La Crise économique

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Revue des Deux Mondes tome 32, 1879
Maurice Block

La crise économique


LA
CRISE ECONOMIQUE

Depuis cinq ans, un malaise profond travaille le monde économique, nombre de machines sont arrêtées, nombre de fourneaux sont éteints, des milliers d’ouvriers chôment, les affaires se ralentissent, les gros capitaux sont inactifs, et si de partout s’élèvent des plaintes, c’est qu’il y a partout des souffrances trop réelles. Une crise intense, prolongée, nous étreint et paralyse l’essor de la vie économique. Une crise cependant, le mot l’indique, n’est ou ne devrait être qu’une situation transitoire, c’est une époque de fermentation où les matières impures se déposent, tandis que les élémens utiles ou sains se dégagent et se clarifient. C’est ce que nous avons pu constater lors des crises antérieures et ce que nos pères ont compris avant nous. D’où vient que le malaise soit si persistant qu’on en entrevoit à peine la fin ? Il faut bien que la cause du mal ne soit pas unique et que les effets en soient variés, pour que le remède habituel soit inefficace. Autrefois quelques faillites punissaient l’excès de spéculation, une baisse de prix ramenait la production dans de justes limités, et tout rentrait dans l’ordre : l’équilibre était rétabli. De nos jours ces moyens naturels se sont montrés impuissans. C’est que le mal est plus profond et plus général. Nous allons chercher, dans les pages qui vont suivre, à en mesurer l’étendue ; nous passerons en revue les causes auxquelles on l’attribue, nous tâcherons d’apprécier ces causes, et nous essaierons d’indiquer quelques remèdes.

I

Les chroniqueurs diront peut-être un jour : La grande crise des années 1873 à 1879 a commencé à Vienne, le 9 mai, quelques jours après l’ouverture de l’exposition universelle de 1873. C’est ce jour-là qu’eut lieu le grand effondrement, connu sous le nom sinistre de « craquement, » le Krach. Les visiteurs qui affluaient alors dans la capitale autrichienne trouvèrent la Bourse fermée et un grand nombre d’établissemens en liquidation. Ainsi finissait une époque de prospérités, — plus apparentes, il est vrai, que réelles, — ainsi commençait une ère de souffrances que rien ne nous permet de dire close. Personne n’ignore que, ni dans les affaires ni dans la nature, les changemens n’ont lieu d’une manière brusque et imprévue, et en effet les avertissemens n’ont pas manqué. La spéculation effrénée qui emportait alors le monde financier, entraînant à sa suite une partie notable du commerce et de nombreux rentiers, avait subi vers la fin de 1872 plusieurs défaillances ; un effort surhumain avait fait remonter sur la vague la fortune des haussiers, mais pour la voir bientôt s’engloutir plus profondément. Pour bien comprendre le mouvement vertigineux qui aboutit à la catastrophe de 1873, il faut remonter à l’année 1866. La bataille de Sadowa, quelque douloureuse qu’elle ait dû être au patriotisme autrichien, n’en a pas moins débarrassé l’empire des Habsbourg d’un boulet qu’il traînait depuis des années, la Vénétie, et sa séparation d’avec l’Allemagne n’était qu’une affaire de sentiment, surtout depuis la création du Zollverein, dont l’Autriche était exclue. Au point de vue économique, on se sentait délivré. Après avoir fait leur paix avec les Hongrois, si longtemps mécontens, sans crainte désormais du côté de l’Allemagne et de l’Italie, les Autrichiens pensèrent pouvoir s’occuper en paix de leurs, intérêts matériels. Le pays a beaucoup de ressources, disait-on, elles ne demandent qu’à être exploitées.

On se hâta d’agir en conséquence. Il y avait tant à faire ! il y avait des chemins de fer à construire, des mines à exploiter, des usines à élever, des banques à établir. On commença avec une prudence relative. Les grands établissemens, on le sait, exigent de grands capitaux, on les réunit en fondant des sociétés anonymes ; or on n’en fonda que 26 en 1867. En 1868, le courage était venu, on demanda 32 « concessions » au gouvernement, car, et il importe beaucoup de retenir ce point, les sociétés anonymes avaient besoin d’une autorisation administrative en Autriche. En 1869, ce n’est plus du courage, c’est de la témérité qu’on manifeste en fondant 141 sociétés. En 1870, la guerre ralentit l’élan, mais déjà 101 autorisations avaient été données ; en 1871, le chiffre remonte à 175 ; en 1872, au paroxysme de la fièvre, il atteignit 376, et dans les quatre premiers mois de 1878, jusqu’à la veille de la catastrophe, on accorda encore 154 concessions. La mesure était pleine, elle déborda. Et cependant, des 1,005 projets qui reçurent l’autorisation administrative, 328 ne furent pas réalisés ; les 682 autres durent verser 860 millions de florins, soit près de 1,800 millions de francs : les fondateurs s’étaient engagés pour 8 milliards 400 millions de francs[1]

Il serait injuste de mettre au même niveau les 682 créations nouvelles portées sur les cotes de la Bourse de Vienne de 1867 à 1873 : il y en avait de solides et utiles ; il y en avait de médiocres et d’autres qui n’étaient pas nées viables. Ces dernières semblent avoir été au nombre de 135, car elles ont dû liquider les affaires, non sans causer de fortes pertes à leurs actionnaires ; mais parmi les établissemens restés debout, il en est beaucoup qui, pendant plusieurs années, n’ont distribué aucun dividende ; ils végétaient en attendant des temps meilleurs, et leurs capitaux restaient stériles. Malheureusement une partie de ces capitaux, et d’autres que la catastrophe détruisit plus vite, avaient été détournés de leur emploi naturel, l’industrie, le commerce, l’agriculture, de sorte que le travail s’en ressentit, et la consommation davantage : le pays s’est trouvé appauvri tout d’un coup, et, au bout de cinq ans, il n’a pas encore pu cicatriser ses blessures.

Nous parlions tout à l’heure d’avertissemens ; si quelque part ils n’ont pas manqué, c’est à Berlin ; si quelque part on a été frappé de vertige, c’est dans cette capitale, et l’on peut dire, sans exagération aucune, dans l’Allemagne entière. A tort ou à raison, un publiciste distingué a plaidé les circonstances atténuantes. La Prusse, a-t-il dit, est entrée plus tard que certaines autres nations dans la carrière industrielle ; en 1846 elle n’avait encore que 1,139 machines à vapeur d’une force de 21,715 chevaux. Des mesures libérales venaient de débarrasser l’industrie d’entraves surannées ; les voies de communication se perfectionnant avec rapidité, les manufactures prirent un grand essor et dès 1861 on comptait 6,669 machines fixes, d’une force de 137,377 chevaux[2]. Les capitaux s’étaient sensiblement accrus par la voie de l’épargne lorsque la guerre de sécession éclata aux États-Unis. L’Allemagne envoyait depuis des années de nombreux émigrans dans les états du nord, c’est de ce côté que se portèrent ses sympathies. Elle plaça sans hésiter ses épargnes et ses fonds de spéculation dans ces papiers dont les cours étaient un moment si séduisans (60 pour 100 au-dessous du pair) : on se risqua et l’on gagna. Les capitalistes étaient à peine en goût d’aventures que le gouvernement prussien se lança dans ce que tout le monde, et surtout l’Allemagne, considéra comme une politique aventureuse. On se tint sur l’expectative, on laissa passer la guerre avec le Danemark (1864) et la lutte contre l’Autriche (1866). On se défiait ensuite de la France, mais, à mesure que le temps s’écoula, le courage grandit, et le mouvement avait déjà une certaine vivacité, lorsqu’en juillet 1870 la déclaration de guerre arrêta tout. La victoire resta fidèle au drapeau allemand ; un pactole vint se déverser sur le pays, et la réalité dépassa les rêves les plus audacieux. Est-il étonnant qu’on se soit jeté à corps perdu dans les affaires, que chacun ait voulu avoir sa part de l’aubaine, et que dans l’ardeur de la lutte plus d’un ait dépassé la ligne de démarcation que la loi a posée entre le permis et le défendu ? C’est, en effet, par suite de scandales de diverses sortes que les premiers avertissemens ont été donnés.

Ces scandales ont été dénoncés, du haut de la tribune, le 7 février 1873, par l’un des principaux orateurs de la chambre prussienne, M, Lasker. Les chemins de fer ne s’accordaient plus, disait-il, pour compléter le réseau des voies de communication, mais pour permettre l’émission d’actions faisant prime à la Bourse ; un fonctionnaire d’un rang élevé se prêtait à ce manège et de grands personnages en profitaient. Ce discours fit une profonde sensation dans le pays, il dégrisa plus d’un spéculateur, et la confiance était déjà ébranlée lorsque arriva la nouvelle de l’effondrement de la Bourse de Vienne. Le désastre fut presque aussi grand, la ruine presque aussi complète à Berlin que dans la capitale autrichienne. Pour bien faire saisir l’intensité de la fièvre qui s’était emparée de certaines classes de la population, nous devons rappeler que dans tout le premier quart de ce siècle, on n’avait fondé que 16 sociétés anonymes en Prusse ; dans le second quart, lorsque la machine à vapeur commençait à exercer son influence sur l’industrie allemande, on en constitua 102 ; de 1851 à 1870, on n’en créa pas 30 par an, tandis que l’année 1871 a vu naître 225, l’année 1872 même 500 sociétés anonymes ! En présence de ces excès, certains publicistes peu libéraux avaient mis en cause la loi de 1867 qui supprime la nécessité de demander une autorisation ; mais on sait que cette nécessité a été maintenue en Autriche sans servir de frein ; elle a plutôt agi comme un stimulant, à cause du prestige que l’attache administrative donne presque toujours à une affaire. Mais, quelle que soit la législation, des sociétés inutiles ne peuvent pas se maintenir ; elles n’ont qu’une vie factice, qui s’éteint bientôt faute d’alimens. Dès 1874, près de 80 compagnies avaient dû liquider, non sans subir de grandes pertes, et dans les années suivantes d’autres encore durent se dissoudre ; la cote de la plupart des sociétés qui survécurent resta basse, avec une tendance constante à faiblir davantage.

La confiance avait disparu, et avec elle la possibilité de trouver des capitaux apparens, pour se refaire une prospérité apparente. Il fallait dorénavant se contenter des ressources qu’on possédait réellement, et ces ressources étaient devenues insuffisantes. La vie avait été longtemps à bon marché en Allemagne, et les salaires se maintenaient à un taux correspondant, lorsque la guerre de 1870-1871 changea toutes les habitudes. La guerre avait amené la destruction ou l’usure d’un matériel immense, elle avait aussi imposé le chômage à nombre d’usines et de manufactures ; les magasins étaient vides, il fallait les remplir, et l’on se mit à travailler avec ardeur, mais en élevant les prix avec non moins d’empressement. En partie pour satisfaire aux demandes, et en partie pour employer les fonds qui affluaient, un certain nombre de créanciers de la Prusse furent remboursés avec les fonds de l’indemnité de guerre. On fondait des fabriques, on élargissait les ateliers, on renouvelait l’outillage, on allait de l’avant sans obstacle, car on obtenait les prix qu’on demandait, et l’on ne marchandait pas la rémunération aux autres. Il est inutile de dire que le taux des traitemens et des salaires suivit de près la hausse des marchandises et des denrées. Patrons et ouvriers prirent en 1871 et 1872 des habitudes de luxe dont beaucoup durent se défaire dans les années suivantes, et l’on sait combien il est dur de déchoir ou même seulement de subir des privations. Si encore on avait pu rétablir purement et simplement la situation économique d’avant la guerre ! Mais on ne remonte pas le cours des événemens : les salaires baissent, et les denrées restent chères. Heureux encore ceux qui ont des salaires, car de nombreuses usines se ferment, mettant leurs ouvriers sur le pavé. Ce qui est triste à dire, c’est que pour beaucoup la punition était méritée. L’élévation des salaires n’avait pas été un stimulant au progrès : on travaillait d’autant plus mal qu’on était mieux payé ; tous les témoignages s’accordent pour attribuer la diminution des exportations à l’abaissement de la qualité des produits. Et si l’on veut une preuve frappante de la gravité du mal, en voici une qui ne manque pas d’éloquence : à la fin de l’année 1875, la Banque d’Allemagne avait en portefeuille pour 467 millions de marks d’effets de commerce, à la fin de 1876 pour 446 millions, en décembre 1877 pour 429 millions et à la fin de 1873 pour 363 millions seulement. La diminution est constante[3]. Le pays le plus profondément malade pourrait bien être en ce moment l’Angleterre., Heureusement ce malade a la constitution robuste et saura se tirer d’affaire ; mais ce ne sera pas sains de vigoureux efforts, car plusieurs organes importans du mouvement économique sont affectés, et le bien-être général en souffre sensiblement. Aussi la « détresse du commerce et de l’industrie » est-elle devenue un article stéréotypé dans les journaux du royaume-uni. Les opinions sont assez pessimistes. Il y a un an, le cri : « Nous consommons notre capital ! » eut un grand retentissement, et nous ne savons si, dans la discussion qui s’est élevée sur cette question, les optimistes ont eu le dessus. On avait été frappé de la décroissance de l’exportation en présence d’une importation croissante ; la différence, qui était de 40 millions sterling en 1872, s’est successivement accrue jusqu’à 142 millions en 1877. Pourra-t-on longtemps encore acquitter un pareil solde annuel (3 milliards 500 millions de francs) ! On a beau parler, disait-on, des immenses capitaux anglais placés à l’étranger et dont les produits paient une partie de ces différences, on a beau atténuer l’autre partie en portant au crédit de l’Angleterre les frais de transport gagnés par sa puissante marine et même exagérer ses profits, la décroissance de l’exportation restera un fait brutal dont il faudra reconnaître la signification. Le royaume-uni vend positivement moins de ses produits : en 1873, relativement à 1872 la diminution était de 89 millions de francs ; en 1874, comparativement à 1873, elle est de 331 millions ; en 1875, la réduction atteint 400 millions, en 1876 même 620 millions, et la décroissance continue. Si l’on additionne ensemble ces réductions successives et si l’on ajoute 67 millions pour l’année 1877 et 150 millions pour 1878, on trouve une perte totale de 1 milliard 597 millions, ce qui ramène l’Angleterre d’au moins dix années en arrière. Les profits ont diminué, mais les besoins sont restés. Ici aussi il faudra revenir à des habitudes plus simples et réduire ses prétentions, hélas ! aussi les salaires ; mais la transition ne s’opère pas sans frottement ; le Times a compté en 1878 244 grèves, dont 3 seulement ont réussi, en 1877 il y en avait eu 177 avec à peu près le même insuccès. Parmi les industries intéressées, les deux plus importantes sont les fers et les cotons, elles valent bien qu’on s’y arrête un moment.

L’industrie des fers est une des gloires du royaume-uni. Des centaines de mille d’ouvriers sont occupés a extraire le minerai, à le traiter dans les hauts-fourneau, dans les fours et les forges, à transformer le fer brut en outils, instrumens et machines de toute sorte. Le sort de ces ouvriers, non moins que celui des usiniers, dépend, il est presque inutile de le dire, de la prospérité des affaires. Dans quelques branches de cette industrie, le taux des salaires est fixé, d’un commun accord, selon un rapport déterminé par le prix des produits sur le marché le plus important. Lorsque, dans le nord de l’Angleterre, la tonne de fer vaut 20 livres sterling, l’ouvrier reçoit pour telle opération (par exemple pour puddler) 13 sh. 3 d., lorsque le prix descend à 8 livres 14 sh., son salaire n’est plus que de 9 sh. 9 d., et ainsi de suite. Or, précisément pour cette opération, la rémunération n’est plus maintenant que de 7 shillings ; elle a baissé depuis 1873 de près de 50 pour 100. En Écosse, le salaire de l’ouvrier qui extrait le minerai est en rapport avec le prix de la fonte brute ; nous avons sous les yeux un tableau où ces deux chiffres sont mis en regard pour les années 1859 à 1878, nous n’en citerons que les trois plus saillans. En 1859, le prix de la tonne de fonte étant de 51 sh. 9 d., les salaires sont à 3 sh. 3 d. par jour ; en 1872, le prix s’élève subitement à 101 shillings pour* atteindre 117 sh. 3 d. en 1873 ; les prix suivent le mouvement et vont à 7 sh. 3 d. et à 8 sh. 6 d. C’était le point culminant, il n’y avait plus qu’à descendre : la baisse survient en effet, constante et même rapide, et en octobre 1878 le prix de la fonte est à 43 sh. 9 d. et les salaires sont à 2 sh. 9 d. par jour. Les chiffres pour corroborer ces données ne manqueraient pas : un grand nombre d’usines, de fabriques, de mines sont constituées par actions, les comptes rendus sont publiés, chacun connaît le montant des dividendes distribués ; on n’a qu’à comparer le résultat des quatre dernières années pour constater une diminution presque générale du revenu, souvent dans la proportion de la moitié ou des deux tiers, et quelquefois au delà.

Dans les industries ou les salaires subissent l’effet de la fluctuation des prix de la marchandise, les rapports entre patrons et ouvriers ne s’aigrissent pas nécessairement sous la pression des conjonctures défavorables, mais il n’en est pas de même dans les branches de travail où l’ouvrier n’est pas renseigné par un coup d’œil sur le bulletin des cours. L’industrie du coton est généralement dans ce cas. Lorsque les fabricans de filés ou de tissus annoncent une réduction de salaires, même seulement de 5 pour 100, comme en novembre dernier à Oldham, leurs hommes commencent toujours par résister. Depuis trois ans cependant, beaucoup d’établissemens ont dû réduire les salaires, et de nombreuses grèves ont éclaté, mais ici la victoire n’a pas été du côté des gros bataillons. Ce qui est remarquable, c’est que souvent les grévistes ne niaient pas la mauvaise situation du marché, ils se déclaraient même volontiers prêts au sacrifice, mais ils l’offraient sous une forme autre que celle qui semblait acceptable aux patrons. Au lieu de laisser réduire le taux du salaire, ils consentaient à la réduction des heures de travail. Tout le mal vient de l’excès de production, disaient-ils, il faut donc produire moins ; lorsque le trop plein aura été écoulé, on pourra de nouveau nous occuper la journée entière, et de cette façon le prix de notre travail sera resté le même. — Les fabricans répliquaient : Si la production est surabondante, ce n’est pas, comme vous le croyez, notre faute. Nos concurrens se multiplient, quelques-uns produisent dans des conditions plus avantageuses que nous, nous ne pouvons les battre qu’en vendant moins cher. — Si maintenant on consulte les prix courans et les tableaux des dividendes, malgré la sympathie qu’on peut avoir pour les ouvriers, on est obligé de convenir que les fabricans ont raison. L’état du marché se mesure par ce qu’on appelle la marge, c’est-à-dire l’excédant du prix des produits sur le prix de la matière première ; or en 1874 une livre de filé valait 4 pence 1/2 de plus qu’une livre de coton en laine, en 1878 seulement 3 1/4. Pour les toiles, l’excédant sur le prix du filé était de 3 pence 1/4 en 1874 et de 1 7/8 seulement en 1878. Et si l’on ne trouvait pas ces chiffres assez éloquens, qu’on parcoure le tableau des dividendes payés l’année dernière dans les quarante fabriques par actions du Lancashire : quatorze de ces fabriques n’ont distribué aucun dividende, les autres n’ont donné que la moitié, quelques-unes moins du quart de ce qu’elles avaient pu offrir en 1877[4]

Nous ne pouvons pas avoir la prétention de faire ici un exposé complet et détaillé de la situation économique du royaume-uni, situation que des sinistres comme la faillite de la Banque de Glasgow et d’autres ne peuvent qu’aggraver, mais nous devons exprimer notre surprise de voir le Times (weekly edition, 17 janvier 1879) essayer de nier le mal, en considérant les pertes de l’un comme compensées, ou à peu près, par les gains de l’autre. A la Bourse, nous le voulons bien, le capital change de mains et reste dans le pays, mais lorsque l’usine s’arrête, ou même seulement lorsque les ouvriers sont obligés de travailler à plus bas prix, la production est réduite et le bien-être a diminué. Du reste aucun argument ne peut prévaloir contre le spectacle de la misère dont les journaux de beaucoup de localités tracent le désolant tableau.

Pareille misère semble régner aussi dans les grandes villes des États-Unis. Pendant longtemps on a cru que le mot de l’Écriture : « Il y aura toujours des pauvres parmi vous » ne s’appliquait pas à l’Amérique, ou du moins à la grande république du Nord, Ses ressources, littéralement inépuisables, semblaient à la disposition de tous ceux qui apporteraient deux bras pour se saisir de leur part. Le capital était réputé surabondant ; ce qui manquait, c’était le travail, on lui promettait de gros salaires pour de courtes journées. Pendant assez longtemps le tableau n’était pas trop flatté ; il y avait, de l’autre côté de l’Atlantique, un peu plus de chances de se procurer l’aisance que dans certaines parties de notre vieille Europe. Aussi le courant de l’émigration avait-il pris une largeur et une profondeur qui rappelaient la migration des peuples dans les premiers siècles de notre ère. Ce sont les lettres des parens, des amis, des anciens voisins, des camarades qui mettaient en route les masses qui traversèrent l’Océan ; on imitait l’exemple de ceux qui avaient réussi. L’immigration atteint en 1873 (année finissant le 30 juin) le chiffre d’un demi-million. La crise ayant éclaté, le mouvement se ralentit ; l’année suivante, il ne vint que 313,000 émigrans, l’année d’après 227,000, puis 169,000, et en 1877 et 1878 il en débarqua encore moins dans les ports des États-Unis. En revanche, les départs se multiplièrent, soit pour retourner en Europe, soit pour se rendre en Australie ; en une seule année 92,000 personnes quittèrent le rivage de ce pays qui avait perdu son prestige.

Le travail en effet avait cessé d’être abondant. Par quelles causes un changement aussi extraordinaire s’était-il produit ? Comment les richesses naturelles qui couvrent la terre américaine avaient-elles pu être stérilisées ? C’est ce que nous exposerons dans le courant de ce travail. Ce qu’il faut bien constater ici, c’est que dès 1873 une nouvelle tâche s’est imposée aux municipalités de Boston, de New-York, de Philadelphie, de Chicago et de beaucoup d’autres villes, et que cette tâche est allée pendant quelques années en s’aggravant : le paupérisme s’est développé dans des proportions effrayantes. En 1877, les chefs des trade’s unions évaluaient à 2 millions le nombre des ouvriers sans travail ! Ceux qui sont occupés ont naturellement dû se contenter d’une rémunération moindre. Les réductions de salaires n’ont pas eu lieu sans luttes. Les grèves ont été nombreuses ; les scènes tumultueuses, les violences n’ont pas été rares. Les sanglantes émeutes des ouvriers des chemins de fer ont épouvanté l’Europe. La misère, venant se greffer sur une corruption peu surprenante dans un pays où les passions sont vives et qui renferme tant d’élémens vicieux, a produit une population de vagabonds de la pire espèce, les tramps. Ils se forment par petites troupes qui se répandent dans les campagnes. Il y a peu de villages aux États-Unis. Chaque cultivateur s’établit au milieu de son domaine à plus ou moins de distance de ses voisins ; il se trouve ainsi à la merci de ces vagabonds. Leur procédé est toujours le même : ils se présentent inopinément devant une ferme isolée et demandent à manger. Si les circonstances sont favorables, ils s’emparent de ce qui est à leur convenance ; parfois la femme est seule, subit les derniers outrages ou trouve la mort en défendant son honneur et les épargnes de la famille. Si la troupe est nombreuse, elle arrête des trains ou commet du brigandage sur une grande échelle. La police ne peut rien contre les tramps, et si le juge Lynch ne réussit pas à faire justice, le crime reste impuni.

Nous aurions encore à noter des symptômes de crise dans bien d’autres pays ; mais où ils sont le plus rares ou le plus effacés, c’est en France. Nous jouissons en ce moment d’une situation vraiment privilégiée dans le monde économique. Il serait même facile de soutenir que la France n’est pas du tout atteinte des souffrances dont on se plaint partout ailleurs. Les budgets de tous les pays sont en déficit, le nôtre présente un excédant. La plus-value brute des impôts, dont il y a sans doute à déduire, dépasse même, pour les contributions indirectes seulement, la somme de 63 millions, et l’on sait que ces taxes ne sont guère payées qu’à l’occasion d’affaires ou de consommations. Le mouvement des exportations a légèrement décliné, cela est vrai (3,369 millions en 1878 contre 3,436 millions en 1877) ; mais la sortie des produits naturels a seule diminué, car on a exporté pour 1,867 millions de produits fabriqués, soit pour 53 millions de plus qu’en 1877. Si l’on consulte la cote de la rente, on relève également des indices d’une situation prospère : le 5 pour 100 oscille entre 112 et 115. Mais ces chiffres ne sont pas concluans. La hausse des valeurs publiques, par exemple, peut être l’effet d’une surabondance de capitaux provenant d’une épargne incessante et croissante, elle peut aussi avoir pour cause une certaine absence de confiance dans les affaires : pourquoi s’aventurerait-on dans des entreprises commerciales et industrielles, lorsque tant d’établissemens existans se voient contraints de réduire leurs opérations ? Ce n’est pas un bon signe que l’impôt sur le revenu des valeurs mobilières évalué au budget de 1878 à 34,972,000 n’ait produit en réalité que 34,274,000 francs. Ce n’est pas un bon signe non plus que le dividende de la Banque de France, qui était de 285 francs en 1874, soit tombé à 200 francs en 1875, à 140 francs en 1876, à 95 francs en 1877 ; cela prouve évidemment que les affaires se ralentissent[5]. D’ailleurs, dans différens centres industriels et commerciaux, les magasins sont remplis, et les fabricans ne peuvent offrir à leurs ouvriers que le choix entre la baisse des salaires et la réduction des heures de travail. — Nous allons étudier les causes de cette situation et nous rechercherons pourquoi la crise a été moins intense en France que dans la plupart des autres pays.

II

La tâche pourra paraître facile, car il est peu de sujets qui aient été plus souvent traités depuis quatre ou cinq ans. Victimes du mal au témoins de la souffrance, tous ceux que la pratique des affaires ou l’étude de la théorie a pu éclairer se sont efforcés de jeter des lumières sur la situation. Avant de présenter le résultat de nos propres observations, il convient donc de recueillir, les avis émis de part et d’autre, de les contrôler en les rapprochant des faits, afin de nous en autoriser en les complétant, ou de les réfuter au besoin.

Une opinion assez répandue considère cette stagnation des affaires comme un mal périodique inévitable. Les crises, disent beaucoup de publicistes, reviennent à peu prés tous les dix ans, ou même plus souvent. L’homme a un penchant naturel à étendre constamment ses affaires. Il travaille avec zèle pour s’enrichir ; s’il entrevoit le succès, il multiplie ses efforts ; si les chances se montrent favorables, il se précipite sur le gain, s’excite et se surexcite, la passion alors parfois l’aveugle et le pousse à sa chute. La crise se déclare ; c’est la punition. Les fautes s’expient, on revient pour quelque temps à la modération, et le même mouvement recommence pour se terminer de la même manière. M. Juglar a rendu saisissant cette sorte de cercle vicieux par un tableau où il nous montre le portefeuille de la Banque se gonflant peu à peu, d’année en année, pour s’aplatir tout d’un coup, lorsque la spéculation est arrivée à son point culminant[6]. Pour ne citer que quelques chiffres : en 1801, l’escompte tombe presque subitement de 630 millions à 256 millions ; en 1830, de 617 à 155 millions ; en 1847, de 1,329 à 256 millions ; en 1857, de 2,081 à 1,414 millions ; en 1874, de 2,881 à 2,448 millions. Nous aurions pu augmenter encore ces chiffres et multiplier les périodes ; nous nous en dispenserons, car personne n’ignore que la crise actuelle a été précédée par d’autres crises, et que la série en remonte bien loin en arrière. Sir John Sinclair en a publié, vers 1780, une liste qui part de l’année 1680, et ce que cet auteur a fait pour les crises financières, d’autres l’ont accompli pour le commerce et l’industrie. On a même trouvé une ingénieuse explication, nous allions dire justification, de ces alternatives de prospérité et de revers. Selon un journal spécial, the Statist (19 octobre 1878), si tous les dix ou douze ans les affaires se ralentissent, les faillites se multiplient, et qu’ensuite la période de prospérité recommence, c’est que l’activité sérieuse d’une génération de commerçans ou d’industriels n’est guère plus longue. Dans peu de grands établissemens, la même personne resterait plus de dix ou douze ans le directeur réel, la cheville ouvrière de l’affaire. A trente ou trente-cinq ans, on devient associé actif, administrateur responsable de la totalité ou d’une division importante d’une grande entreprise ; dix ans après, les uns sont morts, d’autres ont changé de position ; d’autres encore ont fait fortune et prennent les choses plus à leur aise. Des hommes plus jeunes peuvent alors arriver, des hommes qui n’ont pas encore été mis à l’épreuve, que l’expérience n’a pas encore rendus sages et sagaces, mais qui s’en iront à leur tour après avoir accompli leur période[7].

Hâtons-nous de le dire, aucun publiciste, quelque convaincu qu’il fût du retour périodique des crises, n’a méconnu l’influence des guerres, des révolutions, des mauvaises récoltes et autres calamités de toute nature. Quand ces causes extraordinaires se présentaient, il ne fallait pas une grande pénétration pour les reconnaître : c’étaient, pour ainsi dire, des phénomènes naturels ; ce n’est qu’en l’absence de causes extérieures évidentes qu’on songe à approfondir les choses, qu’on scrute les faits d’abord négligés et que l’on en constate la signification. C’est ainsi qu’on a pu formuler la théorie de la périodicité ; seulement cette théorie ne rend suffisamment compte ni de l’extension, ni de la durée de la crise actuelle, et l’on a cherché à l’expliquer par des causes spéciales.

C’est un concours de circonstances, dit-on généralement, qui a aggravé la crise. D’abord, si l’on fait abstraction de l’effet des famines qui ont sévi dans l’Inde et en Chine, la calamité économique a eu deux foyers complètement indépendans l’un de l’autre, l’Europe et l’Amérique. En Europe même, il n’est pas sûr que la guerre franco-allemande en ait été le vrai point de départ ; mais il est certain qu’elle lui a donné son caractère définitif. Ce qui préexistait, c’est une très vive tendance à la spéculation ; si la paix avait été conservée, la crise aurait encore éclaté, mais elle eût été purement financière, tandis que la guerre l’a rendue positivement industrielle. La guerre a interrompu la production dans deux grands pays, elle a en outre causé d’énormes destructions de matières et de produits qu’il a fallu remplacer à la paix avec une grande rapidité. Aux demandes émanées des états qui avaient été directement impliqués dans les événemens des années 1870-1871 venaient se joindre les commandes des chemins de fer russes et américains, deux contrées où la construction des voies ferrées avait été poussée alors avec une grande vivacité. Il en résulta naturellement une grande hausse des prix, et comme cette hausse, — qui donnait aux affaires l’apparence de la prospérité, — coïncidait avec une fièvre de spéculation intense, on se mit à construire des usines, ou du moins à ériger des hauts fourneaux et à agrandir les ateliers. Quand les nouveaux instrumens furent prêts à fonctionner, les commandes étaient devenues moins abondantes, et la concurrence des offres ne put que hâter la baisse, devenue inévitable. Si le monde civilisé avait été dans un état normal, la crise aurait été courte, un corps sain se débarrassant assez vite des principes morbifiques ; mais dans chaque pays le mal avait des complications particulières, de sorte que les affaires sont restées partout dans un état languissant.

Les deux pays de l’Europe où ces complications ont exercé l’influence la plus profonde ne sont pas, comme on pourrait le croire, la Russie et la Turquie, qui viennent de se faire une guerre aussi sanglante, mais l’Allemagne, qui a enfin atteint, après des luttes brillantes, le but vers lequel elle tend depuis si longtemps, et l’Angleterre, la contrée dont la richesse est proverbiale. On l’a souvent dit, les 5 milliards ont été pour l’Allemagne une robe de Nessus, ils en ont, pour ainsi dire, empoisonné le sang. Ce sont ces capitaux qui ont poussé la spéculation hors de toutes bornes, c’est l’abondance du numéraire qui a provoqué une hausse désordonnée des prix et des salaires. Ce n’étaient pas là des fluctuations comme on en avait déjà vu, où les oscillations se meuvent entre des écarts de 10 ou de 20 pour 100 ; certains salaires doublèrent, et au delà, en moins de deux ans. Ces hausses avaient pour cause naturelle une demande inouïe de travail ; elles furent surexcitées par la spéculation, qui faisait une concurrence écrasante à la production réelle, solide, mais si accablée de commandes urgentes, qu’aucun prix ne l’effrayait. Les ouvriers étaient fort demandés, mais avaient encore une autre raison pour être exigeans, c’est le désir d’avoir leur part du gâteau. L’agitation socialiste était alors dans toute sa force, et l’on peut dire dans tout son éclat. Aucune loi n’empêchait les réunions, les discours excitans ; les journaux et les brochures avaient le champ libre, des membres du clergé et des professeurs de faculté, des fonctionnaires même se constituaient les avocats des ouvriers. Ils profitèrent donc des conjonctures : ils furent mieux payés, travaillèrent moins et, on l’a officiellement reconnu, moins bien. Il a été démontré en même temps que, généralement, ils n’ont pas profité de la bonne aubaine pour améliorer leur situation. Les salaires élevés, si facilement gagnés, furent gaspillés en jouissances fugitives, les meneurs leur disant sur tous les tons que l’avenir était à eux, que la prévoyance était une sottise ou une duperie. Lorsque les mauvais temps sont venus, on avait pris des habitudes de luxe qu’on ne pouvait plus satisfaire, et l’on avait perdu la volonté de faire les efforts nécessaires, pour maintenir la production à un certain niveau. Il en est résulté que l’industrie allemande a plus de peine qu’elle n’en aurait eu à un autre moment à retrouver son équilibre ; car la consommation intérieure et l’exportation ont diminué à la fois. Cet effet s’est aussi fait sentir dans d’autres pays, mais à un degré bien moindre, car nulle part le socialisme n’a fait autant de ravages qu’en Allemagne, nulle part la séparation entre le patron et l’ouvrier ne s’est creusée plus profonde.

C’est là une cause morale de souffrance ; mais il en est une autre d’un ordre tout différent, qu’on a également imputée, — du moins en grande partie, — à l’Allemagne. Il s’agit de la dépréciation de l’argent. Des hommes très compétens, comme M. Sœtheer, soutiennent qu’on exagère l’influence des 2 500 000 kilogrammes de lingots d’argent que l’empire allemand a jetés sur le marché ; selon lui, l’union latine pèse d’un poids bien plus lourd dans la balance du système monétaire[8], car dans la période 1873 à 1876 la France et ses alliés ont frappé pour 600 millions de francs de pièces d’argent, et pour cette somme ils ont dû absorber 3 millions de kilogrammes de métal, de sorte que leur abstention depuis deux ans doit se faire bien plus sérieusement sentir que la démonétisation allemande. L’action de l’union latine est incontestable ; il n’en est pas moins vrai que l’Allemagne, en entreprenant peu de temps après le déplacement des 5 milliards la substitution d’une monnaie d’or à la monnaie d’argent, en même temps que la réforme des banques et le retrait d’une partie de la circulation fiduciaire, a rendu plus profonde la perturbation que chacune de ces opérations isolées devait produire sur le marché monétaire, surtout en se combinant avec ; une crise causée par l’excès de production et un mouvement de spéculation outrée.

C’est en Angleterre que le contre-coup de la réforme monétaire s’est fait le plus vivement sentir. Londres est le grand marché des métaux précieux ; si l’Inde ou la Chine demandent moins d’argent, si la Californie et L’Australie envoient plus d’or, si l’Allemagne ou les États-Unis attirent les ! métaux précieux, c’est la cote de Lombard street qui en est la première affectée. Un éminent publiciste anglais, M. Giffen, qui a fait des mouvemens du marché monétaire l’objet de longues et minutieuses études, pense que l’Allemagne, en accumulant dans les caves du trésor et en retirant momentanément de la circulation des quantités considérables d’or, a certainement exercé une influence sur les prix, et que l’émission d’une nouvelle monnaie allemande, la couronne d’or, n’a pas fait cesser tout de suite l’effet de ces mesures. On sait que la baisse des prix est le symptôme ou la conséquence des crises, et que la hausse en annonce la guérison : la rareté des moyens d’échange produit le même effet, et lorsqu’à des momens difficiles l’or vient à manquer, le mal ne peut que s’aggraver ou se prolonger. Des deux milliards de francs en couronnes d’or que l’Allemagne a frappées, une très petite partie existait déjà dans la circulation, et quelques centaines de millions sont rentrés dans le courant international, mais plus d’un milliard et demi de francs de monnaies nouvelles sont restées dans l’empire allemand. À cette somme de 1,500 millions on doit ajouter peut-être 800 millions qui ont été thésaurises par les États-Unis en vue de la reprise des paiemens en espèces, et une certaine somme qui a été absorbée par la Hollande, pour se rendre compte des vides causés sur le marché monétaire. Ce n’est pas tout. Les besoins de ces trois pays sont récens, ils datent à peine de huit ans, et ces nouveaux consommateurs vivent sur le fonds commun ; mais ce fonds commun, le produit des placers ou des mines, est loin d’avoir de l’élasticité. La production va plutôt en diminuant. Dans les cinq périodes quinquennales qui commencent en 1852, le rendement annuel moyen a été évalué, par d’excellentes autorités, à 29,933,000 livres sterling dans la première période, à 24,633,000 dans la deuxième, à 22,760,000 dans la troisième, à 21,753,000 dans la quatrième, et 19,200,000 dans la cinquième. Ainsi, la production diminue, bien que de nouvelles nations soient venues en demander leur part, sans compter que les besoins des nations déjà en possession de l’étalon d’or grossissent parce que la population augmente et que les affaires s’accroissent selon une progression encore plus rapide. Il serait difficile de contester l’action de la diminution du stock de l’or sur le commerce en général, et plus spécialement sur celui de l’Angleterre, mais ce qui paraît encore plus difficile, c’est de mesurer cette action, c’est de la formuler en chiffres.

Il convient de rappeler ici que l’Angleterre avait été le banquier un peu trop facile des états besoigneux, et que des quarante-six débiteurs indiqués sur un tableau préparé à la Bourse de Londres, dix-huit seulement paient exactement les intérêts des 7,045 millions de francs qu’on leur a prêtés. Les vingt-huit autres ont emprunté 8 milliards 335 millions, dont plus de la moitié, 4,404 millions, sont complètement perdus, tandis qu’il n’est servi que très irrégulièrement un intérêt sur les 3,931 millions restans. A côté de cette grande faillite, on se demande s’il vaut la peine de mentionner les nombreuses suspensions de paiement qui ont été signalées dans ces dernières années, si ce n’est que la banqueroute de la Banque de Glasgow, par les révélations effrayantes sur la corruption d’une partie du commerce qui l’ont accompagnée, a jeté comme un crêpe sur le reste. Il faut espérer que cet enseignement ne sera pas perdu pour l’Angleterre.

Nous ne devons pas oublier de mentionner, avec les publicistes anglais, les mauvaises récoltes des années 1875,1876 et 1877 parmi les causes de la crise. On pouvait s’y tromper, car, — et nous en donnerons plus loin la raison, — le prix du blé ne s’est pas élevé cette fois en Angleterre comme on l’a vu en d’autres temps, et comme on le voit encore en d’autres lieux. Mais si le pain n’est pas devenu plus cher, il n’en est pas moins certain que les fermiers ont éprouvé un déficit très sensible dans leur récolte de grains. M. Caird évalue ce déficit à 22 pour 100 pour 1875, à 24 pour 100 pour 1876 et à 36 pour 100 pour 1877. Dans ces mêmes années, et ce point a une gravité particulière, le bétail a diminué. On comptait en 1874 6,125,000 têtes de bêtes à cornes, à la fin de l’année 1877 il y en avait 427,000 de moins ; dans la même période triennale, sur un ensemble de troupeaux de 30,314,000 bêtes à laine, on perdit 2,153,000 têtes. Les populations rurales durent donc réduire leur consommation de produits industriels, et les banques qui sont le plus en rapport avec le cultivateur ont pu s’apercevoir que l’épargne, si elle existe, était insignifiante.

Avons-nous épuisé la liste des causes particulières au royaume-uni ? Loin de là. L’ouverture du canal de Suez aurait causé une certaine perturbation dans une partie importante du commerce ; cet événement a d’ailleurs provoqué la construction urgente de nombreux vapeurs, à un moment où les usines étaient déjà surchargées de commandes. La crainte de la guerre est également mise en avant ; mais l’argument sur lequel on revient le plus souvent et avec le plus d’insistance, c’est la fermeture progressive du marché étranger. Chaque pays tend à se pourvoir par son propre travail, et s’il consent à se fournir au dehors, il préfère trop souvent s’adresser au concurrent de l’industrie britannique. Quelques publicistes se sont montrés assez pessimistes pour se faire prophètes de malheur, pour prédire de nouveau la « décadence » de l’Angleterre, et ils ont fait une certaine impression, puisqu’un fabricant, membre du parlement très connu, M. Mundella, a cru nécessaire de publier un travail sur « les conditions dont dépend la suprématie commerciale et industrielle de la Grande-Bretagne[9]. » Que craignez-vous, dit-il aux pessimistes, rien n’est changé dans notre vieille Angleterre. N’avons-nous pas toujours nos avantages naturels : une grande abondance de charbons et de fers à bas prix, une excellente position géographique, et un climat qui permet de travailler sans interruption tout le long de l’année. N’avons-nous pas en outre nos avantages économiques : l’abondance et le bon marché des capitaux, l’efficacité du travail anglais, un système de moyens de transports extrêmement développé, de vastes colonies, et enfin le libre échange !

Laissons le lecteur sous l’impression consolante des vues peut-être un peu optimistes de M. Mundella et voyons quelles causes particulières ont pu agir aux États-Unis. Il faut remonter à la guerre de sécession pour nouer l’enchaînement des circonstances qui ont produit la crise américaine. La nécessité de dépenser des sommes immenses et la facilité donnée, par le papier-monnaie et les emprunts, de les dépenser avec prodigalité, ont naturellement favorisé le penchant à la spéculation déjà si fort sur les bords de l’Hudson et du Mississipi. Pour payer les dettes contractées pendant la guerre civile, il a fallu créer une série de lourds impôts, et l’on en a profité pour élever le tarif des douanes sans dissimuler les intentions protectionnistes. De nombreux droits, qui devaient tous être acquittés en or, devinrent prohibitifs de toute importation. Les États-Unis ne voulaient plus être « tributaires » des manufactures étrangères ; ils prétendaient non-seulement suffire à leur propre consommation, mais encore concourir avec les autres pays sur le marché international. Et pourquoi ne réussiraient-ils pas ? N’ont-ils pas, eux aussi, du charbon et du fer ? n’ont-ils pas surtout le coton, sans parler de l’abondance des denrées alimentaires qui constituent, on le sait, la matière première par excellence ? Personne ne contestera que les Américains ne soient bien doués pour l’industrie ; mais les circonstances locales sont-elles aussi favorables qu’en Europe ? On peut en douter, lorsqu’on compare le taux des salaires des deux côtés de l’Atlantique, ou lorsqu’on mesure les distances que les produits ont à parcourir dans l’intérieur du pays. En tout cas, l’expérience a prononcé : en multipliant les fabriques, on produisit la hausse des salaires, mais le prix des marchandises s’éleva davantage, et le commerce, un instant prospère, tomba dans une langueur que d’autres événemens aggravèrent. A cet égard, il suffit de signaler « la fièvre des chemins de fer. » De 1869 à 1873, en cinq ans, on construisit 28,000 milles, c’est-à-dire près de 45,000 kilomètres de voies ferrées ; mais on ne put créer aussi rapidement des objets à transporter, plusieurs lignes ne parvinrent même pas à faire leurs frais. Un grand nombre de compagnies, sont en faillite. Les usines qui s’étaient organisées pour fournir les machines et les rails aux chemins de fer nouveaux ont réussi à dominer le marché, puisque l’étranger, qui avait envoyé 513,000 tonnes de fer en 4870, 595,000 en 1871 et 400,000 en 1872, n’expédia plus que 33 tonnes en 1876 et 12 tonnes seulement en 1877. Mais la catastrophe subie par les chemins de fer a porté un rude coup aux usines métallurgiques, et le coup a été ressenti en même temps par beaucoup d’autres établissemens. S’il faut en croire certains publicistes américains, ce qui a produit la misère aux États-Unis, c’est la prodigalité, le manque de prévoyance, la faiblesse relative de l’épargne. On gagnait facilement, on dépensait plus facilement encore, et le goût du luxe, ou du moins le goût des jouissances, était répandu dans toutes les classes de la société. Pour ne citer qu’un détail, selon le rapport du commissaire des taxes fédérales, on a consommé aux États-Unis, dans l’année finissant le 30 juin, notwithstanding the hard times (malgré la dureté des temps), 1,905,063,000 cigares à 10 cents (52 centimes), ce qui ferait une dépense totale de 990 millions de francs, à laquelle on doit ajouter 75 millions de livres de tabac. Selon le même rapport, on a consommé 317,665,600 gallons, soit 14,300,000 hectolitres, de boissons fermentées, et le montant de cette dépense est évalué à plus de 66 francs par tête, hommes, femmes et enfans, soit 330 francs par famille de cinq personnes. La faiblesse de l’épargne se fait sentir bien plus vivement dans un pays très entreprenant, parce que le capital, incessamment engagé, exposé, détruit, ne se reproduit pas avec la même rapidité. Dans les années de prospérité, l’Europe a largement suppléé à l’insuffisance du renouvellement des capitaux américains, et l’avenir des États-Unis se présenterait sous des couleurs très sombres, si cet heureux pays n’avait pas ses immenses ressources naturelles, son coton, son tabac, son blé, son bétail. Les bonnes récoltes dont la grande république américaine a été gratifiée deux années de suite vont, — on l’a du moins proclamé officiellement, — remettre les affaires à flot.

Il nous resterait à rechercher les causes spéciales à la crise française. On ne saurait nier que la politique a pesé de tout son poids sur la vie économique de la France. Nous nous sommes rapidement relevés après la guerre de 1870-1871 ; sous ce rapport, nous avons été un objet d’admiration et peut-être de jalousie pour le monde civilisé. Et c’est sans aide, sans secours, par l’effet des richesses acquises, par le travail et par l’épargne, par une conduite politique sage que nous avons repris notre rang. Mais assez longtemps l’avenir était incertain, nous ne savions si nous aurions un lendemain et surtout un surlendemain. A certains momens, les appréhensions étaient permises, et l’on comprend que l’industrie considérât alors la prudence comme la première des vertus. L’horizon politique éclairci, restait l’influence des conjonctures économiques. Si tous les pays restreignent leur consommation, les productions de la France en sont nécessairement affectées. Dans les quatre dernières années, nos exportations ont constamment diminué. De 3,872 millions en 1875, elles descendent à 3,575 millions en 1876, puisa 3,436 millions en 1877, enfin à 3,369 millions en 1878. Cette diminution progressive est aggravée par les effets de nos mauvaises récoltes et des autres causes qui exercent une fâcheuse influence sur nos propres consommations.

Les partisans de la protection douanière mentionnent encore La concurrence étrangère parmi les causes du ralentissement du travail dans nos manufactures. C’est ne voir qu’un côté de la question. Nous avons importé pour 447 millions de produits fabriqués, mais nous en avons exporté pour 1,867 millions, soit pour 1,420 millions en plus. Si nous fermons la porte aux marchandises étrangères, les autres pays refuseront les nôtres, nos fabriques, ont donc tout intérêt à laisser la porte ouverte. Cet intérêt est grand surtout, on le comprend, pour le consommateur. Le mouvement protectionniste dont nous sommes témoins en ce moment est donc bien mal entendu, il ne peut que prolonger la crise et l’aggraver même, en rendant plus difficile le renouvellement des traités. L’anarchie douanière, — ce terme n’est pas trop fort, — se fera de plus en plus sentir dans les affaires, si les pouvoirs publics ne se hâtent de préparer une solution. Nous ne croyons pas avoir besoin d’insister sur ce point. Il est évident que la concurrence internationale est si utile à l’ensemble du pays que nous devons nous arranger pour vivre avec elle ; toutes les contrées se sont bien trouvées de ce régime, et, de l’aveu de tous, les États-Unis, qui s’y étaient soustraits, ont eu à le regretter ; on songe d’ailleurs de l’autre côté de l’Atlantique à réduire les droits de douane. La France, en tout cas, a plus souffert des barrières qu’on lui oppose que des facilités qu’elle offre aux autres nations, et l’esprit relativement libéral de son tarif est peut-être une des causes qui ont allégé pour nous la crise qui sévit avec tant de rigueur dans d’autres pays. Ce n’est du reste pas la seule, comme nous allons avoir l’occasion de le montrer.


III

La plupart de ces opinions sur l’origine et la durée de la crise sont fondées, ou du moins elles renferment chacune sa part de vérité, mais elles ne pénètrent pas assez au fond des choses, et surtout elles n expliquent pas la durée exceptionnelle du malaise Il y avait cependant à relever des circonstances qui, pour avoir un effet moins patent, n’en exercent pas moins une action considérable, peut-être décisive. Il est un fait surtout qui nous a frappé depuis longtemps, qui mérite d’attirer tout particulièrement l’attention des hommes d’état, et dont en tout cas on ne s’est pas encore suffisamment préoccupé.

Le fait que nous désirons mettre en lumière, et dont nous voudrions tirer les principales conséquences, c’est la rupture de l’équilibre entre l’agriculture et l’industrie. On ne saurait sans doute établir un rapport proportionnel fixe, permanent, mathématique entre ces deux grandes branches du travail national, mais on sent qu’un certain rapport doit exister, et que le corps social en souffrirait, si les organes de la vie économique n’étaient pas combinés d’une manière rationnelle. Un pays purement agricole est toujours un pays pauvre ; généralement il est arriéré, souvent il est gouverné despotiquement. Un pays purement industriel ou commercial manquerait de solidité, ce serait comme un navire sans lest que le premier coup de vent peut faire sombrer. Dans le monde civilisé l’agriculture a longtemps prédominé, mais peu à peu l’industrie a demandé sa place au soleil et elle se l’est faite de plus en plus large. Assez longtemps, chacun de ses progrès était un pas en avant fait par la civilisation, ou du moins se rattachait à un progrès de l’humanité. C’était la consolidation d’un régime gouvernemental plus libéral ; c’était la durée plus grande des périodes de paix ; c’était des découvertes scientifiques merveilleuses. C’est à la science que l’industrie doit ses plus beaux triomphes. Il y a des siècles, les savans consultaient plutôt leur imagination que les faits, ils se contentaient souvent de retenir ce que d’autres avaient rêvé ; peu à peu, ils se sont mis à étudier la nature, bientôt ils lui ont posé des questions directes, ils ont expérimenté et, moitié effort, moitié chance, ils lui ont arraché ou surpris de précieux secrets. Savoir c’est pouvoir : cet axiome s’applique ici dans son sens littéral. Savoir, c’est dominer la vapeur, c’est guider l’électricité, c’est posséder les trésors de la physique et le pouvoir de la chimie, la mécanique, les richesses de l’histoire naturelle.

Se figure-t-on bien toute la portée des découvertes et des applications scientifiques, la grandeur des effets qu’elles ont exercés sur la société moderne ? Signalons un résultat de ces progrès auquel peu de personnes songent : c’est le doublement de la population européenne ou à peu près, depuis le commencement de ce siècle. Nous ne pouvons reproduire ici tous les chiffres qui seraient nécessaires pour montrer de combien chaque pays a vu s’accroître le nombre de ses habitans, mais il suffit de citer un des exemples les plus éclatans de ce mouvement, l’Angleterre et le pays de Galles. Le recensement de 1801 fournit 8,872,000 habitans, le recensement de 1871,0 0704,000, c’est une augmentation de 155 pour 100. Évidemment tel n’a pas été le taux d’accroissement des époques antérieures, car on arriverait bien vite à une date où l’ensemble de la population britannique ne serait composé que d’un seul couple, et cela à une date bien postérieure au roi saxon Alfred, ou au roi normand Richard Cœur-de-Lion. L’accroissement a donc été lent à ces époques reculées et rapide de nos jours. Faisons la part des guerres intestines, des famines et des épidémies ; mais cela est loin de suffire, car, si nous en croyons sir William Petty, qui passe pour une autorité en ces matières, l’Angleterre aurait eu en 1682, c’est-à-dire 17 ans après la dernière grande épidémie, 7,360,000 habitans ; la population ne se serait donc accrue en 118 ans que de 19 pour 100. Petty, du reste, croyait qu’il fallait 360 ans à la population anglaise pour doubler. Ces chiffres ne s’appuient pas sur des données suffisamment rigoureuses, nous ne pouvons les prendre à la lettre, il est seulement certain que l’accroissement était alors infiniment plus lent que de nos jours, et qu’il ne s’est pas sensiblement accéléré pendant le XVIIIe siècle[10].

La vapeur fut assujettie au travail, on construisit des machines, on les multiplia même assez rapidement, et une merveille s’accomplit : ces « ouvriers inanimés, » comme on les appela dès la fin du siècle dernier, firent naître des ouvriers en chair et en os. On pourrait dire que les machines les firent pulluler, car avant leur introduction on ne comptait que 7 ou 8,000 ouvriers filant ou tissant le coton, et dix ans après il y en avait plus de 200,000. Ils quittaient sans doute d’autres professions pour se vouer à la nouvelle industrie qui rétribuait ses auxiliaires mieux que les anciennes ; mais le vide se faisait ainsi dans beaucoup d’ateliers, il y eut de nombreuses places à prendre au banquet du travail, et les places furent prises. Le salaire s’éleva, il devint plus facile de gagner sa vie, on se maria et l’on eut, comme dit le conte, beaucoup d’enfans. La chimie et l’histoire naturelle vinrent bientôt, au secours de la physique et de la mécanique, la production augmenta d’une manière extraordinaire, parce qu’en baissant de prix les produits devenaient accessibles à de nouvelles couches sociales. Les machines, dit Playfair en 1801, suppléent au travail de trois millions de personnes, en employant des ouvriers inanimés dont la dépense ne monte pas à un penny et demi (15 centimes) pour chaque, shilling (1 fr. 25) de travail. Depuis lors, le nombre des « ouvriers inanimés » a considérablement augmenté. En 1871, les machines fixes représentaient une force de 936,405 chevaux-vapeur, et si, comme on l’a proposé, on évalue cette unité de force à l’égal du travail de 21 hommes, ce serait à 19,664,505 paires de bras que lia vapeur suppléerait. N’oublions pas d’ajouter que les locomotives représentaient à la même date environ 1,800,000 chevaux-vapeur et les navires plus de 500,000. Voilà les fondemens d’une puissance productive qui, ajoutée aux vastes colonies, aux mines de fer et de houille (que nous n’osons plus dire inépuisables), à la situation géographique et à tant d’autres avantages qu’on nous dispensera d’énumérer, a fait naître des richesses devenues proverbiales. Mais les progrès inouïs dont notre siècle a été témoin continueront-ils au même taux à l’infini, les produits pourront-ils décupler, centupler ? Ne doit-il pas venir un moment où la multiplication des marchandises se ralentira, deviendra stationnaire ? On prétend que ce moment est arrivé. Les autres pays ont voulu avoir chacun son industrie nationale, et ils l’ont eue, on se fournira moins en Angleterre, celle-ci devra compter un peu plus sur sa propre consommation, qui cependant ne peut dépasser la capacité de sa population.

Cette population, on l’a vu, s’est augmentée depuis un siècle d’une manière surprenante ; mais certaines conditions de progrès vont lui manquer, parce qu’elle a cessé d’être dans une situation normale. L’industrie n’a plus derrière elle le soutien d’une nombreuse population rurale, et il n’est pas probable que les cultivateurs renaissent et forment les denses et profondes masses que le XVIIIe siècle pouvait mettre en ligne. Au dernier recensement de l’Angleterre, sur 22,712,266 âmes, la classe des « personnes possédant ou travaillant la terre et occupées à cultiver des céréales, des fruits, des prairies, à élever du bétail ou à fournir d’autres productions agricoles, » formait un groupe de 1,559,037 individus des deux sexes. En 1861, le personnel actif de la classe agricole (enfans non compris) s’élevait à 1,531,275 âmes ; en 1851, nous ne trouvons encore qu’un chiffre peu supérieur, 1,576,080, mais la population ne comptait en tout alors que 18,054,170 âmes. Il y a vingt-cinq ans, sur 1,000 Anglais, 87 s’occupaient d’agriculture ; en 1871, il n’en restait plus que 70 dans les campagnes. Depuis cinquante ans le nombre des travailleurs ruraux a diminué de moitié. Au point de vue étroit que nous allons indiquer, cette diminution est un bien. Nous sommes en effet loin de partager l’opinion des publicistes qui, pour élever l’agriculture anglaise au-dessus de la nôtre, s’écrient : Tandis que nous avons un cultivateur sur deux personnes, dans les îles britanniques 70 cultivateurs suffisent pour produire la nourriture de 1,000 habitans. Nous ne reconnaissons pas ce mérite à l’agriculture anglaise, qui récolte à peine du blé pour six mois[11]. Si la diminution du nombre des laboureurs a un bon côté, c’est qu’elle a fait hausser les salaires sans précisément nuire au fermier ; celui-ci, qui était d’ailleurs stimulé en même temps par la concurrence des céréales importées de l’étranger, a dû rechercher tous les perfectionnemens recommandés par la science : assolemens rationnels, engrais abondans et énergiques, instrumens puissans, souvent mus par la vapeur, amélioration des types du bétail. C’est ainsi que l’agriculture eut sa part des progrès du siècle : la chimie et la mécanique devinrent directement ses tributaires après lui avoir agrandi le marché ultérieur des denrées alimentaires, en donnant un grand essor à l’industrie et au commerce.

Tout a une limite ici-bas, même les progrès de l’agriculture anglaise. La superficie du sol cultivable ne pouvant pas être étendue a volonté, on a dû s’efforcer d’en élever le rendement. On s’y est employé consciencieusement ; selon M. Caird, qui s’y connaît, le rendement moyen par acre, qui était de 23 boisseaux il y a un siècle, et il y a quarante ans de 26 1/2, est actuellement de 28 boisseaux (soit 20 hectolitres 70 ; 22 hectolitres 85 ; 25 hectolitres 20 par hectare). Le rendement de 28 boisseaux par acre ou de 25 hectolitres par hectare semble le maximum possible. Ce qui nous le fait croire, c’est que le rendement est, depuis trente ans, en voie de décroissance. M. Caird a dressé un tableau du produit moyen par acre pour chacune des années qui se sont écoulées de 1849 à 1878. Prenant le rendement de 28 boisseaux comme type, il a trouvé que cette moyenne a été dépassée de 4 pour 100 dans la période 1849-1858 ; de 3 pour 100 seulement dans la période 1859-1868, et qu’elle n’a pas été atteinte dans la période 1869-1878. Le déficit a été de 8 pour 100, C’est donc une diminution totale de 12 pour 100. Du reste, le fermier anglais désespère de faire mieux. La production ne pourrait être augmentée, — ou on ne pourrait tenter de l’augmenter, — qu’en multipliant les frais ; or, comment y songer, lorsque les immenses quantités de blé que l’Angleterre est obligée d’importer empêchent les prix de s’élever au niveau des frais de production ? Aussi beaucoup de fermiers se décident à transformer leurs terres arables en prairies. Environ 400,000 acres ont déjà été retirés à la culture, et la tendance s’accentue. En Irlande, ce mouvement a déjà coûté 2 millions d’habitans au pays, dans l’Angleterre proprement dite, les effets commencent à se faire sentir dans certains comtés. Si les hommes que la campagne repousse, car les prairies exigent moins de travail que les champs, ne trouvent pas de l’occupation dans les manufactures des villes, et il paraît qu’on n’y a plus besoin de leurs bras, ils seront bien forcés d’aller peupler les solitudes de l’Amérique et de l’Australie.

Il importe peu, dira-t-on, où habitent les populations qui consomment les produits des fabriques anglaises, les moyens de transport ne manquent pas au royaume-uni. Des banlieues de Londres, de Manchester, de Sheffield et autres villes, les campagnes se sont étendues jusqu’en Australie, et leurs limites passent par l’Afrique méridionale pour revenir par l’Amérique du Nord. On ne compte donc pas avec les barrières douanières et avec la concurrence industrielle des pays qui s’y renferment. Les colonies ne se gênent guère pour traiter en étrangère même la mère patrie, et les États-Unis veulent bien envoyer en Angleterre des céréales, du coton, du tabac, mais ils ne tiennent pas à en recevoir en échange des tissus, des machines et autres productions manufacturières. Ils sont bien plus disposés à en offrir eux-mêmes à leur ancienne métropole, et cela « aux conditions les plus avantageuses. »

L’Angleterre a donc fort à faire pour rétablir l’équilibre entre la production industrielle et la consommation agricole, mais les États-Unis aussi ont à s’en préoccuper. Cela pourrait surprendre à première vue pour un pays qui dans ses vastes solitudes a de la place pour cent millions de colons et au delà. Mais le dénombrement de 1870 a révélé un fait d’une grande portée : le nombre des agriculteurs n’est pas dans une proportion normale avec les autres professions. Beaucoup d’Américains trouvent trop dur de cultiver la terre, ils abandonnent volontiers cette tâche aux émigrans européens et choisissent une carrière industrielle ou commerciale. De là est venu cet accroissement extraordinaire des villes que l’Europe admire comme une merveille, mais qui au fond n’est pas toujours un symptôme de santé. Pour qu’une ville de vingt mille âmes se forme en une année, il suffit par exemple de découvrir une source de pétrole. Si elle coule pendant deux ans, la ville présentera tous les indices de la civilisation : elle aura ses imprimeries, ses journaux, son théâtre, ses grands hôtels, ses comités de toute sorte, et ayant tout ses églises et ses écoles. Que la source vienne à tarir, et tout disparaît ; la population émigré et cherche fortune ailleurs. Il s’ensuit qu’on se marie moins que dans le bon vieux temps, et surtout qu’on a beaucoup moins d’enfans ; l’accroissement de la population s’est considérablement ralenti, et en même temps l’immigration supplée moins qu’autrefois à la fécondité des familles américaines[12].

Nous venons de montrer que les cultivateurs ne constituent en Angleterre qu’une bien faible fraction de la population totale ; aux États-Unis, la situation n’est pas beaucoup meilleure. Dans cette contrée, qui, il y a un siècle, était encore une colonie purement agricole, où aujourd’hui encore la terre ne coûte pour ainsi dire que la peine de la défricher, sur 28,200,000 individus âgés de plus de dix ans, 5,900,000 seulement s’occupent d’agriculture ! Ce chiffre est supérieur à celui du recensement de 1860 ; mais que. l’on veuille bien méditer ceci : les agriculteurs n’ont augmenté en dix ans que de 18 pour 100, les industriels de 28 pour 100, les commerçans de 44 pour 100 ; or, la fécondité des populations rurales étant bien supérieure à celle des populations urbaines, la désertion des rudes travaux des campagnes ressort avec évidence. N’est-on pas en droit de dire que l’équilibre est rompu entre l’agriculture et l’industrie manufacturière et commerciale ? Et l’écart menace de devenir plus grand encore depuis qu’un tarif prohibitif a fait multiplier les fabriques d’une manière tout à fait anormale. Voilà sinon les causes directes de la crise, du moins l’explication de sa durée, et en même temps, on commence aie reconnaître, l’indication du remède. Et aux États-Unis le remède est possible, leur territoire a le don de l’élasticité, on n’a qu’à défricher pour l’agrandir.

Nous disons qu’on commence à le reconnaître, car on s’aperçoit. que le commerce et l’industrie sont seuls à souffrir. L’Union renferme des états purement agricoles ; lorsque la récolte a été bonne, la situation y est florissante, le cultivateur vend aisément ses denrées et profite de la baisse des produits industriels. C’est même dans les riches moissons des contrées du sud et de l’ouest que les villes manufacturières et commerçantes de l’est placent tout leur espoir. Nous apprenons que des sociétés se sont fondées pour aider les ouvriers surabondans à se faire cultivateurs ; l’est déverse ainsi le trop plein des populations industrielles dans les friches du Far-West. On a dit aussi que les souffrances endurées pendant cinq années de crise ont rendu moins exigeans beaucoup de ces travailleurs que le sort avait relativement favorisés jusqu’à présent et qu’ils se prêtent au déplacement. Si en outre le tarif devient plus libéral, les États-Unis verront renaître les jours de prospérité, et en même temps le bien-être général aura une base plus solide.

L’Europe n’a pas, au moins dans la même mesure, la ressource des défrichemens, et pourtant le fait que les pays du centre et de l’ouest de ce continent importent annuellement du blé doit donner à réfléchir. Nous ne méconnaissons pas les avantages de la division du travail entre les divers états, cette division leur servirait de lien, si les douanes n’existaient pas. Ce qui nous préoccupe, c’est la désertion des campagnes, c’est l’abandon de la charrue, c’est l’accroissement disproportionné des villes, en d’autres termes, c’est la formation d’une grosse tête urbaine sur un petit corps rural. Heureusement la France est l’un des pays où le mal n’est pas encore assez développé pour constituer un péril, seulement une chose est certaine : à chaque recensement nous constatons que la population urbaine s’est accrue aux dépens des habitans de la campagne. Pour ne citer que deux chiffres, en 1851 25 1/2 pour 100 des Français habitaient les villes grandes et petites ; en 1876 la proportion s’était élevée à 32 1/2 pour 100. Ce n’est pas qu’il naisse plus d’enfans dans les villes ; loin de là, la fécondité est double à la campagne, la population rurale augmente de 2 pour 100 par an, la population urbaine de 1 pour 100 seulement ; les nouveaux venus vont donc en partie renforcer l’industrie et le commerce. Tant que l’industrie n’avait pas encore pris les développemens que comportaient les nouvelles conditions de l’époque moderne, le déplacement des populations pouvait être salutaire ; mais il y a une limite, et elle est peut-être atteinte. Il n’est pas possible de présenter en ces matières des chiffres rigoureux ; c’est seulement d’après des indices ou des symptômes qu’on peut juger. Or la longue durée de la crise est un indice de disproportion entre la production et la consommation ; c’est cette prolongation de l’état languissant des affaires qui fait penser à une rupture d’équilibre qui pourrait avoir des effets permanens. Expliquons-nous : nous ne voulons pas dire que les affaires resteront languissantes, la situation s’améliorera certainement ; nous croyons seulement qu’il n’y aura plus des progrès aussi rapides, aussi merveilleux que jusqu’à présent, parce que la vapeur et l’électricité sont des choses acquises, elles ont produit leurs grands effets sociaux, elles ne peuvent plus fournir que des perfectionnemens de détail. Est-il permis de compter pour l’industrie sur une nouvelle aubaine semblable ? Nous nous sommes avancés depuis quelque temps par sauts et par bonds, contrairement à toutes les traditions de l’expérience ; nous suivrons maintenant le mouvement ordinaire, lent et successif des affaires humaines. L’immigration dans les villes devra donc très sensiblement se ralentir. La nature des choses y pourvoira sans doute : il sera plus difficile de se caser dans les grands centres industriels et le pouvoir d’attraction diminuera. Nous avons d’ailleurs moins à craindre que d’autres pays de cette surabondance d’offre de travail qui accompagne la misère, car, — à quelque chose malheur est bon, — nos familles sont moins nombreuses, souvent le fils succède à son père, et il y a moins de positions à créer. Par cette raison, et à cause de la forte proportion de cultivateurs que compte la France, nous avons moins à nous plaindre aujourd’hui que tant d’autres nations.

Si l’on nous posait maintenant cette question : Suffit-il de bien connaître le mal pour trouver le remède ? moins optimiste que le proverbe, nous répondrions par non. N’y a-t-il pas des maux sans remèdes ? Nous ne pouvons pas éviter les crises d’une manière absolue, mais nous pouvons les atténuer et les abréger dans une forte mesure. Le tort que nous fait la nature est peu de chose en comparaison de celui que nous nous faisons nous-mêmes ; aussi notre prudence, notre amour de l’ordre, nos qualités de toute sorte peuvent nous préserver de bien des pièges et souvent nous tirer de l’abîme. — Et le gouvernement ? — Il n’est certainement pas sans action.-En ce moment, on attend même beaucoup de lui : on lui demande de faire de la Bonne politique commerciale, les négocians et les fabricans se chargeront de faire de bonnes affaires. L’anarchie douanière dans laquelle nous nous trouvons ne peut que prolonger les souffrances de l’industrie et du commerce ; il est dans ce moment impossible d’entreprendre une affaire de longue haleine, car personne ne peut prévoir les tarifs qu’on appliquera dans un an. Personne, disons-nous, pas même les gouvernemens intéressés ! À ce point de vue il vaut mieux de mauvais traités que pas de traités du tout, car le traité c’est la stabilité et la possibilité de prévoir ; sans prévision il n’y a pas d’avenir pour les affaires : il faut qu’elles puissent voir au delà du surlendemain.


MAURICE BLOCK.


  1. Nous empruntons ces données à un rapport parlementaire autrichien sur la crise (n° 445 de la VIIIe session) et au Journal officiel allemand du 22 janvier 1877. Selon l’Annuaire financier autrichien (der Compass), l’Autriche avait en tout, à la fin de 1861, 149 sociétés par actions ; à la fin de 1872, 703 ; à la fin de 1876, 512 sociétés. Quelques-uns des renseignemens que nous allons donner sur la Prusse sont puisés dans un remarquable document rédigé par M. Engel, directeur de la Statistique royale.
  2. En 1875, on compta plus de 31,000 machines et 656,000 chevaux.
  3. Pour corroborer ces chiffres, nous ferons remarquer que les versemens aux caisses d’épargne sont allés en diminuant. En 1812, les sommes versées ont été égales à 42.3 pour 100 du solde dû aux déposans ; en 1873, les versemens s’élèvent à 42.5 pour 100 ; à partir de ce moment ils descendent successivement à 30.4 pour 100 en 1874, à 34.3 pour 100 en 1875, à 31.1 pour 100 on 1876, à 28.2 pour 100 en 1877. Les remboursemens aux déposans n’ont pas augmenté.
  4. Voyez the Statut du 20 avril 1878, p. 145.
  5. Nous n’ignorons pas qu’on attribue cette diminution pour une certains part à la concurrence des sociétés de crédit, mais cette concurrence existe depuis des années.
  6. Dictionnaire général de la politique, au mot Crises.
  7. Nous ne croyons pas devoir nous arrêter à la thèse soutenue par un économiste anglais distingué, d’après lequel la périodicité des crises doit être ramenée à celle des taches solaires. Ces taches causeraient les mauvaises récoltes, et celles-ci les crises commerciales. En fait, cette coïncidence constante entre les taches solaires et les disettes n’existe pas.
  8. Quantités de monnaies circulant en France et en Allemagne vers la fin de 1878 :
    France Allemagne
    Monnaies d’or 5,000 millions 1,937,5 millions
    Monnaies d’argent 2,880 587,5
    Monnaies divisionnaires 120 533,7
    8,000 3,058,7
  9. Journal of the statistical Society de Londres, mars 1878.
  10. D’après une autre source, la Grande-Bretagne (Angleterre et Écosse) aurait compté, aux époques ci-après :
    En 1651, 6,378,000 habitans
    En 1751, 7,392,000 habitans, accroissement en cent ans : 1,014,000
    En 1851, 21,185,000 — — 13,793,000


    (Journal of the statistical Society, t. XVIII, page 368.)

  11. Dans le siècle dernier, l’Angleterre a souvent exporté du blé, mais depuis cent ans elle cat devenue us pays importateur. L’insuffisance de la production intérieure est allée en croissant, il lui faut depuis huit ans un supplément de 40 et 50 millions de quintaux de blé (le quintal anglais est d’un peu plus de 50 kilogrammes). En 1877, l’importation du froment a atteint 54,269,800 quintaux. On comprend qu’en présence d’une aussi forte importation les prix ne soient pas sensiblement affectés par l’état de la production intérieure.
  12. Voici une des nombreuses preuves qu’on peut apporter on faveur de la diminution de la fécondité (Extrait du Census de 1870) :
    Nombre d’individus par famille Nombre d’habitans par maison
    En 1850 5.56 5.94
    En 1860 5.28 5.53
    En 1870 5.09 5.47


    Il y a beaucoup d’autres preuves. Nous avons sous les yeux des plaintes très vives émanées de médecins américains.