La Femme affranchie/Quatrième partie/Chapitre II

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CHAPITRE II.



ÉDUCATION RATIONNELLE ; LETTRES À UNE INSTITUTRICE.


I


Nous sommes convenues, Madame, que l’éducation privée est toujours défectueuse, parce que l’enfant, ne vivant pas dans la société de ses égaux, ne s’habitue pas à la vie sociale, et qu’il s’imprègne de tous les préjugés de la famille.

Nous sommes convenues encore que la fonction d’éducateur, requérant des facultés spéciales, ne peut pas être remplie par tous les pères et toutes les mères ; ce qui conduit encore à la nécessité de l’éducation collective.

Vous voulez fonder, dites-vous, une maison modèle et vous me demandez mes conseils. Je vous les donnerai bien volontiers ; mais vous tâcherez de me comprendre à demi-mots ; car je ne puis vous donner ici que des indications très générales.

Nous définirons l’Éducation : l’art de développer l’être humain en vue de sa destinée particulière, mise en harmonie avec la destinée collective de notre espèce.

Vous et vos collaboratrices devez donc vous être formé l’Idéal de cette destinée, et avoir en elle foi complète.

En outre, vous et vos collaboratrices devez connaître la nature humaine en général, et vous faire une idée nette de celle de chacune de vos élèves.

Enfin, il faut que vous possédiez une bonne méthode, c’est à dire une méthode rationnelle de direction.

Parmi les définitions qui ont été données de notre nature, se trouvent celles-ci :

L’homme est un composé d’esprit et de matière ;

L’homme est une intelligence servie par des organes ;

L’homme est sensation — sentiment — connaissance ;

L’homme est une liberté organisée.

Mais ni vous ni moi ne savons ce que c’est que la matière, ce que c’est que l’esprit ou l’âme, où finit l’un où commence l’autre ; ces définitions, fussent-elles vraies, ne nous peuvent servir à rien.

La troisième est incomplète, puisqu’elle néglige le libre arbitre, la meilleure arme de l’éducateur.

La quatrième, qui est de P. J. Proudhon, flatterait assez notre penchant ; mais nous sommes bien obligées de nous dire qu’elle n’est pas exacte, puisqu’une partie de notre vie se passe dans la fatalité de l’instinct.

Vous vous rappelez que nous avons défini l’être humain : un ensemble de facultés destinées à s’harmoniser par la liberté sous la présidence de la Raison ; mais cette définition a besoin d’être développée par l’éducateur ; c’est à dire qu’il doit bien connaître nos divers groupes de facultés, l’âge de leur prépondérance, leur antagonisme, etc.

Il doit considérer chacun de nous comme une synthèse vivante, où l’organe et la fonction sont inséparablement unis ; tellement dépendants l’un de l’autre, qu’on ne peut opprimer, exalter l’un, sans opprimer, exalter l’autre ; qu’en un mot toute manifestation de ce qu’on nomme l’âme, se révèle comme fonction d’une partie de notre corps, conséquemment que, cultiver le corps, c’est cultiver l’âme et réciproquement.

Ceci bien entendu, vous devez avoir toujours présent à la pensée que la vie n’est pas un être en soi, qu’elle est le produit d’un rapport : ainsi il n’y aurait pas de vie végétative au cerveau, si cet organe n’était excité par la présence du sang, s’il n’était pas mis en contact, eu rapport avec lui ; il n’y aurait point d’images dans le cerveau, s’il n’était mis en rapport, par les sens, avec les corps qui les occasionnent, pas plus qu’il n’y aurait vie de l’estomac, s’il n’était mis en rapport avec le bol alimentaire.

De ces observations, vous devez conclure qu’il suffit, pour développer un organe et le rendre fort et vivant, de l’exposer, dans une juste mesure et graduellement, à l’action de ses excitants propres : que tout organe grandit vitalement par la lutte et s’étiole par le repos.

L’exercice soutenu d’un organe quelconque, outre qu’il le développe, le rend plus fort, plus vivant, produit l’habitude. L’habitude qui, vous le savez, modifie profondément notre être, nous imprime un cachet particulier, nous rend indifférentes, agréables, nécessaires mêmes, des impressions et des choses d’abord désagréables ou nuisibles ; nous rend facile ce que nous croyions impossible ; nous fait, en un mot, une seconde nature, transmissible par la génération.

Toutes ces lois physiologiques sont vos armes : c’est à vous de savoir convenablement les employer.

Il y a en nous deux domaines : celui de l’instinct et celui du libre arbitre : le premier, qui est le plus étendu, comprend nos impulsions simples et involontaires.

Ces impulsions sont aveugles, et se divisent en plusieurs groupes : celles qui sont les premières éveillées, se rapportent à la conservation de nous-mêmes : l’enfant est un égoïsme organisé. Vient ensuite le groupe des impulsions sociales qui nous relient à nos semblables ; puis les impulsions conservatrices de l’espèce qui s’éveillent dans la jeunesse, et entrent en lutte contre les facultés sociales.

Avec ces groupes qui se rapportent à notre conservation individuelle, à celle de l’espèce et de la société, il y en a d’autres qui nous mettent en rapport avec la nature pour la connaître et la modifier : telles sont les facultés intellectuelles, scientifiques, artistiques, industrielles, la tendance à l’idéal, etc.

Toutes ces impulsions ont pour ministre la volonté, qu’il faut bien se garder de confondre avec le libre-arbitre, ou faculté de choisir, entre deux incitations contemporaines, celle à laquelle on obéira de préférence.

Une division et une analyse philosophique de nos facultés, de l’influence que chacune d’elles exerce sur toutes les autres, ne saurait trouver place dans ces indications générales ; nous dirons seulement que vous devez donner une grande force, par un exercice continuel, aux instincts sociaux et à la Raison qui juge de la vérité des rapports, afin que les facultés égoïstes et celles de la conservation de l’espèce demeurent dans leurs limites légitimes : car elles sont naturellement plus nombreuses et plus fortes que celles qui nous relient à nos semblables.

Dans l’idéal qui doit avoir la foi de vos élèves, lhumanité est son œuvre propre : ce qu’elle a produit et produira de bien est et sera le résultat du développement de ses facultés, du triomphe de sa volonté, de sa Raison, de sa liberté sur les fatalités naturelles. Un tel idéal vous oblige, non seulement à cultiver la Raison de vos élèves, mais encore à respecter en elles la liberté, la volonté, l’instinct de lutte : vous persuadant bien que les êtres de volonté faible ne sont bons qu’à porter des fers et ne peuvent être vertueux.

Pour se respecter et, par suite, respecter autrui, il faut se sentir libre et digne ; donc vous ne devez pas amoindrir dans vos élèves le sentiment de leur valeur et de leur dignité.

Tous nos progrès étant dus à la culture de notre intelligence, de notre Raison et de notre Sensibilité, vos soins doivent tendre à les développer chez vos élèves ; à les habituer à ne rien croire de ce qui contredit la science ; car tout serait perdu si vous placiez en elles la contradiction.

La régularité et la justesse de nos fonctions dépendant du bon état de nos organes, vous devez prendre tous les moyens pour que la santé de vos élèves soit solide, vigoureuse. Une santé faible fait autant d’esclaves que le défaut de volonté ou de dignité, ou que la prédominance des instincts égoïstes.

Nous voilà donc bien loin déjà de la méthode ancienne, puisque vous ne devez ni humilier, ni frapper vos élèves, ni briser leur volonté, ni leur ordonner de croire, ni les punir en nuisant à leur santé, ni leur tolérer la soumission au mal physique ou moral qu’elles peuvent empêcher.

Ces généralités dites, arrêtons-nous sur l’éducation physique.


II


L’éducation commence dès le berceau ; je vous conseille donc d’avoir un établissement préparatoire annexe pour les enfants de six mois à cinq ans. Vous les feriez diriger et surveiller par des jeunes filles préalablement instruites de la méthode de Frœbel un peu modifiée.

Loin de soustraire ces jeunes enfants à l’influence du froid, de la chaleur, etc., accoutumez-les graduellement à les subir, le premier surtout.

Tous les jours, à moins de contre-indications qui ne peuvent être que temporaires, l’enfant doit prendre un bain d’eau froide de quelques minutes, puis être promené à l’air quand il ne pleut pas.

Jamais il ne doit être tenu dans une salle chauffée au poêle.

Aussitôt qu’il peut s’asseoir, vous le ferez mettre sur une couverture et le laisserez se rouler, essayer ses forces.

Vous recommanderez aux mères de s’abstenir d’emmailloter leurs enfants ; d’avoir le soin de leur laisser les membres et la poitrine libres, la tête nue ou très légèrement couverte ; de tourner leur petit lit de manière à ce qu’ils aient la lumière directement en face si elle est peu vive, et directement opposée si elle l’est beaucoup, afin d’éviter le strabisme, la fatigue des yeux ou leur différence de force ; vous leur recommanderez aussi de les coucher plus longtemps sur le côté gauche que sur le droit, parce que l’enfant fort jeune a le foie très développé.

Quand l’enfant marchera seul, vous prescrirez qu’on lui laisse prendre tout le mouvement qu’il lui plaira, en le soumettant, par l’imitation, à certains mouvements réglés, afin de développer et d’égaliser la force de ses muscles, et de le préparer à une gymnastique sérieuse à laquelle vous soumettrez toutes vos élèves de cinq à seize ou dix-sept ans.

Aux exercices gymnastiques, vous ajouterez la natation et des promenades auxquelles vous donnerez toujours un but utile.

Je vous recommande d’éviter la flanelle sur la peau, les vêtements trop chauds ; point de corsets ; que vos élèves soient vêtues de pantalons, de tuniques flottantes, retenues à la taille par une ceinture quand elles sortiront, et d’un chapeau rond contre la pluie et le soleil. Ne les harcelez pas des éternels : prends garde, tu vas prendre froid, tu vas te mouiller, tu vas gagner un coup de soleil, tu vas déchirer ou salir ta robe, ton pantalon : laissez-les libres et acquérir de l’expérience à leurs dépens ; il n’y a que celle-là dont on profite.

Vous n’aurez pas non plus la maladresse de leur interdire de grimper aux arbres, de franchir les fossés, de lutter ensemble, sous prétexte que ce sont des exercices masculins : jamais ne dites à vos enfants : une fille ne doit pas faire cela : c’est bon pour un garçon. Quelles bonnes raisons auriez-vous à lui en donner ? l’usage n’est pas une réponse convaincante pour une rationaliste.

Accoutumez vos enfants à l’ordre et à la propreté, car on transporte le goût de l’ordre physique dans les choses morales et intellectuelles. Et, comme vous voulez qu’elles sachent que chacun est tenu de subir les conséquences de ses propres actes, et n’a le droit de compter que sur soi pour réparer ses fautes et sa maladresse ; que, devant la Justice, personne ne nous doit rien pour rien ; que c’est un acte de pure bonté que de rendre un service sans compensation, habituez-les de bonne heure à se suffire selon leurs forces, à nettoyer elles-mêmes les taches qu’elles se font, à raccommoder leur linge puis, peu à peu, à faire leur lit, à nettoyer leur chambre, leurs vêtements, leurs chaussures, à aider par escouades aux travaux de la cuisine, de la buanderie, etc.

Déclarez aux mères qui vous confient l’éducation de leurs filles, que vous les élevez de manière à ce qu’elles ne servent aucun homme : que, de retour dans leur famille, elles ne rendront à leurs frères aucun service sans équivalent, parce qu’elles se considéreront comme leurs égales.

Les enfants sont exigeants, despotes, parce qu’ils ne comprennent pas la Justice. Vous devez donc vous attendre à voir les plus jeunes de vos filles exiger des grandes et des domestiques les services qu’elles ne peuvent se rendre, et se montrer insolentes et colères lorsqu’on refusera. Ne vous épuisez pas à faire de la morale : demandez-leur tranquillement ce qu’elles donnent en échange des services qu’elles demandent. Rien, seront-elles forcées de vous répondre.

Eh ! bien, leur direz-vous, vous n’avez donc rien à exiger. Vous êtes faibles, bien à plaindre de ne pouvoir vous suffire, d’avoir besoin des gens qui n’ont nul besoin de vous : tout ce que l’on fait pour vous est donc pure bonté ; or, mes chères enfants, ne trouveriez-vous pas que ce serait une sotte manière de vous rendre bonnes pour les autres, que de s’y prendre à votre égard comme vous vous y prenez à légard de telles et telles ? Rendriez-vous un service que vous ne devez pas, à celles qui l’exigeraient insolemment ? Elles seront bien forcées de vous répondre que non. Alors, leur direz-vous, demandez ce service comme vous trouveriez juste qu’on vous le demandât.

Quelque jeune que soit une enfant, ne cédez jamais à ses caprices et à ses exigences : rappelez-vous qu’un enfant n’est fort que de la faiblesse de « ceux qui l’entourent : il ne pleure ni ne crie à crédit. Toutefois que votre résistance soit calme ; ne grondez pas, n’élevez pas la voix, n’essayez pas d’intimider l’enfant : il faut qu’il cède à la nécessité ou à la raison, non pas à la peur qui affaiblit l’âme.

Disons quelques mots du régime alimentaire. Les jeunes mères qui porteront leurs enfants à votre maison annexe, vous demanderont souvent des conseils sur ce point : dites-leur que toute mère doit nourrir son enfant, à moins qu’il ne soit constaté qu’elle est trop faible ou atteinte d’une affection organique ; qu’après le lait de la mère, celui qui convient le mieux, est celui d’une autre femme ayant à peu près le même âge, la même carnation, la même couleur d’yeux et de cheveux ; mais, qu’en général, si elles ne sont pas bien sûres de la nourrice, il vaut mieux élever l’enfant au biberon : le meilleur lait pour cet usage serait celui de la jument ; mais comme il est difficile de se le procurer, il faut avoir celui de la même vache : le lait de chèvre rend les enfants vifs, capricieux, mobiles : il faut l’éviter. Peu à peu l’on ajoute à cette nourriture de la panade faite avec de la croute de pain desséchée au four. En général l’alimentation doit être réglée sur la dentition : plus celle-ci est difficile et tardive, moins la nourriture doit être substantielle, et plus l’allaitement doit se prolonger.

Quand l’enfant mange seul, comme il faut éviter la prédominance de l’instinct nutritif qui pousse à l’égoïsme et empêche la culture d’un idéal élevé, la nourriture doit être simple : le lait, les œufs, les légumes, les fruits cuits ou bien mûrs et le pain à discrétion : telle doit être la base de l’alimentation de l’enfant ; la viande doit être donnée en très petite quantité et toujours bien cuite : un régime de viandes presque crues, rend dur et arrogant. Je vous recommande par dessus tout d’éviter pour vos élèves, le thé, le café, les liqueurs, les épices et le vin pur. Rappelez-vous que les excitants sont souvent le germe des terribles habitudes qui tuent l’enfance. Vous éviterez aussi avec soin les bonbons et les pâtisseries qui gâtent l’estomac, et vous ne promettrez jamais ces choses en récompense, pas plus que vous ne donnerez du pain sec comme punition. Vos enfants sont des êtres humains que vous devez conduire par l’honneur non par les papilles nerveuses de la langue.

Revenons aux qualités morales.


III


L’enfant est naturellement voleur parce qu’il est égoïste, et ne comprend pas la Justice ;

Il est naturellement menteur parce qu’il sait ce qui déplait, veut le faire pour se contenter, mais ne veut pas être grondé et puni ;

Il est naturellement colère parce qu’il s’aime, et s’irrite qu’on résiste à ce qui lui plaît ;

Faible, il est rusé, fort il frappe sans pitié ; rarement il est généreux parce qu’il ne sent que lui-même ;

En général, il est très tendre au mal et se lamente pour la moindre chose ;

Selon son degré de force , il est tyran ou lâche et sournois.

Mais il a l’imagination vive, la mémoire bonne, un trésor de foi inépuisable, une admirable logique, l’instinct d’imitation, et la divination des sentiments qu’éprouvent pour lui ceux qui l’entourent.

Défendez, sous peine de renvoi immédiat, à vos collaboratrices et à vos domestiques de dire à vos élèves des contes de sorciers, de revenants, de loups-garous, de croquemitaine : il vaudrait mieux qu’elles fissent mille fautes, que d’être retenues d’en faire une seule par la crainte d’une de ces absurdités ; que jamais les contes de fée ne trouvent d’accès dans votre maison : cela fausse l’esprit : que rien n’entre dans la pensée de vos élèves qui ne puisse y demeurer ; ne les trompez jamais : s’il n’est pas possible de satisfaire à une question, il vaut mieux leur dire qu’elles ne sont pas en état de comprendre la réponse.

Vos enfants étant observatrices et imitatrices, vous veillerez à ce que rien de ce qu’elles verront et entendront ne puisse être imité : vos exemples vaudront toujours mieux que des leçons.

Agissez de manière à ce que vos enfants sentent que vous les aimez, afin qu’elles vous aiment et aient pleine confiance en vous ; mais en même temps qu’elles soient convaincues de votre Raison et de votre fermeté.

Rappelez-vous surtout que, lorsqu’elles sont jeunes, tous ne les corrigerez qu’en en appelant à leur égoïsme.

À celles qui sont voleuses, point de morale ; prenez-leur la chose qu’elles préfèrent. Quand elles s’en lamenteront, dites-leur simplement : pourquoi avez-vous fait à votre compagne ce que vous êtes désolées qu’on vous ait fait ? Rendez ce que vous avez pris et dites à celle que vous avez lésée : je suis fâchée de t’avoir fait ce que je ne voudrais pas que tu me fisses. Si vous récidivez, vous aurez la honte de rester à la maison, tandis que vos compagnes viendront avec moi faire une promenade pour s’instruire sur telle chose : la voleuse mérite d’être ignorante.

À celles qui sont menteuses, point de morale ; prenez l’air sérieux ; et quand elles vous disent quelque chose : je ne sais si cela est vrai, répondrez-vous ; comment voulez-vous que je croie quelqu’un qui a été assez lâche pour ne pas dire la vérité. La menteuse témoignera de la honte et du chagrin, vous promettra de ne plus recommencer : alors revenez franchement à elle et ne lui reparlez plus de sa faute que pour lui dire : tu n’avais pas songé que mentir accuse de la crainte, que la crainte est une lâcheté, que tu ne devais pas mentir aux autres, parce que tu ne voudrais pas qu’on te mentit ; je suis sûre que, maintenant que tu as réfléchi, tu ne commettras pas cette vilaine action.

Si votre élève est colère et frappe, exigez que la personne frappée le lui rende, afin qu’elle sache ce que c’est ; puis enfermez-la dans une chambre sans dire un mot. Lorsqu’elle sera revenue au calme, dites-lui tranquillement qu’elle s’est fait passer pour folle, a excité la pitié, donné un mauvais exemple et offensé quelqu’un ; qu’il ne lui sera permis de rentrer au milieu des autres que lorsqu’elle aura fait ses excuses à la personne qu’elle a offensée, et dit à ses compagnes : je suis fâchée d’avoir fait ce que je n’aurais pas voulu qu’on me fît, et d’avoir donné un exemple que j’aurais trouvé mauvais qu’on me donnât. Si l’enfant est volontaire, obstinée, demandez-lui pourquoi elle veut ou ne veut pas faire telle chose : elle vous le dira. Démontrez-lui qu’elle se trompe et pourquoi elle se trompe, faites l’en convenir et dites-lui doucement : qu’il n’y a rien de mieux que de renoncer à vouloir une chose que, par erreur, on a d’abord voulue ; rien de faible et de déraisonnable, comme de persister à vouloir ce qu’on ne croit pas le mieux ; que, du reste, elle est libre, mais que vous éprouverez du chagrin, vous qui l’aimez, si elle préfère son orgueil à votre appréciation.

Si elle frappe plus faible qu’elle, immédiatement rendez-le lui ; et quand elle pleurera, ajoutez : moi qui représente la Justice, je t’ai punie sans colère, pour te faire rentrer en toi-même et t’exciter à comprendre qu’on est une lâche de frapper qui ne peut se défendre ; présente tes excuses et ne fais pas à plus faible que toi, le mal que tu ne voudrais pas que plus fort te fît.

Dans votre établissement annexe, recommandez aux surveillantes de ne pas laisser la jeune enfant frapper l’objet contre lequel elle s’est heurtée et, si elle le fait, de l’appeler petite sotte et de ne pas faire attention à ses pleurs, à moins qu’elle ne se soit blessée, auquel cas on devrait la soigner sans la plaindre.

Recommandez-leur pareillement de ne pas permettre que les enfants tourmentent les animaux que vous aurez, pour cultiver leur sympathie envers tout ce qui vit.

Si une élève est lâche, se laisse battre, faites-lui en une grande honte ; obligez-la à se défendre vigoureusement ; car il faut qu’elle s’habitue à se croire aussi respectable que les autres, à résister à l’oppression, à défendre plus faible qu’elle ; il n’y a de tyrans que parce qu’il y a des majorités de lâches.

Si l’élève est malade, soignez-la tranquillement : ne la plaignez pas et, quand elle pourra raisonner, demandez-lui si ses plaintes la guériront, et pourquoi elle risque d’ennuyer les autres sans profit pour elle.

Ne souffrez jamais qu’une élève vous fasse un rapport secret ; mais exigez que les élèves s’avertissent mutuellement ; punissez les grandes qui ne le font pas, et prescrivez que l’on amène devant vous celle, qui plusieurs fois, aura commis une action blâmable, et que celles qui l’ont avertie soient ses accusatrices. Chassez sans miséricorde de votre établissement l’élève qui aura exposé sa classe à se faire punir pour sa faute non avouée : car cela révèle un caractère orgueilleux, injuste et poltron.

Vos élèves, par l’amour d’elles-mêmes, arriveront de la sorte à pratiquer et à comprendre la Justice, à sentir qu’elles n’ont droit à rien attendre d’autrui quand elles ne donnent rien en échange : c’est encore à leur égoïsme que vous devez vous adresser pour les rendre sensibles et bonnes. Elles savent qu’en leur rendant des soins et des services pour lesquels elles ne donnent rien, on use de bonté non de Justice à leur égard ; faites-leur comprendre que le moyen de s’acquitter, est de se montrer polies envers ceux et celles qui ont été bons pour elles, de leur rendre tous les services qu’elles pourront, et d’agir à l’égard des faibles comme les forts ont agi envers elles.

Il n’y a qu’un seul cas où vous soyez autorisée à les faire jeûner ; c’est quand elles ont préféré employer leur argent en dépenses frivoles, à le donner aux pauvres qui leur demandaient l’aumône. Alors faites-leur sentir dans leur chair la souffrance de leurs semblables. C’est en s’habituant à se sentir en autrui qu’on devient bon : la sensibilité et la bonté ne sont que l’extension de l’égoïsme, qui devient d’autant plus prépondérant à la circonférence qu’il l’est moins à son centre ou personnalité.

Je ne saurais trop insister, Madame, sur le chapitre de la toilette : votre devoir est de faire comprendre aux mères que vous ne voulez pas que vos élèves soient des poupées de luxe, parce que vous voulez en faire des femmes sérieuses, éteindre, autant qu’il est en vous, les germes de vanité qui sont dans l’enfant bien vêtu, et les germes de haine, d’envie, de révolte que la vue de ces enfants développe dans l’âme des filles du pauvre. Dites à ces mères étourdies que quand vous leur rendrez leurs filles, elles préféreront se parer avec simplicité et consacrer le surplus à vêtir une pauvre travailleuse sans ouvrage, que de l’exciter à se pervertir par la vue de ses dentelles et de ses vingt mètres de soie.

En habituant vos enfants à se servir elles-mêmes et à échanger leurs services, vous les avez accoutumées à l’égalité ; vous leur avez fait pressentir que la société est fondée sur l’échange des services, et que toutes les fonctions utiles sont honorables. Ne perdez jamais de vue une seule occasion de faire ressortir cette dernière vérité, en leur démontrant quand elles seront en âge, que les fonctions les plus élevées ont pour base celles qui le paraissent le moins, et ne sont rendues possibles que par l’existence de ces dernières : ainsi, leur direz-vous, si les domestiques n’employaient pas leur temps comme ils le font, je n’aurais pas celui de vous élever. Que serait-ce si j’étais obligée de bâtir ma maison, de fabriquer mes meubles, de tisser, de tailler, de coudre mes vêtements, mon linge ? Vous le voyez, mes enfants, toute fonction utile est honorable et nécessaire pour l’accomplissement des autres ; nous devons donc égard et respect à tous ceux qui en remplissent, quelque humbles qu’elles soient. Rappelez-vous qu’on ne vaut dans la société que par le travail, puisque la société est basée sur le travail : notre devoir est donc de nous mettre en état de remplir une fonction utile à nous et aux autres, et qui donne lieu à l’échange des services.

Vous ne permettrez pas, Madame, que vos élèves renoncent jamais à faire une chose possible qui n’est pas au dessus de leurs forces, ni qu’elles se soumettent à ce qu’elles peuvent éviter : rappelez-vous que la résignation au mal physique et moral dont on peut triompher, n’est pas sagesse, mais lâcheté ; que cette résignation là est l’ennemie du Progrès et l’auxiliaire de la tyrannie.

Je n’ai nul besoin de vous rappeler que vous devez ménager beaucoup la dignité de vos élèves et ne leur faire de réprimandes publiques que dans des cas rares et exceptionnels. Presque toujours, pour ne pas dire toujours, prenez à part l’élève qui a fait une faute, et demandez-lui avec calme et bonté pourquoi elle a commis un acte répréhensible ; dites-lui qu’elle s’imagine avoir eu raison ; que vous êtes prête à l’entendre ; forcez-la, par une suite d’interrogations mises à sa portée, à convenir de son tort et à trouver le moyen de le réparer. S’il est question d’un défaut habituel, ajoutez : que ce défaut la rendra malheureuse et fera souffrir ceux qu’elle aime le plus ; que si elle le veut, elle peut s’en corriger, que vous l’estimez assez pour savoir qu’elle le voudra et qu’elle en aura la force ; que vous l’y aiderez en la prévenant et en la dirigeant ; qu’enfin vous êtes prête à vous charger de cette tâche parce que vous l’aimez de tout votre cœur, et que vous désirez vivement qu’elle soit estimée et chérie de tous. Vous verrez alors comme ce brave petit être, relevé dans sa propre estime, laissé libre dans sa volonté, vous aimant et ayant confiance en vous, fera tous ses efforts pour obtenir votre approbation.

Si elle retombe, ne la grondez pas, plaignez-la et dites-lui doucement : courage, ma fille, moi-même j’avais tel défaut ; quand j’eus pris la résolution de m’en corriger, j’y retombai vingt-cinq fois le premier mois, vingt le second, quinze le troisième et ainsi toujours en diminuant jusqu’à ce que j’en fusse guérie. Fais de même et tu vaincras : car tout est possible, dans le domaine morale, à la toute puissance de la volonté.


IV


Une habitude que vous devez faire prendre de bonne heure à vos élèves, c’est de faire tous les soirs leur examen de conscience : rien n’aide à la correction de soi-même comme cette sage pratique. Aussitôt donc qu’elles auront cinq ou six ans, vous ou vos collaboratrices les prendrez à part avant de les coucher et on leur dira : Voyons ce que nous avons fait de bien et de mal aujourd’hui. Vous leur rappellerez alors une à une leurs fautes sans les leur reprocher, ajoutant à chacune : cela n’est pas bien parce que nous avons fait ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait. Avez-vous réparé cela autant que vous l’avez pu ? Avez-vous fait vos excuses ?

Et comme il ne faut pas que l’enfant évite seulement le mal, mais encore qu’elle fasse le bien, vous ajouterez : nous aurions dû donner un sou à ce pauvre, parce que, si nous étions malheureux, nous voudrions qu’on nous donnât ; nous aurions dû défendre telle petite compagne que nous avons laissé battre, parce que nous voudrions qu’on nous défendît, etc., etc. Demain nous ferons telle réparation qui nous est possible et veillerons mieux sur nous.

Quand l’élève pourra faire seule son examen et aura la conscience assez ferme pour ne pas se faire d’illusions, ne lui dites que ce mot, quand elle commet une faute : je te renvoie ce soir devant ta conscience.

Habituez surtout votre élève à respecter son juge interne, à ne pas se croire permis de penser et de faire ce qu’elle n’oserait avouer. Votre principale tâche, sous le rapport moral, est de lui faire sentir que, si son imperfection doit la rendre modeste et indulgente, son devoir est de s’améliorer, et de croire en sa force et en l’efficacité de sa volonté.

Remarquez, Madame, que je vous parle de modestie, non pas d’humilité ; la modestie consiste à ne pas s’exagérer sa valeur et sa puissance d’action ; l’humilité est un sentiment vil qui porte à s’abaisser, à se méconnaître, à se mettre au dessous de tous et à souffrir de tous ; or rien n’est plus opposé à notre idéal que ce vice qui favorise la paresse, la lâcheté, est une négation de la justice, de l’ordre et de la solidarité, une préparation à la tyrannie, et est le fond du caractère de l’esclave : garantissez avec soin vos élèves de cette débilité morale.

Jusqu’ici l’élève, n’étant qu’une égoïste, vous avez dû prendre pour mesure de ses actes envers les autres, l’amour qu’elle se porte à elle-même et lui donner pour critère cette maxime : fais ou ne fais pas ce que tu voudrais ou ne voudrais pas qu’on te fit. Elle ne s’est pas aperçue, qu’en défendant plus faible qu’elle, par exemple, si elle faisait en un point ce qu’elle voudrait qu’on fit pour elle afin de n’être point accablée, d’un autre côté, en frappant celle qui frappe ; elle lui fait ce qu’elle ne voudrait pas qu’on lui fit. Il est temps que vous réformiez ce que les maximes basées sur l’égoïsme ont de faux, en le transformant ainsi ; fais à autrui ce que tu trouverais juste et équitable qu’on te fît ; ne lui fais pas ce que tu trouverais injuste et inéquitable qui te fût fait. Sans cette transformation des maximes primitives, vos élèves ne comprendraient pas que la société se permit d’être justicière, ni qu’aucun de nous eût le droit et le devoir de l’être, quand la société n’est pas présente ou n’a pas pourvu.

Or, remarquez, Madame, que notre conception de la société exige impérieusement la modification que je vous indique. Les formules tirées de l’amour de soi étaient bonnes quand le pouvoir était cru délégué d’en haut, et la justice émanée de Dieu, dont le roi et le prêtre étaient les ministres : alors tout redressement appartenait à Dieu et à ceux qu’il avait commis à cet effet. Mais aujourd’hui nous savons que toute justice émane de nous, et que la société qui n’est que la collection organisée des individus qui la composent, ne saurait avoir d’autre Morale ni d’autres droits que les leurs.

Si donc la vieille Morale disait : à Dieu et à ses lieutenants appartient le droit de justice ; quant à vous, individus, aimez vos ennemis ; lorsqu’on vous soufflette sur une joue, tendez l’autre ; lorsqu’on vous enlève votre tunique, donnez encore votre manteau ; vous ne sauriez trop vous abaisser, trop souffrir des autres ; laissez la justice à Dieu et, par votre humiliation, frayez-vous une route vers le ciel ; si dis-je la vieille Morale dit cela, vous, prêtresse de la Morale nouvelle, sortie de l’idéal nouveau, vous êtes au contraire tenue de dire à vos élèves : tant que vous ne connaissez pas la loi Morale, vous n’êtes ni bonnes ni méchantes ; quand vous la connaissez, par votre libre choix, vous pouvez être l’un ou l’autre. En vous est la force nécessaire pour triompher de l’exagération de vos instincts. Vous êtes les égales de tous ; cherchez à vous bien connaître, afin de remplir, s’il se peut, la fonction à laquelle vous appellent vos facultés ; ne souffrez pas, si cela vous est possible, qu’une incapacité vous supplante : vous vous le devez à vous-mêmes et au corps social. Créatures progressives, ne tentez pas de justifier vos fautes par votre faiblesse, car vous êtes obligées de vous améliorer et d’améliorer les autres. Votre devoir étant d’empêcher le mal en vous et hors de vous, vous ne devez ni commettre ni souffrir l’injustice et la méchanceté, car vous êtes responsables, non seulement du mal que vous faites et du bien que vous négligez d’accomplir, mais encore des vices d’autrui et du mal qui en résulte, si, pouvant les corriger ou les contenir, vous ne l’avez pas fait.

Et pour que cette morale ne rende pas vos élèves dures, peu indulgentes, orgueilleuses, habituez-les à compter et à peser leurs défauts, à connaître leurs imperfections, à ne pas se montrer plus sévères envers autrui qu’elles ne le sont pour elles-mêmes ; à tolérer des défauts qui ne causent pas on mal réel, comme elles trouvent bon qu’on tolère les leurs : à se bien persuader, qu’en maintes circonstances, on nous blesse bien plus par étourderie que de propos délibéré, et qu’il serait absurde de nous en fâcher, puisqu’il est notoire que souvent nous en avons fait autant ; qu’enfin, il n’y a pas de défaut plus insupportable que la susceptibilité, parce qu’elle met à la torture ceux qui nous entourent, empêche l’épanchement, et qu’un caractère méticuleux perd ses amis les meilleurs, car il n’y a pas de société possible avec un buisson d’épines.

Faites-leur bien comprendre que, ne pas tolérer le mal en autrui, ne signifie pas s’ériger en censeurs et professeurs de Morale, mais ne pas consentir pour soi et les autres à devenir victime d’une injustice ou d’un défaut capital.

Ainsi élevées, vos élèves, dès l’âge de douze ans, sauront, par leur pratique journalière, en se rendant les services d’ordre et de propreté, que tout travail utile est honorable.

En échangeant leurs services, elles ont appris que la société est basée sur le travail et l’échange ;

En recevant et rendant des services gratuits, elles ont appris la bonté ;

En défendant contre leurs compagnes leur dignité, leurs droits et ceux des faibles, elles ont appris la justice et la solidarité ;

En triomphant des obstacles que vous avez su mesurer à leurs forces, elles ont appris qu’on ne doit jamais se résigner au mal qu’on peut supprimer ou diminuer ;

En luttant contre leurs défauts, en triomphant de plusieurs, elles ont appris qu’elles sont des êtres progressifs, et que la volonté est toute puissante ;

Par votre calme, votre impartialité, votre justice, votre équité, votre indulgence, elles ont pris une haute idée du pouvoir social que vous représentez auprès d’elles : elles savent qu’il doit éclairer, moraliser, punir selon l’intention et dans le but de faire réfléchir, d’améliorer ;

Elles ne possèdent que trois axiomes : fais aux autres ce que tu voudrais qui te fut fait dans les limites de la justice et de l’équité ;

Ne fais pas aux autres ce que tu ne trouverais ni juste ni équitable qu’ils te fissent ;

Ne souffre pas des autres, ni contre les autres, ce qui n’est ni juste ni équitable ;

Mais ces axiomes sont dans leur pratique : c’est l’âme de leur vie, le critérium de l’examen de conscience qu’elles font chaque soir.

Ce ne sont pas, à la vérité, de profondes théoriciennes que vos élèves ; mais ce sont de bonnes et sincères praticiennes, plus fortes en Sociologie et en Morale que tous nos phraseurs : elles sont prêtes à faire de leur pratique une doctrine.