne mangez pas !

— Comment je ne mange pas ! je vous avouerai même que j’ai un peu honte d’avoir si bien déjeuné, alors que j’ai lu, ce matin, la vie de saint Laurent, archevê que de Dublin, qui, en guise de repas, se contentait de tremper son pain dans la lessive.

— Pourquoi ?

— Mais pour dire avec le Roi Prophète qu’il se nourrissait de cendre — puisqu’il y a de la poudre de charbon dans la lessive ; — c’est le festin de la pénitence qui ne ressemble guère à celui que nous venons de nous ingérer, ajouta, en riant, l’abbé.

— Eh bien, voilà qui vous confond, ma chère madame Bavoil, dit l’abbé Gévresin. Vous n’êtes pas encore hantée par la concupiscence de ces pauvres galas ; quelle fine bouche vous êtes ! il vous faut du lait ou de l’eau pour humecter vos mouillettes !

— Mon Dieu, fit à son tour sérieusement Durtal, en tant que bombances, il y a mieux. Je me rappelle avoir lu, dans un vieux livre, l’histoire de la Bienheureuse Catherine de Cardone qui, sans s’aider de ses mains, broutait, à genoux, des herbes avec les ânes.

Mme Bavoil ne parut pas se douter que ses amis plaisantaient et, humblement, elle répondit :

— Le bon Dieu ne m’a jamais demandé de saupoudrer mes tartines de cendre ou de paître des herbes… s’il veut m’en intimer l’ordre, bien sûr que je le ferai… mais c’est égal…

Elle se montrait si peu enthousiaste que tous rirent.

— En somme, reprit l’abbé Gévresin, après un silence, la cathédrale actuelle est du XIIe et du XIIIe siècle, sauf, bien entendu, le clocher neuf et de nombreux détails.

— Oui.

— Et l’on ignore le nom des architectes qui l’édifièrent ?

— Comme celui de presque tous les constructeurs de basiliques, répliqua l’abbé Plomb. L’on peut admettre cependant qu’au XIIe et au XIIIe siècle, ce furent les Bénédictins de l’abbaye de Tiron qui dirigèrent les travaux de notre église ; ce monastère avait, en effet, établi, en 1117, un couvent à Chartres ; nous savons également que ce cloître contenait plus de cinq cents religieux de tous arts et que les sculpteurs et les imagiers, les maçons-carriers ou maîtres de pierre vive y abondaient. Il serait donc assez naturel de croire que ce furent ces moines, détachés à Chartres, qui tracèrent les plans de Notre-Dame et employèrent ces troupes d’artistes dont nous voyons l’image dans l’un des anciens vitraux de l’abside, des hommes au bonnet pelucheux, en forme de chausse à filtrer, qui taillent et rabotent des statues de rois.

Leur œuvre a été complétée, au commencement du XVIe siècle, par Jehan Le Texier, dit Jehan de Beauce, qui est l’auteur du clocher Nord, dit clocher neuf, et de la partie décorative, abritant dans l’intérieur de l’église, les groupes du pourtour cernant le chœur.

— Et jamais, en somme, l’on n’a découvert le nom de l’un des premiers architectes, de l’un des sculpteurs, de l’un des verriers de cette cathédrale ?

— L’on a entrepris bien des recherches et, personnellement, je puis avouer que je n’y ai épargné ni mon temps, ni mes peines, mais cela en pure perte.

Voici ce que nous connaissons : en haut du clocher du Midi, dit clocher vieux, près de la baie qui s’ouvre en face de la flèche neuve, on a démêlé cette inscription : « Harman, 1164 ». Est-ce le nom d’un architecte, d’un ouvrier ou d’un guetteur de nuit posté, à cette époque, dans la tour ? on erre. De son côté, Didron a déchiffré sur le pilastre du portail occidental, au-dessus de la tête brisée d’un boucher assommant un bœuf, ce mot : « Rogerus », gravé en caractères du XIIe siècle. Est-ce l’architecte, le statuaire, le bienfaiteur de cette façade ou le boucher ? Une autre signature : « Robir » est également incrustée sur le support d’une statue du porche Septentrional. Qu’est-ce que Robir ? personne ne peut répondre.

D’autre part, Langlois cite un verrier du XIIIe siècle, Clément de Chartres, dont il a relevé l’inscription « Clemens vitrearius Carnutensis » sur une verrière de la cathédrale de Rouen ; bien, mais de là, à admettre, ainsi que d’aucuns l’insinuent, que ce Clément, par ce seul fait qu’il est originaire de Chartres, ait peint un ou plusieurs des tableaux vitrés de Notre-Dame, il y a loin. En tout cas, nous ne possédons aucun indice, ni sur sa vie, ni sur ses travaux, dans cette ville. Nous pouvons noter encore que, sur l’un des carreaux de notre église, on lit : Petrus Bal… est-ce la désignation abrégée ou complète d’un donateur ou d’un peintre ? une fois de plus, nous devons attester notre ignorance.

Si nous ajoutons enfin que l’on a retrouvé deux des compagnons de Jehan de Beauce, Thomas Le Vasseur qui lui fut adjoint pour la construction de la flèche neuve et un sieur Bernier dont le nom est écrit sur d’anciens comptes ; si, par de vieux marchés que déterra M. Lecoq, nous savons que Jehan Soulas, imagier de Paris, a sculpté le plus beau des groupes qui magnifient la clôture du chœur ; si nous remarquons encore, après cet admirable sculpteur, d’autres statuaires déjà moins intéressants, car avec eux l’art païen reparaît et la médiocrité commence : François Marchant, imagier d’Orléans, Nicolas Guybert de Chartres, nous avons à peu près tous les renseignements qui méritent d’être conservés sur les véritables artistes qui travaillèrent du XIIe jusqu’à la fin de la première moitié du XVIe siècle, à Chartres.

— Oui et à partir de cette époque, les noms des artisans qui nous sont parvenus ne sont plus qu’à honnir. C’est Thomas Boudin, Legros, Jean de Dieu, Berruer, Tuby, Simon Mazières, qui osent continuer l’œuvre de Soulas ! c’est Louis, l’architecte du duc d’Orléans, qui avilit et saccage le chœur ; c’est cet infâme Bridan qui installe, à la misérable joie de quelques chanoines, son emphatique et indigent bloc de l’Assomption !

— Hélas ! fit l’abbé Gévresin, ce sont aussi des chanoines qui ont jugé utile de briser deux anciennes verrières du chœur et de les remplacer par des carreaux blancs pour mieux éclairer le groupe de ce Bridan !

— Vous ne mangez plus ? demanda Mme Bavoil qui, sur le signe négatif des convives, ôta le fromage et les confitures et apporta le café.

— Puisque cette cathédrale vous plaît tant, je serais heureux de vous aider à la parcourir dans ses détails, proposa l’abbé Plomb à Durtal.

— J’accepte bien volontiers, Monsieur l’abbé, car elle m’obsède, en effet, et elle m’affole, cette Notre-Dame ! — vous connaissez, n’est-ce pas, les théories de Quicherat sur le Gothique ?

— Oui et je les crois exactes. Je suis, comme lui, convaincu que si la particularité, que si l’essence du Roman est surtout la voûte substituée aux lambris des toits, l’origine et le caractère distinct du Gothique est l’arc-boutant et non l’ogive.

Je fais bien quelques réserves sur la justesse de cette boutade de Quicherat « que l’histoire de l’architecture au Moyen Age n’est que l’histoire de la lutte des architectes contre la poussée et la pesanteur des voûtes », car il y a autre chose, en art, qu’une industrie matérielle et qu’une question pratique, mais n’empêche qu’il a certainement raison sur presque tous les points.

Maintenant, nous pouvons poser en principe qu’en nous servant des termes d’ogive et de gothique, nous employons des vocables que l’on a détournés de leur vrai sens, car les Goths n’ont rien à voir avec l’architecture qui s’empara de leur nom et le mot ogive, qui signifie justement la forme du plein-cintre, est absolument inapte à désigner cet arc brisé que l’on a pris pendant tant d’années, pour la base, pour la personnalité même d’un style.

En somme, poursuivit l’abbé, après un silence, comment juger les œuvres d’antan, en dehors même de cette aide d’arcs plantés dans des contreforts ou de voûtes en anses de panier ou en cul de four, car toutes sont adultérées par les siècles ou inachevées. Notre-Dame, à Chartres, devait avoir neuf clochers et elle n’en a que deux ; les basiliques de Reims, de Paris, de Laon, d’autres, étaient destinées à porter des flèches sur leurs tours, où sont-elles ? nous ne pouvons donc nous rendre un compte exact de l’effet que voulurent produire leurs architectes. D’autre part, les cathédrales étaient faites pour être vues dans un cadre que l’on a détruit, dans un milieu qui n’est plus ; elles étaient entourées de maisons dont l’allure s’accordait avec la leur ; aujourd’hui, elles sont ceinturées de casernes à cinq étages, de pénitenciers mornes, ignobles ; — et partout, on les dégage, alors qu’elles n’ont jamais été bâties pour se dresser, isolées sur des places ; c’est, de tous les côtés, l’insens le plus parfait de l’ambiance dans laquelle elles furent élevées, de l’atmosphère dans laquelle elles vécurent ; certains détails, qui nous semblent inexplicables dans quelques uns de ces édifices, étaient sans doute nécessités par la forme, par les besoins des alentours ; au fond, nous ne savons rien, … rien.

— En tout cas, dit Durtal, l’archéologie et l’architecture n’ont exécuté que des besognes secondaires ; elles nous ont révélé simplement l’organisme, le corps des cathédrales, qui nous en dira l’âme ?

— Qu’entendez-vous par ce mot ? demanda l’abbé Gévresin.

— Je ne parle pas de l’âme du monument, au moment où, avec l’assistance divine, l’homme la créa ; cette âme, nous l’ignorons et encore pas pour Chartres, puisque de précieux documents nous la racontent ; mais de l’âme qu’ont gardée les autres églises, de l’âme qu’elles ont maintenant et que nous contribuons à entretenir par notre présence plus ou moins assidue, par nos communions plus ou moins fréquentes, par nos prières plus ou moins vives ?

Prenons Notre-Dame de Paris ; elle a été rafistolée et retapée de fond en comble ; ses sculptures sont rapiécées quand elles ne sont pas toutes modernes ; en dépit des dithyrambes d’Hugo, elle demeure de second ordre ; mais elle a sa nef, son merveilleux transept ; elle est même nantie d’une ancienne statue de la Vierge devant laquelle s’est beaucoup agenouillé M. Olier ; eh bien, l’on a tenté de ranimer, dans son vaisseau, le culte de Notre-Dame, de déterminer un mouvement de pèlerinage et tout y est mort ! cette Cathédrale n’a plus d’âme ; elle est un cadavre inerte de pierre ; essayez d’y entendre une messe, de vous approcher de la Table, et vous sentirez une chape de glace tomber sur vous. Cela tient-il à son abandon, à ses offices assoupis, à la rémolade de fredons qu’on y bat, à sa fermeture, hâtée le soir, à son réveil tardif, bien après l’aube ? cela tient-il aussi à ces visites tolérées d’indécents touristes, de goujats de Londres que j’ai vus, parlant tout haut, restant, au mépris des plus simples convenances, assis devant l’autel, alors que l’on donnait la bénédiction du Saint-Sacrement, en face d’eux ! Je ne sais, mais ce que je certifie, c’est que la Vierge n’y réside pas jours et nuits, toujours, comme à Chartres.

Prenez encore Amiens, avec ses vitres blanches et ses clartés crues, ses chapelles fermées par de hautes grilles, son silence de rares oraisons, sa solitude. Celle-là est vide aussi ; et je ne sais pourquoi elle fleure, pour moi, une ancienne odeur de jansénisme ; on n’y est pas à l’aise, on y prie mal ; et pourtant sa nef est magnifique et les sculptures de son pourtour, qui sont même supérieures à celles de Chartres, s’affirment, on peut le dire, uniques !

Celle-là, non plus, n’a pas d’âme.

Et il en est de même de celle de Laon, nue et glacée, à jamais morte ; d’autres sont dans un état intermédiaire, agonisent encore tièdes : Reims, Rouen, Dijon, Tours, Le Mans, par exemple ; déjà l’on s’y détend mieux ; Bourges avec ses cinq embouchures jetées en allées à perte de vue, devant nous, et l’énormité de son vaisseau désert ; Beauvais, si mélancolique, n’ayant pour tout corps qu’une tête et des bras lancés désespérément, ainsi qu’un appel toujours inentendu, vers le ciel, ont néanmoins conservé encore quelques-uns des effluves d’antan. On peut s’y recueillir, mais nulle part, l’on n’est aussi bien qu’ici, nulle part on ne prie mieux qu’à Chartres !

— Voilà qui est envoyé, s’écria Mme Bavoil ; pour la peine, vous allez avoir un petit verre de bon cassis.

Mais oui…mais oui… il a raison, notre ami, reprit-elle s’adressant aux prêtres qui riaient. Autre part — sauf à Notre-Dame des Victoires, à Paris, sauf surtout à Notre-Dame de Fourvière, à Lyon, — on attend, on fait antichambre, quand on va la voir ; et souvent, Elle ne vient pas, tandis que dans notre Cathédrale, Elle vous reçoit tout de suite, telle qu’Elle est ; je le lui ai dit, d’ailleurs, à notre ami, qu’il aille donc assister à la première messe dans la crypte, et il verra comment notre Mère les accueille, ses visiteurs !

— Chartres, dit l’abbé Gévresin, est étonnant avec ses deux Madones noires, Notre-Dame du Piler, en haut dans la Cathédrale même, et Notre-Dame de Sous-Terre, en bas, dans le cellier sur lequel jaillit la Basilique. Nul sanctuaire, je crois, ne recèle ainsi deux images miraculeuses de Marie, sans compter la vieille relique connue sous le nom de chemise, de tunique, de la Vierge !

— Et avec quoi est-elle constituée, selon vous, l’âme de Chartres ? demanda l’abbé Plomb.

— Toujours pas avec celle des bourgeoises de la ville et des quelques marguilliers qui s’y décantent, répondit Durtal ; non, elle est vivifiée par les sœurs, par les paysannes, par les pensionnats religieux, par les élèves du séminaire, peut-être surtout par les enfants de la maîtrise, qui viennent baiser le pilier et s’agenouiller devant la Vierge noire !

La bourgeoisie dévote, mais elle ferait prendre la fuite aux Anges !

— A de rares exceptions près, c’est en effet dans cette caste que se recrute la fleur des pharisiennes, dit l’abbé Plomb et il ajouta, d’un ton moitié plaisant et moitié contrit :

C’est moi qui suis, à Chartres, le triste jardinier de ces âmes !

— Revenons, reprit l’abbé Gévresin, à notre point de départ ; où est né le Gothique ?

— En France, Lecoy de la Marche l’atteste expressément : « l’arc-boutant apparut comme fondement intégral d’un style, dès les premières années du règne de Louis-le-Gros, dans le pays compris entre la Seine et l’Aisne. » D’après lui, le premier essai de cet art serait la Cathédrale de Laon ; selon d’autres, au contraire, elle ne serait qu’une succédanée de basiliques antérieures et tour à tour, l’on cite les Eglises de Saint-Front à Périgueux, de Vézelay, de Saint-Denis, de Noyon, l’Ancienne Collégiale de Poissy, et personne ne s’entend. Une seule chose est certaine, c’est que le Gothique est un art du Nord, qu’il pénétra dans la Normandie et, de là, en Angleterre ; puis il gagna les bords du Rhin au XIIe siècle et l’Espagne, au commencement du XIIIe.

Les églises, gothiques dans le Midi, ne sont que des importations très mal assorties avec les êtres qui les peuplent et avec le ciel d’un bleu véhément qui les gâte.

— Remarquez, dit Durtal, que cette partie de la Mystique est en désaccord, dans notre pays, avec les autres.

— Comment cela ?

— Dame, la France n’a eu, dans la répartition de l’art religieux, que l’architecture. Considérez, en peinture, les Primitifs. Les peintres et aussi les sculpteurs sont tous Italiens, Espagnols, Flamands, Allemands. Ceux que l’on tente de nous imposer ainsi que des compatriotes, sont des Flamands transférés en Bourgogne ou de dociles Français dont les œuvres dérivées portent une empreinte, toute flamande. Voyez au Louvre ceux que l’on appelle nos Primitifs ; voyez surtout à Dijon ce qui subsiste de ces temps où l’art septentrional fut implanté par Philippe le Hardi, dans sa province. le doute n’est pas possible. — Tout vient des Flandres ; Jean Perréal, Bourdichon, Beauneveu, Fouquet même, sont tout ce que vous voudrez, sauf les inventeurs d’un art original dans les Gaules. Et il en est de même des écrivains mystiques. A quoi bon énumérer les nationalités diverses auxquelles ils appartiennent ? Eux aussi sont Espagnols, Italiens, Allemands, Flamands ; pas un n’est Français.

— Pardon, s’écria Mme Bavoil, pardon, notre ami ; il y a la Vénérable Jeanne de Matel qui est originaire de Roanne.

— Oui, mais elle est fille d’un père italien, né à Florence, fit l’abbé Gévresin qui, écoutant sonner l’heure de None, plia sa serviette.

Tous récitèrent debout les grâces et Durtal prit rendez-vous avec l’abbé Plomb pour visiter la Cathédrale ; et il retourna chez lui, ruminant en route sur cette distribution singulière de l’art au Moyen Age, sur cette suprématie donnée à la France, en architecture, quand elle était alors si inférieure dans les autres arts.

Il faut avouer, conclut-il, qu’elle a même perdu cette supériorité, car il y a beau temps qu’elle ne produit plus un architecte ; les gens qui s’affublent de ce nom sont des cambrousiers, des maçons dénués de toute personnalité, de toute science. Ils ne sont seulement plus capables de plagier adroitement leurs devanciers ! Ils sont quoi maintenant ? des rapetasseurs de chapelles, des ressemeleurs d’églises, des fabricants de ribouis, des gnaffs !