La Cathédrale (Huysmans)/X

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Plon-Nourrit (p. 264-300).
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X


Durtal se mit, un matin, à la recherche de l’abbé Plomb. Il ne le trouva, ni chez lui, ni à la cathédrale, finit, sur l’indication d’un bedeau, par se diriger vers la maison occupée au coin de la rue de l’Acacia, par la maîtrise.

Il tomba derrière une porte cochère entr’ouverte dans une cour, encombrée de baquets avariés et de gravats. Le bâtiment, situé au fond, était atteint de la maladie cutanée des plâtres, rongé de lèpre et damassé de dartres, fêlé du haut en bas, craquelé comme la couverte en émail d’un vieux pot. La tige morte d’une ancienne vigne écartelait, tout le long de la façade, ses bras tordus de bois noir. Durtal regarda par un châssis vitré, aperçut un dortoir avec des rangées de couchettes blanches et des séries de vases alignés dessous ; et il s’étonna, car jamais il n’avait vu des lits plus petits et des thomas plus grands.

Il avisa un garçon, dans cette salle, l’appela en frappant au carreau, lui demanda si l’abbé Plomb était encore dans ce logis et le domestique l’affirma d’un signe et conduisit Durtal dans une salle d’attente.

Cette chambre ressemblait au bureau d’un hôtel de dernier ordre, pieux. Elle était meublée d’une table d’un rose de chair de rouget, en acajou, surmontée d’un cachepot sans fleurs ; de fauteuils à oreillettes, de concierge ; d’une cheminée garnie de statues de Saints ponctués par les mouches et fermée par un paravent de papier peint exaltant l’Apparition de Lourdes. Aux murs, un tableau de bois noir avec clefs pendues à des numéros, servait de vis-à-vis à une chromo dans laquelle le Christ montrait, d’un air aimable, un cœur mal cuit, saignant dans des ruisseaux de sauce jaune.

Mais ce qui caractérisait cette loge de portier qui fait ses Pâques, c’était une odeur nauséabonde, atroce, l’odeur de l’huile de ricin tiède.

Incommodé par ces relents, Durtal s’apprêtait à fuir, quand l’abbé Plomb entra, lui prit le bras et ils sortirent.

— Alors, vous arrivez de Solesmes ?

— Mais oui.

— Vous êtes satisfait de votre voyage ?

— Enchanté, et l’abbé sourit de l’impatience qu’il sentait sourdre dans le ton de Durtal.

— Et que pensez-vous de ce monastère ?

— Je pense qu’il est très intéressant à visiter, au point de vue du monachisme et de l’art. Solesmes est un grand couvent, maison mère de l’ordre Bénédictin en France, et il est pourvu d’un noviciat qui prospère. Au fait, que désirez-vous savoir au juste ?

— Mais… tout ce que vous savez !

— Eh bien, je vous dirai d’abord que l’art de l’Eglise, arrivé à son point culminant, fascine, dans ce cloître. Personne ne peut se rendre compte de l’extrême splendeur de la liturgie et du plain-chant, s’il n’a passé par Solesmes ; au cas où Notre-Dame-des-Arts posséderait un sanctuaire privilégié, soyez sûr qu’il est là.

— La chapelle est ancienne ?

— Il subsiste une partie de la vieille Eglise et les fameuses sculptures des « Saints de Solesmes » qui remontent au XVIe siècle ; malheureusement il existe dans l’abside de consternantes vitres, une Vierge entre Saint Pierre et Saint Paul, la verrerie moderne dans toute sa criarde inclémence ! Mais aussi où acquérir un vitrail propre ?

— Nulle part ; si nous examinons maintenant les carreaux historiés, insérés dans les murs des Eglises neuves, nous constatons l’inaltérable sottise des peintres construisant des cartons de verrières comme des sujets de tableaux ; et quels sujets et quels tableaux ! Le tout fabriqué à la grosse par de bas vitriers dont les feuilles minces de verres sèment les nefs de confettis, lancent des pastilles de couleur dans tous les sens.

En vérité, ne serait-il pas plus simple d’accepter le système du vitrail incolore de Cîteaux dont le décor était obtenu par les dessins réticulés des plombs ou de copier ces belles grisailles, nacrées par le temps, qui restent encore à Bourges, à Reims, ici même, dans la Cathédrale ?

— Certes, mais pour en revenir à notre monastère, nulle part, je le répète, l’on ne célèbre les offices avec autant de pompe. Il faut voir cela un jour de grande fête ! Imaginez au-dessus de l’autel, là où fulgure d’habitude le tabernacle, une colombe pendue à une crosse d’or et volant, les ailes déployées dans des nues d’encens — puis une armée de moines, évoluant, en une marche solennelle et précise — et l’Abbé debout, le front ceint d’une mître pavée de gemmes, la crosse d’ivoire blanche et verte à la main, la queue de sa traîne tenue par un convers lorsqu’il s’avance, tandis que l’or des chapes s’allume au feu des cierges, que le torrent des orgues entraîne toutes les voix, emporte, jusqu’aux voûtes, le cri de douleur ou de joie des psaumes !

C’est admirable ; ce n’est plus l’austérité pénitentielle des offices, tels qu’ils se pratiquent chez les Franciscains ou dans les Trappes ; c’est le luxe pour Dieu, la beauté qu’il créa, mise à son service, et devenue, par elle-même, une louange, une prière… Mais si vous voulez voir resplendir le chant de l’Eglise dans toute sa gloire, c’est surtout dans l’abbaye voisine, chez les moniales de Sainte-Cécile, qu’il convient d’aller.

L’abbé s’arrêta, se parlant à lui-même, reculant dans ses souvenirs et, lentement, il reprit :

— Partout, quand même, la voix de la religieuse conserve, en raison même de son sexe, une sorte de langueur, une tendance au roucoulement et, disons-le, souvent une certaine complaisance à s’entendre quand elle n’ignore pas qu’on l’écoute ; — aussi, jamais le chant Grégorien n’est-il parfaitement exécuté par des nonnes. Mais chez les Bénédictines de Sainte-Cécile, ces feintises d’un gnan-gnan mondain ont disparu. Ces moniales n’ont plus la voix féminine mais une voix tout à la fois séraphique et virile. Dans cette Eglise, on est rejeté, je ne sais où, dans le fond des âges ou projeté dans l’avance des temps, quand elles chantent. Elles ont des élans d’âme et des haltes tragiques, des murmures attendris et des cris de passion et parfois elles paraissent monter à l’assaut et enlever à la baïonnette certains psaumes. A coup sûr elles réalisent le bond le plus violent qui se puisse rêver de la terre dans l’infini !

— Alors, c’est autre chose que chez les Bénédictines de la rue Monsieur, à Paris ?

— Il n’y a point de comparaison à établir. Sans vouloir dénier la probité musicale de ces bonnes cloîtrières qui chantent convenablement, mais humainement, en femmes, l’on peut affirmer qu’elles n’ont ni cette science, ni ces inflexions d’âme, ni ces voix… Selon le mot d’un jeune moine, quand on a entendu les moniales de Solesmes, ce que celles de Paris semblent… province.

— Et vous avez vu l’Abbesse de sainte-Cécile ? — tiens, mais… et Durtal chercha dans sa mémoire — n’est-elle pas l’auteur d’un « Traité de l’Oraison » que j’ai parcouru autrefois à la Trappe mais qui n’a pas été vu d’un bon œil, je crois, au Vatican ?


— C’est elle, en effet ; mais vous commettez la plus complète erreur, en vous imaginant que son livre ait pu déplaire à Rome. Il y a été, de même que tous les ouvrages de ce genre, examiné à la loupe, passé au tamis, grabelé, ligne par ligne, tourné et retourné, dans tous les sens ; mais les théologiens chargés du service de cette douane pieuse ont reconnu et certifié que cette œuvre, conçue d’après les plus sûrs principes de la Mystique, était savamment, résolument, éperdument orthodoxe.

J’ajoute que ce volume qui fut imprimé par Madame l’Abbesse, aidée de quelques nonnes, sur une petite presse à bras que possède le monastère, n’a jamais été mis dans le commerce. Il est, en somme, le résumé de sa doctrine, le suc essentiel de ses leçons, et il est surtout destiné à celles de ses filles qui ne peuvent profiter de ses enseignements et de ses conférences, parce qu’elles habitent loin de Solesmes, dans les autres abbayes qu’elle a fondées.

Tenez maintenant que les Bénédictines étudient pendant dix années le latin, que beaucoup d’entre elles traduisent l’hébreu et le grec, sont expertes en exégèse ; que d’autres dessinent et peignent des pages de missels, rajeunissent l’art épuisé des enlumineurs d’antan ; que d’autres encore, telles que la Mère Hildegarde, sont des organistes de première force… vous penserez sans doute que la femme qui les manie, qui les dirige, que la femme qui a créé, dans ses cloîtres, des écoles de mystique pratique et d’art religieux est une personne tout à fait extraordinaire et — avouons-le — par ce temps de frivole dévotion et d’ignare piété — unique !

— Mais c’est une grande Abbesse du Moyen Age ! s’écria Durtal.

— Elle est le chef-d’œuvre de Dom Guéranger qui l’a prise presque enfant et lui a malaxé et lui a longuement broyé l’âme ; puis il l’a transplantée dans une serre spéciale, surveillant, chaque jour, sa croissance en Dieu, et le résultat de cette culture intensive, vous le voyez.

— Oui, et n’empêche cependant que les couvents sont, pour certaines gens, des réceptacles de fainéantise et des réservoirs de folie ; — quand on songe aussi que d’obscurs imbéciles écrivent dans des feuilles que les moniales ne comprennent rien au latin qu’elles lisent ! Il serait à souhaiter qu’ils fussent d’aussi bons latinistes que ces femmes !

L’abbé sourit. — Au reste, poursuivit-il, le secret du chant grégorien est là. Il faut non seulement connaître la langue des psaumes qu’on récite, mais encore saisir le sens souvent douteux, dans la version de la Vulgate, de ces psaumes pour bien les rendre. Sans ferveur et sans science, la voix n’est rien.

Elle peut être excellente, dans les morceaux de la musique profane, mais elle est vide, nulle, quand elle s’attaque aux phrases vénérables du plain-chant.

— Et les Pères à quoi s’occupent-ils ?

— Eux, ils ont d’abord commencé par restaurer la liturgie et le chant de l’Eglise, puis ils ont découvert et réuni dans un « Spicilège » et dans des « Analectes », en les agrémentant d’attentives gloses, les textes perdus de subtils symbolistes et de studieux Saints. A l’heure actuelle, ils rédigent et ils impriment la paléographie musicale, l’une des plus érudites et plus sagaces publications de ce temps.

Mais il ne siérait pas de vous persuader que la mission de l’Ordre Bénédictin consiste exclusivement à fouiller de vieux manuscrits et à reproduire d’anciens antiphonaires et d’antiques chartes. Sans doute, le moine qui a du talent, dans un art quelconque, s’adonne à cet art, si l’Abbé le veut ; la règle est, sur ce point, formelle ; mais le but réel, le but véritable du fils de Saint Benoît est de psalmodier ou de chanter la louange divine, de faire l’apprentissage ici-bas de ce qu’il fera là-haut, de célébrer la gloire du Seigneur en des termes inspirés par Lui-même, en une langue que Lui-même a parlée par la voix de David et des Prophètes. Sept fois par jour, les Bénédictins remplissent le devoir de ces vieillards de l’Apocalypse que Saint Jean nous montre dans le firmament et que les imagiers ont sculptés, jouant des instruments, ici-même, à Chartres.

En résumé, leur fonction particulière, n’est donc point de s’inhumer dans la poudre des âges, ou bien encore d’exercer la substitution des péchés et la suppléance des maux d’autrui, ainsi que les ordres de pure mortification, tels que les Carmélites et les Clarisses ; leur vocation est de pratiquer l’office des Anges ; c’est une œuvre d’allégresse et de paix, une avance d’hoirie sur la succession jubilaire de l’au-delà, l’œuvre qui se rapproche le plus de celle des purs esprits, la plus élevée qui soit, sur la terre, en somme.

Pour s’acquitter, convenablement de cet emploi, il faut, en sus d’une ardente piété, une science foncière des Ecritures et un sens affiné de l’art. Les vrais Bénédictins doivent donc être à la fois des Saints, des savants et des artistes.

— Et le train-train journalier que l’on vit à Solesmes ? demanda Durtal.

— Très méthodique et très simple — matines et laudes à 4 heures du matin — à 9 heures, tierce, messe conventuelle et sexte — à midi, dîner — à 4 heures, nones et vêpres — à 7 heures, souper — à 8 heures 1/2, complies et grand silence. Vous le voyez, on a le temps de se recueillir et de travailler, dans les intervalles des heures canoniales et des repas.

— Et les oblats ?

— Quels oblats ? Je n’en ai pas vus à Solesmes.

— Ah !… mais s’il en existe, mènent-ils la même vie que les Pères ?

— Evidemment — sauf peut-être certains adoucissements qui dépendent du bon vouloir de l’Abbé. Ce que je puis vous dire, c’est que dans d’autres abbayes Bénédictines que je connais, la formule adoptée est celle-ci : l’oblat prend de la règle ce qu’il en peut prendre.

— Mais il est, je suppose, libre de ses mouvements, libre de ses actes ?

— Du moment qu’il a prêté serment d’obéissance entre les mains de son supérieur et qu’il a, après le temps de sa probation, revêtu l’habit monastique, il est moine comme les autres et, partant, il ne peut plus rien effectuer sans l’autorisation du Père Abbé.

— Fichtre ! murmura Durtal — En somme, si cette sotte comparaison qui a cours dans le monde était authentique, si le cloître devait être assimilé à une tombe, l’oblature en serait encore une ; seulement elle aurait des cloisons moins étanches et son couvercle entr’ouvert laisserait pénétrer un peu de jour.

— Si vous voulez, fit l’abbé, en riant.

Ils étaient arrivés, en devisant, près de l’évêché. Ils entrèrent dans la cour et aperçurent l’abbé Gévresin qui se dirigeait vers les jardins ; ils le rejoignirent et le vieux prêtre les invita à l’accompagner dans le potager où il désirait, pour être agréable à sa gouvernante, visiter les légumes qu’elle avait semés.

— Le fait est qu’il y a assez longtemps que, moi aussi, je lui ai promis de les contempler, ses légumes ! s’écria Durtal.

Ils traversèrent les anciennes allées, atteignirent le verger en contre-bas, et, dès que Mme Bavoil les vit, elle se mit au port d’armes des jardiniers, le pied posé sur le fer de la bêche fichée en terre.

Elle montra fièrement ses plants alignés de carottes et de choux, d’oignons et de pois, annonça qu’elle méditait une excursion dans le domaine des cucumères, s’emballa sur les concombres et les courges, finit, en déclarant qu’elle réserverait, au fond du potager, une place pour les fleurs.

Ils s’assirent sur un tertre qui formait une sorte de banc.

En veine de taquinerie, l’abbé Plomb remonta ses lunettes munies d’une arche sous laquelle descendait le nez, et se frottant les mains, très sérieusement, il dit :

— Madame Bavoil, les fleurs et les légumes sont de piètre importance, au point de vue décoratif et comestible ; ce qui doit seul vous guider dans le choix de vos cultures, c’est le sens symbolique de vertus ou de vices prêté aux plantes. Or, je crois le remarquer, vos élèves avèrent, pour la plupart, de fâcheux augures.

— Je ne comprends pas, Monsieur le vicaire.

— Dame, songez que ces végétaux que vous choyez annoncent de funestes présages. Vous avez des lentilles ?

— Oui.

— Eh bien, la lentille possède des graines sournoises et ténébreuses. Dans son « Interprétation des Songes », Arthemidore nous assure que si l’on rêve d’elles, c’est un signe de deuil ; de même pour la laitue et l’oignon, ils pronostiquent des catastrophes. Les petits pois sont mieux famés, mais gardez-vous surtout, comme d’une peste, de cette coriandre dont les feuilles sentent la punaise, car elle faît naître tous les maux !

Par contre, selon Macer Floridus, le serpolet guérit les morsures de serpent, le fenouil stimule chez la femme les siestes du sang, et l’ail, mangé à jeun, préserve des maléfices que l’on pourrait contracter, en buvant d’une eau inconnue ou en changeant de place… plantez donc des prairies entières d’ail, Madame Bavoil.

— Le père ne l’aime pas !

— Il convient aussi, poursuivit gravement l’abbé Plomb, de vous inspirer des livres du maître de Saint Thomas d’Aquin, d’Albert le Grand qui, dans les traités qu’on lui attribue à tort sans doute sur les vertus des herbes, les merveilles du monde et les secrets des femmes, émet quelques aperçus qui ne sauraient, j’aime à le penser, demeurer vains.

N’est-ce pas lui qui atteste que la racine de plantain est excellente contre les maux de tête et les ulcères ; que le gui de chêne ouvre toutes les serrures ; que la chélidoine, appliquée sur la tête d’un malade, chante s’il doit mourir ; que grâce au jus de la joubarbe l’on peut saisir un fer chaud sans se brûler ; que la feuille du myrte tressée en anneau réduit les apostèmes ; que le lys pulvérisé et mangé par une jeune fille permet de s’assurer si elle est vierge car, au cas où elle ne le serait point, cette poudre acquiert, aussitôt qu’elle l’a absorbée, les irrésistibles vertus d’un diurétique…

— J’ignorais cette propriété du lys, dit Durtal, en riant, mais je savais que ce même Albert le Grand assignait déjà cette qualité à la mauve ; seulement la patiente ne s’ingère pas le résidu de cette fleur, mais se tient simplement dessus ; et cela suffit — néanmoins pour que l’épreuve soit décisive, il sied que la mauve reste quand même sèche.

— Quelle folie ! s’exclama l’abbé Gévresin.

Complètement ahurie, la gouvernante regardait le sol.

— Ne l’écoutez pas, madame Bavoil, s’écria Durtal ; moi j’ai une autre idée moins pharmaceutique et plus religieuse, celle-ci : cultiver une flore liturgique et des légumineux à emblèmes, œuvrer un jardin et un potager qui célébreraient la gloire de Dieu, lui porteraient nos prières dans leur idiome, rempliraient, en un mot, le but du Cantique des trois jeunes hommes dans la fournaise lorsqu’ils invitent la nature, depuis le souffle des tempêtes jusqu’au dernier des germes enfouis dans les champs, à bénir le Seigneur !

— Pas mal, s’exclama l’abbé Plomb, mais il faudrait alors disposer de vastes espaces, car l’on n’énumère pas moins de cent trente plantes dans les Ecritures et immense est le nombre de celles auxquelles le Moyen Age décerna des sens !

— Sans compter, dit l’abbé Gévresin, qu’il serait équitable que ce jardin, dépendant de notre basilique, reproduisît la botanique de ses murs.

— La connaît-on ?

— L’on n’a point dressé pour elle comme pour la végétation lapidaire de Reims un catalogue ; car l’herbier minéral de la Notre-Dame de cette ville a été soigneusement classé et étiqueté par M. Saubinet ; mais remarquez-le bien, ces récoltes de chapiteaux sont à peu près partout les mêmes. Dans toutes les Eglises du XIIIe siècle, vous découvrez les feuilles de la vigne, du chêne, du rosier, du lierre, du saule, du laurier et de la fougère, des fraisiers et des renoncules. Presque toujours en effet, les imagiers sculptaient les végétaux indigènes, les plantes de la région où ils travaillaient.

— Voulaient-ils exprimer une idée spéciale avec les couronnes et les corbeilles des chapiteaux ? A Amiens, par exemple, la guirlande de feuillages et de fleurs qui court au-dessus des arcades de la nef, s’enroule le long de l’édifice, côtoie les contours des piliers, a-t-elle, en dehors du but probable de partager la hauteur de l’Eglise en deux parties pour le repos de l’œil, une autre acception ; figure-t-elle une pensée particulière, traduit-elle une phrase relative à la Vierge sous le vocable de laquelle la Cathédrale est placée ?

— J’en doute, répondit le vicaire. Je crois plus simplement que l’artiste qui cisela ces festons a cherché un effet décoratif et nullement prétendu nous raconter, en un langage hermétique, un abrégé des vertus de notre Mère. D’ailleurs, si nous admettons qu’au XIIIe siècle, les sculpteurs usaient de l’acanthe à cause des douceurs émollientes qu’elle implique, du chêne parce qu’il spécifie la force, du nénuphar, parce qu’il simule, à cause de l’ampleur de ses feuilles, la charité, nous devons également supposer qu’à la fin du XVe siècle, alors que l’art du symbolisme n’était pas encore entièrement perdu, les chicorées, les choux frisés, les chardons, les plantes aux touffes laciniées qui s’associent aux lacs d’amour dans l’Eglise de Brou, avaient, eux aussi, un sens. Or, il est très certain que ces végétations ont été choisies pour l’élégance tourmentée de leur structure, pour la grâce grêle et maniérée de leurs formes. Autrement, nous avérons que ces ornements relatent une histoire différente de celles que nous narre la botanique de Reims et d’Amiens, de Rouen et de Chartres.

En somme, ce qui s’affirme le plus souvent dans les chapiteaux de notre Cathédrale — qui n’est pas d’ailleurs l’une des mieux fleuries — c’est cette crosse d’évêque qu’imite la pousse naissante de la fougère.

— Bien, mais n’est-elle pas employée dans une intention symbolique, la fougère ?

— Elle est, en thèse générale, le synonyme de l’humilité — ce qui s’explique par ses habitudes de vivre, autant que possible, loin des routes, dans des fonds de bois ; mais si nous consultons le manuel de Sainte Hildegarde, nous apprenons que ce végétal qu’elle dénomme « faru » est une plante magique.

De même que le soleil dissipe les ténèbres, de même, dit l’Abbesse de Rupertsberg, le faru met en fuite les cauchemars. Le Diable l’évite et l’abomine et rarement la foudre et la grêle tombent dans les endroits où elle s’abrite ; l’homme enfin, qui la porte sur lui, échappe aux cantermes et aux charmes…

— Sainte Hildegarde, elle, s’est donc occupée d’histoire naturelle, au point de vue médical et magique ?

— Oui, seulement son livre est inconnu, parce qu’il n’a pas été traduit jusqu’à ce jour. Parfois, elle assigne de bien singulières qualités talismaniques à certaines flores. En voulez-vous des preuves ?

Tenez, suivant elle, le plantain guérit la personne qui a bu ou mangé un maléfice et la pimprenelle est dotée des mêmes vertus, lorsqu’on l’attache à son col.

La myrrhe doit être chauffée sur la chair jusqu’à ce qu’elle s’amollisse et alors elle rompt l’art des sorciers, délivre des phantasmes, devient l’antidote des philtres. Elle disperse aussi les pensées de luxure si on la place sur la poitrine et sur le ventre ; seulement quand elle élimine les idées de libertinage, elle attriste et rend « aride » ; ce pourquoi, il ne faut surtout point en absorber, sans une grande nécessité, observe la Sainte.

Il est vrai que, pour refouler le chagrin qu’insinuerait la myrrhe, l’on pourrait alors utiliser l’ « hymelsloszel » qui est ou paraît être la primevère officinale, le vulgaire coucou dont les ombelles d’un jaune odorant s’épanouissent dans les forêts humides et dans les prés. Celle-là est chaude et puise ses forces dans la lumière. Ausi chasse-t-elle la mélancolie qui trouble, assure Sainte Hildegarde, les mœurs de l’homme et lui fait proférer des paroles contre Dieu ; ce qu’entendant, les esprits de l’air accourent et achèvent d’affoler par leur présence celui qui les prononce.

Je pourrais vous citer encore la mandragore, plante chaude et aqueuse, qui se peut assimiler à l’être humain dont elle singe la ressemblance ; aussi subit-elle la suggestion du démon plus que les autres, mais je préfère vous révéler une de ses sages recettes.

Voici l’ordonnance qu’elle rédige, à propos de la fleur de lys : Prenez l’extrémité de sa racine, écrasez-la dans de la graisse rance, chauffez cet onguent et frottez-en le malade atteint de la lèpre rouge ou de la lèpre blanche et tôt il guérira.

Laissons maintenant ces récipés et ces amulettes d’antan et arrivons au symbolisme même des plantes.

En général, les fleurs sont les emblèmes du Bien. Suivant Durand de Mende, elles représentent, ainsi que les arbres, les bonnes œuvres qui ont les vertus pour racines ; selon Honoré le Solitaire, les herbes vertes sont les sages ; les fleuries, ceux qui progressent ; celles qui donnent des fruits, les âmes parfaites ; enfin, d’après les vieux traités de théologie symbolique, les végétaux énoncent les allégories de la Résurrection, et la notion d’Eternité est spécialement affectée à la vigne, au cèdre, au palmier…

— Ajoutez, interrompit l’abbé Gévresin, que les psaumes confondent ce dernier arbre avec le Juste et que, d’après une version de Saint Grégoire le Grand, il indique avec son écorce rugueuse et les régimes dorés de ses dattes, le bois de la croix, dur au toucher, mais dont les fruits sont savoureux pour celui qui sait les goûter.

— Enfin, dit Durtal, je suppose que Mme Bavoil veuille tracer un jardin liturgique, quelles espèces doit-elle choisir ?

Peut-on d’abord former un lexique végétal des péchés capitaux et des vertus qui leur sont opposées, établir une base d’opérations, trier, d’après certaines règles, les matériaux dont l’horticulteur mystique pourrait user ?

— Je l’ignore, fit l’abbé Plomb ; néanmoins cela me paraît, à première vue, possible ; mais encore faudrait-il avoir présents à la mémoire les noms de plantes qui peuvent être les équivalents plus ou moins exacts de ces qualités et de ces fautes. Au fait, c’est une traduction, en langue florale, de notre catéchisme que vous me demandez ; essayons :

L’orgueil, nous avons la citrouille qui fut jadis adorée dans la ville de Sicyone, telle qu’une Déesse. Elle revêt tour à tour l’apparence de la fécondité et de l’orgueil — de la fécondité, à cause de ses nombreuses semences et de sa facilité à croître que le moine Walafrid Strabo célèbre en de glorieux hexamètres, pendant tout un chapitre de son poème ; — d’orgueil à cause de l’importance de son énorme tête creuse et de son enflure ; nous avons encore le cèdre que, d’accord avec saint Méliton, Pierre de Capoue taxe de superbe.

L’avarice j’avoue que je ne discerne point de végétal qui la reflète ; passons, nous verrons plus tard.

— Pardon, dit l’abbé Gévresin, Saint Eucher et Raban Maur signalent comme images des richesses qui s’entassent, au détriment de l’âme, les épines. D’autre part, Saint Méliton proclame que le sycomore est la cupidité.

— Ce pauvre sycomore, fit le vicaire en riant, ce qu’on l’a mis à toutes les sauces ! Raban Maur et l’anonyme de Clairvaux le qualifient aussi de Juif incrédule ; Pierre de Capoue le compare à la croix, saint Eucher à la sagesse, et j’en omets. Mais, avec tout cela, je ne sais plus où j’en suis. Ah ! à la luxure. Ici, nous n’avons que l’embarras du choix. Outre la série des arbres phalliques, nous possédons le cyclamen dit pain de pourceau qui, d’après une ancienne assertion de Théophraste, est l’enseigne de la volupté parce qu’il servait à composer des philtres d’amour ; l’ortie qui, selon Pierre de Capoue, signifie les mouvements déréglés de la chair, puis la tubéreuse, une plante plus moderne mais connue néanmoins dès le XVIe siècle et rapportée par un Père Minime en France. Son odeur capiteuse, qui détraque les nerfs, induit, paraît-il, aux émois des sens.

L’envie, nous avons la ronce et l’hellébore qui résume plus spécialement, il est vrai, la calomnie et le scandale, et encore l’ortie qui, d’après une autre interprétation d’ Albert le Grand, frime la bravoure et chasse la peur.

La gourmandise ? — le vicaire chercha — les plantes carnivores telles que la dionée et le drosera des tourbières…

— Et pourquoi pas cette simple fleur des champs, la cuscute, la pieuvre du règne végétal, qui lance les antennes de ses tiges minces telles que des fils sur les autres plantes, y enfonce de petits suçoirs et se nourrit voracement de leur substance ? hasarda l’abbé Gévresin.

— La colère, continua l’abbé Plomb, est traduite par ce bâton, à fleurs rosâtres, baptisé du sobriquet d’orange de savetier par le peuple, par le basilic qui emprunte, depuis le Moyen Age, à son homonyme de la race animale, sa déplorable réputation de cruauté et de rage.

— Oh ! s’écria Mme Bavoil, on en parfume les hachis et l’on assaisonne avec, certains ragoûts !

— C’est une grave erreur de l’hygiène culinaire et un danger spirituel, fit en souriant le prêtre. Il poursuivit :

La colère peut également être alléguée par la balsamine, image surtout de l’impatience, à cause de l’irritabilité de ses capsules qui se détendent, au moindre contact, et éclatent bruyamment, en projetant, au loin, leurs graines.

Enfin, la paresse, par la famille des pavots qui endort.

Quant aux vertus opposées à ces vices, la version qu’elles exigent est enfantine.

Pour l’humilité, vous avez la fougère, l’hysope, le liseron, la violette qui, d’après Pierre de Capoue, est, en raison même de cette qualité, la figure du Christ.

— Et stipule, selon Saint Méliton, les Confesseurs et, suivant Sainte Mechtilde, les Veuves, ajouta l’abbé Gévresin.

— Pour le détachement des biens de la terre, nous relevons le lichen, qui est le simulacre de la solitude ; pour la chasteté : l’orange et le lys — pour la charité : le nénuphar, la rose et le safran, au dire de Raban Maur et de l’anonyme de Clairvaux — pour la tempérance : la laitue qui est aussi le jeûne — pour la douceur : le réséda ; — pour la vigilance : le sureau qui signifie surtout le zèle ou le thym qui symbolise, avec ses sucs vifs et acides, l’activité.

Ecartons les péchés dont nous n’avons que faire dans un pourpris voué à Notre-Dame et préparez vos parterres avec des gerbes de dévotes fleurs.

— Comment s’y prendre ? demanda l’abbé Gévresin.

— Mais de deux façons, répliqua Durtal ; ou accepter le cadre d’une Eglise réelle et inachevée et remplacer les statues par des fleurs — ce qui serait avantageux au point de vue de l’art — ou bien construire compètement un sanctuaire avec des arbres et des plantes.

Il alla chercher une baguette qui traînait dans le champ. Tenez, voici le plan de notre Basilique, fit-il, en dessinant sur le sol les lignes cruciales d’une Eglise.

Je suppose maintenant que nous la bâtissons, en commençant par la fin, par l’abside ; nous y plaçons naturellement la chapelle de la Vierge, ainsi que dans la majeure partie des Cathédrales.

Ici les plantes abondent qui servent d’attributs à notre Mère.

— La Rose mystique des Litanies ! s’exclama Mme Bavoil.

— Heuh ! fit Durtal, la rose fut bien galvaudée. Outre qu’elle fut une des plantes érotiques du Paganisme, au Moyen Age, l’on condamna dans nombre de villes les Juifs et les prostituées à porter, comme signe distinctif de leur infamie, cette fleur !

— Oui, mais, s’écria l’abbé Plomb, Pierre de Capoue lui fait personnifier, en raison de son sens d’amour et de charité, la Vierge ; d’autre part, Sainte Mechtilde déclare que les roses manifestent les Martyrs et, dans un autre passage du livre de la « Grâce Spéciale », elle identifie aussi cette fleur avec la vertu de patience.

— Dans son « Hortulus » Walafrid Strabo avère également que la rose est le sang des Saints suppliciés, murmura l’abbé Gévresin.

— Rosae martyres, rubore sanguinis, voir la Clef de Saint Méliton, confirma le vicaire.

— Va pour cet arbrisseau, s’écria Durtal — nous avons maintenant le lys.

— Ici je vous arrête, clama l’abbé Plomb, car il faut tout d’abord établir que le Lys des Ecritures n’est nullement, ainsi qu’on le croit, la fleur connue sous ce nom. Le lys ordinaire, celui qui fleurit en Europe et qui est devenu, même avant le Moyen Age, l’emblème de la Virginité dans l’Eglise, ne paraît pas avoir jamais poussé en Palestine ; d’ailleurs quand le Cantique des Cantiques compare la bouche de la Bien-aimée à cette plante, il n’entend évidemment pas admirer des lèvres blanches, mais bien des lèvres rouges.

Le végétal désigné sous le nom de lys des vallées, de lys des champs, dans la Bible, est tout bonnement l’anémone. L’abbé Vigouroux le démontre.

Elle foisonne en Syrie, à Jérusalem, en Galilée, sur le mont des Olives, cette fleur qui jaillit de feuilles découpées et alternées d’un vert opulent et sourd et qui ressemble à un coquelicot délicat et subtil, suggère l’idée d’une plante patricienne, d’une petite infante, fraîche et pure, dans de coquets atours.

— Il est certain, fit Durtal, que la candeur du lys n’apparaît guère ; car son parfum, si l’on y réfléchit, est absolument le contraire d’une senteur chaste. C’est un mélange de miel et de poivre, quelque chose d’âcre et de doucereux, de pâle et de fort ; cela tient de la conserve aphrodisiaque du Levant et de la confiture érotique de l’Inde.

— Mais enfin, observa l’abbé Gévresin, en admettant qu’il n’y ait jamais eu de lys en Terre Sainte — et est-ce bien vrai ? — il n’en reste pas moins acquis que l’Antiquité, que le Moyen Age ont extrait de cette fleur toute une série de symboles.

Ainsi, ouvrez Origène ; pour lui, le lys est le Christ, car Notre Seigneur a désigné sa propre personne lorsqu’il a dit : « Je suis la fleur des champs et le lys des vallées » ; et, dans cette phrase, les champs, qui sont terres cultivées, représentent le peuple hébreu instruit par Dieu lui-même et les vallées qui sont lieux en friche, les ignorants, en d’autres termes, les païens.

Lisez maintenant Petrus Cantor. Selon lui, le lys est la fille de Joachim à cause de sa blancheur, de son arome délectable entre tous, de ses vertus curatives, enfin parce qu’il sort d’un sol inculte comme la Vierge qui est issue de parents Juifs.

— Au point de vue thérapeutique cité par Petrus Cantor, ajoutons, fit l’abbé Plomb, que le lys est, d’après l’anonyme anglais du XIIIe siècle, un remède souverain contre les brûlures ; ce pourquoi, il est l’image de la Madone, qui guérit, Elle aussi, les brûlures, autrement dit les vices des pécheurs.

— Consultez encore, reprit l’abbé Gévresin, Saint Méthode, Sainte Mechtilde, Pierre de Capoue, ce moine anglais dont vous venez de parler, et vous trouverez que le lys est l’attribut non seulement de la Vierge Marie, mais encore de la Virginité même et de toutes les Vierges.

Voici maintenant une bottelette de sens cueillis, l’un par Saint Eucher qui rapproche la blancheur du lys de la pureté des Anges ; l’autre par Saint Grégoire le Grand qui confronte sa bonne odeur avec celle des Saints ; cet autre par Raban Maur qui prétend que le lys est la béatitude céleste, l’éclat de la Sainteté, l’Eglise, la perfection, la pureté de la chair…

— Sans compter que, suivant la traduction d’Origène, le lys, entre les épines, se réfère à l’Eglise entre ses ennemis, jeta l’abbé Plomb.

— Il est donc Jésus, sa Mère, les Anges, les Saints, l’Eglise, les Vertus, les Vierges, il est tout ! s’exclama Durtal. On se demande comment ces jardiniers mystiques parvenaient à démêler tant de desseins dans une seule et même plante !

— Mais vous le voyez ; outre les analogies et les similitudes qu’ils pouvaient relever entre la forme, la senteur, la teinte d’une fleur et l’être auquel ils la rattachaient, les symbolistes commentaient la Bible, étudiaient les passages qui mentionnent le nom de tel arbre ou de telle plante, et ils qualifiaient ensuite ces végétaux selon la signification que déterminait ou que laissait sous-entendre le texte ; et ils agissaient de même pour les animaux, pour les couleurs, pour les pierres, pour toutes les autres choses auxquelles ils distribuaient des sens ; en somme, c’est assez simple.

— Et assez compliqué ! où diable en étais-je ? s’enquit Durtal.

— A la chapelle de la Vierge ; vous y mettez des anémones, des roses ; joignez-y un buisson, image de Marie, d’après l’anonyme de Clairvaux, de l’Incarnation, suivant l’anonyme de Troyes ; le noyer dont les fruits sont pris, par l’évêque de Sardes, dans la même acception.

— Et aussi du réséda, s’écria Durtal, car la sœur Emmerich en parle à diverses reprises et très mystérieusement. Elle dit que cette fleur a un rapport tout particulier avec Marie qui la cultiva et en fit grand usage…

Puis un autre arbuste me semble également indiqué, la fougère — non pour les qualités que lui prête Sainte Hildegarde, — mais parce qu’elle est l’effigie de l’humilité, la plus cachée, la plus secrète. Prenez, en effet, une de ses fortes tiges et coupez-la, en biseau, en bec de sifflet, et vous verrez très distinctement, gravée en noir, ainsi qu’au fer chaud, la figure héraldique d’un lys. Le parfum n’étant plus, nous pouvons le recevoir alors comme le symbole de l’humilité si parfaite qu’elle ne se découvre qu’après la mort.

— Tiens, tiens, mais notre ami n’est pas si ignorant des choses de la campagne, que je croyais, dit Mme Bavoil.

— Oh ! j’ai un peu galopiné, pendant mon enfance, dans les bois !

— Pour le chœur de l’église, la discussion n’est pas possible, je pense, fit l’abbé Gévresin. Les substances eucharistiques, la vigne et le blé s’imposent.

La vigne dont le Seigneur a dit : « Ego sum vitis » et qui est aussi l’emblème de la communion de la huitième Béatitude ; le blé qui, en sa qualité de matière sacramentelle, fut l’objet de tant de soins, de tant de respect, au Moyen Age.

Rappelez-vous les cérémonies solennelles de certains monastères, lorsqu’il s’agissait de préparer ces pains.

A Saint-Etienne de Caen, les religieux se lavaient le visage et les mains, récitaient, agenouillés devant l’autel de Saint Benoît, l’office des Laudes, les sept psaumes de la Pénitence et les Litanies des Saints ; puis un frère-lai présentait le moule dans lequel devaient cuire deux hosties à la fois ; et le jour où l’on apprêtait ces azymes, ceux qui avaient pris part à leur confection dînaient ensemble et leur table était servie pareillement à celle du Père Abbé.

De même à Cluny, où trois prêtres ou trois diacres à jeun, après avoir débité les prières que je viens d’énumérer, se revêtaient d’aubes et s’adjoignaient quelques convers. Ils délayaient dans de l’eau froide la fleur du froment provenant de grains triés, un à un, par les novices ; et un frère, les mains gantées, cuisait les oublies sur un grand feu de sarments, dans le moule historié de fer.

— Cela me fait songer, dit Durtal qui alluma une cigarette, au moulin à moudre le blé du sacrifice.

— Je connais bien le pressoir mystique qui fut très souvent reproduit par les verriers du XVe et du XVIe siècle et qui était en somme, une paraphrase du texte prophétique d’Isaïe : « J’étais seul à fouler un pressoir et nul homme n’est venu travailler avec moi », mais j’avoue que le moulin mystique m’est inconnu, fit l’abbé Gévresin.

— J’en ai aperçu un à Berne, dans un vitrail du XVe siècle, attesta l’abbé Plomb.

— Et moi, je l’ai vu dans la Cathédrale d’Erfurt, peint non sur verre, mais sur bois ; ce tableau anonyme et daté de 1534, m’est présent encore :

En haut, Dieu le Père, un bon vieux, à barbe de neige, solennel et pensif — puis le moulin semblable à un moulin à café, placé au bord d’une table et ayant son tiroir du bas ouvert. Les bêtes évangéliques vident dans la bouche de l’instrument des outres blanches pleines de banderoles sur lesquelles sont inscrites les paroles effectives du Sacrement ; et ces banderoles descendent dans le ventre de la machine, reparaissent dans le tiroir, en ressortent pour tomber dans un calice que tiennent un cardinal et un évêque agenouillés devant la table.

Et les mots se muent en un petit enfant qui bénit, tandis que les quatre évangélistes tournent une longue manivelle d’argent dans le coin du panneau, à droite.

— Ce qui est étrange, observa l’abbé Gévresin, c’est que ce soient les phrases de la Transsubstantiation et non la substance elle-même qu’elles doivent changer, que les évangélistes deux fois représentés, sous l’aspect animal et humain, déroulent dans leur appareil et broient. De même pour la Sainte oblate absente et remplacée par de la vraie chair.

Au fait, c’est juste ; puisque les paroles de la consécration ont été prononcées, le pain n’est plus. Cette disposition quand même bizarre, de sous-entendre, dans ce sujet matériel, dans cette scène de meunerie, le froment, en grain, en farine, en hostie ; ce dessein arrêté de supprimer les espèces, les apparences, pour y substituer une réalité que ne peuvent appréhender les sens, ont dû être adoptés par le peintre pour frapper les masses, pour affirmer la certitude du mystère, pour le rendre visible aux foules — Mais si nous revenions à la construction de notre Eglise. Nous en étions ?

— Ici, fit Durtal, en désignant avec sa baguette les avenues longeant la nef dessinée sur la sable. Voyons, pour œuvrer les chapelles latérales, nous avons le choix. Nous en dédions une, cela va de soi, à Saint Jean-Baptiste. Pour le distinguer des autres, nous avons le giroflier et le lierre auxquels il a cédé son nom ; l’armoise surtout, qui, cueillie la veille de sa fête et pendue dans une chambre, détruit les malengins et les charmes, écarte la foudre et refoule l’apparition des spectres. Remarquons encore que cette plante, célèbre au Moyen Age, était employée contre l’épilepsie et la danse de Saint Guy, deux maux pour la cure desquels l’intercession du Précurseur est efficace.

Nous en dédicaçons une aussi à Saint Pierre. Nous pouvons déposer alors sur son autel un bouquet des herbes placées par nos pères sous son vocable : la primevère, le chèvrefeuille des buissons, la gentiane et la saponaire, la pariétaire et le liseron, d’autres encore dont la nomenclature m’échappe.

Mais avant tout, il siérait, n’est-ce pas, d’édifier un refuge à Notre-Dame des Sept douleurs, comme il s’en élève dans tant d’églises.

La fleur nettement indiquée est la passiflore, cette fleur unique, d’un bleu qui violit et dont l’ovaire simule la croix ; les styles et les stigmates, les clous ; les étamines, les marteaux ; les organes filamenteux, la couronne d’épines ; elle renferme, en un mot, tous les instruments de la Passion. Associez-y, si vous voulez, un rameau d’hysope, plantez un cyprès, image du Sauveur, suivant Saint Méliton, de la mort, selon M. Olier, un myrte qui, d’après un texte de Saint Grégoire le Grand, certifie la compassion ; et n’oubliez pas surtout le nerprun ou le rhamnus, car ce fut l’arbrisseau dont les Juifs enlacèrent les branches pour façonner la couronne du Christ ; — et la chapelle est bâtie.

— Le rhamnus, dit l’abbé Gévresin — oui, Rohaut de Fleury assure que ce fut avec ses tiges épineuses que l’on ceignit la tête du Fils — et cela laisse rêveur, si l’on songe que, dans l’Ancien Testament, au chapitre IX du livre des Juges, tous les grands arbres de la Judée s’inclinent devant la Royauté que se décerne prophétiquement ce pauvre arbuste.

— Certes, répondit l’abbé Plomb — mais ce qui est bien curieux aussi, c’est le nombre de sens absolument différents que les très vieux symbolistes prêtent au nerprun. Saint Méthode l’adapte à la Virginité ; Théodoret, au péché ; saint Jérôme, au Diable ; Saint Bernard, à l’humilité.

Tenez aussi que dans la « Theologia symbolica » de Maximilien Sandaeus, cet arbrisseau est noté comme le prélat mondain, alors que l’olivier, la vigne, le figuier auxquels l’auteur le compare, signifient les ordres contemplatifs. Il y a là, sans doute, une allusion aux épines que les évêques ne se faisaient pas toujours faute d’enfoncer dans le chef dolent des cloîtres.

Vous oubliez encore, dans le blason de votre chapelle, le roseau qui fut le sceptre dérisoire qu’on infligea au Fils. Mais le roseau est, ainsi que le rhamnus, une sorte de maître Jacques. Saint Méliton le définit : l’Incarnation et les Ecritures ; Raban Maur : le prédicateur, l’hypocrite et les gentils ; Saint Eucher : le pécheur ; l’anonyme de Clairvaux : le Christ ; et j’en oublie.

— C’est bien des personnifications pour une seule espèce, fit Durtal ; — maintenant si nous désirons spécifier encore quelques chapelles vouées à des Saints, rien n’est plus facile, au moins pour ceux dont le nom servit à baptiser des plantes.

Nous avons, par exemple, la valériane, dite herbe de Saint-Georges, cette fleur blanche à tige fistuleuse qui croît dans les lieux humides et dont le surnom se comprend, puisqu’on l’utilisait dans la médication des maladies nerveuses contre lesquelles était invoqué ce saint.

L’herbe, ou plutôt le herbes de Saint-Roch : la menthe pouliot, deux sortes d’inules dont une purgative, aux fleurs d’un jaune d’or, guérissant la gale ; autrefois, le jour de la fête de cet élu, l’on bénissait ces touffes que l’on accrochait dans les étables pour préserver des épizooties, le bétail.

L’herbe de Sainte-Anne, une triste pariétaire, le perce-muraille, emblème de la pauvreté.

L’herbe de Sainte-Barbe, le vélar, plante crucifère et antiscorbutique, d’aspect misérable, se traînant, telle qu’une mendiante, le long des routes.

L’herbe de Saint-Fiacre, la molène dont les feuilles émollientes, cuites en cataplasmes, apaisent les coliques que ce saint, a, d’ailleurs, la réputation de calmer.

L’herbe de Saint-Etienne, la circée, plante bénigne à grappes rougeâtres, portées sur un pédoncule velu ; et combien d’autres !

Quant à la crypte, en admettant que nous en creusions une, elle devrait évidemment être peuplée avec les essences de l’Ancien Testament qui est lui-même rappelé par cette partie de l’église. Il faudrait donc, en dépit des climats, cultiver la vigne, le palmier, enseignes de l’éternité ; le cèdre qui, à cause de son bois incorruptible, implique parfois l’idée des anges ; puis l’olivier, le figuier, figures de la Sainte-Trinité et du Verbe ; l’oliban, la casse, le balsamodendron-myrrha, symbole de la perfection de l’humanité de Notre-Seigneur, les térébinthes qui décèlent quoi, au juste ?

— D’après Pierre de Capoue, la Croix et l’Eglise ; les Saints, suivant saint Méliton ; la doctrine des Juifs et des hérétiques, selon l’anonyme de Clairvaux ; quant aux gouttes de leurs résines, ce sont les larmes du Christ, si nous en croyons Saint Ambroise, dit l’abbé Plomb.

— Avec tout cela, notre Basilique reste incomplète ; nous marchons à tâtons, sans esprit de suite ; je veux bien qu’à l’entrée du sanctuaire, se dresse, à la place du bénitier, la purifiante hysope, mais les murs, avec quoi les bâtir, si nous refusons l’aide d’une Eglise réelle, en pierres, mais inachevée ?

— Prenez, fit l’abbé Plomb, le sens des murailles et traduisez ; les grands murs translatent les quatre Evangélistes. Pouvez-vous faire la version ?

Durtal hocha la tête et répondit : les évangélistes sont bien représentés, dans la faune mystique, par les bêtes du Tétramorphe ; les douze apôtres ont leurs synonymes dans l’écrin des pierreries et, naturellement, deux des évangélistes s’y trouvent : Saint Jean est associé à l’émeraude, signe de la pureté et de la foi ; Saint Matthieu, à la chrysolithe, marque de la sagesse et de la vigilance ; mais aucun n’a été, je pense, suppléé, soit par des arbres, soit par des fleurs… si, cependant ; Saint Jean, par l’héliotrope qui allégorise l’inspiration divine ; car il est peint sur un vitrail de l’Eglise Saint-Rémy, à Reims le chef ceint d’un nimbe circulaire, surmonté de deux tiges de cette fleur.

Saint Marc aussi, par une plante à laquelle le Moyen Age donna son nom, la tanaesie.

— La tanaesie ?

— Oui, un végétal amer, aromatique, aux fleurs couleur de cuivre, qui s’épanouit dans les terrains pierreux et est employé, en qualité d’antispasmodique, par la médecine. Ainsi que l’herbe de Saint-Georges, elle entre dans le traitement des affections des nerfs contre lesquelles l’intervention de Saint Marc est, paraît-il, souveraine.

Quant à Saint Luc, on pourrait le commémorer par des touffes de réséda, car la sœur Emmerich raconte que ce fut, pendant sa vie médicale, son grand remède. Il mélangeait le réséda avec de l’huile de palmier, les bénissait, faisait ensuite des onctions en forme de croix sur le front et la bouche des malades ; d’autres fois, il usait de la plante sèche, en infusion.

Reste Saint Matthieu ; ici, je rends les armes, car je n’aperçois aucune végétation qui puisse raisonnablement le relayer.

— Ne jetez point votre langue aux chiens, ainsi qu’on dit vulgairement, s’écria l’abbé Plomb. Une légende du Moyen Age nous apprend que sa tombe secrétait des baumes ; aussi l’iconographiait-on, tenant une branche de cinnamome, symbole de l’odeur des vertus, chez Saint Méliton.

— C’est égal, il serait plus sage d’occuper la carcasse d’une véritable Eglise, d’utiliser le gros œuvre et de se borner à le compléter par des détails empruntés à l’herméneutique des fleurs.

— Et la sacristie ? demanda l’abbé Gévresin.

— Eh bien mais, comme d’après le Rational de Durand de Mende, la sacristie est le sein de la Vierge, nous la reproduirons avec des plantes virginales telles que l’anémone, avec des arbres tels que le cèdre que saint Ildefonse rapproche de notre Mère ; maintenant, si nous voulons la nantir des objets du culte, nous découvrons dans le rituel de la liturgie et dans les contours mêmes de certaines plantes, des indications presque précises. Ainsi le lin avec lequel doivent être tissés les amicts et les linges d’autel, est nécessaire ; l’olivier et le balsamum dont on extrait l’huile et le baume, l’oliban qui exsude les larmes de l’encens, sont décrétés. Pour les calices, nous pouvons choisir entre les fleurs qui servirent de modèles aux joailliers, le blanc liseron, la frêle campanule, la tulipe même, bien qu’à cause de ses accointances avec la magie, cette fleur soit décriée ; comme silhouette de la monstrance, nous avons l’hélianthe ou le tournesol…

— Oui mais, interrompit l’abbé Plomb, en essuyant ses lunettes, ce sont là des fantaisies uniquement déduites d’apparences matérielles ; c’est du symbolisme moderne et qui n’en est point en somme. Et n’en est-il pas de même, un peu aussi, des diverses interprétations que vous acceptez de la sœur Emmerich ? Elle est morte en 1824 !

— Qu’importe, riposta Durtal. La sœur Emmerich fut une Primitive, une voyante dont le corps seul a vécu de nos jours, mais son âme était loin ; elle vivait beaucoup plus dans les années du Moyen Age que dans les nôtres. L’on peut même dire qu’elle remonte plus haut dans les temps, qu’elle est plus ancienne, car, de fait, elle fut la contemporaine du Christ dont elle suit la vie, pas à pas, dans ses livres.

Ses idées sur les symboles ne sauraient donc être écartées ; pour moi, elles ont une autorité égale à celles de Sainte Mechtilde qui naquit pourtant dans la première moitié du XIIIe siècle !

Et en effet, la source où elles puisèrent, l’une et l’autre, est identique. Or, qu’est-ce que l’espace, le passé, le présent quand il s’agit de Dieu ? — elles étaient des tamis par lesquels se blutaient ses grâces ; dès lors, que ces instruments datent d’hier ou d’aujourd’hui, peu me chaut ! la parole de Notre Seigneur est au-dessus des ères ; son inspiration souffle où et quand Il veut ; est-ce vrai ?

— J’en conviens.

— Avec tout cela, vous ne songez pas pour vos constructions à l’iris que ma bonne Jeanne de Matel considère comme un emblème de la paix.

— Nous la placerons, nous la placerons, Madame Bavoil ; au reste, il est encore une plante qu’il convient de ne pas omettre, le trèfle, car les sculpteurs l’ont semé à foison, dans leurs champs de pierres, le trèfle qui est, ainsi que le fruit de l’amandier dont les auréoles divines prennent la forme, le symbole de la Trinité Sainte.

Si nous récapitulions ?

Au fond de la nef, dans la conque absidale, devant un demi-cercle de hautes fougères rouillées par l’automne, nous voyons une flamboyante assomption de roses grimpantes, bordant un parterre d’anémones rouges et blanches, liséré lui-même par le vert discret des résédas. Ajoutons encore pour varier, en les entremêlant, ces simulacres de l’humilité, le liseron, la violette, l’hysope et nous pourrons façonner des corbeilles dont le sens s’accorde avec les parfaites vertus de notre Mère.

Maintenant, dit-il, en désignant avec sa baguette le dessin de la nef tracée sur la terre, voici l’autel, surmonté de pampres rouges, de raisins bleus ou nacrés, de gerbes d’épis d’or ; ah ! il faudrait pourtant ériger une Croix sur l’autel…

— Ce n’est pas difficile, répondit l’abbé Gévresin ; depuis la graine de moutarde que tous les symbolistes envisagent ainsi que l’une des figures du Christ, jusqu’au sycomore et aux térébinthes, vous avez de la marge ; vous pouvez donc dresser, à votre choix, une croisette de rien ou un crucifix gigantesque.

— Là, reprit Durtal, tout le long des travées où surgissent les trèfles, des fleurs différentes jaillissent du sol, selon les Saints auxquels elles correspondent ; ici, la chapelle de Notre-Dame des Sept Douleurs, reconnaissable à la fleur de la Passion épanouie sur sa tige sarmenteuse et munie de vrilles ; et le fond est une haie de roseaux et de rhamnus aux douloureuses acceptions mitigées par la pitié des myrtes.

Là encore, la sacristie où sourit, sur ses légers corymbes, la fleur du bleu doux des lins, les touffes floribondes des liserons et des campanules, les grands soleils, puis encore, s’il vous plaisait, un palmier, car il me revient que la sœur Emmerich fait de cet arbre le parangon de la chasteté, parce que, dit-elle, les fleurs mâles sont séparées des fleurs femelles, et qu’il les garde modestement, les unes et les autres, cachées. Une version de plus au compte du palmier !

— Mais, mais, à la fin, vous êtes fou, notre ami, s’écria Mme Bavoil. Tout cela ne tient pas debout ; vos plantes sont des plantes de climats différents et, dans tous les cas, elles ne sauraient fleurir par les mêmes saisons, ensemble ; en conséquence, lorsque vous aurez planté l’une, l’autre mourra. Jamais vous n’arriverez à les cultiver côte à côte.

— Symbole des Cathédrales, si longtemps inachevées et dont les constructions chevauchent toujours sur plusieurs siècles, dit Durtal, en cassant sa baguette. Ecoutez, fantaisie mise à part, il y a quelque chose à créer et qui n’existe pas pour la botanique ecclésiale et les selams pieux.

Un jardin liturgique, un vrai jardin de Bénédictins élevant une série de fleurs à cause de leurs relations avec les Ecritures et les hagiologes. Dès lors, ne serait-il pas charmant d’accompagner la liturgie des offices par celle des plantes, de les faire marcher de front dans le sanctuaire, de parer les autels de bouquets ayant chacun une signification, suivant les jours et suivant les fêtes, d’allier, en un mot, la nature dans ce qu’elle a de plus exquis, dans sa flore, aux cérémonies du culte ?

— Certes, s’exclamèrent en même temps les deux prêtres.

— En attendant que ces belles choses se réalisent, je me contenterai de bêcher mon petit potager, en vue de bons pots au feu dont vous aurez votre part, fit Mme Bavoil. Là, je suis dans mon élément ; je ne perds pas pied ainsi que dans vos imitations d’églises…

— Et je vais de mon côté méditer sur la symbolique des comestibles, dit Durtal, qui tira sa montre ; l’heure du déjeuner est proche.

L’abbé Plomb le rappela, tandis qu’il s’éloignait, et riant :

— Dans votre future Cathédrale, vous avez oublié de réserver une niche pour Saint Columban, si tant est que nous puissions l’esquisser par une plante ascétique originaire ou tout au moins voisine de l’Irlande, pays où ce moine est né.

— Le chardon, signe de la mortification et de la pénitence, mémento de l’ascèse, qui domine dans les armes de l’Ecosse, répondit Durtal ; mais pourquoi un autel à Saint Columban ?

— Parce qu’il est le Saint oublié par excellence, le moine le moins invoqué par ceux de nos contemporains qui devraient le harceler le plus. D’après les attributions auxiliatrices d’antan, il est le patron des Imbéciles !

— Bah ! s’écria l’abbé Gévresin ; mais voyons, si jamais homme décela une magnifique intelligence des choses divines et humaines, c’est bien ce grand Abbé, fondateur de monastères !

— Oh ! cela n’implique point que Saint Columban ait eu l’esprit débile ; quant à savoir pourquoi cette mission de protéger la majeure partie des vivants, lui fut plutôt qu’à un autre confiée, je l’ignore.

— Peut-être, parce qu’il a guéri des aliénés et libéré des possédés ? hasarda l’abbé Gévresin.

— En tout cas, proclama Durtal, il serait bien inutile de lui édifier une chapelle, puisqu’elle serait à jamais vide. Personne ne viendrait le prier, le pauvre Saint, car le propre de l’imbécile est de croire qu’il ne l’est pas !

— Alors, c’est un Saint sans ouvrage, dit Mme Bavoil.

— Et qui n’est pas prêt d’en trouver, répliqua en partant Durtal.