La Courtisane et le Rischi, légende bouddhiste

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POESIE

LA COURTISANE ET LE RISCHI
[LEGENDE BOUDHISTE]


Pour comprendre la Vie immortelle et divine
L’homme doit vivre la Douleur de l’Univers.


I. LA VOIE SUPRÊME


C’est la montagne verte et sainte
Où l’éclair des Sages brilla ;
Ce paradis a pour enceinte
Les dômes de l’Himalaya.
Dans ses bois vierges, sans tempêtes.
S’aiment les oiseaux et les bêtes ;
Sur ses lacs aux reflets tremblans
Glissent les vols des cygnes blancs,
Les hérons bleus, les flamans roses,
Qui savent les divines choses.
Mais sur ses sommets radieux,
Sous les cèdres aux larges cimes
Vivent les rischis magnanimes,
Solitaires aimés des Dieux.

C’est là que le Bouddha, le vainqueur des trois mondes
Enseignait dans la paix ses disciples choisis ;
Illusions, désirs et haines vagabondes
Fuyaient comme un nuage aux contours indécis.
Son verbe fort frayait les quatre voies sublimes ;
Son verbe lumineux sous le cèdre géant
Était pareil aux eaux ruisselantes des cimes :
On les entend mugir d’abîmes en abîmes,
Mais leurs torrens sans nombre ont soif de l’Océan.

Il disait : « Écoutez ces ondes
Que nul vallon ne peut saisir ;
Sentez la détresse des mondes
Perdus aux gouffres du désir.
Les bêtes dans les bois rugissent,
Les hommes se tuent, se maudissent
Et Haine, Amour, Plaisir, Remords,
La Maladie avec la Mort,
Font tourner cette roue immense
Qui toujours crie et recommence.
C’est le Vampire-Volupté,
C’est le Désir, la soif de vivre
Pour soi, dont l’homme vain s’enivre
Qui tue en lui la Vérité !

Ces maux de l’Univers, sachez-le, sont les vôtres,
Car vous les enfantez dans l’âpre passion.
Oubliez-vous ; mourez dans la douleur des autres
Par la Pitié, mère de la Rédemption.
À l’amour infini vous vous sentirez naître
Et vous respirerez un souffle vaste et pur ;
Votre âme se fondra dans l’Océan de l’Être
Comme la goutte claire au sein du lac d’azur. »

« — O Maître, avec toi je m’enivre
Du ciel sans borne où vont tes pas.
L’œil ébloui je veux te suivre ;
J’essaye, — mais je ne puis pas.
J’ai beau souffrir, — j’aime la vie.
Dans ma poitrine inassouvie
Les colombes avec les fleurs
Sèment des mots ensorceleurs ;
La nature ardente, infinie,

Me trouble avec sa symphonie.
Bientôt les roses vont fleurir.
L’univers chante dans mon âme,
Et c’est du baiser d’une femme
Que je voudrais vivre et mourir ! »

Ainsi parlait, le cœur ouvert et l’œil limpide,
Anannda, du Bouddha le disciple très cher.
Anannda rayonnait d’un front chaste et languide
Comme un rêve d’amour descendu dans la chair.
Le Maître gravement lui répondit : « J’éveille
L’esprit qui dort, mais la douleur t’enseignera.
Je t’ai montré la cime aux splendeurs sans pareilles.
La forêt des vivans va t’ouvrir ses merveilles ;
Viens, suis-moi dans le monde où ton cœur pâtira. »


II. TENTATION


Tous deux, le Maître et le disciple,
Le jeune homme et le Baghavat,
Descendent l’escalier multiple
Aux larges flancs de l’Himavat.
Et dans la plaine, au bord du fleuve
Où la caravane s’abreuve,
Voici Hadinour, la cité
D’où sort un vent de volupté.
Près de la grande porte, un groupe
De femmes s’agite et s’attroupe
Devant le rischi pour le voir.
Elles se tordent et gémissent,
Et de leurs bouches qui frémissent
Jaillit ce cri de désespoir :

« — Raoula, la démonne et courtisane et chienne,
De son charme infernal désole Hadinour ;
Prêtresse de Kali, la sombre magicienne
Nous ravit nos époux, nos fils comme un vautour,
Délivre-nous ! Qu’à ton regard l’Infâme expire…
Son autre est la forêt terrible — que voilà ! »
Çakia Mouni leur dit avec un doux sourire :
« — Je ne suis point venu sur terre pour détruire,
Mais pour sauver. Allons, mon fils, vers Raoula. »

La forêt drue et ténébreuse
Engloutit les deux pèlerins ;
Dans l’épaisseur luxurieuse
Filtrent des éclairs purpurins.
On entend des cris et des râles
Et des fleurs rouges en spirales
Pleuvent des baobabs noueux.
L’herbe jaillit d’étangs boueux,
Les serpens sifflent, les panthères
Brament sous les impurs mystères.
L’air frissonne, flambe et pâlit,
La forêt en sueur ruisselle
Sous l’haleine chaude et mortelle
Qui vient du temple de Kali.

Le voici qui s’étage en assises énormes
Que portent sur leur dos des dragons monstrueux ;
Dans ses piliers trapus s’enchevêtrent les formes
De tous les animaux fauves et tortueux.
Et terrible, au sommet de l’âpre pyramide,
La quadruple déesse, assise, les seins nus,
Aux quatre coins du ciel tend ses huit mains avides,
Et tout l’Univers brûle à ses souffles torrides
Et vient chercher la mort entre ses bras charnus.

Du temple sortent des esclaves
Qui portent dans un palanquin
Une femme aux membres suaves
Vers l’étang qui l’invite au bain.
Sa chevelure s’entortille
Comme un serpent sous la charmille
En noirs anneaux sur son sein brun.
Autour d’elle flotte un parfum,
Un nimbe jaune, une magie
De volupté, de léthargie.
Quand son beau corps pâmé d’amour
Se baigne dans l’eau qui soupire,
Le désir aux dents de vampire
Mord les hommes dans Hadinour.

De la nuit de ses yeux tombe un charme morbide ;
Il glisse savamment de leur sombre miroir,
Et malheur à celui qui boit leur long fluide

Ainsi qu’un philtre bleu du fond d’un vase noir !
Déjà la courtisane à la chair triomphale
A surpris le frisson de l’enfant vierge et beau.
Avec un long regard, la magicienne pâle
Jette au front d’Anunnda la rose de Bengale
Dont la feuille a gardé la tiédeur de sa peau.

Mais le Maître, qui tient les palmes
D’amour que rien ne peut flétrir,
Fixe de ses prunelles calmes
Son jeune ami prêt à faillir.
Par une vision soudaine
Il lui montre, — troupe lointaine
Qu’un baiser terrible aveugla, —
Les victimes de Raoula ;
Il lui fait voir ces pauvres âmes,
Ces corps toujours vêtus de flammes
Que tissent leurs désirs flagrans ;
Et lorsque dans d’affreux supplices
Leurs mains arrachent ces cilices,
Ils renaissent plus dévorans.

Le disciple les voit se ruant aux chimères,
Chassant de vie en vie un rêve de plaisir,
Et de leurs doigts crispés étreignant des vipères
Qui leur mangent le cœur d’un sauvage désir.
Pris de pitié, l’enfant aux yeux pleins de tendresse
Dit à la courtisane en étendant le bras :
« — Je te plains, Raoula, cruelle enchanteresse !
Des flammes, des serpens naissent de ta caresse ;
Ce que tu fais souffrir, ah ! tu le souffriras ! »

Mais, comme un boa qui se dresse
Sous l’aiguillon de son dompteur,
Raoula, la sombre prêtresse,
Lève son front fascinateur :
« — Sois maudit, Anannda, mon rêve !
Il est trop tard pour m’oublier !…
De loin je saurai te lier ;
Aux gouffres comme aux altitudes,
Dans l’horreur de tes solitudes
C’est moi, c’est moi que tu verras.
Dans mes amours, dans mon délire,

C’est toi, toi seul que je désire…
Et tu reviendras dans mes bras ! »

Et l’œil de Raoula lance dans sa furie
Un dard chargé d’amour et de charme infernal.
Il touche au cœur l’enfant épouvanté, qui crie :
« — O divin Baghavat, sauve-moi de ce mal ! »
Le Bouddha que le cœur des mondes illumine
Répondit d’un regard profond comme les mers :
« — Je t’ai montré la voie, Anannda, va, chemine.
Pour comprendre la Vie immortelle et divine,
L’homme doit vivre la Douleur de l’Univers. »


III. RÉDEMPTION D’AMOUR


Or le Bouddha quitta la terre
Pour le Nirvana glorieux ;
Le disciple — en sa tache austère —
Vécut humble et silencieux,
Mais dans son âme tendre et pure
Brûlait, éternelle torture,
La courtisane et son regard,
Et lorsqu’il arrachait ce dard
De la blessure encore saignante,
La flèche y rentrait, lance ardente
De souffrance aiguë et d’amour.
Voici qu’en prêchant la parole
Du maître divin qui console
Il entra seul dans Hadinour.

Sur la place écumait une foule houleuse
Autour d’un échafaud, hurlant : « C’est Raoula ! »
Des bourreaux y traînaient une femme anxieuse,
Et le peuple criait : « La voilà ! la voilà ! *
Coupez-lui pieds et mains ! » Les bourreaux la saisirent.
La lièrent au bloc muette de terreur.
Une hache brilla ; les chairs en tressaillirent,
Et dans l’air déchiré des cris affreux jaillirent…
La moelle dans les os en frissonnait d’horreur.

« Voilà la belle tentatrice
Qui jadis nous glaçait d’effroi,
Sans pieds, sans mains, — et c’est justice !
Elle a séduit le fils du roi !
Et maintenant — qu’on la couronne ! »
Ainsi parlait une matrone.
Et hors la ville le bourreau
Sur un sordide tombereau
Traîna la pâle mutilée.
Là, de boue et de sang souillée,
Loin des brahmanes et des saints,
On la jeta sur une pierre,
— Vivante encore, — au cimetière,
Des parias, des assassins.

Et le peuple insultait cette larve sinistre
Qui se tordait parmi de hideux ossemens,
Et féroce il chantait en agitant le sistre :
« Où sont-ils ses parfums, ses fards et ses amans ? »
Mais Anannda, bravant la honte et l’anathème,
Toucha la courtisane et la prit dans ses bras.
Sa bouche vierge se posa sur ce front blême ;
Dans un divin transport, il s’écria : « Je t’aime
D’un amour éternel… et par lui tu vivras ! »

Et soutenant l’Agonisante
Entre ses bras, — il lui parla
De sa voix tendre et caressante :
« Ah ! tu disais bien, Raoula,
Dans ton orgueil et ton ivresse,
Qu’à toi je penserais sans cesse.
Quand tu fus riche en volupté,
J’ai fui ton charme redouté ;
Mais pauvre, mutilée, infâme,
Je t’aime !… L’amour de mon âme
N’est pas l’amour que tu rêvas.
Il est sans peur, il est immense.
Il souffre toute la souffrance
Pour t’ouvrir le ciel des Dévas !… »

Comme l’azur profond qu’un grand astre illumine.
L’œil d’Anannda plongeait dans l’œil fixe et hagard
De la mourante ; et, douce, une larme divine

De tendresse et d’amour filtra de son regard.
Raoula reposait comme en un lit de roses ;
Dans ses yeux, une aurore essaya de surgir,
Ces yeux auraient voulu lui dire tant de choses
Un éclair dilata leurs paupières mi-closes,
Et puis tout s’éteignit dans le dernier soupir.

Les jours, les mois, les ans passèrent.
Enfin, au seuil de l’Himavat,
Anannda, — que les Dieux aimèrent, —
Rendit son âme au Baghavat,
Qu’on nomme Roi des Solitaires.
Son âme, ouverte aux grands mystères,
Sur la route du Nirvana
Triste et seule s’achemina.
Il traversa les monts sublimes,
Les neiges et les hautes cimes,
Forts de glace, mornes cités,
Où meurt la Plainte et l’Espérance
Mais où l’Ombre de la Souffrance
Habite les immensités.

Regrettant à demi la terre où le cœur brûle,
Entre des monts abrupts, au versant opposé,
Il aperçut un lac tranquille, au crépuscule,
Un lac dormant et bleu sous un voile rosé.
Un peuple de lotus ondulait sur la rive
Et gémissait parfois sous la molle vapeur ;
Car chaque fleur cachait, prisonnière plaintive,
Une âme — expiant là, tremblante sensitive,
Ses péchés en silence, en la froide torpeur.

Et voici — merveilleuse aurore —
S’entrouvrir un lotus en fleur.
Le pèlerin en vit éclore
Une belle âme en sa blancheur.
Et jaillir un corps diaphane
Aux bras couleur de cymophane,
Les yeux voilés d’un long sommeil,
Tristes encor de leur réveil.
Elle ruisselait reposée
D’un bain d’azur et de rosée.
O joie ! ô réveil radieux !

Et la voix de cette âme nue,
Douce, cristalline, ingénue,
Vibra, beau lys mélodieux :

« — Dis, me reconnais-tu, mon rischi, mon génie,
Et vois-tu sur mon sein briller ce fier diamant ?
C’est ta larme d’amour… cette larme bénie :
Les Dévas l’ont changée en un pur talisman.
Non, ils ne m’aimaient pas, ceux qui dans leur ivresse
Ont possédé ma chair. Un seul, un seul m’aima.
La souffrance et la mort ont ému ta tendresse ;
Cette larme de feu sauva la pécheresse,
Cette larme d’amour m’a fait croire en Brahma ! »

Et l’Ame blanche, l’Ame humide
Dans un baiser doux et fluide
Montait aux lèvres d’Anannda,
Et le rischi se demanda
Si dans la fusion profonde
L’enveloppait l’Ame du Monde ?

Mais sortant du lotus, radieuse en son charme.
L’âme de Raoula lui fit ce grand serment :
« — Dans mon éternité j’emporte cette larme
Qui brille sur mon cœur, étoile de diamant ! »
« — Et moi, dit le rischi, resplendissant de gloire,
O suprême bonheur, ô suprême victoire,
Ton baiser, je l’emporte au fond du firmament ! »

EDOUARD SCHURE.