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Les Rustiques/La Disparition mystérieuse

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Les RustiquesMercure de France. (p. 57-65).


LA DISPARITION MYSTÉRIEUSE


« En ces temps-là, la Bourgogne était heureuse »… et la Franche-Comté itou. Des coteaux d’Arbois, de Poligny et de Salins, descendait, chaque automne, avec les cuves pleines, le beau vin couleur peau d’oignon, jailli des grappes de poulsard, et les vignerons à rouge trogne bénissaient le Seigneur dont le bon soleil gorgeait de vie les pampres vigoureux et emplissaient leurs futailles.

Donc, à cette époque que nous ne préciserons pas davantage, dans le temps vivaient, l’un à Salins, l’autre sur les hauteurs du plateau de Cornabeuf, deux vrais amis comme on n’en fait plus guère aujourd’hui, deux vieux camarades que, non seulement avaient unis, dès leur plus tendre enfance, les liens d’un sentiment fraternel, mais que l’Art encore, en ce coin perdu de province, faisait communier fort souvent, sous les espèces de discussions aussi pacifiques que passionnées ; discussions qu’avivait de son feu généreux la rouge purée septembrale, si douce aux cœurs douloureux et aux gosiers altérés.

Ainsi, le poète Étienne Lecourt, admirateur de Casimir Delavigne et auteur — peu goûté dans son pays, où nul n’est prophète — auteur, disons-nous des Échos du Cœur, tenait en haute et particulière estime le musicien Jacques Mirondeau, son aîné, lequel, heureux des seuls accords qu’il tirait de son violon, avait vécu libre et sans lois, comme son ami Étienne, jusqu’à quarante-cinq ans, âge auquel, par amour pour la musique, il avait épousé Mlle Euphrasie Jeannerot, de vingt ans plus vieille que lui, qui nourrissait pour l’harmonie le culte le plus fervent et passait devant son piano toutes les heures qu’elle ne consacrait pas à son ménage.

Le mariage n’atténua point la bonne affection qui unissait les deux hommes ; au contraire, et souventes fois, quand le musicien, pour une raison ou pour une autre, tardait plus que de coutume à descendre en ville, le poète montait faire au campagnard et à sa femme une visite d’amitié et de respect.

Ce jour-là, précisément, Étienne Lecourt, par le sentier abrupt, hérissé de rochers et bordé de déclivités dangereuses, qui serpente au flanc de la montagne, avait grimpé jusqu’à Cornabeuf et, Mme Mirondeau au piano, Jacques, l’archet en main, ils avaient passé tous trois un délicieux après-midi à faire de la musique et à discuter des dernières productions romantiques, en particulier de celles de « Mocieu Victor Hugo », lequel était, de l’avis d’Étienne, la honte des lettres françaises et la risée de l’Europe.

Vers la tombée du jour, le poète, ayant pris son parapluie, baisa galamment les mains de Mme Mirondeau et lui fit ses adieux.

Je vous accompagne à deux pas, déclara Jacques, en échangeant pour ses sabots les pantoufles brodées par les soins de son épouse ; je rapporterai mon lait en revenant.

Les deux amis partirent, entrèrent dans une ou deux maisons, puis, la discussion ne paraissant point épuisée, ils continuèrent, dans le crépuscule qui tombait, à marcher en devisant, l’un le pot à la main, l’autre son parapluie sous le bras…

Il y avait trois jours que la petite ville de Salins, la commune de Cornabeuf et tous les villages des environs étaient intrigués et inquiets, que les parents, les amis et les voisins vivaient dans l’angoisse, car, depuis trois jours, on était absolument sans nouvelles du poète et du musicien.

Quel accident terrible ou quel crime atroce cachait cette double disparition ?

Une demi-heure après le départ de son mari, Mme Mirondeau avait commencé à s’émouvoir de cette absence prolongée ; ayant interrogé la route, et ne voyant rien venir, elle s’impatienta, et, inquiète, jetant un fichu sur ses épaules, partit aux informations.

Chez Gaulenot, l’aubergiste, où elle entra d’abord, le patron lui apprit que les deux hommes, après avoir avalé une seule chopine, sur le pouce, étaient repartis, devisant, croyait-il, de poésie métrique ou de système métrique, il ne savait pas au juste, n’étant point savant comme l’étaient ces messieurs.

Le fromager, qu’elle interrogea ensuite, l’avisa que Jacques, accompagné du monsieur aux longs cheveux, avait emporté son lait, comme d’habitude. C’était tout ce qu’il savait.

Où donc était-il passé depuis le temps, car il n’avait assurément pu songer, dans l’accoutrement où il était, à descendre en ville ?

Rentrée à la maison, ayant réussi à faire partager aux voisins son inquiétude, Mme Mirondeau les décida, et ce fut facile, car tous portaient à Jacques une réelle affection, à partir sans tarder à la recherche de son époux.

Au nombre d’une demi-douzaine, munis de lanternes, ils s’engagèrent sur le chemin de Salins, qu’avaient dû suivre les deux hommes. Jusqu’au sommet de la côte, ils n’aperçurent rien, mais au pied de la croix de bois, érigée à l’endroit où le sentier s’engage dans la montagne, ils trouvèrent, tout plein et garni de sa couche de crème, le pot au lait du musicien, signe indubitable qu’il avait passé par là.

Ayant tenu conseil et réfléchi, ils conclurent que leur voisin, entraîné par son ami, avait dû descendre avec lui à Salins et qu’il en remonterait probablement dans la soirée. Toutefois, par acquit de conscience, et au cas où un accident quelconque se fût produit, ils descendirent presque jusqu’à mi-côte le sentier, en hurlant le nom de Jacques dans toutes les directions. Rien ne leur répondit que les fidèles échos de la vallée qui, dans la nuit étoilée et paisible, roulaient ironiques en se répercutant au loin.

Mme Mirondeau s’était couchée à demi rassurée. Mais, le lendemain, Jacques n’étant pas revenu, un des voisins, qui avait justement des courses à faire au marché, partit dès la première heure pour aller là-bas quérir des renseignements.

L’homme de Cornabeuf, arrivant à la maison qu’habitait le poète Étienne Lecourt, sur le flanc du coteau de Belin, trouva la porte ouverte et l’appartement désert. Il appela : aucune voix ne lui répondit ; il monta au premier étage et ne trouva rien.

Très intrigué, fort inquiet il s’engagea dans les rues de la ville, et tout en vaquant à ses affaires, informa ceux qu’il rencontra de l’étrange et mystérieuse disparition.

Personne, la veille au soir, n’avait vu le poète ni le musicien, et bientôt toute la population fut prévenue. Comme c’était jour de marché, la rumeur tomba sur les paysans comme un pavé dans une mare, se propageant rapidement dans tout le canton, et les gens de Cornabeuf, dès la rentrée de leur compatriote, n’hésitèrent point, tandis qu’on prévenait en hâte les autorités, à partir explorer en tous sens la montagne.

On fouilla les anfractuosités de roc ; des citoyens courageux descendirent, au moyen de cordes nouées bout à bout dans des précipices inexplorés ; on pénétra dans les recoins les plus solitaires et les plus sauvages ; on sonda les trous de la rivière ; on visita les bouges de la ville les plus suspects et des maisons plus mal famées encore ; mais nulle part on ne trouva trace de l’un ou de l’autre des hommes disparus.

Et cela durait depuis trois jours et l’angoisse croissait avec la fatigue et l’énervement des recherches vaines.

Que s’était-il passé ? Certainement Jacques Mirondeau et Étienne Lecourt étaient morts : mais où pourrissaient leurs corps ? Quelque rôdeur étranger, quelque assassin inconnu les avait-il égorgés dans la montagne emportant pour les enfouir au loin leurs cadavres dépouillés.

L’énigme semblait indéchiffrable. Les gens de Cornabeuf, sentant peser sur eux l’horreur de ce mystère, se barricadaient le soir dans leurs maisons, tandis qu’à Salins des citoyens érudits, évoquant les vieilles traditions et les époques troublées, parlaient de constituer chaque nuit des patrouilles qui veilleraient sur la ville endormie.

Comme poignait l’aube du quatrième jour et qu’un rassemblement imposant discutait les dernières hypothèses possibles, un gamin tout à coup fit remarquer que de la fumée semblait monter de la maison du poète.

Son père, après l’avoir traité d’imbécile et calotté pour lui apprendre à se mêler sans y être invité à la conversation des grandes personnes, fut tout de même forcé de reconnaître, avec ceux qui l’entouraient, que le gars n’avait pas tort ; et puissamment intrigués, tous ceux qui étaient présent se précipitèrent dans la direction de la maison d’Étienne Lecourt.

Ainsi que l’avait fait le paysan de Cornabeuf, ils entrèrent, et, dans tout le rez-de-chaussée qu’ils visitèrent, ne découvrirent absolument rien. Sans se décourager, ils montèrent à l’étage supérieur qu’ils explorèrent à son tour ; mais pas plus là qu’au grenier ils ne réussirent à découvrir la source de la fumée.

Pourtant, comme logiquement, proverbialement même, elle devait exister, ils s’entêtèrent, et, à la queue-leu-leu, descendirent l’escalier qui menait au sous-sol.

Ainsi qu’il en est dans la plupart des maisons bâties dans le flanc de la colline, le sous-sol n’est qu’un demi sous-sol, c’est-à-dire qu’une partie se trouve en terre et l’autre à l’air libre. Une sorte de cellier précédant la cave occupait ce dernier emplacement. On y entra.

Devant une table, encombrée par un chanteau de pain, une demi-meule de gruyère et une innombrable quantité de bouteilles vides, les deux amis qu’on croyait morts devisaient paisiblement comme des sages. Sur le poêle, récemment allumé, dans une casserole, un morceau de viande achevait de se carboniser.

Car, étant arrivés à la croix du haut de la Côte, au moment où la discussion était palpitante, Étienne Lecourt avait décidé son camarade à l’accompagner jusqu’à Salins, l’invitant à partager fraternellement son pain, son fromage et un morceau de veau qu’il avait à rôtir.

Jacques Mirondeau avait accepté sans façons et depuis trois jours ils étaient là, discutant tour à tour littérature et musique devant la meule de fromage et les bouteilles de vin. Le paysan de Cornabeuf, pas plus que les gens de Salins, n’y avait rien vu, car chacun ignorait que le poète Lecourt, pour être plus près de sa cave, avait jugé bon de transformer son cellier en cuisine et salle à manger.

D’ailleurs, l’arrivée de leurs compatriotes ne parut point troubler les hautes préoccupations des deux artistes, et les braves Salinois, ahuris, purent entendre le poète Étienne Lecourt clôturant d’une phrase lapidaire leur débat solennel et courtois :

— Oui, mon cher Jacques, c’est comme je viens d’avoir l’honneur de vous l’expliquer, et vous m’avez bien saisi : au fond, n’est-ce pas, ce mocieu Victor Hugo n’est qu’un jeanfoutre.