La Crise havaïenne - Une tentative d’annexion

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La Crise havaïenne - Une tentative d’annexion
Revue des Deux Mondes3e période, tome 116 (p. 172-196).
LA
CRISE HAVAIENNE

L’instinctive prévoyance qui pousse les grandes puissances maritimes à prendre position, et, devançant les événemens, à procéder au partage de l’Afrique, les attire aussi à l’autre extrémité du monde, dans l’Océan-Pacifique. Là, ce n’est plus un continent à répartir qui éveille leurs convoitises ; ce continent est pris, l’Angleterre le détient ; s’il lui échappe, ce sera pour affirmer son indépendance, pour revendiquer son incontestable prépondérance dans l’Océanie du Sud, pour y devenir un vaste et puissant empire. Mais, en dehors de l’Australie, que d’îles verdoyantes et fertiles, que d’archipels aux richesses connues ou entrevues, dont la population s’éteint au contact de notre civilisation et que surveillent l’Angleterre et la France, l’Allemagne, l’Espagne et la Hollande !

Elles ont pris pied, et, solidement assises, attendent l’heure, moins soucieuses, quelques-unes, de s’emparer de ces terres nouvelles que d’empêcher leurs rivales de les occuper. Phase d’attente et de transition qui ne saurait longtemps durer, qu’une mainmise par l’une d’elles convertira en une ère d’annexion, de partages à l’amiable ou en luttes ouvertes. Déjà, en tous sens, s’exercent les influences avouées ou occultes, préliminaires obligés ; les escales navales se multiplient, chaque nation tenant à familiariser les indigènes avec la vue de son pavillon, à les impressionner par le déploiement de ses forces, à les amener, par ses missionnaires et ses trafiquans, par la persuasion morale ou l’appât du gain, à se déclarer ses cliens en attendant de devenir ses protégés ou ses sujets ; chacune d’elles a sa pierre d’attente.

L’Angleterre occupe l’Australie et la Nouvelle-Zélande, les Fidji et le sud de la Nouvelle-Guinée, dont l’Allemagne possède la partie septentrionale et aussi l’archipel Bismarck, les Salomon et les Marshall. La France a Taïti, les Marquises, la Nouvelle-Calédonie, l’archipel de la Société et les Gambier. L’Espagne a les Philippines, les Mariannes et les Carolines ; la Hollande, la plus grande partie de l’archipel d’Asie : Sumatra, Java, Bornéo, les Célèbes et l’ouest de la Nouvelle-Guinée.

Les États-Unis n’ont rien encore. Ni dans l’Océan-Atlantique, sur lequel ils déroulent 10,000 kilomètres de côtes, ni dans le golfe du Mexique, qu’ils bordent sur 5,000 et où se déverse le Père des Eaux, le gigantesque Mississipi, ni dans l’Océan-Pacifique, au long duquel ils déploient leur façade de 3,000 kilomètres, ils ne possèdent aucune terre insulaire. Et cependant les occasions ne leur ont pas manqué d’en acquérir. Il leur en fut offert et ils les ont refusées. Ils avaient mieux à faire. Si riche que fût Cuba, la perle des Antilles et le fleuron de la couronne d’Espagne, elle ne valait pas, pour eux, les terres fertiles et les inépuisables mines d’or et d’argent de la Californie, de l’Arizona, du Colorado, du Montana, du Nevada. Les dépouilles du Mexique les tentaient plus que les terres des Caraïbes, terres que leurs capitaux, leur commerce, leurs colons convertissaient en autant de satellites gravitant autour de l’Union, relevant d’elle, qui en avait le profit sans les charges.

En ce faisant, ils obéissaient à leurs traditionnels erremens, à leur Manifest Destiny, formule retrouvée plutôt que créée par leurs hommes d’État, par eux dégagée des premiers balbutiemens politiques d’un grand peuple. Cette Manifest Destiny était, sous sa forme élastique et vague, grosse de conséquences et d’événemens ; elle pouvait se prêter à tout. Quand, pour la première fois, sous la présidence de James K. Polk, en 1845, lors des débats relatifs à l’admission de la Floride et du Texas, elle fut proclamée, elle fut aussi précisée. Elle signifiait alors qu’en droit, l’Amérique du Nord devait appartenir tout entière aux États-Unis ; qu’en fait, leur politique d’annexion ne devait pas avoir d’autre objectif[1].

Depuis, près d’un demi-siècle s’est écoulé, et, dans cet intervalle, la superficie de l’Union a plus que doublé, la population plus que triplé, la richesse plus que décuplé[2]. Si l’annexion du continent n’est pas achevée, ni près encore de l’être, si le Canada au nord et le Mexique au sud restent indépendans, ils ont cessé d’être des barrières et ne sauraient être des adversaires. Le meilleur de ce continent appartient aux États-Unis ; le temps et l’intérêt bien compris feront le reste.

Ce premier et grand résultat partiellement obtenu, les États-Unis sont-ils, comme on pourrait le croire, à la veille d’une orientation nouvelle ? Leur dernière extension continentale date de près d’un demi-siècle ; elle a précédé et déterminé la crise de la guerre de sécession, et, pendant quarante-cinq ans, absorbé toutes les forces vives de la nation. Celle-ci a dû coloniser et défricher ; après la guerre avec le Mexique faire face à la guerre civile, en panser les plaies. Aujourd’hui, une occasion s’offre à elle, non plus de conquérir des provinces grandes comme des royaumes, mais de s’annexer un royaume à peine aussi grand qu’une province d’Europe, et, pour le faire, de renoncer à la politique traditionnelle, d’inaugurer l’ère de l’expansion insulaire et de créer, à 700 lieues de ses côtes, un État nouveau.

En Europe, on tient la chose pour faite ; aux États-Unis, la presse la discute, les politiciens s’agitent et le congrès hésite. Si, à certains égards, la proie semble de mince importance et les risques peu en proportion avec les bénéfices, un examen plus attentif est pour amener à d’autres conclusions. En tout état de choses la décision à prendre est grave et l’annexion du royaume havaïen aurait une bien autre importance que ne semblent le comporter son étendue restreinte et sa population réduite.


I

Quand, remontant l’Océan-Pacifique, le navigateur franchit la ligne et s’élève vers le nord, il voit se dérouler devant lui une mer sans fin ; les îles sont rares, largement espacées ; sur les eaux profondes, les attols ont disparu, les îlots ne jalonnent plus sa route, reliant les hautes terres, annonçant leur voisinage. Sur les flots solitaires, on n’aperçoit plus les pirogues des pêcheurs, les voiles blanches des goélettes. Seuls, de loin en loin, quelques grands navires à vapeur fuient à l’horizon, trouant l’Océan de leur hélice, traçant sur l’eau un sillage profond, déployant dans l’air leur panache de fumée. Ils viennent de San-Francisco ou de Honolulu, ils se rendent en Australie, en Chine ou au Japon ; ils sont chargés de laine, de sucre, de thé, de soie, d’or, des produits du monde entier ; ce qu’un seul d’entre eux transporte eût exigé toute une flotte du temps de Colomb et vaut plus que le chargement d’une caravelle de galions. Ils relient l’Océanie à l’Europe, à l’Asie, à l’Amérique, et, dans le Pacifique du Nord, leur point de convergence, leur centre de ravitaillement se trouve dans la plus haute terre polynésienne, dans l’Archipel havaïen.

Il se compose de huit îles et décrit une courbe du sud-est au nord-ouest. Sa superficie totale est de 22,070 kilomètres carrés, sa population de 96,000 âmes. Il a pour capitale Honolulu, pour souverain une reine : Lydia Liliuokalani. Il constitue un royaume autonome, indigène, indépendant jusqu’ici.

Situé à 700 lieues des côtes de l’Amérique, à 1,400 de celles de l’Asie, ce royaume est peu connu, son histoire moins encore ; elle n’était guère pour intéresser l’Europe ; il a fallu, pour éveiller son attention, l’exposition de 1889, l’étonnement avec lequel on apprit que dans cet heureux État on ne trouverait pas un homme ou une femme ne sachant lire, écrire et compter ; il a fallu la nouvelle qu’une insurrection venait d’éclater et qu’une délégation se rendait à Washington pour solliciter du congrès l’annexion aux États-Unis du royaume havaïen.

Par quel singulier concours de circonstances, cet archipel, où l’on ne compte que 2,000 résidens américains, où la population indigène est de beaucoup encore la plus nombreuse, où elle est restée indépendante et fière, soucieuse de sa liberté, attachée à ses chefs, se déclarait-il ainsi brusquement prêt à aliéner sa nationalité, à répudier ses traditions monarchiques et à devenir terre américaine, lui en qui se résumaient et se concentraient les aspirations de cette race canaque, récemment née à la civilisation et qui, sur 1,000 lieues de longueur et autant de largeur, peuple les archipels océaniens ? Comment le rêve d’une annexion, caressé depuis cinquante ans par une poignée de colons, menaçait-il de devenir une réalité ? Qu’allait dire l’Europe, qu’allaient faire les États-Unis ? À quelle cause attribuer ces événemens ? Ils sont, ainsi que les conséquences qu’ils entraînent, la résultante d’un état de choses qui vaut d’être exposé, car il éclaire tout un côté peu connu de l’histoire de cette partie du monde qui a nom l’Océanie et dans laquelle nous avons un passé, des intérêts, des devoirs et un avenir.

Avides d’air et de lumière, impatientes de germer, grandir et fleurir, certaines races, ainsi que certaines plantes tardivement écloses, se hâtent et s’efforcent de regagner le temps perdu. Celles-ci, secouant le long sommeil de l’hiver, la paresseuse somnolence du printemps, fiévreusement étalent leur frêle feuillage aux rayons incertains du soleil ; celles-là, tard venues, sorties à peine de la barbarie, réveillées de leur séculaire torpeur par le sifflement strident de la locomotive qui fuit, du bateau à vapeur qui passe, aspirent à vivre, agir et penser. La civilisation les appelle ; elles vont à elle, séduites par ses merveilles, promptes à l’accueillir, emportées par un souffle de progrès qui gonfle leur poitrine, par un rêve d’avenir qui éblouit leur imagination.

Le monde s’ébranle, il marche, elles ont hâte de le suivre. Sur les flots bleus du Pacifique que sillonnaient seules, il y a moins d’un siècle, les légères pirogues indigènes, dans ces lointains archipels où les vaisseaux entrevus de Juan Gaetano, de Cook et de Vancouver avaient passé comme un rêve flottant, naïvement et pieusement transmis de génération en génération, les paquebots rapides, les clippers élancés de l’Europe et de l’Amérique se croisent. Une ère nouvelle s’ouvre. Forçant sa marche, doublant les étapes, la race polynésienne est venue revendiquer, elle aussi, son rang parmi les nations civilisées, sa place au soleil.

Ni hésitation ni temps d’arrêt dans son impatient élan, pas un retour en arrière, pas un regret pour le passé, depuis le jour où, domptés par la conquête, façonnés et disciplinés par la rude main de Kaméhaméha Ier, les Havaïens se sont éveillés au sentiment de leur vie nationale, et ont puisé dans la soumission à un chef de génie la conscience du rôle auquel ils pouvaient prétendre. Ce n’était encore qu’un rêve, indistinct et confus, non sans grandeur, probablement destiné à ne se réaliser jamais, mais qui aura bercé d’un lumineux espoir la courte vie d’un peuple auquel le temps aura manqué pour devenir ce qu’il pouvait être, pour montrer ce qu’il pouvait faire. Son histoire n’est autre que celle des étapes successivement franchies pour atteindre un idéal qui fuyait devant lui. Huit souverains ont régné sur ce petit peuple : la dynastie des Kaméhaméha, du premier au cinquième de ce nom, puis Lunalilo, Kalakaua et Lydia Liliuokalani, la reine actuelle. De ces huit souverains, quatre surtout, Kaméhaméha Ier, Kaméhaméha IV, Kaméhaméha V et Kalakaua incarnent en eux le rêve dont nous parlons. Ils le servirent et le suivirent.

Plus vaste que le cadre dans lequel il naquit, embrassant un ensemble de terres océaniennes soupçonnées plutôt que connues, ce rêve fut conçu par le cerveau puissant du fondateur de la dynastie. Il y voyait le complément de son œuvre ; il ambitionnait d’étendre à toute la race polynésienne disséminée dans des archipels lointains, dont d’antiques légendes affirmaient l’existence et dont les Havaïens se disaient issus, les bienfaits d’une unité nationale ; il voulait grouper une nation de plusieurs millions d’hommes autour d’un chef, qui serait lui. Cette création d’un empire polynésien, contre laquelle tout militait : les distances énormes, les moyens de les franchir, les périls de la conquête toute chimérique et impraticable qu’elle fut alors, ne pouvait germer que dans la tête d’un homme ignorant des obstacles, habitué à les voir plier devant sa volonté, épris de l’inconnu, ne sachant du dehors que ce que lui en révélaient les vieux chants canaques, les mêlés qui avaient bercé son enfance.

Nous avons eu l’occasion de retracer ici même[3] la carrière de ce petit chef de l’île Havaï, homme de guerre, diplomate, organisateur, qui, par la force, la ruse et la patience, conquit l’archipel entier, l’asservit à ses lois, fonda une dynastie et mourut, laissant un peuple là où, avant lui, n’existait qu’un ramassis de tribus toujours en guerre, l’ordre où sévissait l’anarchie, une civilisation naissante sur cette terre de la barbarie. En lui s’incarnaient les aptitudes particulières de cette race polynésienne, physiquement robuste et belle, indépendante et fière, intellectuellement prompte à comprendre et à s’assimiler, habile à s’exprimer, généreuse et hospitalière, race de grands enfans, avides d’histoires et de merveilleux, travailleurs à leurs heures, paresseux avec délices, guerriers intrépides et amoureux des plaisirs. Par un côté il différait d’eux, et par ce côté il leur fut supérieur. Ainsi que l’indiquait son nom de Kaméhaméha, le Solitaire, il n’avait ni leur sociabilité excessive ni leur excessive mobilité d’esprit. Capable de concevoir un plan, d’en préparer les moyens d’exécution et de le mener à bien, il était né pour commander et, d’instinct, on lui obéissait.

De haute stature, comme tous les Alii ou chefs, il était renommé pour sa force herculéenne et pour sa bravoure. Il avait le front large et haut, les yeux grands et profonds, ombragés par des sourcils touffus, des lèvres épaisses, le nez fort, les joues pleines, le cou puissant, un vrai cou de taureau, le regard tour à tour sévère et froid, doux et bienveillant. Indifférent aux plaisirs, inaccessible à la crainte, ambitieux et résolu, il se montra souvent cruel et sanguinaire. Ses défauts furent ceux de sa race et de son milieu, ses qualités lui furent personnelles et le mirent sans conteste au premier rang parmi tous les chefs polynésiens.

Vainqueur de ses rivaux, souverain de l’archipel, il caressait le rêve d’agrandir son domaine, d’en faire le centre d’un empire. Il s’en ouvrit à Vancouver, le grand navigateur anglais, dont les indigènes ne prononcent encore le nom qu’avec respect. Les trois visites que Vancouver fit aux îles Havaï, en 1792, en 1793 et en 1794, coïncidèrent avec la période décisive de la vie de Kaméhaméha. Il luttait alors, sur terre et sur mer, contre ses ennemis coalisés, supérieurs en nombre, que déroutaient son audace et son activité. Vancouver le vit, et l’accueil que lui fit, la confiance que lui témoigna ce chef barbare, l’intéressèrent à lui. À chacune de ses escales, il constatait une conquête nouvelle, une discipline, un ordre et une organisation jusqu’alors inconnus. Il pressentait en cet ambitieux l’instrument inconscient du progrès, il voyait qu’en substituant son autorité à celle de tous ces chefs qu’il dépossédait et asservissait, ce conquérant substituerait aussi l’ordre au désordre, la paix et la sécurité à la guerre et au pillage.

À Vancouver, dès sa seconde visite, Kaméhaméha fit part de ses projets et ne reçut de lui que des encouragemens et de sages conseils. L’Angleterre était alors la seule puissance maritime dont le pavillon se montrât sur ces mers lointaines, la seule à y exercer un contrôle qui prenait déjà les allures d’un protectorat. Ni la France, absorbée par sa lutte contre l’Europe, ni les États-Unis, naissans et cantonnés sur l’Atlantique, n’étaient à même d’entreprendre ces croisières de plusieurs années dont son commerce avec la Chine faisait obligation à la Grande-Bretagne. Maîtresse des mers, elle en faisait la police, réprimant la piraterie, habile à se concilier le bon vouloir des tribus et des chefs.

Le bois de sandal abondait aux îles, et déjà faisait l’objet d’un commerce maritime avec la Chine ; de loin en loin, quelques goélettes se hasardaient à mouiller au long des côtes et à acheter aux indigènes ce bois précieux. Lors de sa première visite, Vancouver obtint de Kaméhaméha sa protection pour ces trafiquans européens ; il lui promit en retour quelques présens utiles, à sa relâche suivante. Il revint, en effet, le 14 février 1793, ramenant avec lui, des côtes d’Amérique, un taureau, cinq vaches, des brebis et quelques béliers. Les grands troupeaux qui paissent aujourd’hui les pâturages de l’Archipel proviennent de ce présent de Vancouver. Pour protéger ces animaux et leur permettre de se multiplier, Kaméhaméha imposa un tabou sacré qui ne fut levé qu’après plusieurs années.

Quand, le 21 février 1794, Kaméhaméha se rendit, pour la dernière fois, à bord du vaisseau de Vancouver qui partait le lendemain, ce fut les larmes aux yeux qu’il prit congé de celui qu’il nommait son ami. Alors eut lieu entre eux un entretien qui devait avoir plus tard des conséquences qu’ils n’entrevoyaient peut-être ni l’un ni l’autre. Kaméhaméha pria Vancouver de lui envoyer d’Angleterre des missionnaires pour instruire son peuple. Vancouver le promit et Kaméhaméha lui demanda solennellement et en présence de ses chefs de solliciter en outre, pour ses sujets et pour lui, la bienveillance et l’amitié du roi d’Angleterre. Soit que Vancouver et ses officiers ne se rendissent pas un compte exact des expressions ou des intentions de Kaméhaméha, soit que l’Anglais en ce moment l’emportât sur le philanthrope, Vancouver comprit ou affecta de comprendre qu’il mettait son royaume sous le protectorat de l’Angleterre et, en termes ambigus, déclara accepter, au nom de son souverain, la proposition qui lui était faite.

Ce malentendu, dont l’Angleterre ne se prévalut pas alors officiellement en fait, subsista cependant de longues années. Il aboutit, le 25 février 1843, à la prise de possession de l’Archipel par lord George Paulet, au désaveu de cette mesure par l’Angleterre, et enfin, le 28 novembre 1843, à la reconnaissance simultanée de l’indépendance havaïenne par la France et l’Angleterre. Il y avait alors vingt-quatre ans que Kaméhaméha Ier n’était plus. Il s’était éteint le 8 mai 1819, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, ayant terminé son œuvre, fondé sa dynastie, ne laissant inachevé que le rêve conçu par lui, inexécutable pour lui et qu’il léguait avec sa couronne à ses successeurs.

Ni son fils, Kaméhaméha II, ni son petit-fils, Kaméhaméha III, n’étaient de taille à le réaliser. Ils régnèrent sans éclat, gouvernèrent sans talent. Dissolu et débauché, Kaméhaméha II ne devait occuper le trône que cinq années et s’en fut mourir en Angleterre au cours d’une excursion que son humeur vagabonde, et que sa curiosité avivée par les récits des blancs et les visites des bâtimens de guerre anglais le décidèrent à entreprendre en Europe. L’Angleterre l’attirait ; il voyait en elle la protectrice de son royaume, la patrie de Vancouver, l’ami de son père. Il sentait le besoin d’un appui, sans force contre lui-même, contre les tentations, contre les résistances des chefs sur lesquels ne pesait plus la rude main du conquérant et qui relevaient la tête, sans force aussi contre les empiétemens et les réclamations des blancs, chaque jour plus nombreux et plus exigeans.

Encouragés, mais contenus par Kaméhaméha Ier, ceux-ci exploitaient la faiblesse de son fils, ses incessans besoins d’argent qui le faisaient mettre en coupe réglée les forêts de bois de sandal vendu à vil prix en échange de spiritueux, leur principal article d’échange. Ces trafiquans, gens sans aveu et lie de toute nationalité, commençaient à affluer dans le Pacifique, attirés par l’appât du gain, donnant libre carrière à leurs instincts brutaux et rapaces. La civilisation, telle qu’elle apparaît d’ordinaire à ces races primitives, est une laide chose, représentée qu’elle est le plus souvent par le débitant d’eau-de-vie ou le marchand d’hommes, par le matelot déserteur ou le traitant sans conscience, qui tous spéculent sur les passions ou l’ignorance des indigènes, entant sur leurs vices des vices nouveaux.

Le long règne de Kaméhaméha III, qui dura vingt-neuf années, de 1825 à 1854, fut, pour l’Archipel havaïen, une période de transition et aussi d’initiation. Un facteur nouveau apparaissait, déterminant une évolution brusque, préparant le conflit qui devait éclater plus tard.

En 1820, le brick Thaddeus débarquait à Honolulu les premiers missionnaires protestans. Les missionnaires que Kaméhaméha Ier avait demandés à Vancouver, et que l’Angleterre ne lui donna pas, la mission de Boston les envoya, anxieuse de prendre pied dans ces îles avec lesquelles les Américains commençaient à trafiquer, désireuse de soustraire les indigènes à l’influence de la Grande-Bretagne et à la propagande religieuse de l’anglicanisme. La question religieuse se doublait d’une question politique ; l’antagonisme des États-Unis avec l’Angleterre se prolongeait jusque dans l’Océan-Pacifique. Au courant sympathique créé par Vancouver et qui orientait l’archipel dans le sens d’un protectorat anglais, la mission nouvelle entendait en substituer un autre, établi, comme le premier, sur la reconnaissance des services rendus, mais aussi sur une intelligente entente des intérêts matériels à créer et à développer. L’Angleterre était loin, les États-Unis étaient plus proches et chaque année diminuait la distance qui les séparait de l’Océan-Pacifique. Convertir l’archipel au christianisme, le civiliser et le gouverner, y établir la prédominance commerciale et politique des États-Unis étaient pour tenter le zèle religieux et le patriotisme des missionnaires américains.

Les hommes qui entreprenaient cette tâche étaient admirablement choisis pour la mener à bien. Ils réunissaient les qualités nécessaires : un prosélytisme ardent, une foi sincère, des mœurs irréprochables ; plusieurs d’entre eux y joignaient les traits caractéristiques des Yankees : l’adaptabilité à un milieu nouveau, une volonté opiniâtre, une remarquable intelligence des affaires, de rares qualités d’administrateurs et d’organisateurs. Convertir les Canaques lassés d’un paganisme oppresseur, les initier aux idées de liberté et d’affranchissement lurent la partie la plus facile de leur œuvre ; elle s’effectua sans résistance et sans lutte. L’opposition ne vint pas des indigènes, mais des blancs.

Trafiquans et matelots s’accommodaient mal du nouvel état de choses. Sous l’influence des missionnaires, les chefs faisaient fermer les cabarets, interdisaient les visites des femmes indigènes à bord des navires, prohibaient la vente des spiritueux, réglementaient sévèrement les échanges, s’efforçaient d’arrêter la destruction des forêts de sandal. La Cythère havaïenne revêtait l’aspect morne et sévère d’un village méthodiste des États de l’Est. Plus de jeux, plus d’orgies ; partout une répression sévère, les temples pleins et les lieux de plaisir vides.

À cela, les étrangers ne voulaient entendre. Ces mesures brusquement imposées ne les atteignaient pas moins dans leurs passions brutales que dans leurs intérêts. L’eau-de-vie, leur principal article d’échange, cessait d’avoir cours ; un commerce régulier n’était pas ce qu’ils cherchaient ; plus d’heureux achats à négocier avec un chef ivre, donnant en échange de quelques barils de mauvaise eau-de-vie ou de ballots d’étoffes bariolées un chargement de sandal revendu en Chine des milliers de dollars, ou les vivres nécessaires au ravitaillement d’un navire. C’était la ruine pour eux et la ruine sans compensation des seuls plaisirs à leur portée et de leur goût.

Ils ne s’en tenaient pas à de vaines récriminations, à d’inefficaces protestations. Les outrages, comme on les appelait, les révoltes à main armée se succédaient, encouragées sous-main par de jeunes chefs, partisans de l’ancienne licence, réfractaires au joug méthodiste et supportant impatiemment l’apparente hypocrisie qu’il leur imposait. À Lahaina, en 1825, l’équipage du navire anglais Daniel descend en armes à terre, impose aux autorités impuissantes la suppression du tabou sur les visites des femmes à bord, sur les cabarets, et pendant un mois l’orgie règne triomphante dans la capitale de l’île de Maui. En 1826, le navire de guerre des États-Unis, le Dolphin, commandé par John Percival, somme Kaahumanu, la reine régente, de rapporter la loi du tabou sur les femmes et menace de bombarder Honolulu s’il n’est pas fait droit à sa requête. Devant la force, Kaahumanu cède, aux acclamations des matelots de tous les navires mouillés dans le port, et pendant deux mois la capitale du royaume est convertie en un lieu de débauche. L’exemple venait de haut, puisqu’un officier de la marine des États-Unis le donnait lui-même. Aussi, en 1826, Lahaina est de nouveau envahie par les équipages des navires baleiniers qui pillent les indigènes, outragent leurs femmes et leurs filles, menaçant de m ortie missionnaire américain, M. Richards et sa famille.

Aux États-Unis, une cour martiale jugeait et condamnait Percival à son retour. En Angleterre, le gouvernement blâmait les capitaines des équipages anglais qui avaient pris part à ces excès et aussi l’attitude de son consul aux îles, M. Charlton, que son animosité contre les missionnaires américains entraînait à faire cause commune avec les mécontens, mais en Angleterre, comme en France, on ne voyait pas sans inquiétude l’influence croissante des missionnaires américains sur le gouvernement havaïen, influence qui, vis-à-vis de la France, prenait une forme agressive, interdisant le débarquement, dans l’archipel, des missionnaires catholiques et les contraignant à se rembarquer. Une intervention s’imposait. La frégate la Vénus, commandée par le capitaine de vaisseau Laplace, mouillait en rade de Honolulu, exigeait l’admission des missionnaires français et réclamait une indemnité de 20,000 dollars.

Un double courant se dessinait. D’une part, l’influence américaine personnifiée par les missionnaires, maîtres du pouvoir, législateurs, conseillers, ministres de la royauté ; de l’autre, l’Angleterre dont le nom rappelait les services rendus, le souvenir de Vancouver, l’idée vague d’une protection éventuelle, d’un patronage lointain. Par la force des choses, l’Angleterre, que la prise de possession de Tahiti et des Marquises devait éloigner de la France, quelques années plus tard, dans les affaires océaniennes, s’en rapprochait alors en ce qui concernait Havaï, non qu’elle éprouvât une vive sympathie pour la mission catholique, mais parce que cette mission catholique, soutenue par la France, devait, dans une certaine mesure, contrecarrer les progrès des missionnaires américains dont la prééminence politique l’inquiétait. Ainsi que la France et les États-Unis, elle voyait, dans ce petit royaume, la clé de l’Océan-Pacifique du nord, l’escale obligée de la grande route maritime entre l’Amérique et l’Asie. De ce rapprochement devait naître le traité de 1843, la reconnaissance de l’autonomie havaïenne par la France et l’Angleterre, l’engagement pris par elles-de n’y pas porter atteinte.

Invités à y adhérer, les États-Unis, flairant un piège, s’y refusèrent, alléguant que leur politique extérieure traditionnelle n’admettait pas des engagemens relatifs à des tiers et qui pouvaient, à une époque indéterminée, les obliger à une intervention. Ils accompagnaient d’ailleurs ce refus des assurances les plus formelles de respecter l’indépendance de l’Archipel et de leur vif désir de coopérer, avec la France et l’Angleterre, à l’œuvre de civilisation entreprise.

Cinq ans plus tard, l’heureuse issue de la guerre du Mexique-livrait aux États-Unis le littoral du Pacifique ; la découverte de l’or peuplait la Californie, San-Francisco remplaçait le village de Yerba-Buena, et la naissante métropole du Far-West devenait l’axe autour duquel allait désormais graviter le royaume havaïen. Du même coup et dès le même jour surgissait l’idée de son annexion à la grande république. Les missionnaires américains voyaient, dans cette annexion, le couronnement de leur œuvre, la conséquence logique de leurs efforts ; pour les résidens américains, elle représentait, par l’impulsion donnée au commerce, par la hausse des terrains dont ils étaient détenteurs, la fortune assurée, pour les uns et les autres, une conquête pacifique, un nouvel État ajouté à tant d’autres que la fortune, amie de la jeunesse et de l’audace, offrait à leur patrie.

Pour effectuer cette annexion, l’heure était favorable. Point n’était besoin de négociations longues et compliquées ; la constitution, rédigée par les missionnaires américains, acceptée de confiance par le roi et les indigènes, avait prévu le cas ; la signature du souverain suffisait, sans plébiscite et sans discussion ; mais Kaméhaméha III hésitait, nonobstant la pression qu’exerçaient sur lui ces missionnaires dont il avait fait ses conseillers et ses ministres. Il lui répugnait de détruire l’œuvre de son ancêtre, d’aliéner son royaume, de le voir passer en des mains étrangères. Il était de la race des Alii et son orgueil se révoltait à la pensée de céder son apanage à prix d’or. La grande ombre de Kaméhaméha Ier retenait sa main. S’il se sentait impuissant à reprendre ses vastes projets, à créer cet empire polynésien par lui rêvé, il se refusait à être le dernier de sa race, et, à défaut d’un fils, à déshériter son neveu de prédilection, son fils d’adoption.

Pour triompher de ses résistances, d’autres firent ce que les missionnaires n’essayèrent pas, mais laissèrent faire. Les familiers du roi agirent sur son esprit affaibli par l’âge et les excès, tantôt lui représentant que la cession de son royaume aux États-Unis était le seul moyen de se soustraire aux convoitises de la France dévoilées, disaient-ils, par la prise de possession de Tahiti, tantôt l’entraînant dans ces excès de sa jeunesse que l’âge ne lui permettait plus de supporter. Le 15 décembre 1854, il mourait subitement sans avoir apposé sa signature à l’acte de cession.


II

Le prince Liholiho, son neveu et son héritier désigné, lui succédait sous le nom de Kaméhaméha IV. Il n’avait que vingt ans. Entre son oncle et lui, le contraste était saisissant. Par sa force, par sa corpulence, par les traits du visage, Kaméhaméha III rappelait son illustre ancêtre. Quelques-uns de ses traits se retrouvaient dans le jeune héritier, mais affinés. Il était, lui aussi, de haute taille, mais mince, svelte, élancé, beau de visage, élégant d’allures. Il avait grand air, une aisance parfaite, des manières de gentilhomme. Bien élevé, instruit, parlant admirablement l’anglais, il avait beaucoup lu et beaucoup retenu, voyagé, visité les États-Unis et l’Europe. Son avènement au trône était l’inauguration d’un ordre nouveau de choses ; il personnifiait la civilisation se substituant à l’antique barbarie, l’intelligence, la grâce et le charme remplaçant la force brutale du fondateur de la dynastie, la faiblesse et les hésitations de ses successeurs à demi plongés dans les ténèbres du passé et qu’éblouissaient les lueurs trop vives d’une civilisation trop hâtive. Dans le regard assuré et limpide de Kaméhaméha IV, on lisait le chemin parcouru, l’accoutumance acquise, la conscience de son rôle, le désir de le bien remplir. Mais dans ses lèvres sensuelles, dans les plis retombans de sa bouche se lisait aussi une volonté incertaine en lutte avec des passions violentes.

Son règne de huit années, de 1855 à 1863, lut en effet une lutte contre lui-même, lutte héroïque parfois, lamentable souvent. En lui, le passé combattait contre le présent, la réalité brutale contre l’idéal ardemment souhaité. Il rêva de grandes choses, il ne put les accomplir ; tout ce qu’il avait de force morale, il la dépensa contre lui-même, tour à tour vainqueur et vaincu, troublé dans sa conscience, succombant à ses remords.

Combien les temps étaient changés ! Quand on se rappelait la vie de l’ancêtre, de cet homme de fer qui, par la force ou la ruse, supprimait ses adversaires, qu’aucun crime ne fit reculer quand il s’agissait d’atteindre son but, qu’aucun remords ne hanta jamais, on mesurait la distance qui séparait ces deux hommes, le progrès moral accompli en trente-cinq années, l’espace d’une génération. On comprenait tout ce que cette évolution rapide impliquait, pour les chefs qui entouraient le jeune souverain, pour le peuple qu’il gouvernait, d’idées antagonistes dans des cerveaux inaccoutumés à penser par eux-mêmes. Aux primitives traditions asiatiques, aux superstitions séculaires importées, en l’an 500, des Moluques ou des Célèbes, intensifiées par quatorze siècles d’isolement, se substituait, sans transition, une autre conception de la vie, une loi morale si haute qu’à l’observer les plus forts défaillent, si claire qu’à l’entendre les plus simples la comprennent. Entre le passé qui fuyait et le présent qui surgissait, nul lien visible, nul rapport sensible ; de la nuit, sans l’aube, ils passaient au jour, et le jour les aveuglait.

Par la race et par le sang, Kaméhaméha IV était Havaïen ; par son père Kekuanaoa, guerrier intrépide, lieutenant fidèle de Kaméhaméha Ier, dont il avait épousé la sœur, il était de la caste des Alii ; par sa mère, il descendait du fondateur de la dynastie ; par son éducation, confiée aux missionnaires américains, il était protestant, imbu des idées libérales ; par goût, par instinct, il inclinait vers l’Angleterre monarchique, et son mariage avec Emma, petite-fille de John Young, matelot anglais entré au service de son aïeul et élevé par lui aux plus hautes dignités, était pour raffermir dans sa conviction, qui avait été celle de Kaméhaméha Ier, que du côté de l’Angleterre seulement il trouverait le point d’appui nécessaire pour assurer l’indépendance de sa couronne.

Il faut avoir vécu sur cette terre tropicale, dans ce milieu étrange où les débris de la barbarie coudoient les merveilles de notre civilisation, où les légendes des siècles passés se mêlent à l’histoire de nos temps, où la modernité la plus avancée se heurte aux traditions les plus bizarres, aux superstitions les plus étranges, pour comprendre, sinon pour expliquer l’état d’âme d’un chef havaïen de nos jours. Par ses dehors, par sa conversation, il est le reflet de ce que nous voyons et l’écho de ce que nous entendons ailleurs ; dans sa langue, riche en voyelles, souple ainsi qu’un chant d’oiseau, ou en anglais qu’il parle couramment, il discute les questions qui nous sont familières, les événemens dont le monde est le théâtre ; il a lu ce que nous lisons, son intelligence semble au niveau de la nôtre, mais l’évolution lente, graduée, qui nous a fait ce que nous sommes, a été, pour lui, brusque et soudaine. Elle a façonné l’homme extérieur, mais elle n’a pu rompre encore les liens intimes qui le rattachent à un passé d’hier, effacer ses souvenirs d’enfance, le dégager des croyances, des idées, des superstitions traditionnelles. Elles survivent en lui, ainsi que les primitives passions et, à certains momens, reparaissent sous le voile artificiel qui les recouvre.

Ainsi en fut-il pour Kaméhaméha IV, victime de la lutte entre te passé qui le ressaisissait malgré ses efforts et un idéal moral et religieux qui le sollicitait et auquel il aspirait, victime, ainsi que tant d’autres, de ce vice de l’ivrognerie, que les blancs avaient inoculé à sa race, dont son oncle était mort, et qui devait un jour, dans un accès de passion, armer son bras contre l’un de ses familiers, et éveiller en lui des remords auxquels il ne survécut pas.

Tout autre était son frère, qui lui succéda sous le nom de Kaméhaméha V. Portrait vivant du grand ancêtre, dont il avait la stature, la corpulence, la force et aussi l’inflexible volonté, il débuta en refusant de prêter serment à la constitution de 1852, œuvre du parti américain et qui autorisait la cession du royaume, en s’entourant de ministres résolus comme lui à maintenir l’indépendance du royaume. C’est à ce titre qu’il m’appela dans son conseil comme ministre des finances d’abord, plus tard comme ministre des affaires étrangères, qu’il me donna sa confiance et son amitié. La constitution de 1852 fut remplacée par une autre qui, fermant la porte à toute cession éventuelle, paralysa les efforts du parti américain. S’il n’avait ni les dehors séduisans ni l’esprit brillant de son frère, il avait, ainsi que lui, la conscience de ses devoirs, plus que lui celle de ses droits et des obligations qu’ils lui imposaient. Quand il prit le pouvoir, la situation était grave ; l’archipel se dépeuplait rapidement. Chaque année, la flotte baleinière d’Amérique et d’Europe, dont Honolulu était devenu, par sa situation géographique, le centre de ravitaillement, embauchait des milliers d’indigènes dans la force de l’âge, séduits par les avances qu’on leur offrait et qui succombaient aux froids rigoureux des mers du nord, laissant des veuves et des orphelins sans appui, des terres sans culture. Ceux qui survivaient revenaient affaiblis, adonnés à l’ivrognerie, demandant à de nouvelles avances, suivies d’un nouvel embarquement, le moyen de se livrer à leur vice favori.

Une réforme s’imposait, d’autant plus difficile qu’elle se heurtait à des intérêts puissans, que c’était par centaines que se comptaient les navires baleiniers, que leurs escales et leurs dépenses alimentaient le commerce des îles, qu’à interdire l’embarquement des indigènes, on courait le risque de ruiner ce commerce et de s’aliéner, outre la population étrangère qui en vivait, les Canaques dont la pêche baleinière était la principale ressource. Il fallait ouvrir d’autres voies à l’activité des uns et des autres, rattacher l’indigène au sol, mettre ce sol en culture, découvrir parmi les productions diverses celle à laquelle il s’adaptait le mieux, dont le débouché était le plus assuré et orienter dans ce sens les efforts et les volontés de tous.

Les résultats partiels obtenus par la culture de la canne à sucre étaient encourageans. Le voisinage de San-Francisco assurait un marché important, l’avenir nous paraissait être de ce côté. L’obstacle était dans la main-d’œuvre insuffisante pour défricher et planter de grands espaces ; mais cette main-d’œuvre existait au Japon et en Chine, à 1,400 lieues dans l’ouest, et aussi dans les îles polynésiennes du sud. Avec de l’argent, on pouvait triompher de cette difficulté. Le roi adopta mes vues, seconda mes projets et nonobstant l’opposition de ceux, et ils étaient nombreux, qu’enrichissait le ravitaillement de la flotte baleinière, j’obtins des chambres des mesures restrictives à l’embarquement des indigènes, des subventions aux planteurs et les fonds nécessaires pour faire venir d’Asie des travailleurs engagés pour quatre ans et dont les contrats seraient transférés aux planteurs par le gouvernement qui en surveillerait l’exécution. En même temps, j’entamais des négociations avec le gouvernement américain ; elles aboutissaient à la conclusion d’un traité de réciprocité qui assurait aux sucres havaïens l’entrée en franchise dans les ports des États-Unis.

C’était la réussite assurée pour les planteurs, le début d’une ère de prospérité qui devait aller grandissante, d’une ère de calme succédant aux jours de luttes et d’agitations politiques du commencement du règne. Ces questions résolues, nous en discutions d’autres. Le rêve de Kaméhaméha Ier hantait les veilles de son successeur. Lui aussi aspirait à de grandes choses. Monté plus haut, il voyait plus loin. Préoccupé des antiques migrations polynésiennes, il suivait sur la carte les étapes successives de ce peuple errant, entraîné par l’irrésistible courant qui, de la Malaisie, poussait jusqu’à Tahiti et aux Pomotou dans le sud, jusqu’aux îles Havaï dans le nord, une race ballottée par les flots. Remonter ce courant, appeler à lui, amener au christianisme et au progrès ces tribus dispersées, éveiller en elles l’instinct de nationalité, fondre en un tout homogène ces élémens épars, séduisaient ce cerveau hardi et aventureux. Ce que Kaméhaméha Ier n’avait pu faire, lui, plus jeune, disposant de moyens d’action plus puissans, ne pourrait-il le tenter ? Et, dans son regard qui interrogeait l’avenir, je lisais la vision d’un royaume, dépeuplé par la civilisation, repeuplé par elle, réunissant sous son égide, autour d’un souverain descendant du grand Alii, ces îles fertiles, ces archipels verdoyans, condamnés peut-être, eux aussi, à voir périr la race qui les habite, étouffée dans les bras de la civilisation qu’elle appelle.

À lui aussi le temps fit défaut ; ses jours étaient comptés. Quand je le quittai, pour me rendre aux États-Unis et de là en Europe où m’appelait la tâche de réviser nos traités avec les puissances étrangères, je ne prévoyais ni les terribles événemens de 1870 ni la mort prochaine de Kaméhaméha V.

Il était le dernier du nom. Avec lui la dynastie s’éteignait. Son cousin, William Lunalilo, lui succédait, appelé au trône par un vote de l’Assemblée nationale. Il ne devait l’occuper qu’un an et mourir sans avoir réalisé les espérances des uns, les appréhensions des autres.

David Kalakaua le remplaçait. Je revois encore, il y a des années de cela, siégeant à la chambre des nobles où l’appelait son rang, ce souverain de l’Archipel havaïen. C’était alors un homme de trente-deux ans, sérieux, appliqué et à vie régulière. Le regard, intelligent et très doux, avait ce quelque chose de rêveur particulier aux races d’éclosion rapide et forcée. Son père avait été l’un des compagnons d’armes du conquérant. Son enfance fut bercée par les chants des jeunes femmes relatant, dans le mode rythmé, les hauts faits des ancêtres et les traditions des générations disparues. Puis, brusquement, la lumière s’était faite, autour de lui aussi, lumière aveuglante de notre civilisation, lueur trop intense succédant à l’obscurité.

Entre ce passé qui disparaissait sans retour et cet avenir qui surgissait radieux, semblable au soleil des tropiques se levant sur l’Océan, David Kalakaua allait, de volonté et d’instinct, vers la lumière, étudiant et pensant, mais déconcerté parfois par la terrible logique des faits. Pourquoi cette civilisation, que ses pareils et lui accueillaient à bras ouverts, débutait-elle en décimant leur race ? Pourquoi l’usage des vêtemens avait-il, en peu d’années, tué plus de cinquante mille indigènes dociles aux prescriptions des missionnaires ? Pourquoi ces maladies jusque-là inconnues de cette population, fille des tropiques, insouciante, heureuse de vivre ? La civilisation est cruelle pour le sauvage ; elle l’abat s’il lui résiste ; elle l’étouffe s’il lui cède. Elle brûle son sang avec l’eau-de-vie, elle lui inocule des maladies en lui imposant son costume et ses coutumes ; elle lui révèle, avec ses besoins : ses désirs, sa vie fiévreuse, ses appétits multiples, sa soif de jouissance. La transition est trop brusque pour ces natures primitives. L’instinct de préservation contre des dangers imprévus n’a pas encore eu le temps de s’éveiller en elles.

Il le sentait, s’efforçait de découvrir le remède et de réagir. Influent à la chambre des nobles, populaire auprès des représentai, il calmait les impatiens, encourageait les hésitans. Il ne prévoyait pas alors les événemens qui devaient le porter au trône. Il ambitionnait le ministère de l’intérieur, généralement dévolu à un chef indigène et se préparait à l’occuper en étudiant à fond le mécanisme administratif. Ces études le préservaient des tentations auxquelles ne succombaient que trop souvent les jeunes nobles, de l’indolence naturelle à une race pour laquelle tout est facile, saut le travail, tout est simple, hormis l’effort, des voluptueuses amours d’un climat qui berce et endort l’activité, détend les ressorts de la volonté et livre l’homme sans défense aux séductions des sens.

Je le vis chaque jour, pendant des années ; j’encourageai sa légitime ambition, augurant bien de son avenir, ne soupçonnant pas que la Providence le tenait en réserve pour l’élever au premier rang. Quand je le quittai, il touchait à son but, et le roi songeait à l’appeler au ministère.

Lorsque je le revis, il était de passage à Paris, à l’Hôtel Continental, revenant d’Italie, se rendant à Londres. La mort avait fauché Kaméhaméha V, Lunalilo, tous deux pleins de vie, et le vote de l’assemblée havaïenne l’avait fait roi. Il réalisait un de ses rêves : visiter cette Europe dont souvent, le soir, sur la plage de Waikiki, au bruit des vagues murmurantes sur un lit de sable, nous avions parlé, lui m’interrogeant, impatient de la voir, ignorant de ses merveilles, mais aussi de ses misères, inconnues sous ce beau ciel, dans cet incomparable climat aux fleurs éclatantes, aux enivrans parfums, aux ombreuses forêts étreignant les hautes montagnes dressant à douze mille pieds de hauteur leurs cimes étincelantes.

Nous dînâmes ensemble, causant de nos souvenirs d’autrefois, et des impressions présentes. Les années l’avaient peu changé et il prenait au sérieux son métier de roi. L’archipel prospérait, le traité de réciprocité l’enrichissait. « C’était, écrit M. G. Sauvin dans l’intéressant volume qu’il vient de publier sur les lies Havaï[4], l’époque brillante. Le traité avait donné une impulsion nouvelle au commerce et à l’industrie locale, les planteurs faisaient des profits énormes, tous ceux qui étaient dans les affaires réussissaient au-delà de leurs espérances ; le bénéfice du travail était gros, facile, une fièvre d’activité s’emparait de tous les résidens étrangers. » Et, plus loin, l’auteur, qui a été à même de voir et a bien vu, résume ainsi les impressions que le roi rapportait de son excursion à travers le monde. « Un jour, écrit-il, il me parlait des souvenirs de son voyage, des réceptions fastueuses du roi de Siam, du rajah de Johore, du khédive d’Egypte ; le luxe déployé devant lui avait frappé le côté canaque, le côté enfant de son caractère, puis ses pérégrinations en Europe et aux États-Unis… En Italie, en Espagne, en Portugal, en France, dans les pays latins, le roi s’était surtout trouvé à l’aise, plus chez lui ; il avait, comme tous les étrangers, admiré Paris et pensé que rien au monde n’était plus beau. De fait, il aimait beaucoup notre pays et avait à ce sujet toute une théorie, impliquant un véritable esprit d’observation. »

— Votre majesté ne me parle pas de son passage aux États-Unis. Quelle a été son impression ?

Kalakaua parut réfléchir un moment.

— J’ai peur de blesser votre amour-propre d’Européen. Un pays dont la traversée est de sept jours en train express, qui s’appuie sur deux océans, où chaque citoyen a sa valeur, où la richesse est sans limite, c’est un géant avec lequel les grands comme les petits doivent compter… Vous et moi, continua le roi, avec un triste sourire, nous sommes le passé…, lui, c’est l’avenir.

L’avenir l’inquiétait. Non qu’il mît en doute les intentions du gouvernement des États-Unis, mais bien celles des Américains établis aux îles, enrichis par le monopole de la production sucriêre et dont la prospérité dépendait du traité de réciprocité commerciale. Que, pour une cause ou l’autre, ce traité, conclu pour sept ans et continué d’année en année, vînt à être dénoncé par les États-Unis, leur prospérité s’écroulait, et ces plantations, qui représentaient un capital de 150 à 200 millions et un rendement de 50 et 60 pour 100, perdaient une grande partie de leur valeur. Pour la leur conserver et l’accroître encore, il n’était, à leurs yeux, qu’un moyen : que l’archipel devînt partie intégrante de l’union américaine. Plus alors n’était besoin d’un traité à base incertaine, à échéance renouvelable, le droit absolu se substituait à la concession bénévole. D’aussi grands intérêts étaient pour déterminer un puissant courant en faveur d’une annexion que le cabinet de Washington ne semblait pas désirer, mais que les Américains faisaient tout pour provoquer.

Dans ces circonstances difficiles, il eût fallu à David Kalakaua plus d’habileté et de fermeté qu’il n’en possédait, d’autres conseillers que ceux qui s’imposaient à lui. Pour faire contrepoids aux idées républicaines et égalitaires des Américains, il accentuait l’importance de son rôle, pour résister à la propagande des idées annexionnistes, il tendait à l’excès les rouages de la constitution de 1866 que j’avais élaborée avec Kaméhaméha V et qui enraya pendant vingt ans toute tentative d’aliénation du royaume. C’était à la détruire et à lui substituer celle de 1852, œuvre des missionnaires américains, que visaient les partisans de l’annexion. Le roi leur en fournit lui-même l’occasion, en 1887, par l’interprétation trop absolue de ses clauses. Un conflit éclata entre son ministère et lui ; à l’appel du roi, les indigènes prirent les armes, mais, mal dirigé, le mouvement échoua et Kalakaua, contraint de céder, dut abroger la constitution qui le protégeait et accepter celle que les résidens étrangers réclamaient. Quatre ans plus tard, malade et découragé, il allait, sur l’avis de ses médecins, chercher à rétablir sa santé sous le climat plus vif de San-Francisco. Il y mourait le 20 janvier 1891. Sa sœur, Liliuokalani, lui succédait.


III

Les événemens allaient se précipiter et la main d’une femme n’était pas pour les arrêter. D’autres facteurs entraient en œuvre, avivant et compliquant un conflit politique qui devenait un conflit de races. Les Canaques sympathisaient avec leur souverain. Il représentait l’indépendance du royaume, l’autonomie nationale dont ils étaient fiers. Ils n’entendaient pas passer aux mains des États-Unis, déchoir au rang des Indiens, disparaître comme eux. L’instinct d’une grande iniquité dont ils seraient les victimes s’éveillait en eux. Était-ce là le prix réservé au cordial accueil fait par leurs pères et leurs chefs à ces étrangers qui s’enrichissaient des produits de leur sol, qu’ils avaient acceptés comme conseillers et comme guides, qui accaparaient les emplois publics et qui, pour accroître leurs fortunes, voulaient les annexer à leur patrie d’origine, alors qu’eux-mêmes avaient prêté, en se faisant nationaliser Havaïens, le serment de respecter les lois et de maintenir les institutions. C’était en vertu de cette nationalisation librement sollicitée que les Américains possédaient des terres, qu’ils les exploitaient, qu’ils exerçaient des droits politiques, qu’ils siégeaient dans les chambres et aussi dans les conseils du roi.

Ces idées fermentaient parmi les indigènes qui sont encore, relativement aux Américains, dans la proportion de 20 contre 1 ; elles étaient partagées, à un moindre degré, par les nationaux étrangers, surtout par les Anglais, par les Chinois qui se savent frappés d’ostracisme aux États-Unis ; elles s’incarnaient dans les demi-blancs, nombreux, auxquels appartient l’avenir et qui voyaient dans une annexion l’anéantissement de leurs espérances et la flétrissure que leur infligeraient les préjugés de race. Les progrès rapides de l’instruction publique dans l’archipel avaient fait d’eux une élite intellectuelle, remuante et ambitieuse, impatiente de prendre en main le pouvoir, jusqu’ici exercé par les blancs. Plusieurs d’entre eux, les plus capables, avaient été envoyés en Europe, aux frais de l’État, pour y compléter leur éducation. Ils en revenaient, très fiers de leur savoir, du prestige que ce savoir leur donnait aux yeux de leurs compatriotes. Orateurs habiles, ils se posaient en avocats, en défenseurs des droits des Canaques, en adversaires du parti américain, maître du pouvoir, entendant le garder. Il eût pu leur faire une place, il s’y refusa et les rejeta dans l’opposition. Élus par leurs compatriotes, ils formaient dans la chambre un groupe hostile qui grossissait et tenait le ministère en échec.

Entre eux et le souverain, prisonnier de son ministère et d’une constitution imposée par la force, l’entente tacite existait. Ils revendiquaient ses droits et les leurs ; ils attaquaient ses ministres, mais ils respectaient sa personne, ils réclamaient le retour au pacte constitutionnel de 1866 et menaçaient d’en appeler à la force si l’on se refusait à tenir compte de leurs votes. En fait, ils avaient la majorité dans la chambre et ce n’était qu’en faussant l’un des rouages essentiels de la constitution que le ministère détenait le pouvoir, nonobstant les refus de concours qui le mettaient en demeure de se retirer. Il alléguait pour le garder la nécessité de maintenir l’ordre, les idées subversives de ses adversaires, l’assentiment donné à sa résistance par les planteurs, les capitalistes, les commerçans, menacés dans leurs intérêts et leur sécurité.

Nul doute que ceux-ci ne l’appuyassent. Les ministres les représentaient et eux les sommaient de résister. Organisés en compagnies de volontaires, les Américains s’estimaient de force à faire tête à une insurrection ; d’aucuns d’entre eux la désiraient. Elle justifierait leurs assertions et aussi une intervention des États-Unis en faveur de leurs nationaux, prélude obligé d’une annexion ou tout au moins d’un protectorat.

C’est au milieu de ces tiraillemens et de ces conflits législatifs que Liliuokalani se débattait depuis un an quand, le 14 janvier dernier, la crise longtemps prédite et attendue éclata.

Le matin même, après une interminable session de 170 jours, les chambres se séparaient, laissant le ministère sous le coup d’un vote de méfiance. La reine avait lu le décret de prorogation, et, rentrée au palais, y avait retrouvé les principaux membres de l’opposition, accourus pour la supplier d’agir, de nommer un nouveau cabinet et de proclamer le retour à la constitution de 1866. L’Hawaïan Gazette, organe du parti américain à Honolulu, fait, de cette scène, le récit suivant : « Dans l’après-midi, immédiatement après la prorogation des chambres, les membres de la majorité se rendirent au palais pour demander à la reine un changement de ministère et de constitution. Elle leur répondit qu’elle allait convoquer les ministres. Ceux-ci rejoignirent la reine dans le salon bleu. Elle portait encore le costume d’apparat et la parure de diamans qu’elle avait le matin pour la séance de prorogation. Mettant sous leurs yeux l’acte de promulgation de la constitution, elle les invita à le signer, et à donner ainsi satisfaction aux vœux de la majorité de ses sujets. L’attorney general Peterson, et le ministre de l’intérieur, Colburn, s’y refusèrent catégoriquement ; MM. Cornwell et Parker hésitèrent un moment, mais finirent par se ranger à l’opinion de leurs collègues. Ils insistèrent ensuite auprès de la reine pour qu’elle ne donnât pas suite à son projet. Irritée de leurs remontrances, celle-ci, frappant de sa main sur la table du conseil pour leur imposer silence, répliqua qu’ils n’avaient pas qualité pour parler au nom des chambres, et qu’elle était prête à déclarer à la foule qui se pressait aux portes du palais, que les ministres refusaient d’adhérer au changement de constitution. Convaincus qu’ils ne sortiraient pas vivans des mains de la populace surexcitée, les ministres prirent la fuite.

Réunis au palais du gouvernement, ils envoyèrent immédiatement prévenir leurs partisans, en ville, de ce qui venait de se passer. Les compagnies de volontaires, prêtes à les soutenir, se groupèrent autour d’eux. Après une courte délibération, les ministres, escortés de leurs adhérens en armes, se rendirent de nouveau au palais et sommèrent la reine de se désister de ses projets. Ses gardes entouraient sa demeure, contenant avec peine la foule exaspérée de la violence faite à sa souveraine, et n’attendant qu’un mot d’elle pour engager la lutte.

La reine hésitait à le prononcer, non que le résultat parût douteux, mais elle reculait devant l’effusion du sang. Une violente discussion s’engagea entre elle et les ministres. À titre de concession, ils lui demandaient un sursis qui permît de calmer les esprits et d’examiner à loisir les mesures à prendre. La conférence dura deux heures. À quatre heures, la reine, pâle de colère, entrait dans la salle du trône où l’attendaient les membres de l’assemblée, les hauts dignitaires et les chefs. Elle tenait à la main un papier qu’elle leur lut. Il contenait ces mots :


Princes, nobles et représentans,


« J’ai entendu les vœux de mes sujets et je suis prête à y faire droit. La constitution actuelle est défectueuse. Nul ne le sait mieux que le président de la cour suprême, ici présent, et auquel, maintes lois, les chambres ont dû s’adresser pour en interpréter les clauses. Aujourd’hui même, j’espérais vous en soumettre une autre, conforme à vos désirs et aux miens. Mais c’est avec un regret profond que j’en suis empêchée par la résistance de mes ministres. Je vous invite à vous retirer, à rentrer paisiblement chez vous. Vous avez ma promesse et je la tiendrai sous peu. Maintenant, il me faut conférer avec mes conseillers. À bientôt, je l’espère, et ne doutez jamais de mon affection pour vous. »

C’était sa défaite, inexplicable pour ses officiers et ses soldats, pour la foule qui l’acclamait, l’encourageait à la résistance, pour ses partisans qui l’entouraient. Ils ignoraient ce qu’elle venait d’apprendre ; à savoir que le navire de guerre américain Boston entrait dans le port et qu’à la requête de John L. Stevens, ministre résident des États-Unis à Honolulu, le commandant Wiltz donnait l’ordre à 300 hommes d’infanterie de marine et deux batteries Gatling de débarquer.

Dès le lendemain, les insurgés proclamaient la déchéance de la reine, la constitution d’un gouvernement provisoire composé de MM. S.-B. Dole, J.-A. King, P.-C. Jones et W.-O.-Smith, chefs du parti américain, et la nomination de cinq commissaires, chargés de se rendre à Washington pour solliciter du gouvernement américain l’annexion de l’archipel. Ces derniers s’embarquaient à bord du vapeur Claudine, laissant la reine prisonnière dans son hôtel particulier, et Honolulu, aux mains des troupes américaines et des compagnies de volontaires. Invités à reconnaître le gouvernement insurrectionnel, les représentans étrangers y avaient, dit-on, consenti, sauf le consul-général d’Angleterre. Parmi les indigènes, l’exaspération était à son comble, mais le désarmement immédiat et le licenciement des troupes de la reine, sa captivité et la présence du Boston paralysaient toute velléité de résistance, que déconseillait d’ailleurs la proclamation suivante de Liliuokalani à ses sujets :

« Moi, Liliuokalani, par la grâce de Dieu et la volonté du peuple, reine des îles Havaï, je proteste contre la violence qui m’est faite et contre les actes du prétendu gouvernement provisoire qu’un parti insurrectionnel a proclamé.

« Je cède à la force supérieure des États-Unis d’Amérique dont les troupes ont, sur la requête de leur ministre plénipotentiaire John-L. Stevens, pris possession de ma capitale et reconnu un gouvernement provisoire insurrectionnel.

« Je cède, pour éviter l’effusion du sang, mais j’en appelle au gouvernement des États-Unis ; je proteste contre les actes de son représentant, contre la violation des traités et des lois de neutralité, et j’attends de lui, après enquête faite sur les actes dont je suis victime, la restauration de mes droits comme souveraine constitutionnelle du royaume havaïen.

« Fait à Honolulu, le 17 janvier 1893.


« LILIUOKALANI. »


IV

À quelque point de vue que l’on se place pour envisager les faits accomplis, on n’y saurait voir qu’un coup de force tenté par les résidens américains pour s’emparer de l’archipel, qu’une occupation à main armée de la capitale par les troupes des États-Unis, qu’une insurrection appuyée par le ministre résident et le commandant d’un bâtiment de guerre en vue d’amener, sinon l’annexion des îles, à tout le moins l’établissement d’un protectorat.

Ni les faits antérieurs ne justifient, ni les traités conclus n’autorisent une aussi flagrante violation des droits d’un petit État, indépendant depuis près d’un siècle et auquel les puissances étrangères n’ont à reprocher aucun acte de violence commis contre leurs nationaux. Son autonomie est reconnue par de nombreux traités, consacrée par de nombreux actes diplomatiques, et la volonté de 2,000 résidens américains ne saurait légalement prévaloir contre ces précédens et contre les sentimens d’une population de 96,000 âmes.

Si, aujourd’hui, les Américains possèdent aux îles des intérêts considérables, si les plantations créées par eux représentent plus de 150 millions de francs ; si, débarqués, pour la plupart, pauvres aux îles, ils s’y sont enrichis ; si leurs maisons de commerce disposent de capitaux considérables, ils le doivent, après leur travail et leur industrie, à l’hospitalité des indigènes, aux lois libérales, aux mesures intelligentes votées par les chambres, à l’ordre, à la sécurité dont ils ont joui, ainsi que tous les étrangers, et c’est mal reconnaître ces bienfaits que d’y répondre par une agression que rien n’excuse. En se hâtant, comme il le fait, d’adresser au congrès des États-Unis, sur la requête d’une commission déléguée par un gouvernement insurrectionnel, un message favorable à l’annexion de l’archipel, le premier magistrat de la grande république, dont les pouvoirs expirent le 5 mars, a voulu prendre date et attacher son nom à cette extension de territoire. Il a voulu surtout précipiter les événemens avant l’accession de son successeur, étouffer toute enquête et devancer les protestations. Il nous semble toutefois peu vraisemblable qu’il puisse, en un si court espace de temps, rallier à ses vues un vote des deux tiers du sénat en faveur de cette iniquité.

L’Angleterre ne la laissera pas s’accomplir sans protestation. Elle joindra sa voix à celle que vient de faire entendre, de Londres où elle achève son éducation, la princesse Kalaulan, héritière présomptive, âgée de seize ans, qui supplie le congrès de l’entendre, à Washington où elle se rend, avant de disposer de son royaume et de décider du sort de sa race. Par l’acte diplomatique de 1843, elle s’est engagée, conjointement avec la France, à respecter l’indépendance du royaume havaïen. Ses nationaux y possèdent de grands intérêts, des plantations et des maisons de commerce ; comme nombre, ils n’y sont que de peu inférieurs aux Américains, 1,344 contre 1,928. Le consul-général d’Angleterre a refusé de reconnaître le gouvernement insurrectionnel, et sir Julian Pauncefote, ministre britannique à Washington, a reçu l’ordre de demander au cabinet de Washington des explications sur le débarquement, à Honolulu, des forces militaires des États-Unis.

Étant données la situation géographique de l’archipel havaïen et son importance stratégique en cas de guerre maritime, l’intervention de l’Angleterre est naturelle ; elle est justifiée par les traités qui la lient, ainsi que nous, avec ce royaume. Elle a su mieux que nous en tirer parti, s’ouvrir des débouchés et créer des comptoirs ; elle défendra ses intérêts et ceux de ses nationaux.

Et nous, dira-t-on ? Il est à craindre que nous ne disions rien et ne fassions rien. Nous avons aux îles un agent consulaire et diplomatique, une mission catholique ; nous n’y avons ni intérêts commerciaux ni colons ; notre traité y est lettre morte, notre mouvement maritime y est nul. Pourquoi, entre la colonie anglaise dans ces îles, et la colonie française, l’affligeante disparité qui, pendant quatorze années de séjour, fut pour nous un constant étonnement et un patriotique regret ? Des nombreux résidens anglais que nous avons connus sur cette terre lointaine tous sont arrivés à la fortune ou tout au moins à une large aisance. De colons français, il n’y en avait pas et il n’y en a pas. Et cependant l’on eût vainement cherché terre plus hospitalière et plus fertile, climat plus beau, chances de réussite plus grandes pour l’émigrant. Je l’écrivais, je ne me lassais pas de le redire, sans succès, sans écho. L’immigration française restait nulle, nulle aussi l’importation de nos produits abandonnée aux négocians allemands.

Les États-Unis restent donc maîtres du terrain, et en présence de la double protestation de la reine et du consul-général britannique, passeront-ils outre ? Quoi qu’on en pense et quoi qu’en disent les dépêches de Washington, nous en doutons encore. Nous hésitons à croire que le congrès consacre cette iniquité et que le pouvoir exécutif l’accomplisse, que les États-Unis répudient leur politique traditionnelle en s’annexant un État insulaire situé à sept cents lieues de leurs côtes et habité par une race sans aucune affinité avec la leur. Un protectorat est possible ; mais l’Angleterre, que tant de liens dans le passé attachent à ce petit pays, n’y souscrirait qu’à la condition d’y prendre part, et un pareil condominium est-il possible ? Serait-il même compatible avec l’engagement pris par elle, vis-à-vis de nous en 1843, et ainsi conçu :

« Sa Majesté la reine du royaume-uni de Grande-Bretagne et d’Irlande, et Sa Majesté le roi des Français,

« Prenant en considération l’existence, aux îles Havaï, d’un gouvernement capable d’assurer le maintien de ses rapports avec les puissances étrangères, ont jugé utile de s’engager réciproquement à reconnaître ces lies comme un État indépendant, à ne jamais prendre possession, soit directement, soit indirectement à titre de protectorat, d’aucune partie du territoire qui les compose.

« Les soussignés, le principal secrétaire d’État des affaires étrangères de Sa Majesté britannique et l’ambassadeur extraordinaire de Sa Majesté le roi des Français à la cour de Londres, munis de pouvoirs à cet effet, déclarent en conséquence que tel est l’engagement pris par leurs souverains respectifs.

« Fait à Londres, le 28 novembre 1843.

« (Signé : ) ABERDEEN.

« (Signé : ) SAINT-AULAIRE. »


Rien, jusqu’ici, n’indique, de la part de l’Angleterre, l’intention de se soustraire aux engagemens pris alors. Elle peut nous les rappeler et nous demander, comme pour l’Egypte, si nous sommes disposés à joindre nos efforts aux siens, nos protestations aux siennes. En cas de refus, elle reprendrait sa liberté d’action et ne s’inspirerait que de ses intérêts. Les nôtres sont que l’archipel havaïen demeure indépendant, qu’aucune puissance maritime ne s’empare de cette position géographique de premier ordre, de cette clé de l’Océan-Pacifique du Nord.

Nous voulons espérer que, plus équitable que son prédécesseur et mieux inspiré que lui, M. Cleveland se refusera à s’engager dans la voie que M. Harrison lui trace et détournera le congrès des États-Unis d’un acte de spoliation que rien n’excuse dans le passé, que rien ne justifie dans le présent.


C. DE VARIGNY.

  1. Voyez Scudder’s History of United States, p. 339. — Voyez Records of Congress, 1846.
  2. De 1845 à 1890, la valeur des propriétés s’élève de 35 à 250 milliards, le commerce général de 660 millions à 7 milliards et demi et la population de 20 à 63 millions.
  3. Voir, dans la Revue du 1er novembre 1885, Emma, reine des îles Havaï.
  4. Un Royaume polynésien, 1 vol. in-8o ; Plon.