La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 2/III

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CHAPITRE III.




Après avoir long-temps réfléchi à l’entrevue que le hasard lui avait procuré avec le général, madame de Simiane se dit que si elle lui avait fait quelque impression, il retournerait la chercher au bal. Dans cette idée elle fit emplette du costume le plus élégant, et surtout le plus propre à relever les grâces de sa taille. Le jour même qu’elle comptait s’en servir, elle apprit, par les papiers publics, la nouvelle du départ de M. de Lamerville ; elle n’alla point au bal, eut un accès de fièvre, maudit la gloire, l’amour, et jusqu’à cette fortuite rencontre qui avait augmenté, dans son cœur, le pouvoir d’un sentiment que la raison lui faisait une loi de combattre.

Les rêveries continuelles de madame de Simiane, ses soupirs fréquens, le rire étudié sous lequel elle essayait de cacher sa tristesse, l’insouciance qu’elle montrait à cueillir de nouvelles palmes littéraires, l’empressement qu’elle apportait à s’informer de ce qui se passait à l’armée, tout apprit à Mr . D. qu’elle n’avait pas triomphé de son inclination pour M. de Lamerville. Un autre que lui aurait traité cette inclination de folie ; mais Mr . D. savait que les personnes de l’un et de l’autre sexe, qui sont nées pour se placer au-dessus du vulgaire, ont toutes un foyer d’amour dans l’ame, et une exaltation dans l’esprit, qui sont causes qu’elles voient et sentent autrement que les autres. Que de là naît, chez les hommes, cette soif ardente de renommée qui excite l’un à vaincre les obstacles pour s’élever à de hautes conceptions, pousse l’autre à ces dévouemens sublimes qui lui font compter pour rien la mort la plus cruelle, ou le sacrifice de ses plus chères affections ; que de là aussi naît chez les femmes, auxquelles la nature refusa les qualités éclatantes qui sont l’attribut de la force, ce penchant à embrasser avec enthousiasme, à nourrir avec constance des illusions que le commun des hommes traite chez elles de disposition romanesque, et que peut-être on pourrait appeler le beau idéal du sentiment.

Mr . D. ne blâmait pas son amie, il la plaignait, et cherchait à guérir son cœur en parlant sans cesse à son imagination. Il la pressa de remettre une de ses pièces au théâtre, et de donner une seconde édition de son poëme. Elle se rendit à ses désirs. Sa pièce eut encore plus de succès que dans la nouveauté, et la seconde édition de son poëme fut épuisée dans le cours d’une semaine. Anaïs ne se présentait plus dans aucun lieu public, sans voir tous les regards se tourner avec intérêt sur elle, sans entendre retentir de plusieurs côtés : C’est madame de Simiane. Un mélange touchant d’orgueil et de modestie colorait alors ses joues. Un éclair de plaisir brillait sur son front. Ô mon père ! pensait-elle, tes vœux sont exaucés ; mais bientôt le souvenir d’Amador venait troubler sa jouissance. Eh ! comment s’applaudir long-temps d’une célébrité qu’il condamnait, et qui élevait une barrière insurmontable entre elle et lui !

Un matin que madame de Simiane était occupée à choisir quelques bagatelles dans la petite boutique d’un tabletier en face Saint-Eustache, elle vit sortir de cette église un convoi dont la seule pompe consistait en cinquante jeunes filles vêtues de blanc, qui marchaient tristement, deux à deux, derrière le corps porté à sa dernière demeure. Ce spectacle attendrit Anaïs, en même temps qu’il excita sa curiosité ; elle demanda à la marchande quelles dépouilles on allait rendre à la terre. — Celles d’une fille de vingt-deux ans. — De quoi a-t-elle péri ? — D’amour. — Grands dieux ! l’infortunée ! — Oh ! ce n’est pas elle qu’il faut plaindre ; elle a tant souffert, le Tout-Puissant la recevra dans sa miséricorde : Il doit être beaucoup pardonné à qui a beaucoup aimé. Mais sa sœur, cette pauvre Amélie, si jeune, si sage, que va-t-elle devenir ? — Elle laisse une sœur ? — Oui, Madame, une sœur de seize ans. — A-t-elle quelques moyens d’existence ? — Non, Madame, elle manque absolument de tout. Depuis trois mois elles subsistaient des secours qu’elles recevaient des personnes du voisinage ; mais rien ne se lasse si vîte que la charité ; les longues infortunes et les longues maladies vous enlèvent vos amis et vos protecteurs. Clémence est morte à temps, son sort commençait à ne plus toucher que moi. Et que pouvais-je pour elle ! je ne gagne qu’avec peine de quoi soutenir ma nombreuse famille, le commerce va si mal ! Le peu que j’ai donné à Clémence m’a épuisée sans lui être d’une grande ressource, et je me vois, avec le plus vif chagrin, dans l’impossibilité de pouvoir procurer le moindre soulagement à sa sœur. — Où loge-t-elle ? — À deux pas. — Voudriez-vous m’y conduire ? — Très-volontiers. — Madame de Simiane monta quelques étages d’un escalier aussi obscur qu’étroit, et fut saisie de pitié en entrant dans la chambre, ou plutôt dans le grenier d’Amélie. Cette jeune fille était étendue sur un méchant grabat, et pleurait amèrement. — Calmez votre douleur, mon enfant, lui dit la marquise, en s’approchant d’elle avec bonté. — Oh ! comment le pourrai-je ? — Comment me consoler de la mort de ma sœur ! de ma sœur ! ma dernière parente ! mon unique amie ! Hélas ! tant qu’elle a vécu, je supportai avec courage la fatigue, les privations et le mépris que la misère entraîne à sa suite ; mais pourrai-je supporter tout cela, maintenant que je n’ai plus de but dans la vie, maintenant que je suis seule au monde ! Ne pouvez-vous trouver une ressource dans le travail ? – J’ai reçu une éducation meilleure que ma fortune ; je n’ai appris aucun métier, je n’étais pas née pour avoir besoin d’en savoir un. — Quelle circonstance vous a jetée dans la situation où je vous trouve ? — Oh ! c’est une histoire déplorable que la nôtre. — Confiez-la-moi, mon enfant, confiez-la-moi, vous ne vous en repentirez pas. Amélie leva ses beaux yeux remplis de larmes, sur madame de Simiane, et lui fit ce récit, souvent interrompu par ses sanglots.


Histoire de Mademoiselle de Waldemar.


Ma mère eut deux enfans, Clėmence et moi : elle perdit la vie en me donnant le jour. Mon père, Théodore de Waldemar, était capitaine de vaisseau : il partit pour les Indes-Orientales, et nous remit, ma sœur et moi, sous la protection d’un oncle de ma mère, appelé Blondel. Ce parent eut les plus grands soins de nous. Mon père mourut d’une fièvre épidémique : sa fortune consistait en une somme de trois cent mille livres, placée chez un banquier de Bordeaux, qui jouissait du plus grand crédit. Notre parent fut nommé notre tuteur. Clémence était dans un excellent pensionnat, où elle avait des maîtres de toute espèce ; on me réunit à elle avant que j’eusse cinq ans accomplis. M. Blondel payait pour nous une grosse pension ; il faisait des cadeaux à madame de Rosanne, notre institutrice, à nos maîtres, aux domestiques de la maison. Chacun s’empressait de nous être utile et agréable. Nous étions aussi heureuses que des orphelines peuvent l’être, quand le banquier chez lequel étaient nos fonds fit banqueroute. M. Blondel, malgré ses démarches et son intelligence, ne put rien sauver du naufrage. Le chagrin qu’il en conçut le conduisit promptement au tombeau. À cette époque Clémence avait dix-sept ans. L’homme de loi qui était chargé des affaires de la succession de notre bon parent, avertit durement ma sœur que ses héritiers s’étaient mis en règle relativement à nous, et que nous n’avions pas la plus légère somme à réclamer d’eux.

Madame de Rosanne était une femme très-obligeante ; elle ne vit pas d’un œil sec le chagrin de Clémence. Tranquillisez-vous, lui dit-elle, une de mes amies, madame d’Aiglemont, cherche une demoiselle de compagnie, je lui demanderai cette place pour vous. Je l’obtiendrai ; vous aurez de bons appointemens. Quant à votre sœur, elle restera chez moi à quart de pension, jusqu’à ce qu’elle ait atteint l’âge où l’on pourra disposer d’elle avantageusement.

Les offres de notre généreuse institutrice furent acceptées avec reconnaissance, par ma sœur. Elle entra chez madame d’Aiglemont. Cette dame jouissait d’une fortune considérable : son cercle, dont Clémence faisait les honneurs, se composait en partie d’étrangers de distinction. Parmi eux on comptait Adrien de Rinaldy, comte Napolitain. Ma sœur était très-belle. Le comte en devint amoureux, et par malheur réussit à lui plaire.

Madame d’Aiglemont passait régulièrement les lundis et les vendredis chez une dame où elle n’emmenait pas Clémence. Les jours que cette dernière avait l’habitude de me consacrer, le furent bientôt à recevoir le comte : il lui jurait amour, respect, fidélité. Aimer et croire est, dit-on, la même chose ; ma pauvre sœur crut M. de Rinaldy. Funeste aveuglement ! ajouta Amélie en baissant les yeux, il devait lui coûter la réputation et la vie.

Le comte offrit des présens d’un grand prix à Clémence ; il voulait la retirer de la dépendance où elle vivait, lui monter une maison : elle n’accepta jamais de lui que son fatal amour.

La tendresse de M. de Rinaldy pour ma sœur ne dura que peu de mois. Il devint ensuite amoureux d’une Espagnole, veuve du vicomte de Rostange, et l’épousa.

Cet événement réduisit Clémence au désespoir. Le secret de son amour vint à la connaissance de madame d’Aiglemont ; cette dame, qui avait des principes sévères, congédia Clémence. Madame de Rosanne ne voulut plus me garder.

Ma sœur loua un petit logement près du Jardin des Plantes, où elle fût se réfugier avec moi. Nous y vécûmes plusieurs mois du fruit de ses économies, en attendant qu’elle eût trouvé une nouvelle place ; mais son aventure était connue ; on y avait mêlé des circonstances agravantes : aucune dame ne voulut s’attacher Clémence. Elle savait très-bien broder ; elle alla demander de l’ouvrage à des lingères, en obtint, et se vit même bientôt assez en vogue pour occuper jusqu’à huit personnes. Le produit de son travail était plus que suffisant à nos besoins. Elle me donna un maître pour me perfectionner dans l’écriture et dans l’étude de ma langue. Son projet était de rassembler quelques fonds pour entreprendre un petit commerce auquel je serais associée. Depuis quelques temps elle paraissait s’être résignée à son sort ; elle ne prononçait plus le nom du comte. Je la voyais calme, excepté les lundis et les vendredis ; ces jours-là elle pleurait beaucoup, et répétait : Il n’y a plus de jours, d’heures pour moi, tout est pour elle.

Un soir qu’elle était allée chercher de l’argent qui lui était dû, elle revint plongée dans une si profonde tristesse que je lui demandai en tremblant si elle avait appris quelque mauvaise nouvelle. — La plus horrible, M. de Rinaldy est fou. — Êtes-vous certaine que cela soit ? — Hélas ! oui. On l’a fait interdire, et on l’a conduit avant-hier dans une maison de santé. — Qui vous a instruite de cet événement ? — On vient de le raconter en ma présence à la dame de chez laquelle je sors. — Sait-on d’où provient la folie du comte ? — De l’inconduite de sa femme. — Le ciel vous à vengée. — Dites bien plutôt qu’il me punit. Mes douleurs passées n’étaient rien en comparaison de celle que j’éprouve maintenant. Ô ma sœur ! combien il est à plaindre ! Il n’est entouré, soigné que par des étrangers. Quel doit être son supplice, lorsque, dans ses momens lucides, il cherche, sans le rencontrer, le regard d’un ami ! Pauvre Adrien ! tous ceux que tu aimas t’abandonnent ; mais Clémence te reste, elle ira te consoler, te servir ; ta tête reposera sur mon sein. — Vous iriez voir le comte ? — Dès demain. Ah ! si je puis adoucir ses souffrances, je bénirai encore ma destinée. — Oubliez-vous les maux qu’il vous a faits ? — Je ne me souviens que de son amour. — Il vous a trahie. — Il est malheureux !

Ma sœur persista dans sa résolution avec un courage digne à la fois d’éloge et de pitié ! Rien ne l’empêcha de passer la moitié de ses jours, et souvent la moitié de ses nuits, auprès du comte. Elle lui apprêtait ses tisanes, les lui faisait boire ; elle opposait une patience admirable à ses accès de fureur. Le désir de le soulager lui faisait remplir avec joie les soins les plus rebutans. Quand il l’avait nommée, qu’il lui avait adressé un mot de reconnaissance ou d’amitié, elle se livrait à l’espoir chimérique de lui voir recouvrer sa raison. Elle ne sentait plus la fatigue, ne connaissait plus le chagrin. Daigne, ô mon Dieu ! s’écriait-elle souvent avec ferveur, daigne accorder à Adrien le retour du premier de tes bienfaits ! Permets-moi de vivre jusque-là pour lui, je ne vivrai plus ensuite que pour toi.

Dix-huit mois s’écoulèrent sans apporter aucun changement à la situation de M. de Rinaldy. Au bout de ce temps, il fut attaqué d’une fièvre inflammatoire qui mit fin à ses misérables jours. Clémence reçut son dernier soupir.

Les veilles fréquentes de ma sœur, ses inquiétudes continuelles avaient épuisé ses forces. Elle ne résista point à ce dernier choc. Elle tomba dans une maladie de langueur ; elle ne conserva aucune de ses pratiques. Nous n’avions que bien peu d’argent. Elle désirait changer de quartier. Nous nous défîmes de nos meilleurs meubles, pour venir demeurer ici. Il est impossible de peindre tout ce que j’y ai souffert. Là, j’ai vu ma pauvre sœur succomber sous le poids des regrets, de l’extrême indigence et de l’humiliation. Là, je l’ai tenue dix fois par jour défaillante dans mes bras ; là, je l’ai vue mourir.

Amélie cessa de parler. Vous ne resterez pas davantage dans ce lieu, dit la marquise, en lui tendant la main. Je vais vous conduire chez moi ; vous y aurez un asile jusqu’à ce que j’aye examiné ce qu’on peut faire pour vous. Ma voiture m’attend, venez. — Ô Madame ! que vous êtes bonne ! mais, hélas ! je ne puis vous suivre. — Pourquoi donc, mon enfant ? — Je dois six mois de loyer au principal locataire, il ne voudra point me laisser sortir. — Loge-t-il dans cette maison ? — Oui, Madame, au premier étage. — Eh bien, descendons, je vais lui parler. Madame de Simiane répondit de la dette d’Amélie, et l’emmena.

L’intéressante orpheline fut présentée à Mr . D…, qui approuva l’action généreuse d’Anaïs. On fit un trousseau honnête à mademoiselle de Waldemar, qui resta chez sa protectrice sur le pied d’une demoiselle de compagnie. Madame de Simiane ne recommanda point à ses domestiques d’avoir des égards pour Amélie ; mais elle lui en témoigna tant elle-même, qu’aucun d’eux ne s’avisa de lui en manquer.

L’histoire de mademoiselle de Waldemar avait fait une vive impression sur Anaïs. Elle y réfléchissait sans cesse. Que ne doit-on pas redouter, se disait-elle, d’une passion qui produit de si cruels effets ? L’amour a coûté l’honneur et la vie à Clémence ; il a jeté M. de Saint-Elme dans une apathie plus à craindre que la mort. Deviendrai-je aussi sa victime ? Ah ! du moins Clémence et Saint-Elme avaient une excuse à donner de leur délire, ils ont cru être aimés, mais le mien est inconcevable ; rien ne le justifie. Dois-je m’obstiner à chérir un homme qui me dédaigne, que je n’ai vu qu’un instant, qu’il est vraisemblable que je ne reverrai plus. Son départ, si prochain de notre rencontre, n’est-il pas un avertissement que nous ne sommes pas destinés l’un à l’autre. Cessons de prétendre renverser des obstacles invincibles.

L’amour est un mal dont la violence s’accroît en proportion des efforts qu’on emploie à le guérir. En se répétant qu’elle ne devait plus penser à M. de Lamerville, madame de Simiane y pensait continuellement. S’il est difficile, d’ailleurs, de vaincre un sentiment qui n’est pas partagé quand l’objet qui l’inspire est un homme ordinaire, ne doit-il pas devenir impossible de bannir de son cœur celui dont les cent voix de la Renommée se plaisent à redire les vertus, les exploits ou le génie ? Le nom de M. de Lamerville était consigné dans tous les journaux, cité sur tous les théâtres. Il n’était pas jusqu’aux chanteurs, jusqu’aux crieurs publics eux-mêmes, dont la voix rauque et discordante ne portât à chaque heure ce nom jusqu’à l’oreille de madame de Simiane. Paris entier lui sembla s’être ligué contre son repos. Le printemps était de retour ; elle partit pour Villemonble avec monsieur D. et mademoiselle de Waldemar. Elle y sera plus solitaire, y sera-t-elle plus tranquille ?