Le Dronte et les espèces perdues

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SCIENCES NATURELLES


LE DRONTE
ET LES ESPÈCES PERDUES.



Les matelots de l’amiral hollandais Wybrand de Warwyk, qui fut jeté, en 1598, sur la côte de l’île Maurice, découvrirent dans l’intérieur de cette île un oiseau aux formes lourdes et massives, impropre au vol, se traînant pesamment sur deux pieds très courts, qui ressemblaient à deux gros piliers. Sa tête, plantée sur un cou épais et court, était en partie nue, c’est-à-dire couverte d’une peau blanchâtre et presque transparente ; elle était coiffée d’un bourrelet de duvet noir qui a fait donner à cet oiseau le surnom de cygne à capuchon. Le bec, d’une grandeur démesurée, était armé de mandibules renflées par les deux bouts et fortement recourbées de façon à figurer deux cuillers pointues qui s’appliqueraient l’une sur l’autre par la concavité ; les narines s’ouvraient vers le milieu de la longueur du bec, qui, à partir de ce point jusqu’à l’extrémité, était d’un vert clair mêlé de jaune pâle et noirâtre en dessous. Tous ceux qui nous ont laissé des descriptions de cet oiseau ont été frappés de l’expression mélancolique de ses deux gros yeux noirs, entourés d’un cercle blanc. « Sa physionomie, dit le naturaliste Herbert, porte l’empreinte d’une tristesse profonde, comme s’il sentait l’injustice que lui a faite la nature en lui donnant, avec un corps aussi pesant, des ailes tellement petites qu’elles ne peuvent le soutenir en l’air, et servent seulement à faire voir qu’il est oiseau, ce dont sans cela on serait disposé à douter. »

Les ailes du dronte (tel est le nom sous lequel on désigne ordinairement l’oiseau de l’île de France) n’étaient en effet représentées que par deux touffes de plumes jaunâtres. Cinq plumes de la même couleur, à barbes ébouriffées et crépues, remplaçaient la queue. La forme du corps était à peu près celle d’un cube ou d’un dé à jouer ; un duvet de plumes grises, molles et douces au toucher, le couvrait en entier. Il était soutenu sur deux jambes noires, longues d’un décimètre et ayant presque autant de circonférence. Le dronte était plus gros qu’un cygne et pesait environ cinquante livres.

La faim poussa les matelots hollandais à tuer un grand nombre de ces animaux lourds et stupides qui se laissaient assommer sans résistance. Cependant la chair du dronte exhalait une odeur désagréable, elle était d’un goût si rebutant que tout l’équipage pris ensemble ne put jamais consommer plus de deux bêtes en une fois. C’est en souvenir des haut-le-cœur causés par ces repas que les Hollandais ont donné à cet oiseau le nom de walg-vogel, qui veut dire oiseau de dégoût. Ils l’appellent aussi dodaerts. Les Portugais le nomment dodo, en raison de sa stupidité, dit Herbert. Latham l’a classé parmi les autruches et en a fait un genre à part sous le nom de didus (didus ineptus).

Le massacre auquel se vit obligé l’équipage de l’amiral Wybrand a été funeste à la race du dronte. Dernier débris d’une génération d’animaux qui n’était plus de ce temps, sa vitalité était en quelque sorte épuisée ; il n’a point résisté aux persécutions répétées dont il a été l’objet. Déjà en 1607, c’est-à-dire neuf ans seulement après leur découverte, le nombre des drontes diminuait énormément sur la côte de l’île Maurice, au dire du commerçant Paulus van Soldt, dont l’équipage n’avait vécu pendant vingt-trois jours que de ces oiseaux et de quelques tortues. C’est en 1681 qu’il est fait mention pour la dernière fois de l’existence du dronte à l’île Maurice. Ainsi en moins d’un siècle il a totalement disparu de la surface du globe. Une forme créée, conçue par la nature, est rentrée dans le néant.

Il y a là quelque chose de plus grave que la mort, quelque chose qui trouble l’esprit. Nous sommes habitués à voir l’existence de l’individu arriver à son terme naturel ; il meurt, mais pour renaître dans sa postérité :

At genus immortale manet.


Combien de formes cependant sont ensevelies dans les couches successives de terrains superposés dont se compose l’écorce terrestre ! combien d’espèces ont probablement disparu sans laisser la moindre trace de leur passage ! Les temps historiques nous offrent plus d’un exemple de ces sortes d’événemens, et en y regardant de plus près nous reconnaîtrons qu’ils ne constituent qu’une des formes sans nombre sous lesquelles se manifesta une grande loi de la nature.

Sur la terre, il n’y a place que pour un nombre déterminé d’êtres vivans. La tendance à la multiplication indéfinie est sans cesse contre-balancée par de nombreuses causes de destruction. Dès sa naissance, l’individu est obligé de lutter contre les conditions physiques de la vie, contre ses semblables qui lui disputent les moyens d’existence, et contre ses ennemis naturels, que leur instinct pousse à le détruire. Ainsi vivre, c’est combattre. L’existence de chaque être dépend de la somme de résistance qu’il peut opposer à la concurrence vitale.

Certaines espèces ont une chance de salut dans leur fécondité extraordinaire, qui leur permet de combler sans retard les vides que la persécution ouvre dans leurs rangs, et de profiter immédiatement de chaque augmentation fortuite des moyens de subsistance pour se multiplier en proportion. Aussi les voyons-nous envahir une contrée aux dépens des espèces moins fécondes. Dans d’autres cas, une espèce s’accommode d’un climat donné avec une facilité toute particulière pendant qu’une autre y dépérit ; le froid, la pluie, les vents, servent d’auxiliaires dans cette lutte aux espèces favorisées, hâtent la destruction des espèces condamnées à céder la place aux premières. C’est ainsi que certaines plantes ne peuvent croître dans un champ à côté de certaines autres sans en être invariablement étouffées. Cette rivalité devient encore généralement plus vive et plus ardente entre les individus et les variétés d’une même espèce, obligés de se disputer plus directement leur subsistance. On a constaté que certains moutons de montagnes affament à tel point les autres variétés de moutons qu’on ne peut les faire paître ensemble. Il en est de même pour les plantes. Si on sème deux variétés de pois de senteur, et qu’ayant recueilli et mêlé les graines on les ressème de nouveau, au bout de très peu de temps on pourra remarquer que l’une des deux variétés seulement a survécu et a complètement supplanté l’autre ; c’est celle qui, mieux appropriée au sol et au climat, tire de là quelque avantage sur sa rivale. En Russie, la petite blatte orientale a partout chassé devant elle et remplacé sa grande congénère. Toutes les fois qu’une espèce ou une variété a été diminuée par une cause de destruction quelconque, d’autres en profitent pour s’accroître en nombre et pour s’affermir dans la possession du terrain. Dans cette lutte générale d’individu à individu et d’espèce à espèce, les faibles succombent et disparaissent ; ce sont les êtres les plus vigoureux, les plus sains et les plus heureux qui survivent et se multiplient. Tout est soumis à la loi du plus fort.

En suivant cette idée jusque dans ses dernières conséquences, un célèbre naturaliste anglais, M Darwin, s’est vu conduit à une explication fort ingénieuse de l’origine et de la disparition des espèces. Sa théorie est loin d’être à l’abri de toute objection, et en France elle compte peut-être encore, à l’heure qu’il est, plus d’adversaires que de partisans ; mais elle semble résoudre un si grand nombre de problèmes, coordonner tant de faits et lever d’un seul coup tant de difficultés en portant la lumière dans les coins les plus obscurs de la science, qu’il n’est point aisé de se soustraire à la séduction qu’elle exerce sur l’esprit. Voici le raisonnement sur lequel M. Darwin appuie ses déductions.

Les organes et les instincts sont variables jusqu’à un certain point. Or, grâce à la concurrence vitale, toute variation favorable devra se perpétuer, tandis que les déviations nuisibles seront éliminées. Les variations les plus légères, pourvu qu’elles soient avantageuses à l’individu dans lequel elles se produisent, en le favorisant par rapport à ses congénères, contribuent à sa conservation et se transmettent par héritage à sa postérité ; celles au contraire qui diminuent la résistance vitale de l’individu hâteront sa destruction et disparaîtront le plus souvent avec lui. C’est là ce que M. Darwin appelle le principe de l’élection naturelle.

On sait à quels résultats étonnans les éleveurs et les jardiniers arrivent par une élection méthodique qui a pour but de fixer les déviations utiles, en accumulant avec soin toutes les variations accidentelles qui se produisent dans le sens voulu. L’élection naturelle, selon M. Darwin, produit des effets incomparablement plus grands, et de modifications en modifications fait naître d’abord les variétés, puis ensuite les espèces, qui ne sont au fond que des variétés bien tranchées dont les liens intermédiaires se sont perdus. Ce procédé naturel a donc pour conséquence finale un perfectionnement graduel par lequel toute forme vivante devient de mieux en mieux appropriée à ses conditions d’existence. Les formes de transition qui ne répondent à ces exigences que d’une manière imparfaite sont bientôt sacrifiées. On en retrouve quelques-unes dans ce vaste cimetière que nous appelons les couches géologiques, et chaque jour les fouilles qui sont exécutées dans les terrains anciens nous font connaître quelque chaînon perdu de l’immense série des êtres organisés.

Les circonstances locales et les conditions climatériques jouent sans doute un grand rôle dans ce développement progressif basé sur l’élimination des élémens faibles ou Imparfaits. Prenons, par exemple, une île ou un lac, c’est-à-dire une région isolée, entourée de barrières naturelles. Dans les étroites limites d’un pareil habitat, les chances de variations utiles sur lesquelles l’élection naturelle pourrait agir, se trouveront évidemment diminuées, ce qui retiendra le procédé de transformation progressive. En outre l’isolement, en empêchant l’invasion d’organismes mieux adaptés aux conditions particulières du sol, mettra les races indigènes à l’abri de la concurrence et de la destruction. Elles se conserveront plus longtemps, leurs variations seront plus lentes et beaucoup moins nombreuses ; mais en même temps ces races seront en retard sur le reste de la création et moins aguerries, pour ainsi dire, que les autres. Vienne alors une modification subite de leurs conditions d’existence, elles ne résisteront que faiblement, et leur destruction ne tardera pas à s’accomplir. C’est dans les bassins d’eau douce, dont l’étendue est relativement petite, que nous rencontrons encore quelques-unes des formes les plus anormales telles que l’ornithorhynque et le lépidosiren, sortes de fossiles vivans qui relient entre eux des ordres zoologiques aujourd’hui profondément séparés. Leur conservation n’est due sans doute qu’à l’isolement de leur habitat. Dans les îles du Grand-Océan, les premiers colons découvrirent également de ces formes en quelque sorte surannées ; elles ont rapidement disparu en cédant la place aux nouveau-venus. Au contraire, les formes nées en de vastes régions continentales ont déjà triomphé de nombreux compétiteurs, elles pourront prendre une extension rapide aux dépens des espèces aborigènes lorsqu’on leur offrira une nouvelle patrie. Les espèces européennes naturalisées dans les îles de l’Océanie en ont fourni la preuve. C’est ainsi que certaines contrées du globe ont peut-être souvent changé d’aspect par suite de révolutions semblables. « Comme les bourgeons en se développant, dit M. Darwin, donnent naissance à d’autres bourgeons qui, lorsqu’ils sont vigoureux, végètent avec force et dépassent une multitude de branches plus faibles, ainsi je crois que, par une suite de générations non interrompues, il en a été du grand arbre de la vie qui remplit les couchas de la terre des débris de ses branches mortes et rompues, qui en couvre la surface de ses ramifications toujours nouvelles et toujours brillantes. »

Il est aisé maintenant de concevoir tout l’intérêt que présente, au point de vue de la philosophie naturelle, la disparition d’une espèce entière, surtout si cette disparition s’opère en quelque sorte sous nos yeux et s’il est possible de la suivre pas à pas. Les deux derniers siècles nous ont offert ce spectacle plus d’une fois. La courte histoire du dronte est surtout instructive sous ce rapport.

En 1638, on montrait encore en Angleterre un dronte vivant. Sa peau empaillée fut longtemps conservée au célèbre musée de John Tradescant ; mais la commission administrative de cet établissement jugea utile en 1775 de faire réformer tous les animaux endommagés, et le dronte était de ce nombre. On ne sauva de la destruction que la tête et l’une des pattes, et ces débris ont pris place aujourd’hui dans la collection Ashmoléenne à Oxford. Une autre patte du dronte fut donnée au Musée britannique ; un crâne se retrouva en 1842 à Copenhague ; le Musée de Prague possède un bec du même oiseau ; enfin il existe à Londres, à Vienne, à Berlin et à La Haye des peintures du dronte dues à des artistes hollandais. C’était là, il y a six mois, tout ce qui restait de cet animal bizarre.

Aucun des différens navires qui se sont arrêtés à l’île de France à l’époque où elle ne portait pas encore ce nom n’avait à son bord un naturaliste ; c’est ce qui explique pourquoi les renseignemens qui nous ont été transmis sur le dronte sont si incomplets. Au commencement de ce siècle, Bory de Saint-Vincent fit des recherches sur les lieux mêmes, et il constate que jusqu’au souvenir du dronte s’était perdu dans l’île ; il n’en était même plus question dans les traditions populaires. Il y a une vingtaine d’années, M. Strickland et Melville ont réuni dans un gros volume accompagné de gravures tout ce qu’on savait jusqu’à cette époque sur l’oiseau perdu de l’île Maurice[1].

L’île Rodrigue et la Réunion (île Bourbon) possédaient aussi à l’époque de la découverte des Mascareignes de grands oiseaux impropres au vol, dont la race s’est rapidement éteinte lorsque ces îles, précédemment désertes, furent occupées par les hommes. À Rodrigue, il y avait le solitaire, connu des naturalistes par un certain nombre de pièces osseuses recueillies à la fin du siècle dernier et pendant le siècle actuel dans les cavernes de l’île. Le Muséum d’histoire naturelle de Paris en possède quelques-unes. À la Réunion, on a trouvé, paraît-il, des oiseaux dont l’un était comparable au dronte et l’autre au solitaire, mais qui différaient néanmoins de ces deux espèces. Il n’en reste aucun vestige, aucune description. Les anciens créoles de la Réunion désignent encore l’un des deux sous le nom d’oiseau bleu.

Les fouilles qui avaient été entreprises à Maurice et à la Réunion par divers naturalistes pour retrouver quelques ossemens des oiseaux perdus étaient toujours restées sans résultat. On avait déjà presque renoncé à l’espoir d’en savoir jamais davantage sur ces anciens habitans des Mascareignes, quant au mois d’octobre 1865 un heureux hasard a mis au jour à l’île Maurice des ossemens de dronte en quantité suffisante pour reconstituer plusieurs fois le squelette de cet oiseau. Un habitant de Mahébourg, M. George Clark, s’était livré depuis longtemps à d’activés, mais vaines recherches en différens points de l’île. Dans ces dernières années, l’ouverture des tranchées nécessitées par la construction du nouveau chemin de fer semblait devoir amener la découverte tant désirée ; mais cet espoir fut encore trompé. Enfin en septembre 1865 M. Clark apprit qu’un propriétaire des environs, M. Gaston de Bissy, faisait retirer d’un marais appelé la Mare aux Songes des boues d’alluvion destinées à servir d’engrais, et que ses terrassiers y rencontraient des ossemens de cerfs et surtout de tortues. Dès lors M. Clark entrevit la possibilité de mettre la main sur les restes introuvables du dronte. Il obtint de M. de Bissy toutes les mesures propres à conduire à ce résultat ; mais ce ne fut que lorsqu’il décida quelques ouvriers à entrer jusqu’à la ceinture dans l’eau noire et bourbeuse et à tâter la vase du fond avec leurs pieds qu’il eut l’inexprimable satisfaction de voir retirer du marais un fragment authentique d’os de dronte. Encouragé par ce premier succès, il organisa immédiatement des fouilles plus sérieuses, et bientôt il eut entre ses mains de quoi approvisionner plusieurs collections. La Mare aux Songes était un véritable ossuaire.

L’endroit est d’ailleurs particulièrement propice au séjour des bêtes dont on y rencontre les restes. C’est un vallon étroit, entouré de collines à pentes douces ; le fond en est formé par des masses rocheuses dont les interstices sont comblés par des alluvions de plusieurs siècles, de sorte que la profondeur de la vase est très variable d’un point à l’autre. Plusieurs sources qui se font jour entre les roches entretiennent l’humidité dans les sécheresses les plus prolongées. Des plantes aquatiques ont poussé sur les bords du vallon et ont formé une sorte de natte qui recouvre les parties où l’eau est la plus profonde. En coupant cette natte ou en l’enlevant par portions, on a rendu accessible la vase qui est au-dessous, et c’est là seulement que se trouvent les os du dronte. Dans le sol tourbeux, qui forme en d’autres points une couche assez épaisse au-dessus de la vase, on n’a rencontré que des os de tortues, de cerfs, de flamans, de poules d’eau, de pluviers et de quelques autres oiseaux, mais pas un seul de dronte. L’existence des flamans à l’île de France était encore connue des parens de plusieurs habitans du pays.

M. Clark a envoyé une certaine quantité de ses ossemens de dronte à Londres, où une partie a été vendue aux enchères, une autre déposée au Musée britannique. Tout récemment, M. Charles Coquerel en a rapporté une collection de Saint-Denis (de la Réunion). Ces précieux échantillons ont été accueillis par nos naturalistes avec une satisfaction facile à comprendre.

Malgré ces découvertes, il est une question qui divise encore les naturalistes. Quelles sont les affinités du dronte avec les espèces actuelles ? Tout récemment l’Académie des Sciences recevait dans une même séance deux mémoires sur cet oiseau réfractaire aux classifications. L’un est de M. Alphonse Milne Edwards ; il établit que le dronte doit prendre place à côté des colombes ; l’autre est de M. Gervais et Coquerel, il a pour but de mettre en évidence les rapports d’affinité du dronte avec les vautours. Colombe ou oiseau de proie, nous avons le choix.

MM. Gervais et Coquerel se fondent principalement sur l’étude du sternum et du bassin du dronte pour en faire une famille distincte alliée aux vautours en même temps qu’à certains gallinacés et à quelques échassiers. M. Milne Edwards, de son côté, convient que ces deux parties essentielles du squelette semblent éloigner le dronte des colombides, avec lesquels il a, sous d’autres rapports, et surtout en ce qui concerne les pattes, des ressemblances frappantes et incontestables. M. Owen, l’illustre anatomiste anglais, qui vient d’examiner à son tour les os nouvellement arrivés de l’île Maurice, n’hésite même pas à considérer le dronte simplement comme un pigeon marcheur. M. Milne Edwards fait ses réserves sur ce point : suivant lui, les particularités de structure que l’on remarque dans le bassin et dans l’appareil sternal du dronte ne sont pas de l’ordre de celles qui, chez les pigeons, caractérisent l’appropriation à un genre de vie de plus en plus terrestre. Il faudra donc ranger le dronte à côté des colombides, mais dans une division particulière de la même valeur.

Comme les îles Mascareignes ont servi d’asile au dronte et au solitaire jusqu’à la venue de l’homme, la plupart des îles situées entre Madagascar et la Nouvelle-Zélande ont probablement encore hébergé dans les temps historiques un certain nombre d’oiseaux, de types plus ou moins étranges et pour ainsi dire arriérés. À la Nouvelle-Zélande, leur race n’est même pas encore complètement éteinte ; certaines espèces indigènes, aux formes bizarres, y existent encore, pendant qu’il ne reste de quelques autres que des débris plus ou moins bien conservés. À Madagascar, on trouve encore chaque jour des œufs d’un oiseau gigantesque dont la disparition ne saurait remonter à une époque très reculée. Cet oiseau n’est autre que l’oiseau Roc des Mille et Une Nuits. Selon la fable arabe, ses ailes déployées mesuraient seize pas, et il pouvait enlever de terre un éléphant. En rabattant un peu de ces exagérations poétiques, tout ce qui a trait à cet oiseau s’applique très bien à l’epyornis de Madagascar. Le voyageur Marco-Polo, dont la véracité n’a pas été autant appréciée de ses contemporains qu’elle l’est aujourd’hui, rapporte déjà que l’oiseau Roc habite Madagascar. Le Grand-Mogol des Tartares, intrigué par tout ce qu’il avait entendu dire de cet oiseau merveilleux, envoya un jour dans cette île des messagers chargés de prendre des informations exactes ; ils revinrent avec une plume longue de quatre-vingt-dix empans et ayant deux palmes de circonférence, qui parut procurer au sultan une grande satisfaction.

Ce récit de Marco-Polo fut traité de conte bleu jusqu’au jour où des indigènes malgaches qui venaient à l’île de France pour acheter du rhum y apportèrent des œufs gigantesques dont ils se servaient en guise de calebasses. Ils disaient qu’on en trouvait de temps à autre dans les joncs, et que l’oiseau lui-même avait été vu plusieurs fois. Cette nouvelle rencontra en Europe beaucoup d’incrédulité ; mais l’on dut se rendre à l’évidence lorsqu’en 1851 le Muséum d’histoire naturelle de Paris reçut un œuf parfaitement conservé, d’environ dix litres et demi de capacité, qui venait d’être trouvé à Madagascar dans un éboulement. Aujourd’hui le Muséum possède déjà cinq de ces œufs, dont trois ont été acquis en 1852 au prix de 5,500 francs, avec quelques fragmens d’os de l’oiseau et deux autres donnés récemment par l’Académie des Sciences. L’oiseau a reçu le nom d’epyornis maximus. Un naturaliste de Bologne, M. Joseph Bianconi, le rapporte au type du condor et du vautour d’après l’étude qu’il a faite du tarso-métatarsien ou os de la patte de l’epyornis. Ce serait un vautour quatre fois plus grand que le condor. Les Malgaches assurent d’ailleurs qu’il existe encore dans les forêts vierges de leur île un oiseau colossal qui cherche à se dérober aux regards des hommes ; tout espoir de le voir vivant n’est donc pas perdu.

Mais c’est surtout dans les îles de la Nouvelle-Zélande que les ornithologistes ont trouvé un champ fécond en découvertes. Dans ce nouveau palais de Pallagonie, les extrêmes se touchaient : des formes naines complètement inconnues se mêlaient à des types monstrueux, étonnans, démesurés. Le mieux connu de ces oiseaux néo-zélandais est un oiseau sans ailes ni queue, à peine plus grand qu’une poule, le kiwi ou aptéryx australis de Shaw : il vit encore en troupes nombreuses dans les forêts les plus inaccessibles, et le jardin zoologique de Londres en a reçu en 1862 un exemplaire vivant ; mais les plus curieux à étudier sont les diverses espèces de moas. Les Maoris ou indigènes de la Nouvelle-Zélande désignent indistinctement sous le nom de moa, qui signifie poule, plusieurs espèces d’oiseaux de grande taille qui peuplaient encore leurs îles dans les temps historiques, et contre lesquels leurs aïeux ont soutenu de terribles combats. Dans une conférence faite à Vienne, M. Ferdinand d’Hochstetter, naturaliste de la célèbre expédition de la Novara, a donné sur ces espèces perdues des renseignemens pleins d’intérêt.

C’est aux missionnaires envoyés dans ces contrées sauvages que l’on doit les premières informations sur les moas de la Nouvelle-Zélande. Ils ont recueilli les traditions relatives à ces oiseaux ; on leur montrait encore l’endroit où le dernier moa avait été tué après une lutte meurtrière qui coûta la vie à plusieurs indigènes, et on leur faisait voir, comme les restes de ces animaux, de grands os qui se rencontraient dans les alluvions des rivières, sur la côte, dans les marais et dans les cavernes. En 1839, on vit pour la première fois en Europe un os de moa qu’un navire avait apporté à Londres ; par son volume, il pouvait avoir appartenu à un bœuf, mais M. Owen le reconnut aussitôt pour un os d’oiseau. Trois ans plus tard, un missionnaire anglais envoya au célèbre géologue Buckland plusieurs caisses remplies d’os de la même provenance, et M. Owen, à qui les précieux débris furent confiés, réussit à construire avec ces matériaux les deux pieds d’un oiseau qui reçut le nom de dinornis giganteus. Ces pieds ont plus d’un mètre et demi de hauteur, la taille d’un homme ; le tibia seul mesure 90 centimètres. L’animal entier a dû atteindre au moins 3 mètres ; c’est l’oiseau le plus grand peut-être qui ait jamais existé.

Dix ans plus tard, M. Walter Mantell rapporta de la Nouvelle-Zélande un millier d’os isolés et quelques fragmens de coques d’œufs qui ont fourni à M. Owen la base de son grand travail sur les espèces perdues désignées sous les noms de dinornis et de palapteryx. Le dinornis aux pieds d’éléphant n’avait point la taille du dinornis géant, il n’avait qu’un mètre et demi de hauteur ; mais ses pieds, extraordinairement massifs, lui assignent une place à côté des pachydermes, dont il est en quelque sorte le représentant parmi les oiseaux.

Grâce aux recherches de M. Ovven, nous connaissons déjà quatorze espèces d’oiseaux géans néo-zélandais. La plupart ont trois doigts, comme l’émeu d’Australie ; M. Owen les range dans le genre dinornis. Ceux dont le tarse offre une dépression rugueuse qui semble être l’indice d’un quatrième doigt forment le genre palapteryx, voisin des apteryx actuels.

Dans ces dernières années, les matériaux à l’aide desquels les zoologistes ont pu chercher à établir les caractères anatomiques de ces grands oiseaux se sont considérablement accrus. Le naturaliste de la Novara que nous avons déjà nommé, M. d’Hochstetter, obtint de faire un séjour prolongé à la Nouvelle-Zélande, afin d’y poursuivre à son aise ses recherches de paléontologie. Il commença par explorer minutieusement tous les recoins de l’île du Nord, mais sans résultat. Les indigènes, dont la cupidité s’était allumée lorsqu’ils virent de nombreux amateurs fouiller le sol pour en retirer les os de moa, avaient soigneusement recueilli tout ce qui en restait et l’avaient vendu aussi cher qu’ils avaient pu. Le seul débris sur lequel le naturaliste autrichien put mettre la main, c’étaient deux os qu’un vieux chef de Touhouas consentit à retirer d’un coin de sa cabane où il les cachait depuis longtemps. Après d’interminables négociations, il les céda pour une couverture de laine et un peu d’argent. Ce trésor se composait d’un petit bassin et d’un tibia enfumé qui avait probablement servi de massue. M. d’Hochstetter résolut alors de visiter l’île du Milieu. Dans la province de Nelson, il apprit par les gold-diggers (chercheurs d’or) l’existence d’une caverne où l’on venait de découvrir le squelette à peu près complet d’un oiseau de grande taille, et qui, disaient-ils, devait encore renfermer une grande quantité d’os isolés. M. d’Hochstetter s’empressa de s’y faire conduire, et il eut bientôt la satisfaction de retirer des os de moa du sol argileux de la caverne. Aussitôt il organisa dans le même endroit des fouilles plus sérieuses ; mais, ne pouvant y prolonger son séjour à cause des recherches qu’il avait encore à faire dans les champs aurifères et les houillères de cette contrée, il confia la direction des fouilles à deux de ses compagnons, MM, Haast et Maling. On se donna rendez-vous dans la ville de Collingwood, qui est située sur la côte de l’île.

Au bout de trois jours, M. d’Hochstetter vit en effet arriver ses moa-(liggers avec un convoi de bœufs tout fleuris et pomponnés qui portaient une charge considérable d’ossemens fossiles, et qui mirent en émoi toute la population de la petite ville. M. Haast avait découvert deux nouvelles cavernes, et la collection qu’il avait réunie contenait les squelettes plus ou moins complets d’une dizaine d’individus appartenant à six ou sept espèces différentes.

L’un de ces squelettes, qui ont été rapportés à Vienne, est très complet. Il appartient à un jeune oiseau de l’espèce palapteryx ingens, dont on n’avait encore jusque-là que des rudimens. Sa hauteur est de deux mètres, c’est la taille moyenne de l’autruche ; mais l’oiseau adulte a dû être plus grand. Le palapteryx avait quatre doigts, comme les échassiers. Il se distingue de l’autruche surtout par un bassin ouvert et par la solidité de ses extrémités postérieures. La conformation de l’appareil sternal montre qu’il ne pouvait avoir que des ailes tout à fait rudimentaires.

Il y a deux ans, une trouvaille encore plus intéressante a été faite par es chercheurs d’or, près de Dunedin, dans la Nouvelle-Zélande. Ils ont découvert, dans le sable mouvant de la côte, un squelette de moa presque complet auquel adhéraient encore des cartilages, des ligamens et des tendons, dans un état de conservation assez parfaite. L’oiseau devait être mort dans son nid, car ses ossemens couvraient ceux de la couvée. D’après M. Huxley, à qui on a soumis ces débris, le moa ne devait être mort que depuis dix à douze ans. Si cette nouvelle, que nous avons trouvée dans un journal anglais, est exacte de tout point, on pourrait en conclure que les moas ont trouvé une retraite dans les forêts de l’intérieur où l’homme n’a pas encore pénétré.

Quand les premiers Maoris, chassés des îles Samoa par la famine et par des guerres meurtrières, se réfugièrent dans les îles de la Nouvelle-Zélande (il y a de cela environ six siècles), ils les trouvèrent peuplées de ces oiseaux gigantesques. C’est un souvenir conservé par leurs traditions. Il y a vingt ans, les plus vieux parmi les indigènes affirmaient encore avoir mangé de la chair de moa dans leur jeunesse. Pourquoi ces grands animaux ont-ils disparu ? Leur destruction, comme celle du dronte, du solitaire et des autres grandes espèces contemporaines de l’homme, est une simple conséquence de la guerre naturelle et de la rivalité vitale qui obligent chaque individu et chaque espèce à lutter pour son existence.

Il est facile de voir que, lorsque cette lutte s’est terminée par l’extinction d’une espèce, l’homme y a généralement joué le rôle principal, celui du vainqueur. Ce sont d’ailleurs les animaux les plus grands qui, dans cette guerre exterminatrice, succombent les premiers. On peut même dire que tous les animaux de grande taille, à l’exception de ceux qui ont acheté leur existence par la servitude, sont fatalement condamnés à périr par la main de l’homme ; voici pourquoi. Le profit que nous pouvons espérer de tirer d’un animal est proportionné à sa taille aussi bien que le danger dans lequel il peut nous mettre. L’éléphant, la baleine, le lion, voilà un gibier qui vaut la peine qu’on s’y attaque, la proie sera plus riche, le combat plus glorieux, le résultat sous tous les rapports plus important ; l’attraction est donc encore ici en raison directe de la masse, et la grande taille d’une bête la signale à la persécution. Ce qui abrège encore la lutte et en hâte le terme fatal, c’est que les grands animaux sont toujours relativement peu nombreux à cause de la difficulté qu’ils ont à trouver leur subsistance ; leur entretien coûte trop cher à la nature pour qu’ils puissent se multiplier comme le petit peuple. Or le grand nombre des individus protège la propagation de l’espèce en laissant plus de champ à l’élection naturelle et au perfectionnement progressif. Toute forme qui n’a qu’un petit nombre de représentans, exposés à des fluctuations inévitables dans leurs conditions d’existence, court plus de chances qu’une autre d’être anéantie. C’est ainsi que l’élan et l’aurochs ont disparu des forêts de l’Allemagne ; la baleine aura peut-être disparu des eaux de l’Atlantique dans un avenir peu éloigné.

Voici encore un autre exemple qui montrera la rapidité avec laquelle se termine quelquefois cette lutte entre l’homme et la création.

En 1741, le zoologiste Steller, qui accompagnait le capitaine Behring dans son second voyage, découvrit sur la côte de l’île de Behring des troupes nombreuses d’un lamentin de taille colossale. Cet animal, qui reçut le nom de rhytine de Steller, se recommandait aux chasseurs par sa chair d’un goût agréable et par sa graisse abondante ; chaque individu adulte pesait environ quatre tonneaux. Vingt-sept ans après sa découverte, on tuait la dernière rhytine. Un fragment de crâne conservé dans le musée de Saint-Pétersbourg est tout ce qui reste aujourd’hui de cet utile animal. Aucun autre vestige n’en a été retrouvé malgré toutes les primes qui ont été offertes aux chasseurs de phoques et aux baleiniers qui hantent ces parages. Sans la description que Steller nous en a laissée, nous n’aurions même pas connu l’existence d’une espèce encore vivante au siècle dernier.

Le mammouth lui-même n’appartient peut-être pas à un passé aussi éloigné qu’on l’a cru jusqu’ici. Bien des indices se réunissent pour nous faire admettre qu’il fut contemporain de l’homme. M. Lartet a découvert en 1864, dans une caverne du Périgord, une lame d’ivoire fossile qui porte des incisions constituant un dessin. Cette lame était cassée ; mais en rapprochant les fragmens il était facile de reconnaître que les traits de gravure représentaient une tête d’éléphant à longue crinière, c’est-à-dire une tête de mammouth. Ce grand proboscidien, dont les restes se retrouvent encore partout en si grand nombre, paraît donc avoir été contemporain des premiers habitans du sol de la France. On sait qu’on a plusieurs fois trouvé des cadavres de mammouth parfaitement conservés dans les glaces du pôle. En ce moment même, on attend le retour d’un naturaliste qui est allé reconnaître dans la baie du Tas un mammouth signalé par les Samoïèdes. Comme son aïeul, l’éléphant actuel tend aussi à disparaître du globe ; on sait qu’il devient de plus en plus rare aujourd’hui.

La dernière phase de l’histoire des oiseaux qui peuplaient autrefois les forêts de la Nouvelle-Zélande est très propre à nous faire apercevoir toutes les conséquences de la lutte pour l’existence dans le cas où elle a lieu en champ clos. À l’époque où les Maoris, à la recherche d’une patrie nouvelle, furent jetés à la côte néo-zélandaise, les moas vivaient en grand nombre dans l’intérieur des trois îles, et se nourrissaient probablement des racines d’une fougère qui est très commune dans ce pays. Les immenses forêts qui couvrent ces îles n’offraient aux immigrans d’autre gibier, en dehors des moas, qu’un tout petit rat et quelques oiseaux de petite taille. Il paraît certain en effet que le rat est le seul mammifère indigène de la Nouvelle-Zélande. En fait de nourriture végétale, les racines de fougère représentaient la seule ressource du pays. Les nouveaux habitans firent donc une guerre acharnée aux monstrueux volatiles qu’ils y rencontrèrent, et grâce aux produits de cette chasse leur peuplade prospéra et se multiplia à vue d’œil. Quand les Européens visitèrent ces îles pour la première fois vers la fin du siècle dernier, ils y trouvèrent une population de deux ou trois cent mille âmes.

Les plumes de moa ornaient les armes des Néo-Zélandais ; les œufs se plaçaient dans les sépultures, comme viatique pour le voyage aux sombres bords. Il existe encore des poèmes en langue maori où un père enseigne à son fils la manière de combattre les moas et de s’emparer de leurs dépouilles. Le poète décrit les orgies qui suivent une grande chasse lorsqu’elle a fourni un abondant butin. Dans le voisinage des anciens foyers des indigènes, on trouve d’énormes monceaux d’os de moa qui donnent une idée de ce qu’étaient ces repas de Gargantua. Quoi d’étonnant si, dans le cours de quelques siècles, la race de ces oiseaux géans a disparu du sol de la Nouvelle-Zélande ? Les cavernes où nous trouvons leurs squelettes étaient sans doute leur dernier asile.

Mais, une fois ces grands animaux détruits, où prendre un aliment comparable à celui qu’ils avaient fourni ? La population des îles s’était accrue avec une effrayante rapidité, la famine menaçait de nouveau ces habitans d’une terre inhospitalière. C’est alors que prit germe ce cannibalisme affreux qui naguère encore régnait dans ce pays infortuné. L’histoire de la Nouvelle-Zélande pendant le siècle dernier n’est qu’une longue suite de récits de guerres d’anthropophages ; mais ces monstruosités ont cessé en moins de vingt ans, lorsque l’introduction du cochon et de la pomme de terre par les Européens ouvrit à ces insulaires des ressources moins barbares. Le célèbre chef néo-zélandais Rauparaha, qui est mort il y a vingt ou trente ans dans un âge très avancé, avait connu les trois genres de nourriture : enfant, il avait encore mangé du moa ; devenu homme, il avait fait la guerre pour se procurer de la chair humaine ; vieillard, il dînait à la manière des Européens à bord d’un vaisseau anglais qui l’emmenait prisonnier.

Le cannibalisme même n’est qu’une des formes multiples sous lesquelles s’accomplit la lutte pour l’existence. C’est la faim, c’est le besoin qui poussent l’homme aussi bien que les animaux à s’entre-dévorer. Les Néo-Zélandais à la fin du siècle dernier, étaient comme des naufragés privés de vivres ; le sort des armes décidait qui d’entre eux devait servir de pâture aux autres. Aujourd’hui les indigènes ne s’exterminent plus entre eux ; mais la lutte continue toujours, seulement sous une autre forme. Placé en face des grands animaux, l’insulaire est sorti vainqueur du combat ; il était le plus fort. Aujourd’hui il se trouve en présence de l’homme blanc, c’est-à-dire d’une race supérieure à la sienne, et il doit succomber. Il ne s’agit point ici d’une guerre ouverte, il s’agit de ces influences multiples et mystérieuses qui font que, partout où la race caucasienne s’introduit, les indigènes lui cèdent peu à peu la place et finissent par s’éteindre. La diminution progressive et très rapide des sauvages indiens dans les forêts de l’Amérique nous en offre un exemple frappant ; mais on a fait la même observation en Australie, au cap de Bonne-Espérance, dans la terre de Van-Diémen, enfin partout ou les colonies des Européens ont rencontré des aborigènes à l’état sauvage.

La même lutte de rivalité continue, sans trêve ni repos, au sein des règnes animal et végéta], comme au sein des sociétés humaines. Ce qui est imparfait succombe, s’élimine, disparaît, cédant la place à des êtres mieux organisés ou plus fortement trempés. Il ne saurait en être autrement, si on considère que, sans les innombrables causes de limitation qui résultent de cette concurrence ardente, chaque espèce tendrait naturellement à se multiplier en progression géométrique et à envahir le monde ; mais la place au soleil est mise au concours : tout individu, à un moment donné, doit soutenir une lutte plus ou moins vive pour son existence, et ce sont les élus qui survivent. Maintenant est-il vrai, comme le suppose M. Darwin, que les variations accidentellement avantageuses, après avoir assuré la conservation de l’individu où elles se sont produites, se transmettent ensuite de préférence par voie d’héritage, et se fixent à la longue de manière à déterminer les variétés et les espèces ? L’élection naturelle, qui a pour résultat la divergence des caractères, suffit-elle pour expliquer des différences aussi profondes que celles qui séparent les espèces, c’est-à-dire les groupes dont les individus ne peuvent pas se féconder d’une manière continue par croisement ? Les espèces connues ne sont-elles réellement que des chaînons géologiques isolés par la destruction des intermédiaires ? Toute séduisante qu’elle soit par sa simplicité, cette théorie du renouvellement des formes et de la filiation des espèces est loin de s’appuyer sur des faits incontestables. Elle gagne en probabilité à mesure que l’étude des couches terrestres fait découvrir des liens plus intimes entre les êtres d’époques consécutives ; mais il reste d’immenses lacunes à combler : il n’est que trop vrai que les documens géologiques sont encore insuffisans pour démontrer d’une manière positive que les espèces que nous connaissons sont descendues les unes des autres par d’insensibles dégradations. D’un autre côté, il reste à prouver que le progrès organique général tel que le conçoit M. Darwin, comme une conséquence nécessaire de l’élection naturelle, est un fait réel, et que les modifications successives d’une espèce ont toujours lieu dans le sens d’un perfectionnement, d’une plus grande force ou d’une plus grande beauté. L’examen des bassins géologiques les mieux étudiés ne semble pas confirmer cette hypothèse dans sa généralité, et la persistance des types inférieurs lui est, jusqu’à un certain point, contraire. M. Darwin lui-même ne se dissimule pas la gravité de ces objections. Il est possible que l’avenir les fasse disparaître une à une en comblant les vides qui existent encore dans nos connaissances paléontologiques, et en éclaircissant les conditions qui influent sur la mutabilité des types. La théorie de l’élection naturelle, si elle rencontre de grandes difficultés lorsqu’il s’agit d’expliquer l’origine des espèces, en revanche peut rendre un compte très satisfaisant de leur disparition. Les formes organiques qui ne sont plus en harmonie ou en équilibre avec le milieu ambiant décroissent, deviennent de plus en plus rares, puis s’éteignent, et la nature se rajeunit par la mort et la destruction.


Radau.
  1. Strickland et Melville, The Dodo and its Kindred, 1847.