La Confession d’un enfant du siècle (Charpentier, 1888)/II

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Charpentier (Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Tome VIIIp. 91-151).


DEUXIÈME PARTIE


CHAPITRE I


Je sentis, en m’éveillant le lendemain, un si profond dégoût de moi-même, je me trouvai si avili, si dégradé à mes propres yeux, qu’une tentation horrible s’empara de moi au premier mouvement. Je m’élançai hors du lit, j’ordonnai à la créature de s’habiller et de partir le plus vite possible ; puis je m’assis, et comme je promenais des regards désolés sur les murs de la chambre, je les arrêtai machinalement vers l’angle où étaient suspendus mes pistolets.

Lors même que la pensée souffrante s’avance pour ainsi dire les bras tendus vers l’anéantissement, lorsque notre âme prend un parti violent, il semble que, dans l’action physique de décrocher une arme, de l’apprêter, dans le froid même du fer, il semble qu’il y ait une horreur matérielle, indépendante de la volonté ; les doigts se préparent avec angoisse, le bras se roidit. Quiconque marche à la mort, la nature entière recule en lui. Ainsi je ne puis exprimer ce que j’éprouvai tandis que cette fille s’habillait, si ce n’est que ce fut comme si mon pistolet m’eût dit : Pense à ce que tu vas faire.

J’ai, en effet, pensé souvent depuis à ce qui me serait arrivé si, comme je le voulais, la créature se fût habillée à la hâte et aussitôt retirée. Sans doute le premier effet de la honte se serait calmé : la tristesse n’est pas le désespoir, et Dieu les a unis comme des frères, afin que l’un ne nous laissât jamais seul avec l’autre. Une fois l’air de ma chambre vide de cette femme, mon cœur eût été soulagé. Il ne serait resté auprès de moi que le repentir, à qui l’ange du pardon céleste a défendu de tuer personne. Mais sans doute, du moins, j’étais guéri pour la vie ; la débauche était pour toujours chassée du seuil de ma porte, et je ne serais jamais revenu sur le sentiment d’horreur que sa première visite m’avait inspiré.

Mais il en arriva tout autrement. La lutte qui se faisait en moi, les réflexions poignantes qui m’accablaient, le dégoût, la crainte, la colère même (car je ressentais mille choses à la fois), toutes ces puissances fatales me clouaient sur mon fauteuil ; et tandis que j’étais ainsi en proie au plus dangereux délire, la créature, penchée devant le miroir, ne pensait qu’à ajuster de son mieux sa robe, et se coiffait en souriant le plus tranquillement du monde. Tout ce manège de coquetterie dura plus d’un quart d’heure, durant lequel j’avais presque fini par l’oublier. Enfin, à quelque bruit qu’elle fit, m’étant retourné avec impatience, je la priai de me laisser seul avec un accent de colère si marqué, qu’elle fut prête en un moment, et tourna le bouton de la porte en m’envoyant un baiser.

Au même instant, on sonna à la porte extérieure. Je me levai précipitamment, et n’eus que le temps d’ouvrir à la créature un cabinet où elle se jeta. Desgenais entra presque aussitôt avec deux jeunes gens du voisinage.

Ces grands courants d’eau que l’on rencontre au milieu des mers ressemblent à certains événements de la vie. Fatalité, hasard, providence, qu’importe le nom ? Ceux qui croient nier l’un en lui opposant l’autre, ne font qu’abuser de la parole. Il n’en est pourtant pas un de ceux-là mêmes qui, en parlant de César ou de Napoléon, ne dise naturellement : « C’était l’homme de la providence. » Ils croient apparemment que les héros méritent seuls que le ciel s’en occupe, et que la couleur de la pourpre attire les dieux comme les taureaux.

Ce que décident ici-bas les plus petites choses, ce que les objets et les circonstances en apparence les moins importants amènent de changements dans notre fortune, il n’y a pas, à mon sens, de plus profond abîme pour la pensée. Il en est de nos actions ordinaires comme de petites flèches émoussées que nous nous habituons à envoyer au but, ou à peu près, en sorte que nous en venons à faire de tous ces petits résultats un être abstrait et régulier que nous appelons notre prudence ou notre volonté. Puis, passe un coup de vent ; et voilà la moindre de ces flèches, la plus légère, la plus futile, qui s’enlève à perte de vue, par delà l’horizon, dans le sein immense de Dieu.

Avec quelle violence nous sommes saisis alors ! Que deviennent ces fantômes de l’orgueil tranquille, la volonté et la prudence ? La force elle-même, cette maîtresse du monde, cette épée de l’homme dans le combat de la vie, c’est en vain que nous la brandissons avec colère, que nous tentons de nous en couvrir pour échapper au coup qui nous menace ; une main invisible en écarte la pointe, et tout l’élan de notre effort, détourné dans le vide, ne sert qu’à nous faire tomber plus loin.

Ainsi, au moment où je n’aspirais qu’à me laver de la faute que j’avais commise, peut-être même à m’en punir, à l’instant même où une horreur profonde s’emparait de moi, j’appris que j’avais à soutenir une dangereuse épreuve, à laquelle je succombai.

Desgenais était radieux ; il commença, en s’étendant sur le sofa, par quelques railleries sur mon visage, qui, disait-il, n’avait pas bien dormi. Comme j’étais assez peu disposé à soutenir ses plaisanteries, je le priai sèchement de me les épargner.

Il n’eut pas l’air d’y prendre garde ; mais, sur le même ton, il aborda le sujet qui l’amenait. Il venait m’apprendre que ma maîtresse avait eu non seulement deux amants à la fois, mais trois, c’est-à-dire qu’elle avait traité mon rival aussi mal que moi ; ce que le pauvre garçon ayant appris, il en avait fait un bruit effroyable, et tout Paris le savait. Je compris d’abord assez mal ce qu’il me disait, n’écoutant pas attentivement ; mais, lorsque, après le lui avoir fait répéter jusqu’à trois fois dans le plus grand détail, je me fus mis exactement au fait de cette horrible histoire, je demeurai décontenancé et si stupéfait que je ne pouvais répondre. Mon premier mouvement fut d’en rire, car je voyais clairement que je n’avais aimé que la dernière des femmes ; mais il n’en était pas moins vrai que je l’avais aimée, et, pour mieux dire, que je l’aimais encore. — Est-ce possible ? Voilà tout ce que je pus trouver.

Les amis de Desgenais confirmèrent alors tout ce qu’il avait dit. C’était dans sa propre maison, que ma maîtresse, surprise entre ses deux amants, avait essuyé de leur part une scène que tout le monde savait par cœur. Elle était déshonorée, obligée de quitter Paris, si elle ne voulait s’exposer au plus cruel scandale.

Il m’était aisé de voir que, dans toutes ces plaisanteries, il y avait une bonne part de ridicule répandu à pleines mains sur mon duel au sujet de cette même femme, sur mon invincible passion pour elle, enfin sur toute ma conduite à son égard. Dire qu’elle méritait les noms les plus odieux, que ce n’était, après tout, qu’une misérable qui en avait fait peut-être cent fois pis que ce qu’on en savait, c’était me faire sentir amèrement que je n’étais qu’une dupe comme tant d’autres.

Tout cela ne me plaisait pas ; les jeunes gens, qui s’en aperçurent, y mirent de la discrétion ; mais Desgenais avait ses projets ; il avait pris à tâche de me guérir de mon amour, et il le traitait impitoyablement comme une maladie. Une longue amitié, fondée sur des services mutuels, lui donnait des droits, et, comme son motif lui paraissait louable, il n’hésitait pas à les faire valoir.

Non seulement donc il ne m’épargnait pas, mais, du moment qu’il vit mon trouble et ma honte, il fit tout au monde pour me pousser sur cette route aussi loin qu’il le put. Mon impatience devint bientôt trop visible pour lui permettre de continuer ; il s’arrêta alors et prit le parti du silence, qui m’irrita encore plus.

À mon tour, je fis des questions ; j’allais et venais par la chambre. Il m’avait été insupportable d’entendre raconter cette histoire ; j’aurais voulu qu’on me la recommençât. Je m’efforçais de prendre tantôt un air riant, tantôt un visage tranquille ; mais ce fut en vain. Desgenais était devenu tout à coup muet, après s’être montré le plus détestable bavard. Tandis que je marchais à grands pas, il me regardait avec indifférence, et me laissait me démener dans la chambre comme un renard dans une ménagerie.

Je ne puis dire ce que j’éprouvais ; une femme qui pendant si longtemps avait été l’idole de mon cœur, et qui, depuis que je l’avais perdue, me causait de si vives souffrances, la seule que j’eusse aimée, celle que je voulais pleurer jusqu’à la mort, devenue tout à coup une éhontée sans vergogne, le sujet des quolibets des jeunes gens, d’un blâme et d’un scandale universels ! Il me semblait que je sentais sur mon épaule l’impression d’un fer rouge, et que j’étais marqué d’un stigmate brûlant.

Plus je réfléchissais, plus je sentais la nuit s’épaissir autour de moi. De temps en temps je détournais la tête et j’entrevoyais un sourire glacial, ou un regard curieux qui m’observait. Desgenais ne me quittait pas ; il comprenait bien ce qu’il faisait ; nous nous connaissions de longue main ; il savait bien que j’étais capable de toutes les folies, et que l’exaltation de mon caractère pouvait m’entraîner au-delà de toutes les bornes sur quelque route que ce fût, excepté sur une seule. Voilà pourquoi il déshonorait ma souffrance, et en appelait de ma tête à mon cœur.

Lorsqu’il me vit enfin au point où il désirait m’amener, il ne tarda pas davantage à me porter le dernier coup. — Est-ce que l’histoire vous déplaît ? me dit-il. Voilà le meilleur, qui en est la fin. C’est, mon cher Octave, que la scène chez *** s’est passée une certaine nuit qu’il faisait un beau clair de lune ; or, pendant que les deux amants se querellaient de leur mieux chez la dame, et parlaient de se couper la gorge à côté d’un bon feu, il paraît qu’on a vu dans la rue une ombre qui se promenait fort tranquillement, laquelle vous ressemblait si fort qu’on en a conclu que c’était vous.

— Qui a dit cela ? répondis-je ; qui m’a vu dans la rue ?

— Votre maîtresse elle-même ; elle le raconte à qui veut l’entendre, tout aussi gaiement que nous vous racontons sa propre histoire. Elle soutient que vous l’aimez encore, que vous montez la garde à sa porte, enfin… tout ce que vous pensez ; qu’il vous suffise de savoir qu’elle en parle publiquement.

Je n’ai jamais pu mentir, et toutes les fois qu’il m’est arrivé de vouloir déguiser la vérité, mon visage m’a toujours trahi. L’amour-propre, la honte d’avouer ma faiblesse devant témoins, me firent cependant faire un effort. — Il est bien certain, me disais-je d’ailleurs, que j’étais dans la rue. Mais si j’avais su que ma maîtresse était pire encore que je ne la croyais, je n’y eusse sans doute pas été. Enfin je me persuadais qu’on ne pouvait m’avoir vu distinctement ; je tentai de nier. Le rouge me monta à la figure avec une telle force que je sentis moi-même l’inutilité de ma feinte ; Desgenais en sourit. — Prenez garde, lui dis-je, prenez garde ! n’allons pas trop loin !

Je continuais à marcher comme un fou ; je ne savais à qui m’en prendre ; il aurait fallu rire, et c’était encore plus impossible. En même temps, des signes évidents m’apprenaient ma faute ; j’étais convaincu. — Est-ce que je le savais ? m’écriai-je ; est-ce que je savais que cette misérable ?…

Desgenais pinça les lèvres comme pour signifier : Vous en saviez assez.

Je demeurais court, balbutiant à tout moment une phrase ridicule. Mon sang, excité depuis un quart d’heure, commençait à battre dans mes tempes avec une force dont je ne répondais plus.

— Moi dans la rue ! baigné de larmes ! au désespoir ! et pendant ce temps-là cette rencontre chez elle ! Quoi ! cette nuit même ! Raillé par elle ! elle railler ! Vraiment, Desgenais ? vous ne rêvez pas ? Est-ce vrai ? est-ce possible ? Qu’en savez-vous ?

Ainsi, parlant au hasard, je perdais la tête ; et pendant ce temps-là une colère insurmontable me dominait de plus en plus. Enfin je m’assis épuisé, les mains tremblantes.

— Mon ami, me dit Desgenais, ne prenez pas la chose au sérieux. Cette vie solitaire que vous menez depuis deux mois vous a fait beaucoup de mal ; je le vois, vous avez besoin de distractions. Venez ce soir souper avec nous et demain déjeuner à la campagne.

Le ton dont il prononça ces paroles me fit plus de mal que tout le reste. Je sentis que je lui faisais pitié, et qu’il me traitait comme un enfant.

Immobile, assis à l’écart, je faisais de vains efforts pour prendre quelque empire sur moi-même. — Eh quoi ! pensais-je, trahi par cette femme, empoisonné de conseils horribles, n’ayant trouvé nulle part de refuge, ni dans le travail, ni dans la fatigue ; quand j’ai pour unique sauvegarde, à vingt ans, contre le désespoir et la corruption, une sainte et affreuse douleur, ô Dieu ! c’est cette douleur même, cette relique sacrée de ma souffrance qu’on vient me briser dans les mains ! Ce n’est plus à mon amour, c’est à mon désespoir qu’on insulte ! Railler, elle railler quand je pleure ! Cela me paraissait incroyable. Tous les souvenirs du passé me refluaient au cœur quand j’y pensais. Il me semblait voir se lever l’un après l’autre les spectres de nos nuits d’amour ; ils se penchaient sur un abîme sans fond, éternel, noir comme le néant ; et sur les profondeurs de l’abîme voltigeait un éclat de rire doux et moqueur : Voilà ta récompense !

Si on m’avait appris seulement que le monde se moquait de moi, j’aurais répondu : Tant pis pour lui, et ne m’en serais pas autrement fâché ; mais on m’apprenait en même temps que ma maîtresse n’était qu’une infâme. Ainsi, d’une part, le ridicule était public, avéré, constaté par deux témoins, qui, avant de raconter qu’ils m’avaient vu, ne pouvaient manquer de dire en quelle occasion. Le monde avait raison contre moi ; et d’une autre part, que pouvais-je lui répondre ? à quoi me rattacher ? en quoi me renfermer ? que faire, lorsque le centre de ma vie, mon cœur lui-même, était ruiné, tué, anéanti ? Que dis-je ? lorsque cette femme, pour laquelle j’aurais tout bravé, le ridicule comme le blâme, pour laquelle j’aurais laissé une montagne de misères s’amonceler sur moi ; lorsque cette femme, que j’aimais, et qui en aimait un autre, et à qui je ne demandais pas de m’aimer, de qui je ne voulais rien que la permission de pleurer à sa porte, rien que de me laisser vouer loin d’elle ma jeunesse à son souvenir, et écrire son nom, son nom seul, sur le tombeau de mes espérances !… Ah ! lorsque j’y songeais, je me sentais mourir ; c’était cette femme qui me raillait. C’était elle qui, la première, me montrait au doigt, me signalait à cette foule oisive, à ce peuple vide et ennuyé qui s’en va ricanant autour de tout ce qui le méprise et l’oublie ; c’était elle, c’étaient ces lèvres-là, tant de fois collées sur les miennes ; c’était ce corps, cet être-là, cette âme de ma vie, ma chair et mon sang, c’était de là que sortait l’injure ; oui, la dernière de toutes, la plus lâche et la plus amère, le rire sans pitié qui crache au visage de la douleur !

Plus je m’enfonçais dans mes pensées, et plus ma colère augmentait. Est-ce de la colère qu’il faut dire ? car je ne sais quel nom porte le sentiment qui m’agitait. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’un besoin désordonné de vengeance finit par prendre le dessus. Et comment me venger d’une femme ? J’aurais payé ce qu’on aurait voulu pour avoir à ma disposition une arme qui pût l’atteindre ; mais quelle arme ? Je n’en avais aucune, pas même celle qu’elle avait employée ; je ne pouvais lui répondre en sa langue.

Tout à coup j’aperçus une ombre derrière le rideau de la porte vitrée ; c’était la créature qui attendait dans le cabinet.

Je l’avais oubliée. — Écoutez, m’écriai-je en me levant dans un transport ; j’ai aimé, j’ai aimé comme un fou, comme un sot. J’ai mérité tout le ridicule que vous voudrez. Mais, par le ciel ! il faut que je vous montre quelque chose qui vous prouvera que je ne suis pas encore si sot que vous croyez.

En disant cela, je frappai du pied la porte vitrée qui céda, et je leur montrai cette fille, qui s’était blottie dans un coin.

— Entrez donc là-dedans, dis-je à Desgenais ; vous qui me trouvez fou d’aimer une femme et qui n’aimez que les filles, ne voyez-vous pas votre suprême sagesse qui traîne par là sur ce fauteuil ? Demandez-lui si ma nuit tout entière s’est passée sous les fenêtres de *** ; elle vous en dira quelque chose. Mais ce n’est pas tout, ajoutai-je, ce n’est pas tout ce que j’ai à vous dire. Vous avez ce soir un souper, demain une partie de campagne ; j’y vais, et croyez-moi, car je ne vous quitte pas d’ici là. Nous ne nous séparerons pas ; nous allons passer la journée ensemble ; vous aurez des fleurets, des cartes, des dés, du punch, ce que vous voudrez ; mais vous ne vous en irez pas. Êtes-vous à moi ? moi à vous ; tope ! J’ai voulu faire de mon cœur le mausolée de mon amour ; mais je jetterai mon amour dans une autre tombe, ô Dieu de justice ! quand je devrais la creuser dans mon cœur.

À ces mots, je me rassis, tandis qu’ils entraient dans le cabinet, et je sentis combien l’indignation qui se soulage peut nous donner de joie. Quant à celui qui s’étonnera qu’à partir de ce jour j’aie changé complètement ma vie, il ne connaît pas le cœur de l’homme, et il ne sait pas qu’on peut hésiter vingt ans à faire un pas, mais non reculer quand on l’a fait.


CHAPITRE II


L’apprentissage de la débauche ressemble à un vertige ; on y ressent d’abord je ne sais quelle terreur mêlée de volupté, comme sur une tour élevée. Tandis que le libertinage honteux et secret avilit l’homme le plus noble, dans le désordre franc et hardi, dans ce qu’on peut nommer la débauche en plein air, il y a quelque grandeur, même pour le plus dépravé. Celui qui, à la nuit tombée, s’en va, le manteau sur le nez, salir incognito sa vie et secouer clandestinement l’hypocrisie de la journée, ressemble à un Italien qui frappe son ennemi par derrière, n’osant le provoquer en duel. Il y a de l’assassinat dans le coin des bornes et dans l’attente de la nuit, au lieu que dans le coureur des orgies bruyantes, on croirait presque à un guerrier ; c’est quelque chose qui sent le combat, une apparence de lutte superbe. « Tout le monde le fait, et s’en cache ; fais-le, et ne t’en cache pas. » Ainsi parle l’orgueil, et une fois cette cuirasse endossée, voilà le soleil qui y reluit.

On raconte que Damoclès voyait une épée sur sa tête ; c’est ainsi que les libertins semblent avoir au-dessus d’eux je ne sais quoi qui leur crie sans cesse : « Va, va toujours ; je tiens à un fil. » Ces voitures de masques qu’on voit au temps du carnaval sont la fidèle image de leur vie. Un carrosse délabré ouvert à tout vent, des torches flamboyantes éclairant des têtes plâtrées ; ceux-ci rient, ceux-là chantent, au milieu s’agitent comme des femmes ; ce sont en effet des restes de femmes, avec des semblants presque humains. On les caresse, on les insulte ; on ne sait ni leur nom, ni qui elles sont. Tout cela flotte et se balance sous la résine brûlante, dans une ivresse qui ne pense à rien, et sur laquelle, dit-on, veille un dieu. On a l’air par moments de se pencher et de s’embrasser ; il y en a un de tombé dans un cahot ; qu’importe ? on vient de là, on va là, et les chevaux galopent.

Mais si le premier mouvement est l’étonnement, le second est l’horreur, et le troisième la pitié. Il y a là en effet tant de force, ou plutôt un si étrange abus de la force, qu’il arrive souvent que les caractères les plus nobles et les organisations les plus belles s’y laissent prendre. Cela leur paraît hardi et dangereux ; ils se font ainsi prodigues d’eux-mêmes ; ils s’attachent sur la débauche comme Mazeppa sur sa bête sauvage ; ils s’y garrottent, ils se font Centaures ; et ils ne voient ni la route de sang que les lambeaux de leur chair tracent sur les arbres, ni les yeux des loups qui se teignent de pourpre à leur suite, ni le désert, ni les corbeaux.

Lancé dans cette vie par les circonstances que j’ai dites, j’ai à dire maintenant ce que j’y ai vu.

La première fois que j’ai vu de près ces assemblées fameuses qu’on appelle les bals masqués des théâtres, j’avais entendu parler des débauches de la Régence, et d’une reine de France déguisée en marchande de violettes. Je trouvai là des marchandes de violettes déguisées en vivandières. Je m’attendais à du libertinage ; mais en vérité il n’y en a point là. Ce n’est pas du libertinage que de la suie, des coups, et des filles ivres-mortes sur des bouteilles cassées.

La première fois que j’ai vu des débauches de table, j’avais entendu parler des soupers d’Héliogabale, et d’un philosophe de la Grèce qui avait fait des plaisirs des sens une espèce de religion de la nature. Je m’attendais à quelque chose comme de l’oubli, sinon comme de la joie ; je trouvai là ce qu’il y a de pire au monde, l’ennui tâchant de vivre, et des Anglais qui se disaient : Je fais ceci ou cela, donc je m’amuse. J’ai payé tant de pièces d’or, donc je ressens tant de plaisir. Et ils usent leur vie sur cette meule.

La première fois que j’ai vu des courtisanes, j’avais entendu parler d’Aspasie, qui s’asseyait sur Alcibiade en discutant avec Socrate. Je m’attendais à quelque chose de dégourdi, d’insolent, mais de gai, de brave et de vivace, quelque chose comme le pétillement du vin de Champagne ; je trouvai une bouche béante, un œil fixe et des mains crochues.

La première fois que j’ai vu des courtisanes titrées, j’avais lu Boccace et Bandello ; avant tout j’avais lu Shakspeare. J’avais rêvé à ces belles fringantes, à ces chérubins de l’enfer, à ces viveuses pleines de désinvolture, à qui les cavaliers du Décaméron présentent l’eau bénite au sortir de la messe. J’avais crayonné mille fois de ces têtes si poétiquement folles, si inventrices dans leur audace, de ces maîtresses têtes fêlées qui vous décochent tout un roman dans une œillade, et qui ne marchent dans la vie que par flots et par secousses, comme des sirènes ondoyantes. Je me souvenais de ces fées des Nouvelles Nouvelles, qui sont toujours grises d’amour, si elles n’en sont pas ivres. Je trouvai des écriveuses de lettres, des arrangeuses d’heures précises, qui ne savent que mentir à des inconnus, et enfouir leurs bassesses dans leur hypocrisie, et qui ne voient dans tout cela qu’à se donner et à oublier.

La première fois que je suis entré au jeu, j’avais entendu parler de flots d’or, de fortunes faites en un quart d’heure, et d’un seigneur de la cour d’Henri IV qui gagna sur une carte cent mille écus que lui coûtait son habit. Je trouvai un vestiaire où les ouvriers qui n’ont qu’une chemise louent un habit à vingt sous la soirée, des gendarmes assis à la porte, et des affamés jouant un morceau de pain contre un coup de pistolet.

La première fois que j’ai vu une assemblée quelconque, publique ou non, ouverte à quelqu’une des trente mille femmes qui ont, à Paris, permission de se vendre, j’avais entendu parler des Saturnales de tout temps, de toutes les orgies possibles, depuis Babylone jusqu’à Rome, depuis le temple de Priape jusqu’au Parc-aux-Cerfs, et j’avais toujours vu écrit au seuil de la porte un seul mot : Plaisir. Je n’ai trouvé non plus de ce temps-ci qu’un seul mot : Prostitution ; mais je l’y ai toujours vu ineffaçable, non pas gravé dans ce fier métal qui porte la couleur du soleil, mais dans le plus pâle de tous, celui que la froide lumière de la nuit semble avoir teint de ses rayons blafards, l’argent.

La première fois que j’ai vu le peuple,… c’était par une affreuse matinée, le mercredi des Cendres, à la descente de la Courtille. Il tombait depuis la veille au soir une pluie fine et glaciale ; les rues étaient des mares de boue. Les voitures de masques défilaient pêle-mêle, en se heurtant, en se froissant, entre deux longues haies d’hommes et de femmes hideux, debout sur les trottoirs. Cette muraille de spectateurs sinistres avait, dans ses yeux rouges de vin, une haine de tigre. Sur une lieue de long, tout cela grommelait, tandis que les roues des carrosses leur effleuraient la poitrine, sans qu’ils fissent un pas en arrière. J’étais debout sur la banquette, la voiture découverte ; de temps en temps un homme en haillons sortait de la haie, nous vomissait un torrent d’injures au visage, puis nous jetait un nuage de farine. Bientôt nous reçûmes de la boue ; cependant nous montions toujours, gagnant l’Île-d’Amour et le joli bois de Romainville, où tant de doux baisers sur l’herbe se donnaient autrefois. Un de nos amis, assis sur le siège, tomba, au risque de se tuer, sur le pavé. Le peuple se précipita sur lui pour l’assommer ; il fallut y courir et l’entourer. Un des sonneurs de trompe qui nous précédaient à cheval reçut un pavé sur l’épaule : la farine manquait. Je n’avais jamais entendu parler de rien de semblable à cela.

Je commençai à comprendre le siècle, et à savoir en quel temps nous vivons.

[Le type de ce temps consiste avant tout en un contraste marqué : chez les femmes qui se vendent, ineptie, misère, bassesse et convoitise ; chez les hommes qui les paient, dédain et ennui.

C’est la civilisation qui a creusé entre eux cet abîme. Quels sont ces hommes ? des grands seigneurs, c’est-à-dire des hommes instruits, intelligents, nobles et braves, car aujourd’hui c’est là ce que signifie ce mot ; des artistes, des étudiants, des jeunes gens de familles riches, qui tous ont reçu une éducation excellente, qui tous ont le cœur haut placé ; voilà les débauchés du siècle. Et à quelles femmes ont-ils affaire, le jour où il leur prend envie de l’être ? au rebut d’une société plus vieille que Saturne, à des larves sans tête, sans cœur, sans âme, à des esclaves en un mot.

La prostitution n’est pas autre chose que l’esclavage. Que voulez-vous donc qu’il y ait de commun entre ces jeunes gens et leurs maîtresses ? le corps, et rien de plus. Et que fait la pensée pendant ce temps-là ? Durant les temps de dépravation universelle, la Régence, par exemple, les femmes étaient aussi débauchées que les hommes ; maintenant, non seulement les hommes seuls le sont, mais une petite partie des hommes. Et lesquels ? Précisément peut-être les plus distingués, la meilleure partie de la jeunesse. Ce sont eux qu’un besoin d’action insurmontable et les facultés souvent les plus nobles poussent dans cette voie.

Qu’est-ce que cela prouve ? Trois choses claires : que la prostitution n’est plus de ce monde, que la débauche meurt et que la jeunesse de France, quand elle s’enivre, lève son verre avec des mains qui ont soif d’une épée.]


CHAPITRE III


Desgenais avait organisé à sa maison de campagne une réunion de jeunes gens. Les meilleurs vins, une table splendide, le jeu, la danse, les courses à cheval, rien n’y manquait. Desgenais était riche et d’une grande magnificence. Il avait une hospitalité antique avec des mœurs de ce temps-ci. D’ailleurs on trouvait chez lui les meilleurs livres ; sa conversation était celle d’un homme instruit et élevé. C’était un problème que cet homme.

J’avais apporté chez lui une humeur taciturne que rien ne pouvait surmonter ; il la respecta scrupuleusement. Je ne répondais pas à ses questions, il ne m’en fit plus ; l’important pour lui était que j’eusse oublié ma maîtresse. Cependant j’allais à la chasse ; je me montrais à table aussi bon convive que les autres ; il ne m’en demandait pas davantage.

Il ne manque pas dans le monde de gens pareils, qui prennent à cœur de vous rendre service, et qui vous jetteraient sans remords le plus lourd pavé pour écraser la mouche qui vous pique. Ils ne s’inquiètent que de vous empêcher de mal faire, c’est-à-dire qu’ils n’ont point de repos qu’ils ne vous aient rendu semblable à eux. Arrivés à ce but, n’importe par quel moyen, ils se frottent les mains, et l’idée ne leur viendrait pas que vous puissiez être tombé de mal en pis ; tout cela de bonne amitié.

C’est un des grands malheurs de la jeunesse sans expérience que de se figurer le monde d’après les premiers objets qui la frappent ; mais il y a aussi, il faut l’avouer, une race d’hommes bien malheureux : ce sont ceux qui, en pareil cas, sont toujours là pour dire à la jeunesse : Tu as raison de croire au mal, et nous savons ce qui en est. J’ai entendu parler, par exemple, de quelque chose de singulier : c’était comme un milieu entre le bien et le mal, entre la foi et l’impiété, un certain arrangement entre les femmes sans cœur et les hommes dignes d’elles ; ils appelaient cela le sentiment passager. Ils en parlaient comme d’une machine à vapeur inventée par un carrossier ou un entrepreneur de bâtiments. Ils me disaient : On convient de ceci ou de cela, on prononce telles phrases qui en font répondre telles autres, on écrit des lettres de telle façon, on se met à genoux de telle autre. Tout cela était réglé comme une parade ; ces braves gens avaient des cheveux gris.

Cela me fit rire. Malheureusement pour moi, je ne puis dire à une femme que je méprise que j’ai de l’amour pour elle, même en sachant que c’est une convention et qu’elle ne s’y trompera pas. Je n’ai jamais mis le genou en terre sans y mettre le cœur. Ainsi cette classe de femmes qu’on appelle faciles m’est inconnue, ou si je m’y suis laissé prendre, c’est sans le savoir et par simplicité.

Je comprends qu’on mette son âme de côté, mais non qu’on y touche. Qu’il y ait de l’orgueil à le dire, cela est possible ; je n’entends ni me vanter, ni me rabaisser. Je hais par-dessus tout les femmes qui rient de l’amour, et leur permets de me le rendre ; il n’y aura jamais de dispute entre nous.

Ces femmes-là sont bien au-dessous des courtisanes ; les courtisanes peuvent mentir et ces femmes-là aussi ; mais les courtisanes peuvent aimer, et ces femmes-là ne le peuvent pas. Je me souviens d’une qui m’aimait, et qui disait à un homme trois fois plus riche que moi, avec lequel elle vivait : Vous m’ennuyez, je vais trouver mon amant. Cette fille-là valait mieux que bien d’autres qu’on ne paye pas.

Je passai la saison entière chez Desgenais, où j’appris que ma maîtresse était partie, et qu’elle était sortie de France ; cette nouvelle me laissa dans le cœur une langueur qui ne me quitta plus.

À l’aspect de ce monde si nouveau pour moi qui m’entourait à cette campagne, je me sentis pris d’abord d’une curiosité bizarre, triste et profonde, qui me faisait regarder de travers comme un cheval ombrageux. Voici la première chose qui y donna lieu.

Desgenais avait alors une très belle maîtresse, qui l’aimait beaucoup ; un soir que je me promenais avec lui, je lui dis que je la trouvais telle qu’elle était, c’est-à-dire admirable, tant par sa beauté que par son attachement pour lui. Bref, je fis son éloge avec chaleur, et lui donnai à entendre qu’il devait s’en trouver heureux.

Il ne me répondit rien. C’était sa manière, et je le connaissais pour le plus sec des hommes. La nuit venue et chacun retiré, il y avait un quart d’heure que j’étais couché lorsque j’entendis frapper à ma porte. Je criai qu’on entrât, croyant à quelque visiteur pris d’insomnie.

Je vis entrer une femme plus pâle que la mort, à demi nue, et un bouquet à la main. Elle vint à moi et me présenta son bouquet ; un morceau de papier y était attaché, sur lequel je trouvai ce peu de mots : « À Octave, son ami Desgenais, à charge de revanche. »

Je n’eus pas plus tôt lu qu’un éclair me frappa l’esprit. Je compris tout ce qu’il y avait dans cette action de Desgenais m’envoyant ainsi sa maîtresse, et m’en faisant une sorte de cadeau à la turque, sur quelques paroles que je lui avais dites. Du caractère que je lui savais, il n’y avait là ni ostentation de générosité, ni trait de rouerie ; il n’y avait qu’une leçon. Cette femme l’aimait ; je lui en avais fait l’éloge, et il voulait m’apprendre à ne pas l’aimer, soit que je la prisse ou que je la refusasse.

Cela me donna à penser ; cette pauvre fille pleurait, et n’osait essuyer ses larmes, de peur de m’en faire apercevoir. De quoi l’avait-il menacée pour la déterminer à venir ? Je l’ignorais. — Mademoiselle, lui dis-je, il ne faut pas vous chagriner. Allez chez vous et ne craignez rien. Elle répondit que, si elle sortait de ma chambre avant le lendemain matin, Desgenais la renverrait à Paris ; que sa mère était pauvre et qu’elle ne pouvait s’y résoudre. — Très bien, lui dis-je ; votre mère est pauvre, vous aussi probablement, en sorte que vous obéiriez à Desgenais si je voulais. Vous êtes belle, et cela pourrait me tenter. Mais vous pleurez, et vos larmes n’étant pas pour moi, je n’ai que faire du reste. Allez-vous-en, et je me charge d’empêcher qu’on ne vous renvoie à Paris.

C’est une chose qui m’est particulière, que la méditation, qui, chez le plus grand nombre, est une qualité ferme et constante de l’esprit, n’est en moi qu’un instinct indépendant de ma volonté, et qui me saisit par accès comme une passion violente. Elle me vient par intervalles, à son heure, malgré moi, et n’importe où. Mais là où elle vient, je ne puis rien contre elle. Elle m’entraîne où bon lui semble, et par le chemin qu’elle veut.

Cette femme partie, je me mis sur mon séant. — Mon ami, me dis-je, voilà ce que Dieu t’envoie. Si Desgenais ne t’avait pas voulu donner sa maîtresse, il ne se trompait peut-être pas en croyant que tu en serais devenu amoureux.

L’as-tu bien regardée ? Un sublime et divin mystère s’est accompli dans les entrailles qui l’ont conçue. Un pareil être coûte à la nature ses plus vigilants regards maternels, cependant l’homme qui veut te guérir n’a rien trouvé de mieux que de te pousser sur ses lèvres, pour y désapprendre à aimer.

Comment cela se fait-il ? D’autres que toi l’ont admirée sans doute ; mais ils ne couraient aucun risque ; elle pouvait essayer sur eux toutes les séductions qu’elle voulait ; toi seul étais en danger.

Il faut pourtant, quelle que soit sa vie, que ce Desgenais ait un cœur puisqu’il vit. En quoi diffère-t-il de toi ? C’est un homme qui ne croit à rien, ne craint rien, qui n’a ni un souci, ni un ennui peut-être, et il est clair qu’une légère piqûre au talon le remplirait de terreur ; car si son corps l’abandonnait, que deviendrait-il ? Il n’y a en lui de vivant que le corps. Quelle est donc cette créature qui traite son âme comme les flagellants leur chair ? Est-ce qu’on peut vivre sans tête ?

Pense à cela. Voilà un homme qui a dans les bras la plus belle femme du monde ; il est jeune et ardent ; il la trouve belle, il le lui dit ; elle lui répond qu’elle l’aime. Là-dessus, quelqu’un lui frappe sur l’épaule, et lui dit : C’est une fille. Rien de plus ; il est sûr de lui. Si on lui avait dit : C’est une empoisonneuse, il l’eût peut-être aimée ; il ne lui en donnera pas un baiser de moins ; mais c’est une fille, et il ne sera pas plus question d’amour que de l’étoile de Saturne.

Qu’est-ce que c’est donc que ce mot-là ? un mot juste, mérité, positif, flétrissant, d’accord. Mais enfin, quoi ? Un mot, pourtant. Tue-t-on un corps avec un mot ?

Et si tu l’aimes, toi, ce corps ? On te verse un verre de vin, et on te dit : N’aime pas cela ; on en a quatre pour six francs. Et si tu te grises ?

Mais ce Desgenais aime sa maîtresse, puisqu’il la paye ; il a donc une façon d’aimer particulière ? Non, il n’en a pas ; sa façon d’aimer n’est pas de l’amour, et il n’en ressent pas plus pour la femme qui le mérite que pour celle qui en est indigne. Il n’aime personne, tout simplement.

Qui l’a donc amené là ? est-il né ainsi ou l’est-il devenu ? Aimer est aussi naturel que de boire et de manger. Ce n’est pas un homme. Est-ce un avorton ou un géant ? Quoi ! toujours sûr de ce corps impassible ? Vraiment, jusqu’à se jeter sans danger dans les bras d’une femme qui l’aime ? Quoi ! sans pâlir ! Jamais d’autre échange que l’or contre de la chair ? Quel festin est-ce donc que sa vie, et quels breuvages y boit-on dans ses coupes ? Le voilà, à trente ans, comme le vieux Mithridate : les poisons des vipères lui sont amis et familiers.

Il y a là un grand secret, mon enfant, une clef à saisir. De quelques raisonnements qu’on puisse étayer la débauche, on prouvera qu’elle est naturelle un jour, une heure, ce soir, mais non demain, ni tous les jours. Il n’y a pas un peuple sur la terre qui n’ait considéré la femme, ou comme la compagne et la consolation de l’homme, ou comme l’instrument sacré de sa vie, et, sous ces deux formes, qui ne l’ait honorée. Cependant voilà un guerrier armé qui saute dans l’abîme que Dieu a creusé de ses mains entre l’homme et l’animal ; autant vaudrait renier la parole. Quel Titan muet est-ce donc, pour oser refouler sous les baisers du corps l’amour de la pensée, et pour se planter sur les lèvres le stigmate qui fait la brute, le sceau du silence éternel ?

Il y a là un mot à savoir. Il souffle là-dessous le vent de ces forêts lugubres qu’on appelle corporations secrètes, un de ces mystères que les anges de destruction se chuchotent à l’oreille lorsque la nuit descend sur la terre. Cet homme est pire ou meilleur que Dieu ne l’a fait. Ses entrailles sont comme celles des femmes stériles : ou la nature ne les a qu’ébauchées, ou il s’y est distillé dans l’ombre quelque herbe vénéneuse.

Eh bien ! ni le travail ni l’étude n’ont pu te guérir, mon ami. Oublie et apprends, voilà ta devise. Tu feuilletais des livres morts ; tu es trop jeune pour les ruines. Regarde autour de toi ; le pâle troupeau des hommes t’environne. Les yeux des sphinx étincellent au milieu des divins hiéroglyphes ; déchiffre le livre de vie ! Courage, écolier, lance-toi dans le Styx, le fleuve invulnérable, et que ses flots en deuil te mènent à la mort ou à Dieu.


CHAPITRE IV


« Tout ce qu’il y avait de bien en cela, supposé qu’il pût y en avoir quelqu’un, c’est que ces faux plaisirs étaient des semences de douleurs et d’amertumes, qui me fatiguaient à n’en pouvoir plus. » Telles sont les simples paroles que dit, à propos de sa jeunesse, l’homme le plus homme qui ait jamais été, saint Augustin. De ceux qui ont fait comme lui, peu diraient ces paroles, tous les ont dans le cœur ; je n’en trouve pas d’autres dans le mien.

Revenu à Paris au mois de décembre, après la saison, je passai l’hiver en parties de plaisirs, en mascarades, en soupers, quittant rarement Desgenais, qui était enchanté de moi ; je ne l’étais guère. Plus j’allais, plus je me sentais de souci. Il me sembla, au bout de bien peu de temps, que ce monde si étrange, qui au premier aspect m’avait paru un abîme, se resserrait, pour ainsi dire, à chaque pas ; là où j’avais cru voir un spectre, à mesure que j’avançais, je ne voyais qu’une ombre.

Desgenais me demandait ce que j’avais. — Et vous, lui disais-je, qu’avez-vous ? Vous souvient-il de quelque parent mort ? n’auriez-vous pas quelque blessure que l’humidité fait rouvrir ?

Alors il me semblait parfois qu’il m’entendait sans me répondre. Nous nous jetions sur une table, buvant à en perdre la tête ; au milieu de la nuit, nous prenions des chevaux de poste, et nous allions déjeuner à dix ou douze lieues dans la campagne ; en revenant, au bain, de là à table, de là au jeu, de là au lit ; et quand j’étais au bord du mien,… alors je poussais le verrou de la porte, je tombais à genoux et je pleurais. C’était ma prière du soir.

Chose étrange ! je mettais de l’orgueil à passer pour ce qu’au fond je n’étais pas du tout ; je me vantais de faire pis que je ne faisais, et je trouvais à cette forfanterie un plaisir bizarre, mêlé de tristesse. Lorsque j’avais réellement fait ce que je racontais, je ne sentais que de l’ennui ; mais lorsque j’inventais quelque folie, comme une histoire de débauche ou le récit d’une orgie à laquelle je n’avais pas assisté, il me semblait que j’avais le cœur plus satisfait, je ne sais pourquoi.

Ce qui me faisait le plus de mal, c’était lorsque, dans une partie de plaisir, nous allions dans quelque lieu aux environs de Paris où j’avais été autrefois avec ma maîtresse. Je devenais stupide ; je m’en allais seul, à l’écart, regardant les buissons et les troncs d’arbre avec une amertume sans bornes, jusqu’à les frapper du pied comme pour les mettre en poussière. Puis je revenais, répétant cent fois de suite entre mes dents : Dieu ne m’aime guère, Dieu ne m’aime guère. Je demeurais alors des heures sans parler. [— Toutes les femmes sont des libertins au fond du cœur, pensais-je, et je regardais autour de moi mes compagnons assis sur l’herbe. — Voilà donc ce que ma maîtresse avait dans le cœur en venant ici avec moi !]

Cette idée funeste, que la vérité, c’est la nudité, me revenait ainsi à propos de tout. — Le monde, me disais-je, appelle son fard vertu, son chapelet religion, son manteau traînant convenance. L’honneur et la morale sont ses femmes de chambre ; il boit dans son vin les larmes des pauvres d’esprit qui croient en lui ; il se promène les yeux baissés tant que le soleil est au ciel ; il va à l’église, au bal, aux assemblées ; et le soir arrive, il dénoue sa robe, et on aperçoit une bacchante nue avec deux pieds de bouc.

Mais, en parlant ainsi, je me faisais horreur à moi-même ; car je sentais que, si le corps était sous l’habit, le squelette était sous le corps. — Est-ce possible que ce soit là tout ? me demandais-je malgré moi. Puis je rentrais à la ville ; je rencontrais sur mon chemin une jolie fillette donnant le bras à sa mère ; je la suivais des yeux en soupirant, et je redevenais comme un enfant.

Quoique j’eusse pris avec mes amis des habitudes de tous les jours, et que nous eussions réglé notre désordre, je ne laissais pas d’aller dans le monde. La vue des femmes m’y causait un trouble insupportable ; je ne leur touchais la main qu’en tremblant. Mon parti était pris de n’aimer plus jamais.

Cependant je revins un certain soir d’un bal avec le cœur si malade, que je sentis que c’était de l’amour. Je m’étais trouvé à souper auprès d’une femme, la plus charmante et la plus distinguée dont le souvenir me soit resté. Lorsque je fermai les yeux pour m’endormir, je la vis devant moi. Je me crus perdu ; je résolus aussitôt de ne plus la rencontrer, d’éviter tous les endroits où je savais qu’elle allait. Cette sorte de fièvre dura quinze jours, pendant lesquels je restai presque constamment étendu sur mon canapé, et me rappelant sans fin, malgré moi, jusqu’aux moindres mots que j’avais échangés avec elle.

Comme il n’y a pas d’endroit sous le ciel où on s’occupe de son voisin autant qu’à Paris, il ne se passa pas longtemps avant que les gens de ma connaissance, qui me rencontraient avec Desgenais, n’eussent déclaré que j’étais le plus grand libertin. J’admirai en cela l’esprit du monde ; autant j’avais passé pour niais et pour novice lors de ma rupture avec ma maîtresse, autant je passais maintenant pour insensible et endurci. On en venait à me dire qu’il était bien clair que je n’avais jamais aimé cette femme, que je me faisais sans doute un jeu de l’amour, ce qui était un grand éloge que l’on croyait m’adresser ; et le pire de l’affaire, c’est que j’étais gonflé d’une vanité si misérable, que cela me charmait.

Ma prétention était de passer pour blasé, en même temps que j’étais plein de désirs et que mon imagination exaltée m’emportait hors de toutes limites. Je commençai à dire que je ne pouvais faire aucun cas des femmes ; ma tête s’épuisait en chimères que je disais préférer à la réalité. Enfin mon unique plaisir était de me dénaturer. Il suffisait qu’une pensée fût extraordinaire, qu’elle choquât le sens commun, pour que je m’en fisse aussitôt le champion, au risque d’avancer les sentiments les plus blâmables.

Mon plus grand défaut était l’imitation de tout ce qui me frappait, non pas par sa beauté, mais par son étrangeté ; et ne voulant pas m’avouer imitateur, je me perdais dans l’exagération, afin de paraître original. À mon gré, rien n’était bon, ni même passable ; rien ne valait la peine de tourner la tête ; cependant, dès que je m’échauffais dans une discussion, il semblait qu’il n’y eût pas dans la langue française d’expression assez ampoulée pour louer ce que je soutenais ; mais il suffisait de se ranger à mon avis pour faire tomber toute ma chaleur.

C’était une suite naturelle de ma conduite. Dégoûté de la vie que je menais, je ne voulais pourtant pas en changer ;

Simigliante a quella ’nferma
Che non puô trovar posa in su le piume,
Ma con dar volta suo dolore scherma[1].

Dante.

Ainsi je tourmentais mon esprit pour lui donner le change, et je tombais dans tous les travers pour sortir de moi-même.

Mais tandis que ma vanité s’occupait ainsi, mon cœur souffrait, en sorte qu’il y avait presque constamment en moi un homme qui riait et un autre qui pleurait. C’était comme un contre-coup perpétuel de ma tête à mon cœur. Mes propres railleries me faisaient quelquefois une peine extrême, et mes chagrins les plus profonds me donnaient envie d’éclater de rire.

Un homme se vantait un jour d’être inaccessible aux craintes superstitieuses et de n’avoir peur de rien ; ses amis mirent dans son lit un squelette humain, puis se postèrent dans une chambre voisine pour guetter lorsqu’il rentrerait. Ils n’entendirent aucun bruit ; mais lorsqu’ils entrèrent dans sa chambre le lendemain matin, ils le trouvèrent dressé sur son séant et jouant avec les ossements : il avait perdu la raison.

Il y avait en moi quelque chose de semblable à cet homme, si ce n’est que mes osselets favoris étaient ceux d’un squelette bien-aimé : c’étaient les débris de mon amour, tout ce qui restait du passé.

Il ne faut pourtant pas dire que dans tout ce désordre il n’y eût pas de bons moments. Les compagnons de Desgenais étaient des jeunes gens de la première distinction ; bon nombre étaient artistes. Nous passions quelquefois ensemble des soirées délicieuses, sous prétexte de faire les libertins. L’un d’eux était alors épris d’une belle cantatrice qui nous charmait par sa voix fraîche et mélancolique. Que de fois nous sommes restés, assis en cercle, à l’écouter, tandis que la table était dressée ! Que de fois l’un de nous, au moment où les flacons se débouchaient, tenait à la main un volume de Lamartine et lisait d’une voix émue ! Il fallait voir alors comme toute autre pensée disparaissait ! Les heures s’envolaient pendant ce temps-là ; et quand nous nous mettions à table, les singuliers libertins que nous faisions ! Nous ne disions mot, et nous avions des larmes dans les yeux.

Desgenais surtout, le plus froid et le plus sec des hommes à l’habitude, était incroyable ces jours-là. Il se livrait à des sentiments si extraordinaires, qu’on eût dit un poète en délire. Mais, après ces expansions, il arrivait qu’il se sentait pris d’une joie furieuse. Il brisait tout dès que le vin l’avait échauffé ; le génie de la destruction lui sortait tout armé de la tête, et je l’ai vu quelquefois, au milieu de ses folies, lancer une chaise dans une fenêtre fermée avec un vacarme à faire sauver.

Je ne pouvais m’empêcher de faire de cet homme bizarre un sujet d’étude. Il me paraissait comme le type marqué d’une classe de gens qui devaient exister quelque part, mais qui m’étaient inconnus. On ne savait, lorsqu’il agissait, si c’était le désespoir d’un malade ou la lubie d’un enfant gâté.

Il se montrait particulièrement les jours de fête dans un état d’excitation nerveuse qui le poussait à se conduire comme un véritable écolier. Son sang-froid était alors à mourir de rire. Il me persuada un jour de sortir à pied tous deux, seuls, à la brune, affublés de costumes grotesques, avec des masques et des instruments de musique. Nous nous promenâmes ainsi toute la nuit, gravement, au milieu du plus affreux charivari. Nous trouvâmes un cocher d’une voiture de place endormi sur son siège ; nous dételâmes les chevaux ; après quoi, feignant de sortir d’un bal, nous l’appelâmes à grands cris. Le cocher s’éveilla, et, au premier coup de fouet qu’il donna, ses chevaux partirent au trot, le laissant ainsi perché sur son siège. Nous fûmes le même soir aux Champs-Élysées. Desgenais, voyant passer une autre voiture, l’arrêta, ni plus ni moins qu’un voleur ; il intimida le cocher par ses menaces, et le força de descendre et de se mettre à plat ventre. C’était un jeu à se faire tuer. Cependant il ouvrit la voiture, et nous trouvâmes dedans un jeune homme et une dame immobiles de frayeur. Il me dit alors de l’imiter, et, ayant ouvert les deux portières, nous commençâmes à entrer par l’une et à sortir par l’autre, en sorte que dans l’obscurité les pauvres gens du carrosse croyaient à une procession de bandits.

Je me figure que les gens qui disent que le monde donne de l’expérience doivent être bien étonnés qu’on les croie. Le monde n’est que tourbillons, et il n’y a aucun rapport entre ces tourbillons. Tout s’en va par bandes comme des volées d’oiseaux. Les différents quartiers d’une ville ne se ressemblent même pas entre eux, et il y a autant à apprendre, pour quelqu’un de la Chaussée-d’Antin, au Marais qu’à Lisbonne. Il est seulement vrai que ces tourbillons divers sont traversés, depuis que le monde existe, par sept personnages toujours les mêmes : le premier s’appelle l’espérance, le second la conscience, le troisième l’opinion, le quatrième l’envie, le cinquième la tristesse, le sixième l’orgueil, et le septième s’appelle l’homme.

Nous étions donc, moi et mes compagnons, une volée d’oiseaux, et nous restâmes ensemble jusqu’au printemps, tantôt jouant, tantôt courant…

Mais, dira le lecteur, au milieu de tout cela, quelles femmes aviez-vous ? Je ne vois pas là la débauche en personne.

Ô créatures qui portiez le nom de femmes, et qui avez passé comme des rêves dans une vie qui n’était elle-même qu’un rêve ! que dirai-je de vous ? Là où il n’y a jamais eu l’ombre d’une espérance, est-ce qu’il y aurait quelque souvenir ? Où vous trouverai-je pour cela ? Qu’y a-t-il de plus muet dans la mémoire humaine ? qu’y a-t-il de plus oublié que vous ?

[Comment ressaisirais-je vos fantômes épars, et comment pourrais-je donner quelque suite à ce que je raconte ? Maintenant que je pense à ce temps de ma jeunesse, je crois voir un champ plat et stérile sous un ciel orageux. Des formes flottantes se soulèvent çà et là, puis s’effacent ; un soupir plaintif déchire les airs ; des monstres grimaçants volent en rond ; ils pouffent de rire et s’engouffrent. Un cheval emporté passe comme un éclair ; le vent siffle, une flèche le suit. La nuit arrive ; les pierres tremblent de froid ; un voyageur perdu se couche dans la neige en pleurant. Une ombre paraît à l’horizon sur le sommet d’une montagne ; elle se penche sur une cascade et glisse dans la nappe immense comme une plume légère. Le cor retentit, des chiens aboient ; des chasseurs, les bras retroussés jusqu’au coude, dépècent une biche ; ils s’essuient le front ; un soleil de plomb les étouffe ; ils s’approchent d’une citerne pour y boire, et ils aperçoivent au fond un crocodile mort. Silence ! une rivière limpide coule là auprès entre des saules ; Ophélia, couverte de fleurs, y flotte doucement. Longues, maigres, fluettes, des mains s’agitent sur une table ; elles coupent et donnent ; elles agitent des cartes. Des poupées mécaniques dansent autour ; elles sont transparentes et vides ; le vin qu’elles boivent colore leurs veines un instant, elles mangent de l’or. Une douce musique tremble dans les feuilles ; le tonnerre qui gronde la saisit et l’emporte comme un épervier affamé. Silence, silence ! le jour se lève, la rosée tombe ; une alouette sort d’un sillon et s’en va mourir dans les cieux.

Lecteur,] s’il faut parler des femmes, j’en citerai deux ; en voici une.

Je vous le demande ; que voulez-vous que fasse une pauvre lingère, jeune et jolie, ayant dix-huit ans, et par conséquent des désirs ; ayant un roman sur son comptoir, où il n’est question que d’amour ; ne sachant rien, n’ayant aucune idée de morale ; cousant éternellement à une fenêtre devant laquelle les processions ne passent plus, par ordre de police, mais devant laquelle rôdent tous les soirs une douzaine de filles patentées, reconnues par la même police ; que voulez-vous qu’elle fasse, lorsqu’après avoir fatigué ses mains et ses yeux pendant toute une journée sur une robe ou sur un chapeau, elle s’accoude un moment à cette fenêtre, à la nuit tombante ? Cette robe qu’elle a cousue, ce chapeau qu’elle a coupé, elle que voilà, de ses pauvres et honnêtes mains, pour rapporter de quoi souper à la maison, elle les voit passer sur la tête et sur le corps d’une fille publique. Trente fois par jour il s’arrête une voiture de louage à sa porte, et il en descend une prostituée numérotée comme le fiacre qui la roule, laquelle vient d’un air dédaigneux minauder devant une glace, essayer, ôter et remettre dix fois ce triste et patient ouvrage de ses veilles. Elle voit cette fille tirer de sa poche six pièces d’or, elle qui en a une par semaine ; elle la regarde des pieds à la tête, elle examine sa parure ; elle la suit jusqu’à son carrosse ; et puis, que voulez-vous ! quand la nuit est bien noire, un soir que l’ouvrage manque, que sa mère est malade, elle entr’ouvre sa porte, étend la main et arrête un passant.

Telle était l’histoire d’une fille que j’ai connue. Elle savait un peu toucher du piano, un peu compter, un peu dessiner, même un peu d’histoire et de grammaire, et ainsi de tout un peu. Que de fois j’ai regardé avec une compassion poignante cette triste ébauche de la nature, mutilée encore par la société ! que de fois j’ai suivi dans cette nuit profonde les pâles et vacillantes lueurs d’une étincelle souffrante et avortée ! que de fois j’ai tenté de rallumer quelques charbons éteints sous cette pauvre cendre ! Hélas ! ses longs cheveux avaient réellement la couleur de la cendre, et nous l’appelions Cendrillon.

Je n’étais pas assez riche pour lui donner des maîtres ; Desgenais, d’après mon conseil, s’intéressa à cette créature ; il lui fit apprendre de nouveau tout ce dont elle avait les éléments. Mais elle ne put jamais faire en rien un progrès sensible ; dès que son maître était parti, elle se croisait les bras et restait ainsi des heures entières, regardant à travers les carreaux. Quelles journées ! quelle misère ! Je la menaçai un jour, si elle ne travaillait pas, de la laisser sans argent ; elle se mit silencieusement à l’ouvrage, et j’appris, peu de temps après, qu’elle sortait à la dérobée. Où allait-elle ? Dieu le sait. Je la priai, avant qu’elle partît, de me broder une bourse ; j’ai conservé longtemps cette triste relique ; elle était accrochée dans ma chambre comme un des monuments les plus sombres de tout ce qui est ruine ici-bas.

Maintenant, en voici une autre.

Il était environ dix heures du soir, lorsqu’après une journée entière de bruit et de fatigues, nous nous rendîmes chez Desgenais, qui nous avait devancés de quelques heures pour faire ses préparatifs. L’orchestre était déjà en train, et le salon rempli à notre arrivée.

La plupart des danseuses étaient des filles de théâtre ; on m’expliqua pourquoi celles-là valent mieux que les autres : c’est que tout le monde se les arrache.

À peine entré, je me lançai dans le tourbillon de la valse. Cet exercice vraiment délicieux m’a toujours été cher ; je n’en connais pas de plus noble, ni qui soit plus digne en tout d’une belle femme et d’un jeune garçon ; toutes les danses, au prix de celle-là, ne sont que des conventions insipides ou des prétextes pour les entretiens les plus insignifiants. C’est véritablement posséder en quelque sorte une femme, que de la tenir une demi-heure dans ses bras et de l’entraîner ainsi, palpitante malgré elle, et non sans quelque risque, de telle sorte qu’on ne pourrait dire si on la protège ou si on la force. Quelques-unes se livrent alors avec une si voluptueuse pudeur, avec un si doux et un si pur abandon, qu’on ne sait si ce qu’on ressent près d’elles est du désir ou de la crainte, et si, en les serrant sur son cœur, on se pâmerait ou on les briserait comme des roseaux. L’Allemagne, où l’on a inventé cette danse, est à coup sûr un pays où l’on aime.

Je tenais dans mes bras une superbe danseuse d’un théâtre d’Italie, venue à Paris pour le Carnaval ; elle était en costume de bacchante, avec une robe de peau de panthère. Jamais je n’ai rien vu de si languissant que cette créature. Elle était grande et mince, et, tout en valsant avec une rapidité extrême, elle avait l’air de se traîner ; à la voir, on eût dit qu’elle devait fatiguer son valseur ; mais on ne la sentait pas, elle courait comme par enchantement.

Sur son sein était un bouquet énorme, dont les parfums m’enivraient malgré moi. Au moindre mouvement de mon bras, je la sentais plier comme une liane des Indes, pleine d’une mollesse si douce et si sympathique, qu’elle m’entourait comme d’un voile de soie embaumée. À chaque tour, on entendait à peine un léger froissement de son collier sur sa ceinture de métal ; elle se mouvait si divinement que je croyais voir un bel astre, et tout cela avec un sourire, comme une fée qui va s’envoler. La musique de la valse, tendre et voluptueuse, avait l’air de lui sortir des lèvres, tandis que sa tête, chargée d’une forêt de cheveux noirs tressés en nattes, penchait en arrière, comme si son cou eût été trop faible pour la porter.

Lorsque la valse fut finie, je me jetai sur une chaise au fond d’un boudoir ; mon cœur battait, j’étais hors de moi. — Ô Dieu ! m’écriai-je, comment cela est-il possible ? Ô monstre superbe ! ô beau reptile, comme tu enlaces ! comme tu ondoies, douce couleuvre, avec ta peau souple et tachetée ! comme ton cousin le serpent t’a appris à te rouler autour de l’arbre de la vie, avec la pomme dans les lèvres ! Ô Mélusine ! ô Mélusine ! les cœurs des hommes sont à toi. Tu le sais bien, enchanteresse, avec ta moelleuse langueur qui n’a pas l’air de s’en douter. Tu sais bien que tu perds, tu sais bien que tu noies ; tu sais qu’on va souffrir lorsqu’on t’aura touchée ; tu sais qu’on meurt de tes sourires, du parfum de tes fleurs, du contact de tes voluptés ; voilà pourquoi tu te livres avec tant de mollesse, voilà pourquoi ton sourire est si doux, tes fleurs si fraîches ; voilà pourquoi tu poses si doucement ton bras sur nos épaules. Ô Dieu ! ô Dieu ! que veux-tu donc de nous ?

Le professeur Hallé a dit un mot terrible : « La femme est la partie nerveuse de l’humanité, et l’homme la partie musculaire. » Humboldt lui-même, ce savant grave et sérieux, a dit qu’autour des nerfs humains était une atmosphère invisible. Je ne parle pas des rêveurs qui suivent le vol tournoyant des chauves-souris de Spallanzani, et qui pensent avoir trouvé un sixième sens à la nature. Telle qu’elle est, ses mystères sont bien assez redoutables, ses puissances bien assez profondes, à cette nature qui nous crée, nous raille et nous tue, sans qu’il faille encore épaissir les ténèbres qui nous entourent ! Mais quel est l’homme qui croit avoir vécu, s’il nie la puissance des femmes ? s’il n’a jamais quitté une belle danseuse avec des mains tremblantes ? s’il n’a jamais senti ce je ne sais quoi indéfinissable, ce magnétisme énervant qui, au milieu d’un bal, au bruit des instruments, à la chaleur qui fait pâlir les lustres, sort peu à peu d’une jeune femme, l’électrise elle-même, et voltige autour d’elle comme le parfum des aloès sur l’encensoir qui se balance au vent ?

J’étais frappé d’une stupeur profonde. Qu’une semblable ivresse existât quand on aime, cela ne m’était pas nouveau ; je savais ce que c’était que cette auréole dont rayonne la bien-aimée. Mais exciter de tels battements de cœur, évoquer de pareils fantômes, rien qu’avec sa beauté, des fleurs et la peau bigarrée d’une bête féroce ! avec de certains mouvements, une certaine façon de tourner en cercle, qu’elle a apprise de quelque baladin, avec les contours d’un beau bras ; et cela sans une parole, sans une pensée, sans qu’elle daigne paraître le savoir ! Qu’était donc le chaos, si c’est là l’œuvre des sept jours ?

Ce n’était pourtant pas de l’amour que je ressentais, et je ne puis dire autre chose sinon que c’était de la soif. Pour la première fois de ma vie je sentais vibrer dans mon être une corde étrangère à mon cœur. La vue de ce bel animal en avait fait rugir un autre dans mes entrailles. [Je me tâtais comme pour m’éveiller ; j’appelais à mon secours ma vie passée.] Je sentais bien que je n’aurais pas dit à cette femme que je l’aimais, ni qu’elle me plaisait, ni même qu’elle était belle ; il n’y avait rien sur mes lèvres que l’envie de baiser les siennes, de lui dire : Ces bras nonchalants, fais-m’en une ceinture ; cette tête penchée, appuie-la sur moi ; ce doux sourire, colle-le sur ma bouche. Mon corps aimait le sien ; j’étais pris de beauté comme on est pris de vin.

Desgenais passa, qui me demanda ce que je faisais là. — Quelle est cette femme ? lui dis-je. Il me répondit : — Quelle femme ? de qui voulez-vous parler ?

Je le pris par le bras et le menai dans la salle. L’Italienne nous vit venir. Elle sourit ; je fis un pas en arrière. — Ah ! ah ! dit Desgenais, vous avez valsé avec Marco ?

— Qu’est-ce que c’est que Marco ? lui dis-je.

— Eh ! c’est cette fainéante qui rit là-bas ; est-ce qu’elle vous plaît ?

— Non, répliquai-je ; j’ai valsé avec elle et je voulais savoir son nom ; elle ne me plaît pas autrement.

C’était la honte qui me faisait parler ainsi ; mais dès que Desgenais m’eut quitté, je courus après lui.

— Vous êtes bien prompt, dit-il en riant. Marco n’est pas une fille ordinaire ; elle est entretenue et presque mariée à M. de ***, ambassadeur à Milan. C’est un de ses amis qui me l’a amenée. Cependant, ajouta-t-il, comptez que je vais lui parler ; nous ne vous laisserons mourir qu’autant qu’il n’y aura pas d’autre ressource. Il se peut qu’on obtienne de la laisser ici à souper.

Il s’éloigna là-dessus. Je ne saurais dire quelle inquiétude je ressentis en le voyant s’approcher d’elle ; mais je ne pus les suivre ; ils se dérobèrent dans la foule.

— Est-ce donc vrai, me disais-je, en viendrais-je là ? Eh quoi ! en un instant ? Ô Dieu ! serait-ce là ce que je vais aimer ? Mais après tout, pensai-je, ce sont mes sens qui agissent ; mon cœur n’est pour rien là-dedans.

Ainsi je cherchais à me tranquilliser. Cependant quelques instants après Desgenais me frappa l’épaule. — Nous souperons tout à l’heure, me dit-il ; vous donnerez le bras à Marco ; elle sait qu’elle vous a plu, et cela est convenu.

— Écoutez, lui dis-je, je ne sais ce que j’éprouve. Il me semble que je vois Vulcain au pied boiteux couvrant Vénus de ses baisers, avec sa barbe enfumée dans sa forge. Il fixe ses yeux effarés sur la chair épaisse de sa proie. Il se concentre dans la vue de cette femme, son bien unique ; il s’efforce de rire de joie, il fait comme s’il frémissait de bonheur ; et pendant ce temps-là il se souvient de son père Jupiter, qui est assis au haut des cieux.

Desgenais me regarda sans répondre ; il me prit le bras et m’entraîna. — Je suis fatigué, me dit-il, je suis triste ; ce bruit me tue. Allons souper, cela nous remontera.

Le souper fut splendide, mais je ne fis qu’y assister. Je ne pouvais toucher à rien ; les lèvres me défaillaient. — Qu’avez-vous donc ? me dit Marco. Mais je restais comme une statue, et je la regardais de la tête aux pieds dans un muet étonnement.

Elle se mit à rire. Desgenais aussi, qui nous observait de loin. Devant elle était un grand verre de cristal taillé en forme de coupe, qui reflétait sur mille facettes étincelantes la lumière des lustres, et qui brillait comme le prisme des sept couleurs de l’arc-en-ciel. Elle étendit son bras nonchalant, et l’emplit jusqu’au bord d’un flot doré de vin de Chypre, de ce vin sucré d’Orient que j’ai trouvé si amer plus tard sur la grève déserte du Lido. — Tenez, dit-elle en me le présentant, per voi, bambino mio.

— Pour toi et moi, lui dis-je, en lui présentant le verre à mon tour. Elle y trempa ses lèvres, et je le vidai avec une tristesse qu’elle sembla lire dans mes yeux.

— Est-ce qu’il est mauvais ? dit-elle. — Non, répondis-je. — Ou si vous avez mal à la tête ? — Non. — Ou si vous êtes las ? — Non. — Ah ! donc, c’est un ennui d’amour ? En parlant ainsi dans son jargon, ses yeux devenaient sérieux. Je savais qu’elle était de Naples, et malgré elle, en parlant d’amour, son Italie lui battait dans le cœur.

Une autre folie vint là-dessus. Déjà les têtes s’échauffaient, les verres se choquaient ; déjà montait sur les joues les plus pâles cette pourpre légère dont le vin colore les visages, comme pour défendre à la pudeur d’y paraître ; un murmure confus, semblable à celui de la marée montante, grondait par secousses ; les regards s’enflammaient çà et là, puis tout à coup se fixaient et restaient vides ; je ne sais quel vent faisait flotter l’une vers l’autre toutes ces ivresses incertaines. Une femme se leva, comme dans une mer encore tranquille la première vague qui sent la tempête, et qui se dresse pour l’annoncer ; elle fit signe de la main pour demander le silence, vida son verre d’un coup, et, du mouvement qu’elle fit, elle se décoiffa ; une nappe de cheveux dorés lui roula sur les épaules ; elle ouvrit les lèvres, et voulut entonner une chanson de table ; son œil était à demi fermé. Elle respirait avec effort ; deux fois un son rauque sortit de sa poitrine oppressée ; une pâleur mortelle la couvrit tout à coup, et elle retomba sur sa chaise.

Alors commença un vacarme qui, pendant plus d’une heure que dura encore le souper, ne cessa pas jusqu’à la fin. Il était impossible d’y rien distinguer, ni les rires, ni les chansons, pas même les cris.

— Qu’en pensez-vous ? me dit Desgenais. — Rien, répondis-je ; je me bouche les oreilles et je regarde.

Au milieu de ce bacchanal, la belle Marco restait muette, ne buvant pas, appuyée tranquillement sur son bras nu et laissant rêver sa paresse. Elle ne semblait ni étonnée ni émue. — N’en voulez-vous pas faire autant qu’eux ? lui demandai-je ; vous qui m’avez offert du vin de Chypre tout à l’heure, ne voulez-vous pas y goûter aussi ? Je lui versai, en disant cela, un grand verre plein jusqu’au bord ; elle le souleva lentement, le but d’un trait, puis le reposa sur la table et reprit son attitude distraite.

Plus j’observais cette Marco, plus elle me paraissait singulière ; elle ne prenait plaisir à rien, mais ne s’ennuyait non plus de rien. Il paraissait aussi difficile de la fâcher que de lui plaire ; elle faisait ce qu’on lui demandait, mais rien de son propre mouvement. Je pensai au génie du repos éternel, et je me disais que, si cette pâle statue devenait somnambule, elle ressemblerait à Marco.

— Es-tu bonne ou méchante ? lui disais-je ; triste ou gaie ? As-tu aimé ? veux-tu qu’on t’aime ? aimes-tu l’argent, le plaisir, quoi ? les chevaux, la campagne, le bal ? qui te plaît ? à quoi rêves-tu ? Et à toutes ces demandes le même sourire de sa part, un sourire sans joie et sans peine, qui voulait dire : Qu’importe ? et rien de plus.

J’approchai mes lèvres des siennes ; elle me donna un baiser, distrait et nonchalant comme elle, puis elle porta son mouchoir à sa bouche. — Marco, lui dis-je, malheur à qui t’aimerait !

Elle abaissa sur moi son œil noir, puis le leva au ciel, et, mettant un doigt en l’air, avec ce geste italien qui ne s’imite pas, elle prononça doucement le grand mot féminin de son pays : Forse[2] !

Cependant on servit le dessert ; plusieurs des convives s’étaient levés ; les uns fumaient, d’autres s’étaient mis à jouer, un petit nombre restait à table ; des femmes dansaient, d’autres s’endormaient. L’orchestre revint ; les bougies pâlissaient, on en remit d’autres. Je me souvins du souper de Pétrone, où les lampes s’éteignent autour des maîtres assoupis, tandis que des esclaves entrent sur la pointe du pied et volent l’argenterie. Au milieu de tout cela, les chansons allaient toujours, et trois Anglais, trois de ces figures mornes dont le continent est l’hôpital, continuèrent en dépit de tout la plus sinistre ballade qui soit sortie de leurs marais.

— Viens, dis-je à Marco, partons ! Elle se leva et prit mon bras. — À demain, me cria Desgenais ; et nous sortîmes de la salle.

En approchant du logis de Marco, mon cœur battait avec violence ; je ne pouvais parler. Je n’avais aucune idée d’une femme pareille ; elle n’éprouvait ni désir ni dégoût, et je ne savais que penser, de voir trembler ma main auprès de cet être immobile.

Sa chambre était comme elle, sombre et voluptueuse ; une lampe d’albâtre l’éclairait à demi. Les fauteuils, le sofa, étaient moelleux comme des lits, et je crois que tout y était fait de duvet et de soie. En y entrant, je fus frappé d’une forte odeur de pastilles turques, non pas de celles qu’on vend ici dans les rues, mais de celles de Constantinople, qui sont les plus nerveux et les plus dangereux des parfums. Elle sonna ; une fille de chambre entra. Elle passa avec elle dans son alcôve, sans me dire un mot, et quelques instants après je la vis couchée, appuyée sur son coude, toujours dans la posture nonchalante qui lui était habituelle.

J’étais debout et je la regardais. Chose étrange ! plus je l’admirais, plus je la trouvais belle, plus je sentais s’évanouir les désirs qu’elle m’inspirait. Je ne sais si ce fut un effet magnétique ; son silence et son immobilité me gagnaient. Je fis comme elle, je m’étendis sur le sofa en face de l’alcôve, et le froid de la mort me descendit dans l’âme.

Les battements du sang dans les artères sont une étrange horloge qu’on ne sent vibrer que la nuit. L’homme, abandonné alors par les objets extérieurs, retombe sur lui-même ; il s’entend vivre. Malgré la fatigue et la tristesse, je ne pouvais fermer les yeux ; ceux de Marco étaient fixés sur moi ; nous nous regardions en silence, et lentement, si l’on peut ainsi parler.

— Que faites-vous là ? dit-elle enfin ; ne venez-vous pas près de moi ?

— Si fait, lui répondis-je ; vous êtes bien belle !

Un faible soupir se fit entendre, semblable à une plainte : une des cordes de la harpe de Marco venait de se détendre. Je tournai la tête à ce bruit, et je vis que la pâle teinte des premiers rayons de l’aurore colorait les croisées.

Je me levai et ouvris les rideaux ; une vive lumière pénétra dans la chambre. Je m’approchai d’une fenêtre et m’y arrêtai quelques instants ; le ciel était pur, le soleil sans nuages.

— Viendrez-vous donc ? répéta Marco.

Je lui fis signe d’attendre encore. Quelques raisons de prudence lui avaient fait choisir un quartier éloigné du centre de la ville ; peut-être avait-elle ailleurs un autre appartement, car elle recevait quelquefois. Les amis de son amant venaient chez elle, et la chambre où nous étions n’était sans doute qu’une sorte de petite maison ; elle donnait sur le Luxembourg, dont le jardin s’étendait au loin devant mes yeux.

Comme un liège qui, plongé dans l’eau, semble inquiet sous la main qui le renferme et glisse entre les doigts pour remonter à la surface, ainsi s’agitait en moi quelque chose que je ne pouvais ni vaincre ni écarter. L’aspect des allées du Luxembourg me fit bondir le cœur, et toute autre pensée s’évanouit. Que de fois, sur ces petits tertres, faisant l’école buissonnière, je m’étais étendu sous l’ombrage, avec quelque bon livre, tout plein de folle poésie ! car, hélas ! c’étaient là les débauches de mon enfance. Je retrouvais tous ces souvenirs lointains sur les arbres dépouillés, sur les herbes flétries des parterres. Là, quand j’avais dix ans, je m’étais promené avec mon frère et mon précepteur, jetant du pain à quelques pauvres oiseaux transis ; là, assis dans un coin, j’avais regardé durant des heures danser en rond les petites filles ; j’écoutais battre mon cœur naïf aux refrains de leurs chansons enfantines ; là, rentrant du collège, j’avais traversé mille fois la même allée, perdu dans un vers de Virgile et chassant du pied un caillou. — Ô mon enfance, vous voilà ! m’écriai-je ; ô mon Dieu, vous voilà ici !

Je me retournai. Marco s’était endormie, la lampe s’était éteinte, la lumière du jour avait changé tout l’aspect de la chambre ; les tentures, qui m’avaient semblé d’un bleu d’azur, étaient d’une teinte verdâtre et fanée, et Marco, la belle statue, étendue dans l’alcôve, était livide comme une morte.

Je frissonnai malgré moi ; je regardais l’alcôve, puis le jardin ; ma tête épuisée s’alourdissait. Je fis quelques pas et allai m’asseoir devant un secrétaire ouvert, près d’une autre croisée. Je m’y étais appuyé, et regardais machinalement une lettre dépliée qui avait été laissée dessus ; elle ne contenait que quelques mots. Je les lus plusieurs fois de suite sans y prendre garde, jusqu’à ce que le sens en devînt intelligible à ma pensée à force d’y revenir ; j’en fus frappé tout à coup, quoiqu’il ne me fût pas possible de tout saisir. Je pris le papier et lus ce qui suit, écrit avec une mauvaise orthographe :

« Elle est morte hier. À onze heures du soir, elle se sentait défaillir ; elle m’a appelée et elle m’a dit : Louison, je vas rejoindre mon camarade ; tu vas aller à l’armoire, et tu vas décrocher le drap qui est au clou ; c’est le pareil de l’autre. Je me suis jetée à genoux en pleurant ; mais elle étendait la main, en criant : Ne pleure pas ! ne pleure pas ! Et elle a poussé un tel soupir… »

Le reste était déchiré. Je ne puis rendre l’effet que cette lecture sinistre produisit sur moi ; je retournai le papier et vis l’adresse de Marco, la date de la veille. — Elle est morte ? et qui donc morte ? m’écriai-je involontairement en allant à l’alcôve. Morte ! qui donc ? qui donc ?

Marco ouvrit les yeux ; elle me vit, assis sur son lit, la lettre à la main. — C’est ma mère, dit-elle, qui est morte. Vous ne venez donc pas près de moi ?

En disant cela, elle étendit la main. — Silence ! lui dis-je ; dors, et laisse-moi là. Elle se retourna et se rendormit. Je la regardai quelque temps, jusqu’à ce que, m’étant assuré qu’elle ne pouvait plus m’entendre, je m’éloignai et sortis doucement.


CHAPITRE V


J’étais assis un soir au coin du feu avec Desgenais. La fenêtre était ouverte ; c’était un de ces premiers jours de mars, qui sont les messagers du printemps ; il avait plu, une douce odeur venait du jardin.

— Que ferons-nous, mon ami, lui dis-je, lorsque le printemps sera venu ? Je me sens l’envie de voyager.

— Je ferai, me dit Desgenais, ce que j’ai fait l’an passé : j’irai à la campagne quand ce sera le temps d’y aller.

— Quoi ! répondis-je, faites-vous tous les ans la même chose ? Vous allez donc recommencer notre vie de cette année ?

— Que voulez-vous que je fasse ? répliqua-t-il.

— C’est juste, m’écriai-je en me levant en sursaut ; oui, que voulez-vous que je fasse ? vous avez bien dit. Ah ! Desgenais, que tout cela me fatigue ! Est-ce que vous n’êtes jamais las de cette vie que vous menez ?

— Non, me dit-il.

J’étais debout devant une gravure qui représentait la Madeleine au désert ; je joignis les mains involontairement. — Que faites-vous donc ? demanda Desgenais.

— Écoutez, lui dis-je : si j’étais peintre, et si je voulais peindre la mélancolie, je ne peindrais pas une jeune fille rêveuse, un livre entre les mains.

— À qui en avez-vous ce soir ? dit-il en riant.

— Non, en vérité, continuai-je ; cette Madeleine dans les larmes a le sein gonflé d’espérance ; cette main pâle et maladive, sur laquelle elle soutient sa tête, est encore embaumée des parfums qu’elle a versés sur les pieds du Christ. Ne voyez-vous pas que dans ce désert il y a un peuple de pensées qui prient ? Ce n’est pas là la mélancolie.

— C’est une femme qui lit, répondit-il d’une voix sèche.

— Et une heureuse femme, lui dis-je, et un heureux livre.

Desgenais comprit ce que je voulais dire ; il vit qu’une profonde tristesse s’emparait de moi. Il me demanda si j’avais quelque cause de chagrin. J’hésitais à lui répondre, et je sentais mon cœur se briser.

— Enfin, me dit-il, mon cher Octave, si vous avez un sujet de peine, n’hésitez pas à me le confier ; parlez ouvertement, et vous trouverez en moi un ami.

— Je le sais, répondis-je, j’ai un ami ; mais ma peine n’a pas d’ami.

Il me pressa de m’expliquer. — Eh bien ! lui dis-je, si je m’explique, de quoi cela nous servira-t-il, puisque vous n’y pouvez rien, ni moi non plus ? Est-ce le fond de mon cœur que vous me demandez, ou est-ce seulement la première parole venue, et une excuse ?

— Soyez franc, me dit-il.

— Eh bien ! répliquai-je, eh bien ! Desgenais, vous m’avez donné des conseils en temps et lieu, et je vous prie de m’écouter comme je vous ai écouté alors. Vous me demandez ce que j’ai dans le cœur ; je vais vous le dire.

Prenez le premier homme venu, et dites-lui : Voilà des gens qui passent leur vie à boire, à monter à cheval, à rire, à jouer, à user de tous les plaisirs ; aucune entrave ne les retient, ils ont pour loi ce qui leur plaît ; des femmes tant qu’ils en veulent : ils sont riches. D’autre souci, pas un ; tous les jours sont fêtes pour eux. Qu’en pensez-vous ? À moins que cet homme ne soit un dévot sévère, il vous répondra que c’est de la faiblesse humaine, s’il ne vous répond pas simplement que c’est le plus grand bonheur qui puisse s’imaginer.

Conduisez donc cet homme à l’action ; mettez-le à table, une femme à ses côtés, un verre à la main, une poignée d’or tous les matins, et puis dites-lui : Voilà ta vie. Pendant que tu t’endormiras près de ta maîtresse, tes chevaux piafferont dans l’écurie ; pendant que tu feras caracoler ton cheval sur le sable des promenades, le vin mûrira dans tes caves ; pendant que tu passeras la nuit à boire, tes banquiers augmenteront ta richesse. Tu n’as qu’à souhaiter, et tes désirs sont des réalités. Tu es le plus heureux des hommes ; mais prends garde que tu boiras un soir outre mesure et que tu ne retrouveras plus ton corps prêt à jouir. Ce sera un grand malheur, car toutes les douleurs se consolent, hormis celles-là. Tu galoperas une belle nuit dans la forêt avec de joyeux compagnons ; ton cheval fera un faux pas ; tu tomberas dans un fossé plein de bourbe et tu risqueras que tes compagnons pris de vin, au milieu de leurs fanfares joyeuses, n’entendent pas tes cris d’angoisse ; prends garde qu’ils ne passent sans t’apercevoir, et que le bruit de leur joie ne s’enfonce dans la forêt, tandis que tu te traîneras dans les ténèbres sur tes membres rompus. Tu perdras au jeu quelque soir ; la fortune a ses mauvais jours. Quand tu rentreras chez toi et que tu t’assoiras au coin de ton feu, prends garde de te frapper le front, de laisser le chagrin mouiller tes paupières, et de jeter les yeux çà et là avec amertume, comme quand on cherche un ami ; prends garde surtout de penser tout à coup, dans ta solitude, à ceux qui ont par là, sous quelque toit de chaume, un ménage tranquille, et qui s’endorment en se tenant la main ; car, en face de toi, sur ton lit splendide, sera assise, pour toute confidente, la pâle créature qui est l’amante de tes écus. Tu te pencheras sur elle pour soulager ta poitrine oppressée, et elle fera cette réflexion que tu es bien triste, et que la perte doit être considérable ; les larmes de tes yeux lui causeront un grand souci, car elles sont capables de laisser vieillir la robe qu’elle porte et de faire tomber les bagues de ses doigts. Ne lui nomme pas celui qui t’a gagné ce soir ; il se pourrait qu’elle le rencontrât demain et qu’elle fît les yeux doux à ta ruine. Voilà ce que c’est que la faiblesse humaine ; es-tu de force à avoir celle-là ? Es-tu un homme ? prends garde au dégoût ; c’est encore un mal incurable ; un mort vaut mieux qu’un vivant dégoûté de vivre. As-tu un cœur ? prends garde à l’amour ; c’est pis qu’un mal pour un débauché, c’est un ridicule ; les débauchés paient leurs maîtresses, et la femme qui se vend n’a droit de mépris que sur un seul homme au monde, celui qui l’aime. As-tu des passions ? prends garde à ton visage ; c’est une honte pour un soldat de jeter son armure, et pour un débauché de paraître tenir à quoi que ce soit ; sa gloire consiste à ne toucher à rien qu’avec des mains de marbre frottées d’huile, sur lesquelles tout doit glisser. As-tu une tête chaude ? si tu veux vivre, apprends à tuer ; le vin est parfois querelleur. As-tu une conscience ? prends garde à ton sommeil ; un débauché qui se repent trop tard est comme un vaisseau qui prend l’eau ; il ne peut ni revenir à terre ni continuer sa route ; les vents ont beau le pousser, l’Océan l’attire ; il tourne sur lui-même et disparaît. Si tu as un corps, prends garde à la souffrance ; si tu as une âme, prends garde au désespoir. Ô malheureux ! prends garde aux hommes ; tant que tu marcheras sur la route où tu es, il te semblera voir une plaine immense où se déploie en guirlande fleurie une farandole de danseurs qui se tiennent comme les anneaux d’une chaîne ; mais ce n’est là qu’un mirage léger ; ceux qui regardent à leurs pieds savent qu’ils voltigent sur un fil de soie tendu sur un abîme, et que l’abîme engloutit bien des chutes silencieuses sans une ride à sa surface. Que le pied ne te manque pas ! La nature elle-même sent reculer autour de toi ses entrailles divines ; les arbres et les roseaux ne te reconnaissent plus ; tu as faussé les lois de ta mère, tu n’es plus le frère des nourrissons, et les oiseaux des champs se taisent en te voyant. Tu es seul ! Prends garde à Dieu ! tu es seul en face de lui, debout comme une froide statue, sur le piédestal de ta volonté. La pluie du ciel ne te rafraîchit plus, elle te mine, elle te travaille. Le vent qui passe ne te donne plus le baiser de vie, communion sacrée de tout ce qui respire ; il t’ébranle, il te fait chanceler. Chaque femme que tu embrasses prend une étincelle de ta force sans t’en rendre une de la sienne ; tu t’épuises sur des fantômes ; là où tombe une goutte de ta sueur, pousse une des plantes sinistres qui croissent aux cimetières. Meurs ! tu es l’ennemi de tout ce qui aime ; affaisse-toi sur ta solitude, n’attends pas la vieillesse ; ne laisse pas d’enfant sur la terre, ne féconde pas un sang corrompu ; efface-toi comme la fumée, ne prive pas le grain de blé qui pousse d’un rayon de soleil !

En achevant ces mots, je tombai sur un fauteuil, et un ruisseau de larmes coula de mes yeux. — Ah ! Desgenais, ajoutai-je en sanglotant, ce n’est pas là ce que vous m’avez dit. Ne le saviez-vous donc pas ? et si vous le saviez, que ne le disiez-vous ?

Mais Desgenais avait lui-même les mains jointes ; il était pâle comme un linceul, et une longue larme lui coulait sur la joue.

Il y eut entre nous un moment de silence. L’horloge sonna ; je pensai tout à coup qu’il y avait juste un an qu’à pareil jour, à pareille heure, j’avais découvert que ma maîtresse me trompait.

— Entendez-vous cette horloge ? m’écriai-je ; l’entendez-vous ? Je ne sais ce qu’elle sonne à présent ; mais c’est une heure terrible et qui comptera dans ma vie.

Je parlais ainsi dans un transport et sans pouvoir démêler ce qui se passait en moi. Mais presque au même instant un domestique entra précipitamment dans la chambre ; il me prit la main, m’emmena à l’écart, et me dit tout bas : Monsieur, je viens vous avertir que votre père se meurt ; il vient d’être pris d’une attaque d’apoplexie et les médecins désespèrent de lui.

  1. Semblable au malade qui ne trouve pas de repos dans son lit, mais qui, en se retournant, secoue ses souffrances.
  2. Peut-être.