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La Divine Comédie (trad. Lamennais)/Le Paradis/Chant I

La bibliothèque libre.
Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Flammarion (p. 255-259).


CHANT PREMIER


Gloire à Celui qui meut tout, qui pénètre l’univers, et resplendit plus en une partie, et ailleurs moins[1].

Dans le ciel qui le plus reçoit de sa lumière, je fus, et je vis des choses que ne peut redire celui qui descend de là-haut : parce qu’en s’approchant de l’objet de son désir, tant s’y enfonce notre intelligence, que la mémoire ne peut en arrière retourner si loin. Cependant tout ce qu’en moi j’ai pu thésauriser de souvenirs du royaume saint, sera maintenant le sujet de mon chant.

O bon Apollon, fais, en ce dernier travail, que de ta vertu je sois rempli, autant que tu le demandes pour donner le laurier aimé de toi[2]. Jusqu’ici ce me fut assez d’un sommet du Parnasse ; mais des deux[3] j’ai besoin pour entrer dans la nouvelle carrière. Viens dans ma poitrine, souffle en elle, comme lorsque tu tiras Marsyas de la gaîne de ses membres[4]. O divine vertu, si tant tu te donnes à moi, que je reproduise au dehors l’ombre du bienheureux royaume empreinte en mon esprit, tu me verras alors venir à ton arbre aimé, et me couronner de ces feuilles dont le sujet et toi me rendrez digne. Si rarement, Père, on en cueille, pour le triomphe ou d’un César ou d’un poète (faute et honte des humains désirs), qu’à joie devrait être à la radieuse Déité Delphique, le feuillage de Pénée [5], lorsqu’il rend de soi quelqu’un avide.

Petite étincelle allume une grande flamme : peut-être qu’après moi, d’une voix meilleure, on priera Cirra [6] de répondre.

Par des passages divers surgit pour les mortels la lampe du monde [7] ; mais par celui qui avec trois croix joint quatre cercles [8], il sort, d’un cours plus bienfaisant, en conjonction avec une étoile plus propice [9], et de la manière qui mieux convient, amollit et empreint la cire terrestre.

Un tel lever avait fait là le matin, et ici comme le soir [10], et là était blanc tout cet hémisphère, et l’autre noir, lorsque je vis Béatrice, tournée vers la gauche, regarder le soleil : jamais aigle si fixement ne le regarda. Et comme un second rayon sort du premier [11], et rejaillit en haut, tel qu’un voyageur qui veut s’en retourner ; ainsi son acte, infus par les yeux dans mon imaginative, devint le mien, et sur le Soleil je fixai les yeux plus qu’il n’est de notre usage [12].

Beaucoup de choses peut là, que ne peut ici notre force, grâce au lieu fait pour être la demeure propre de l’humaine espèce.

Je ne le supportai pas longtemps, non cependant si peu que je ne le visse étinceler tout autour, comme le fer qui du feu sort bouillant. Et tout à coup un nouveau jour parut être ajouté au jour, comme si Celui qui peut, d’un autre Soleil avait orné le ciel. Béatrice, debout, tenait ses yeux fixés sur les Cercles éternels ; et moi, d’en bas éloignant les miens, je les fixai sur elle, et si avant je pénétrai, que dans son aspect je me fis tel que se fit Glaucus [13], qui en goûtant de l’herbe, devint dans la mer le compagnon des autres Dieux.

Cette surhumaine transformation par des paroles ne saurait se décrire : que l’exemple donc suffise à celui à qui la grâce en réserve l’expérience. Si là était de moi cela seul que tu avais nouvellement créé [14], Amour qui gouvernes le ciel, tu le sais, toi qui m’élevas par ta lumière.

Lorsque la roue [15] qu’éternellement tu meus, ô désiré, à soi m’eut rendu attentif, par l’harmonie que tu règles et que tu distribues, me parut embrasée de la flamme du soleil une telle étendue du ciel, que ni pluie ni fleuve ne firent jamais un si vaste lac.

La nouveauté du son et l’éclat de la lumière allumèrent en moi un désir d’en connaître la cause, plus vif qu’aucun autre que j’eusse jamais senti. D’où elle, qui me voyait comme moi-même, afin de calmer mon âme agitée, avant que pour demander j’eusse ouvert la bouche, ouvrit la sienne, et commença : « Tu épaissis toi-même ta vue par une fausse imagination, tellement que tu ne vois pas ce que tu verrais si tu l’avais secouée. Tu n’es point sur la terre, comme tu le crois ; mais de son séjour propre la foudre descend moins vite que tu n’y montes. »

Si ces brèves paroles, enveloppées d’un sourire, me délivrèrent du premier doute, dans un autre je fus encore plus enlacé ; et je dis : — Satisfait désormais suis-je, et soulagé d’un grand étonnement ; mais à présent je m’étonne comment je m’élève au-dessus de ces corps légers. — Sur quoi, après un pieux soupir, elle tourna vers moi les yeux, telle de visage qu’une mère qui regarde son fils en délire. Et commença : « Toutes choses sont ordonnées entre elles, et cet ordre est la forme qui rend l’univers semblable à Dieu. Ici les hautes créatures [16] contemplent la trace de l’éternelle Puissance, qui est la fin de ce qu’ainsi elle a réglé. Dans l’ordre dont je parle, toutes les natures ont leur inclination, plus ou moins, selon leurs genres divers, rapprochées de leur principe : d’où vient qu’elles voguent vers divers ports à travers la grande mer de l’Etre, emportées chacune par l’instinct qu’elle a reçu : celui-ci emporte le feu vers la lune ; celui-ci meut les cœurs mortels ; celui-ci condense et unit en une masse la terre. Et les flèches de cet arc n’atteignent pas seulement les créatures privées d’intelligence, mais celles aussi douées d’intelligence et d’amour. La Providence ordonnatrice de ce vaste tout, par l’effusion de sa lumière maintient perpétuellement en paix le ciel où tourne le Cercle le plus rapide [17] ; et là maintenant nous porte, comme au séjour prédestiné, la puissance de cette corde, qui dirige ce qu’elle décoche vers un heureux but. Il est vrai que, comme souvent la forme ne s’accorde point avec l’intention de l’art, parce que la matière refuse de s’y prêter, ainsi de cette direction s’écarte parfois la créature, qui, poussée de la sorte, a le pouvoir de se ployer d’autre part, et (comme on peut voir le feu tomber de la nue) tombe, si vers la terre l’impulsion première est détournée par un faux plaisir. Tu ne dois donc pas, si bien je juge, plus t’étonner de monter, que de ce qu’un ruisseau descend du haut d’un mont. Même merveille serait-ce, si, dégagé de tout empêchement, tu fusses en bas demeuré, que si un feu libre restait en repos à terre. » Puis vers le ciel elle reporta ses regards.

  1. Selon la pensée de Dante, à mesure que les Cieux, — les orbes célestes, — s’éloignent du Ciel le plus élevé ou du Ciel Empyrée, ils participent moins abondamment, à la splendeur divine, qui les éclaire tous à divers degrés.
  2. A cause de son amour pour Daphné, qui fut métamorphosée en laurier.
  3. Les deux sommets du Parnasse, ce sont les deux ordres de divinités qui l’habitent. Jusqu’ici le secours des Muses a suffi au poète, maintenant il a besoin de celui d’Apollon lui-même.
  4. Fier de son habileté sur la flûte, Marsyas, ayant osé défier Apollon, fut vaincu par le Dieu, qui, pour le punir de sa présomption, l’écorcha vivant.
  5. Daphné était fille du fleuve Pénée.
  6. Cirra pour Apollon. Cirra était une ville située sur le mont Parnasse.
  7. C’est-à-dire que le soleil, durant le cours de l’année, se lève à différents points de l’horizon.
  8. Le point où s’intersectent entre eux et avec le cercle de l’horizon les autres grands cercles de la sphère, le Zodiaque, l’Equateur et le Colure d’équinoxe.
  9. La constellation du Bélier, sous laquelle le soleil, au printemps, ranime la terre, qui par lui prend un nouvel aspect, comme la cire amollie reçoit une empreinte.
  10. Lorsque le soleil se leva à ce point de l’horizon, le matin commença au lieu où était Dante : et au lieu opposé de l’autre hémisphère, il était comme le soir, c’est-à-dire que le soleil, descendu sous l’horizon, éclairait encore les hautes régions de l’atmosphère.
  11. Comme le rayon d’incidence engendre le rayon réfléchi.
  12. « Plus que nous ne le pouvons faire ici-bas. »
  13. Le pêcheur Glaucus, ayant vu des poissons, qu’il avait déposés sur l’herbe, se ranimer et sauter dans la mer, goûta de cette herbe, et devint un Dieu marin.
  14. « Si j’étais là corporellement, ou en esprit seulement. « Allusion aux paroles de saint Paul : — Si spiritu, vel corpore, nescio, Deus scit.
  15. Le firmament.
  16. Les intelligences célestes.
  17. Ce que les anciens appelaient le premier Mobile, c’est-à-dire, le plus élevé des cercles concentriques dont ils croyaient l’univers formé, et par conséquent celui dont la vitesse, dans le mouvement commun de tous ces cercles, était la plus grande.