La Comtesse de Rudolstadt (Œuvres illustrées)/Chapitre 31

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XXXI.

Ils étaient là tous les sept comme la première fois, masqués, muets, impénétrables comme des fantômes. Le huitième personnage, qui avait alors adressé la parole à Consuelo et qui semblait être l’interprète du conseil et l’initiateur des adeptes lui parla en ces termes :

« Consuelo, tu as subi déjà des épreuves dont tu es sortie à ta gloire et à notre satisfaction. Nous pouvons t’accorder notre confiance et nous allons te le prouver.

— Attendez, dit Consuelo ; vous me croyez sans reproche, et je ne le suis pas. Je vous ai désobéi, je suis sortie de la retraite que vous m’aviez assignée.

— Par curiosité ?

— Non.

— Peux-tu dire ce que tu as appris ?

— Ce que j’ai appris m’est tout personnel ; j’ai parmi vous un confesseur à qui je puis et veux le révéler. »

Le vieillard que Consuelo invoquait se leva et dit :

« Je sais tout. La faute de cette enfant est légère. Elle ne sait rien de ce que vous voulez qu’elle ignore. La confidence de ses émotions sera entre elle et moi. En attendant mettez l’heure à profit : que ce qu’elle doit savoir lui soit révélé sans retard. Je me porte garant pour elle en toutes choses. »

L’initiateur reprit la parole après s’être retourné vers le tribunal et en avoir reçu un signe d’adhésion.

« Écoute-moi bien, lui dit-il, je te parle au nom de ceux que tu vois ici rassemblés. C’est leur esprit et pour ainsi dire leur souffle qui m’inspire. C’est leur doctrine que je vais t’exposer.

« Le caractère distinctif des religions de l’antiquité est d’avoir deux faces, une extérieure et publique, une interne et secrète. L’une est l’esprit, l’autre la forme ou la lettre. Derrière le symbole matériel et grossier, le sens profond, l’idée sublime. L’Égypte et l’Inde, grands types des antiques religions, mères des pures doctrines, offrent au plus haut point cette dualité d’aspect, signe nécessaire et fatal de l’enfance des sociétés, et des misères attachées au développement du génie de l’homme. Tu as appris récemment en quoi consistaient les grands mystères de Memphis et d’Éleusis, et tu sais maintenant pourquoi la science divine, politique et sociale, concentrée avec le triple pouvoir religieux, militaire et industriel dans les mains des hiérophantes, ne descendit pas jusqu’aux classes infimes de ces antiques sociétés. L’idée chrétienne, enveloppée, dans la parole du révélateur, de symboles plus transparents et plus purs, vint au monde pour faire descendre dans les âmes populaires la connaissance de la vérité et la lumière de la foi. Mais la théocratie, abus inévitable des religions qui se constituent dans le trouble et les périls, vint bientôt s’efforcer de voiler encore une fois le dogme, et, en le voilant, elle l’altéra. L’idolâtrie reparut avec les mystères, et, dans le pénible développement du christianisme on vit les hiérophantes de la Rome apostolique perdre, par un châtiment divin, la lumière divine, et retomber dans les ténèbres où ils voulaient plonger les hommes. Le développement de l’intelligence humaine s’opéra dès lors dans un sens tout contraire à la marche du passé. Le temple ne fut plus, comme dans l’antiquité, le sanctuaire de la vérité. La superstition et l’ignorance, le symbole grossier, la lettre morte, siégèrent sur les autels et sur les trônes. L’esprit descendit enfin dans les classes trop longtemps avilies. De pauvres moines, d’obscurs docteurs, d’humbles pénitents, vertueux apôtres du christianisme primitif, firent de la religion secrète et persécutée l’asile de la vérité inconnue. Ils s’efforcèrent d’initier le peuple à la religion de l’égalité, et, au nom de saint Jean, ils prêchèrent un nouvel évangile, c’est-à-dire une interprétation plus libre, plus hardie et plus pure de la révélation chrétienne. Tu sais l’histoire de leurs travaux, de leurs combats et de leurs martyres, tu sais les souffrances des peuples, leurs ardentes inspirations, leurs élans terribles, leurs déplorables affaissements, leurs réveils orageux ; et, à travers tant d’efforts tour à tour effroyables et sublimes, leur héroïque persévérance à fuir les ténèbres et à trouver les voies de Dieu. Le temps est proche où le voile du temple sera déchiré pour jamais, et où la foule emportera d’assaut les sanctuaires de l’arche sainte. Alors les symboles disparaîtront, et les abords de la vérité ne seront plus gardés par les dragons du despotisme religieux et monarchique. Tout homme pourra marcher dans le chemin de la lumière et se rapprocher de Dieu de toute la puissance de son âme. Nul ne dira plus à son frère : « Ignore et abaisse-toi. Ferme les yeux et reçois le joug. » Tout homme pourra, au contraire, demander à son semblable le secours de son œil, de son cœur et de son bras pour pénétrer dans les arcanes de la science sacrée. Mais ce temps n’est pas encore venu, et nous n’en saluons aujourd’hui que l’aube tremblante à l’horizon. Le temps de la religion secrète dure toujours, la tâche du mystère n’est pas accomplie. Nous voici encore enfermés dans le temple, occupés à forger des armes pour écarter les ennemis qui s’interposent entre les peuples et nous, et forcés de tenir encore nos portes fermées et nos paroles secrètes pour qu’on ne vienne pas arracher de nos mains l’arche sainte, sauvée avec tant de peine et réservée à la communauté des hommes.

« Te voilà donc accueillie dans le nouveau temple : mais ce temple est encore une forteresse qui tient depuis des siècles pour la liberté sans pouvoir la conquérir. La guerre est autour de nous. Nous voulons être des libérateurs, nous ne sommes encore que des combattants. Tu viens ici pour recevoir la communion fraternelle, l’étendard du salut, le signe de la liberté, et pour périr peut-être sur la brèche au milieu de nous. Voilà la destinée que tu as acceptée ; tu succomberas peut-être sans avoir vu flotter sur ta tête le gage de la victoire. C’est encore au nom de saint Jean que nous appelons les hommes à la croisade. C’est encore un symbole que nous invoquons ; nous sommes les héritiers des Johannites d’autrefois, les continuateurs ignorés, mystérieux et persévérants de Wickleff, de Jean Huss et de Luther ; nous voulons, comme ils le voulaient, affranchir le genre humain ; mais, comme eux, nous ne sommes pas libres nous-mêmes, et comme eux, nous marchons peut-être au supplice.

« Cependant le combat a changé de terrain, et les armes de nature. Nous bravons encore la rigueur ombrageuse des lois, nous nous exposons encore à la proscription, à la misère, à la captivité, à la mort ; car les moyens de la tyrannie sont toujours les mêmes : mais nos moyens, à nous, ne sont plus l’appel à la révolte matérielle, et la prédication sanglante de la croix et du glaive. Notre guerre est toute intellectuelle comme notre mission. Nous nous adressons à l’esprit. Nous agissons par l’esprit. Ce n’est pas à main armée que nous pouvons renverser des gouvernements, aujourd’hui organisés et appuyés sur tous les moyens de la force brutale. Nous leur faisons une guerre plus lente, plus sourde et plus profonde, nous les attaquons au cœur. Nous ébranlons leurs bases en détruisant la foi aveugle et le respect idolâtrique qu’ils cherchent à inspirer. Nous faisons pénétrer partout, et jusque dans les cours, et même jusque dans l’esprit troublé et fasciné des princes et des rois, ce que personne n’ose déjà plus appeler le poison de la philosophie ; nous détruisons tous les prestiges ; nous lançons du haut de notre forteresse, tous les boulets rouges de l’ardente vérité et de l’implacable raison sur les autels et sur les trônes. Nous vaincrons, n’en doute pas. Dans combien d’années, dans combien de jours ? nous l’ignorons. Mais notre entreprise date de si loin, elle a été conduite avec tant de foi, étouffée avec si peu de succès, reprise avec tant d’ardeur, poursuivie avec tant de passion, qu’elle ne peut pas échouer ; elle est devenue immortelle de sa nature comme les biens immortels dont elle a résolu la conquête. Nos ancêtres l’ont commencée, et chaque génération a rêvé de la finir. Si nous ne l’espérions pas un peu aussi nous-mêmes, peut-être notre zèle serait-il moins fervent et moins efficace ; mais si l’esprit de doute et d’ironie, qui domine le monde à cette heure, venait à nous prouver, par ses froids calculs et ses raisonnements accablants, que nous poursuivons un rêve, réalisable seulement dans plusieurs siècles, notre conviction dans la sainteté de notre cause n’en serait point ébranlée ; et pour travailler avec un peu plus d’effort et de douleur, nous n’en travaillerions pas moins pour les hommes de l’avenir. C’est qu’il y a entre nous et les hommes du passé, et les générations à naître, un lien religieux si étroit et si ferme, que nous avons presque étouffé en nous le côté égoïste et personnel de l’individualité humaine. C’est ce que le vulgaire ne saurait comprendre, et pourtant il y a dans l’orgueil de la noblesse quelque chose qui ressemble à notre religieux enthousiasme héréditaire. Chez les grands, on fait beaucoup de sacrifices à la gloire, afin d’être digne de ses aïeux, et de léguer beaucoup d’honneur à sa postérité. Chez nous autres, architectes du temple de la vérité, on fait beaucoup de sacrifices à la vertu, afin de continuer l’édifice des maîtres et de former de laborieux apprentis. Nous vivons par l’esprit et par le cœur dans le passé, dans l’avenir et dans le présent tout à la fois. Nos prédécesseurs et nos successeurs sont aussi bien nous que nous-mêmes. Nous croyons à la transmission de la vie, des sentiments, des généreux instincts dans les âmes, comme les patriciens croient à celle d’une excellence de race dans leurs veines. Nous allons plus loin encore ; nous croyons à la transmission de la vie, de l’individualité, de l’âme et de la personne humaine. Nous nous sentons fatalement et providentiellement appelés à continuer l’œuvre que nous avons déjà rêvée, toujours poursuivie et avancée de siècle en siècle. Parmi nous il en est même quelques-uns qui ont poussé la contemplation du passé et de l’avenir au point de perdre presque la notion du présent ; c’est la fièvre sublime, c’est l’extase de nos croyants et de nos saints : car nous avons nos saints, nos prophètes, peut-être aussi nos exaltés et nos visionnaires ; mais quel que soit l’égarement ou la sublimité de leur transport, nous respectons leur inspiration, et parmi nous, Albert l’extatique et le voyant n’a trouvé que des frères pleins de sympathie pour ses douleurs et d’admiration pour ses enthousiasmes. Nous avons foi aussi à la conviction du comte de Saint-Germain, réputé imposteur ou aliéné dans le monde. Quoique ses réminiscences d’un passé inaccessible à la mémoire humaine aient un caractère plus calme, plus précis et plus inconcevable encore que les extases d’Albert, elles ont aussi un caractère de bonne foi et une lucidité dont il nous est impossible de nous railler. Nous comptons parmi nous beaucoup d’autres exaltés, des mystiques, des poëtes, des hommes du peuple, des philosophes, des artistes, d’ardents sectaires groupés sous les bannières de divers chefs ; des bœhmistes, des théosophes, des moraves, des hernhuters, des quakers, même des panthéistes, des pythagoriciens, des xérophagistes, des illuminés, des johannites, des templiers, des millénaires, des joachimites, etc. Toutes ces sectes anciennes, pour n’avoir plus le développement qu’elles eurent aux époques de leur éclosion, n’en sont pas moins existantes, et même assez peu modifiées. Le propre de notre époque est de reproduire à la fois toutes les formes que le génie novateur ou réformateur a données tour à tour dans les siècles passés à la pensée religieuse et philosophique. Nous recrutons donc nos adeptes dans ces divers groupes sans exiger une identité de préceptes absolue, et impossible dans le temps où nous vivons. Il nous suffit de trouver en eux l’ardeur de la destruction pour les appeler dans nos rangs : toute notre science organisatrice consiste à ne choisir les constructeurs que parmi des esprits supérieurs aux disputes d’école, chez qui la passion de la vérité, la soif de la justice et l’instinct du beau moral l’emportent sur les habitudes de famille et les rivalités de secte. Il n’est d’ailleurs pas si difficile qu’on le croit de faire travailler de concert des éléments très-dissemblables ; ces dissemblances sont plus apparentes que réelles. Au fond, tous les hérétiques (c’est avec respect que j’emploie ce nom) sont d’accord sur le point principal, celui de détruire la tyrannie intellectuelle et matérielle, ou tout au moins de protester contre. Les antagonismes qui ont retardé jusqu’ici la fusion de toutes ces généreuses et utiles résistances viennent de l’amour-propre et de la jalousie, vices inhérents à la condition humaine, contre-poids fatal et inévitable de tout progrès dans l’humanité. En ménageant ces susceptibilités, en permettant à chaque communion de garder ses maîtres, ses institutions et ses rites, on peut constituer, sinon une société, du moins une armée, et, je te l’ai dit, nous ne sommes encore qu’une armée marchant à la conquête d’une terre promise, d’une société idéale. Au point où en est encore la nature humaine, il y a tant de nuances de caractères chez les individus, tant de degrés différents dans la conception du vrai, tant d’aspects variés, ingénieuses manifestations de la riche nature qui créa le génie humain, qu’il est absolument nécessaire de laisser à chacun les conditions de sa vie morale et les éléments de sa force d’action.

« Notre œuvre est grande, notre tâche est immense. Nous ne voulons pas fonder seulement un empire universel sur un ordre nouveau et sur des bases équitables ; c’est une religion que nous voulons reconstituer. Nous sentons bien d’ailleurs que l’un est impossible sans l’autre. Aussi avons-nous deux modes d’action. Un tout matériel, pour miner et faire crouler l’ancien monde par la critique, par l’examen, par la raillerie même, par le voltairianisme et tout ce qui s’y rattache. Le redoutable concours de toutes les volontés hardies et de toutes les passions fortes précipite notre marche dans ce sens-là. Notre autre mode d’action est tout spirituel : il s’agit d’édifier la religion de l’avenir. L’élite des intelligences et des vertus nous assiste dans ce labeur incessant de notre pensée. L’œuvre des Invisibles est un concile que la persécution du monde officiel empêche de se réunir publiquement, mais qui délibère sans relâche et qui travaille sous la même inspiration de tous les points du monde civilisé. Des communications mystérieuses apportent le grain dans l’aire à mesure qu’il mûrit, et le sèment dans le champ de l’humanité à mesure que nous le détachons de l’épi. C’est à ce dernier travail souterrain que tu peux t’associer ; nous te dirons comment quand tu l’auras accepté.

— Je l’accepte, répondit Consuelo d’une voix ferme, et en étendant le bras en signe de serment.

— Ne te hâte point de promettre, femme aux instincts généreux, à l’âme entreprenante. Tu n’as peut-être pas toutes les vertus que réclamerait une telle mission. Tu as traversé le monde ; tu y as déjà puisé les notions de la prudence, de ce qu’on appelle le savoir-vivre, la discrétion, l’esprit de conduite.

— Je ne m’en flatte pas, répondit Consuelo, en souriant avec une fierté modeste.

— Eh bien, tu y as appris du moins à douter, à discuter, à railler, à suspecter.

— À douter, peut-être. Ôtez-moi le doute qui n’était pas dans ma nature, et qui m’a fait souffrir ; je vous bénirai. Ôtez-moi surtout le doute de moi-même, qui me frapperait d’impuissance.

— Nous ne t’ôterons le doute qu’en te développant nos principes. Quant à te donner des garanties matérielles de notre sincérité et de notre puissance, nous ne le ferons pas plus que nous ne l’avons fait jusqu’ici. Que les services rendus te suffisent ; nous t’assisterons toujours dans l’occasion : mais nous ne t’associerons aux mystères de notre pensée et de nos actions que selon la part d’action que nous te donnerons à toi-même. Tu ne nous connaîtras point. Tu ne verras jamais nos traits. Tu ne sauras jamais nos noms, à moins qu’un grand intérêt de la cause ne nous force à en enfreindre la loi qui nous rend inconnus et invisibles à nos disciples. Peux-tu te soumettre et te fier aveuglément à des hommes qui ne seront jamais pour toi que des êtres abstraits, des idées vivantes, des appuis et des conseils mystérieux ?

— Une vaine curiosité pourrait seule me pousser à vouloir vous connaître autrement. J’espère que ce sentiment puéril n’entrera jamais en moi.

— Il ne s’agit point de curiosité, il s’agit de méfiance. La tienne serait fondée selon la logique et la prudence du monde. Un homme répond de ses actions ; son nom est une garantie ou un avertissement ; sa réputation appuie ou dément ses actes ou ses projets. Songes-tu bien que tu ne pourras jamais comparer la conduite d’aucun de nous en particulier avec les préceptes de l’ordre ? Tu devras croire en nous comme à des saints, sans savoir si nous ne sommes pas des hypocrites. Tu devras même peut-être voir émaner de nos décisions des injustices, des perfidies, des cruautés apparentes. Tu ne pourras pas plus contrôler nos démarches que nos intentions. Auras-tu assez de foi pour marcher les yeux fermés sur le bord d’un abîme ?

— Dans la pratique du catholicisme, j’ai fait ainsi dans mon enfance, répondit Consuelo après un instant de réflexion. J’ai ouvert mon cœur et abandonné la direction de ma conscience à un prêtre dont je ne voyais pas les traits derrière le voile du confessionnal, et dont je ne savais ni le nom ni la vie. Je ne voyais en lui que le sacerdoce, l’homme ne m’était rien. J’obéissais au Christ, je ne m’inquiétais pas du ministre. Pensez-vous que cela soit bien difficile ?

— Lève donc la main à présent, si tu persistes.

— Attendez, dit Consuelo. Votre réponse déciderait de ma vie ; mais me permettez-vous de vous interroger une seule, une première et dernière fois ?

— Tu le vois ! déjà tu hésites, déjà tu cherches des garanties ailleurs que dans ton inspiration spontanée et dans l’élan de ton cœur vers l’idée que nous représentons. Parle cependant. La question que tu veux nous faire nous éclairera sur tes dispositions.

— La voici. Albert est-il initié à tous vos secrets ?

— Oui.

— Sans restriction aucune ?

— Sans restriction aucune.

— Et il marche avec vous ?

— Dis plutôt que nous marchons avec lui. Il est une des lumières de notre conseil, la plus pure, la plus divine peut-être.

— Que ne me disiez-vous cela d’abord ? Je n’eusse pas hésité un instant. Conduisez-moi où vous voudrez, disposez de ma vie. Je suis à vous, et je le jure.

— Tu étends la main ! mais sur quoi jures-tu ?

— Sur le Christ dont je vois l’image ici.

— Qu’est-ce que le Christ ?

— C’est la pensée divine, révélée à l’humanité.

— Cette pensée est-elle tout entière dans la lettre de l’Évangile ?

— Je ne le crois pas ; mais je crois qu’elle est tout entière dans son esprit.

— Nous sommes satisfaits de tes réponses, et nous acceptons le serment que tu viens de faire. À présent, nous allons t’instruire de tes devoirs envers Dieu et envers nous. Apprends donc d’avance les trois mots qui sont tout le secret de nos mystères, et qu’on ne révèle à beaucoup d’affiliés qu’avec tant de lenteurs et de précautions. Tu n’as pas besoin d’un long apprentissage ; et cependant, il te faudra quelques réflexions pour en comprendre toute la portée. Liberté, fraternité, égalité : voilà la formule mystérieuse et profonde de l’œuvre des Invisibles.

— Est-ce là, en effet, tout le mystère ?

— Il ne te semble pas que c’en soit un ; mais examine l’état des sociétés, et tu verras que, pour des hommes habitués à être régis par le despotisme, l’inégalité, l’antagonisme, c’est toute une éducation, toute une conversion, toute une révélation, que d’arriver à comprendre nettement la possibilité humaine, la nécessité sociale et l’obligation morale de ce triple précepte : liberté, égalité, fraternité. Le petit nombre d’esprits droits et de cœurs purs qui protestent naturellement contre l’injustice et le désordre des tyrannies saisissent, dès le premier pas, la doctrine secrète. Leurs progrès y sont rapides ; car il ne s’agit plus, avec eux, que de leur enseigner les procédés d’application que nous avons trouvés. Mais, pour le grand nombre, avec les gens du monde, les courtisans et les puissants, imagine ce qu’il faut de précautions et de ménagements pour livrer à leur examen la formule sacrée de l’œuvre immortelle. Il faut s’environner de symboles et de détours ; il faut leur persuader qu’il ne s’agit que d’une liberté fictive et restreinte à l’exercice de la pensée individuelle ; d’une égalité relative, étendue seulement aux membres de l’association, et praticable seulement dans ses réunions secrètes et bénévoles ; enfin, d’une fraternité romanesque, consentie entre un certain nombre de personnes et bornée à des services passagers, à quelques bonnes œuvres, à des secours mutuels. Pour ces esclaves de la coutume et du préjugé, nos mystères ne sont que les statuts d’ordres héroïques, renouvelés de l’ancienne chevalerie, et ne portant nulle atteinte aux pouvoirs constitués, nul remède aux misères des peuples. Pour ceux-là, il n’y a que des grades insignifiants, des degrés de science frivole ou d’ancienneté banale, une série d’initiations dont les rites bizarres amusent leur curiosité sans éclairer leurs esprits. Ils croient tout savoir et ne savent rien.

— À quoi servent-ils ? dit Consuelo, qui écoutait attentivement.

— À protéger l’exercice et la liberté du travail de ceux qui comprennent et qui savent, répondit l’initiateur. Ceci te sera expliqué. Écoute d’abord ce que nous attendons de toi.

« L’Europe (l’Allemagne et la France principalement) est remplie de sociétés secrètes, laboratoires souterrains où se prépare une grande révolution, dont le cratère sera l’Allemagne ou la France. Nous avons la clef, et nous tentons d’avoir la direction, de toutes ces associations, à l’insu de la plus grande partie de leurs membres, et à l’insu les unes des autres. Quoique notre but ne soit pas encore atteint, nous avons réussi à mettre le pied partout, et les plus éminents, parmi ces divers affiliés, sont à nous et secondent nos efforts. Nous te ferons entrer dans tous ces sanctuaires sacrés, dans tous ces temples profanes, car la corruption ou la frivolité ont bâti aussi leurs cités ; et, dans quelques-unes, le vice et la vertu travaillent au même œuvre de destruction, sans que le mal comprenne son association avec le bien. Telle est la loi des conspirations. Tu sauras le secret des francs-maçons, grande confrérie qui, sous les formes les plus variées, et avec les idées les plus diverses, travaille à organiser la pratique et à répandre la notion de l’égalité. Tu recevras les degrés de tous les rites, quoique les femmes n’y soient admises qu’à titre d’adoption, et qu’elles ne participent pas à tous les secrets de la doctrine. Nous te traiterons comme un homme ; nous te donnerons tous les insignes, tous les titres, toutes les formules nécessaires aux relations que nous te ferons établir avec les loges, et aux négociations dont nous te chargerons avec elles. Ta profession, ton existence voyageuse, tes talents, le prestige de ton sexe, de ta jeunesse et de ta beauté, tes vertus, ton courage, ta droiture et ta discrétion te rendent propre à ce rôle et nous donnent les garanties nécessaires. Ta vie passée, dont nous connaissons les moindres détails, nous est un gage suffisant. Tu as subi volontairement plus d’épreuves que les mystères maçonniques n’en sauraient inventer, et tu en es sortie plus victorieuse et plus forte que leurs adeptes ne sortent des vains simulacres destinés à éprouver leur constance. D’ailleurs, l’épouse et l’élève d’Albert de Rudolstadt est notre fille, notre sœur et notre égale. Comme Albert, nous professons le précepte de l’égalité divine de l’homme et de la femme ; mais, forcés de reconnaître dans les fâcheux résultats de l’éducation de ton sexe, de sa situation sociale et de ses habitudes, une légèreté dangereuse et de capricieux instincts, nous ne pouvons pratiquer ce précepte dans toute son étendue ; nous ne pouvons nous fier qu’à un petit nombre de femmes, et il est des secrets que nous ne confierons qu’à toi seule.

« Les autres sociétés secrètes des diverses nations de l’Europe te seront ouvertes également par le talisman de notre investiture, afin que, quelque pays que tu traverses, tu y trouves l’occasion de nous seconder et de servir notre cause. Tu pénétreras même, s’il le faut, dans l’impure société des Mopses et dans les autres mystérieuses retraites de la galanterie et de l’incrédulité du siècle. Tu y porteras la réforme et la notion d’une fraternité plus pure et mieux étendue. Tu ne seras pas plus souillée dans ta mission, par le spectacle de la débauche des grands, que tu ne l’as été par celui de la liberté des coulisses. Tu seras la sœur de charité des âmes malades ; nous te donnerons d’ailleurs les moyens de détruire les associations que tu ne pourrais point corriger. Tu agiras principalement sur les femmes : ton génie et ta renommée t’ouvrent les portes des palais : l’amour de Trenck et notre protection t’ont livré déjà le cœur et les secrets d’une princesse illustre. Tu verras de plus près encore des têtes plus puissantes, et tu en feras nos auxiliaires. Les moyens d’y parvenir seront l’objet de communications particulières, de toute une éducation spéciale que tu dois recevoir ici. Dans toutes les cours et dans toutes les villes de l’Europe où tu voudras porter tes pas, nous te ferons trouver des amis, des associés, des frères pour te seconder, des protecteurs puissants pour te soustraire aux dangers de ton entreprise. Des sommes considérables te seront confiées pour soulager les infortunes de nos frères et celles de tous les malheureux qui, au moyen des signaux de détresse, invoqueront le secours de notre ordre, dans les lieux où tu te trouveras. Tu institueras parmi les femmes des sociétés secrètes nouvelles, fondées par nous sur le principe de la nôtre, mais appropriées, dans leurs formes et dans leur composition, aux usages et aux moeurs des divers pays et des diverses classes. Tu y opéreras, autant que possible, le rapprochement cordial et sincère de la grande dame et de la bourgeoise, de la femme riche et de l’humble ouvrière, de la vertueuse matrone et de l’artiste aventureuse. Tolérance et bienfaisance, telle sera la formule, adoucie pour les personnes du monde, de notre véritable et austère formule : égalité, fraternité. Tu le vois ; au premier abord, ta mission est douce pour ton cœur et glorieuse pour ta vie ; cependant, elle n’est pas sans danger. Nous sommes puissants, mais la trahison peut détruire notre entreprise et t’envelopper dans notre désastre. Spandaw peut bien n’être pas la dernière de tes prisons, et les emportements de Frédéric ii la seule ire royale que tu aies à affronter. Tu dois être préparée à tout, et dévouée d’avance au martyre de la persécution.

— Je le suis, répondit Consuelo.

— Nous en sommes certains, et si nous craignons quelque chose, ce n’est pas la faiblesse de ton caractère, c’est l’abattement de ton esprit. Dès à présent nous devons te mettre en garde contre le principal dégoût attaché à ta mission. Les premiers grades des sociétés secrètes, et de la maçonnerie particulièrement, sont à peu près insignifiants à nos yeux, et ne nous servent qu’à éprouver les instincts et les dispositions des postulants. La plupart ne dépassent jamais ces premiers degrés, où, comme je te l’ai dit déjà, de vaines cérémonies amusent leur frivole curiosité. Dans les grades suivants on n’admet que les sujets qui donnent de l’espérance, et cependant on les tient encore à distance du but, on les examine, on les éprouve, on sonde leurs âmes, on les prépare à une initiation plus complète, ou on les abandonne à une interprétation qu’ils ne sauraient franchir sans danger pour la cause et pour eux-mêmes. Ce n’est encore là qu’une pépinière où nous choisissons les plantes robustes destinées à être transplantées dans la forêt sacrée. Aux derniers grades appartiennent seules les révélations importantes, et c’est par ceux-là que tu vas débuter dans la carrière. Mais le rôle de maître impose bien des devoirs, et là cessent le charme de la curiosité, l’enivrement du mystère, l’illusion de l’espérance. Il ne s’agit plus d’apprendre, au milieu de l’enthousiasme et de l’émotion, cette loi qui transforme le néophyte en apôtre, la novice en prêtresse. Il s’agit de la pratiquer en instruisant les autres et en cherchant à recruter, parmi les pauvres de cœur et les faibles d’esprit, des lévites pour le sanctuaire. C’est là, pauvre Consuelo, que tu connaîtras l’amertume des illusions déçues et les durs labeurs de la persévérance, lorsque tu verras, parmi tant de poursuivants avides, curieux et fanfarons de la vérité, si peu d’esprits sérieux, fermes et sincères, si peu d’âmes dignes de la recevoir et capables de la comprendre. Pour des centaines d’enfants, vaniteux d’employer les formules de l’égalité et d’en affecter les simulacres, tu trouveras à peine un homme pénétré de leur importance et courageux dans leur interprétation. Tu seras obligée de leur parler par des énigmes et de te faire un triste jeu de les abuser sur le fond de la doctrine. La plupart des princes que nous enrôlons sous notre bannière sont dans ce cas, et, parés de vains titres maçonniques qui amusent leur fol orgueil, ne servent qu’à nous garantir la liberté de nos mouvements et la tolérance de la police.



Marcus, plongé dans une sombre méditation… (Page 125.)

Quelques-uns pourtant sont sincères ou l’ont été. Frédéric dit le Grand, et capable certainement de l’être, a été reçu franc-maçon avant d’être roi, et, à cette époque, la liberté parlait à son cœur, l’égalité à sa raison. Cependant nous avons entouré son initiation d’hommes habiles et prudents, qui ne lui ont pas livré les secrets de la doctrine. Combien n’eût-on pas eu à s’en repentir ! À l’heure qu’il est, Frédéric soupçonne, surveille et persécute un autre rite maçonnique qui s’est établi à Berlin, en concurrence de la loge qu’il préside, et d’autres sociétés secrètes à la tête desquelles le prince Henri, son frère, s’est placé avec ardeur. Et cependant le prince Henri n’est et ne sera jamais, non plus que l’abbesse de Quedlimbourg, qu’un initié du second degré. Nous connaissons les princes, Consuelo, et nous savons qu’il ne faut jamais compter entièrement sur eux, ni sur leurs courtisans. Le frère et la sœur de Frédéric souffrent de sa tyrannie et la maudissent. Ils conspireraient volontiers contre elle, mais à leur profit. Malgré les éminentes qualités de ces deux princes, nous ne remettrons jamais dans leurs mains les rênes de notre entreprise. Ils conspirent en effet, mais ils ne savent pas à quelle œuvre terrible ils prêtent l’appui de leur nom, de leur fortune et de leur crédit. Ils s’imaginent travailler seulement à diminuer l’autorité de leur maître, et à paralyser les envahissements de son ambition. La princesse Amélie porte même dans son zèle une sorte d’enthousiasme républicain, et elle n’est pas la seule tête couronnée qu’un certain rêve de grandeur antique et de révolution philosophique ait agitée dans ces temps-ci. Tous les petits souverains de l’Allemagne ont appris le Télémaque de Fénelon par cœur dès leur enfance, et aujourd’hui ils se nourrissent de Montesquieu, de Voltaire et d’Helvétius : mais ils ne vont guère au-delà d’un certain idéal de gouvernement aristocratique, sagement pondéré, où ils auraient, de droit, les premières places. Tu peux juger de leur logique et de leur bonne foi, à tous, par le contraste bizarre que tu as vu dans Frédéric, entre les maximes et les actions, les paroles et les faits. Ils ne sont tous que des copies, plus ou moins effacées, plus ou moins outrées, de ce modèle des tyrans philosophes. Mais comme ils n’ont pas le pouvoir absolu entre les mains, leur conduite est moins choquante, et peut faire illusion sur l’usage qu’ils feraient de ce pouvoir. Nous ne nous y laissons pas tromper ; nous laissons ces maîtres ennuyés, ces dangereux amis s’asseoir sur les trônes de nos temples symboliques. Ils s’en croient les pontifes, ils s’imaginent tenir la clef des mystères sacrés, comme autrefois le chef du saint-empire, élu fictivement grand maître du tribunal secret, se persuadait commander à la terrible armée des francs-juges, maîtres de son pouvoir, de ses desseins et de sa vie. Mais, tandis qu’ils se croient nos généraux, ils nous servent de lieutenants ; et jamais, avant le jour fatal marqué pour leur chute dans le livre du destin, ils ne sauront qu’ils nous aident à travailler contre eux-mêmes.



Supperville.

« Tel est le côté sombre et amer de notre œuvre. Il faut transiger avec certaines lois de la conscience paisible, quand on ouvre son âme à notre saint fanatisme. Auras-tu ce courage, jeune prêtresse au cœur pur, à la parole candide ?

— Après tout ce que vous venez de me dire, il ne m’est plus permis de reculer, répondit Consuelo, après un instant de silence. Un premier scrupule pourrait m’entraîner dans une série de réserves et de terreurs qui me conduiraient à la lâcheté. J’ai reçu vos austères confidences ; je sens que je ne m’appartiens plus. Hélas ! oui, je l’avoue, je souffrirai souvent du rôle que vous m’imposez ; car j’ai amèrement souffert déjà d’être forcée de mentir au roi Frédéric pour sauver des amis en péril. Laissez-moi rougir une dernière fois de la rougeur des âmes vierges de toute feinte, et pleurer la candeur de ma jeunesse ignorante et paisible. Je ne puis me défendre de ces regrets ; mais je saurai me garder des remords tardifs et pusillanimes. Je ne dois plus être l’enfant inoffensif et inutile que j’étais naguère ; je ne le suis déjà plus, puisque me voici placée entre la nécessité de conspirer contre les oppresseurs de l’humanité ou de trahir ses libérateurs. J’ai touché à l’arbre de la science : ses fruits sont amers ; mais je ne les rejetterai pas loin de moi. Savoir est un malheur ; mais refuser d’agir est un crime, quand on sait ce qu’il faut faire.

— C’est là répondre avec sagesse et courage, reprit l’initiateur. Nous sommes contents de toi. Dès demain soir, nous procéderons à ton initiation. Prépare-toi tout le jour à un nouveau baptême, à un redoutable engagement, par la méditation et la prière, par la confession même, si tu n’as pas l’âme libre de toute préoccupation personnelle. »