La Femme grenadier/03

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CHAPITRE III.


Après de longues souffrances, un quart d’heure de bonheur est saisi avec empressement : telle était ma position ; depuis deux jours, j’avais passé successivement des craintes les plus vives aux sensations les plus douces.

Angélique ne se vit pas plutôt seule avec nous, qu’elle se débarrassa de ses habits de femme ; elle défit une perruque si artistement arrangée, que l’on eût juré que c’était ses cheveux : à la vérité la perruque était blonde et sa figure très-brune, ce qui faisait un contraste frappant. Angélique avec des traits réguliers était fort laide, et le vicomte de Chabry était un fort joli garçon. Je le priai de nous dire quelle raison l’avait retenu si long-tems loin de nous : il me répondit que dans toute autre circonstance il en aurait éprouvé beaucoup de satisfaction, mais que dans celle où il se trouvait, il avait été trois heures dans une anxiété difficile à décrire. En sortant de l’opéra, nous fûmes acostés par un des membres de notre section, qui plaisanta Dorimond sur sa compagne ; as-tu envie, continua ce mauvais plaisant, de donner des frères naturels à Dorothée ? Dorimond s’empressa de lui dire que j’étais sa nièce ; il allait nous quitter, quand, par malheur, un maudit colporteur se mit à crier une victoire remportée par l’armée de Sambre et Meuse. Notre importun acheta le journal, et nous força d’entrer dans un café pour en entendre la lecture. La foule était grande, beaucoup de nouvellistes s’étaient réunis ; chacun parlait diversement et de la victoire et de la position de l’armée. Une femme au milieu de ces groupes attirait l’attention ; j’étais lorgné, poussé, interrogé : je ne pouvais bientôt plus résister. Assis, j’aurais été moins remarqué ; mais debout, à côté de Dorimond qui paraissait sortir de ma poche, j’attirais tous les regards ; heureusement, je fixai aussi ceux de la cafetière qui m’offrit une place à côté d’elle ; je ne fus guère plus tranquille, les quinquets qui l’entouraient jetaient un trop grand jour sur moi, et tous ceux qui entraient me fixaient et faisaient foule près du comptoir.

Enfin, le lecteur affidé de ce café parut : il était muni d’un bulletin du comité de la guerre, qui annonçait officiellement le détail de la bataille ; tous les curieux se rangèrent autour de lui. Il était appuyé sur le comptoir et pérorait avec un air qui en imposait à tous les spectateurs. Je levai par hasard les yeux sur lui, et à mon grand étonnement, je vis dans l’orateur mon ancien professeur au collège ; c’était bien là le cas de lui dire : M. l’abbé, qui vous eût reconnu dans cet équipage ; il était en petit uniforme national, un gros catogan, un chapeau sur le coin de l’oreille : il ressemblait autant à lui-même, que moi à une femme.

Après qu’il eut fini sa lecture, il en tira la quintessence d’un ton empoulé, comme dans le tems où il était professeur ; j’aurais eu les yeux bandés, que je l’eusse reconnu. Il y avait au moins une heure que j’étais sur les épines, quand le maître du café prévint l’assemblée qu’il était tems de se retirer : Dorimond ne fut pas un des derniers à prendre son parti. À peine dans la rue, nous entendîmes un rappel ; nous prîmes des rues détournées pour éviter les corps-de-garde, et après une grande heure de marche, nous arrivâmes enfin, non sans avoir été accostés vingt fois par des curieux ou des importuns. Voilà, ma chère Hortense, les motifs qui ont décidé notre arrivée et qui vous ont causé une aussi vive inquiétude.

Madame Bontems représenta à mon frère qu’il était impossible qu’il restât encore long-tems avec son déguisement, que madame Lavalé qui était dans la bonne-foi, l’exposerait sans cesse à des inconvéniens ; qu’elle croyait qu’il serait plus prudent de sortir de cette maison, et, sous un nom supposé, aller habiter un village à quelques distances de Paris. Vos conseils sont excellens, ma chère amie, lui dis-je, mais comment faire ? Je ne crois pas que votre fortune soit assez considérable pour nous trois, en supposant que nous consentions à vous être importuns ; et celle de notre père n’est plus en notre disposition. Je possède environ trois mille francs en assignats, dit mon frère ; et moi, répondit ma gouvernante, j’ai entre mes mains plus de trois cent mille francs en valeur réelle : ne croyez pas que cette somme m’appartienne, elle est à vous, Hortense ; votre père en quittant la France, prévit l’instant où vous seriez forcée de sortir de votre couvent ; il m’a remis les diamans de votre mère, en me faisant promettre de ne point vous quitter ; quant à mon fils, ajouta-t-il, il viendra me rejoindre, il a son nom et son rang à soutenir ; mais pour ma fille, les mêmes inconvéniens n’existent pas, et si, comme je l’espère, nous rentrons dans tous nos droits, il me sera facile d’obtenir une place pour elle dans un chapitre quand ils seront rétablis. Mon frère et moi, écoutions madame Bontems avec une attention mêlée de regret pour la folie de mon père qui, de sang-froid, sacrifiait ses deux enfans en faisant expatrier l’un et en abandonnant l’autre.

Quand j’aurais la possibilité de quitter mon pays, reprit mon frère, avec la certitude d’y rentrer victorieux, je me croirais un monstre d’aller me joindre aux ennemis de ma patrie ; je respecte les préjugés de mon père, mais jamais je ne partagerai ses erreurs ; je suis jeune, je puis embrasser le métier des armes ; toi, ma chère Hortense, avec la dot que mon père t’a laissée, tu peux vivre heureuse, et m’offrir un asyle si je survis aux dangers qu’entraîne avec soi le sort des combats. J’ai du plaisir à penser que mon père, abjurant ses erreurs, viendra finir ses jours au milieu de ses enfans, et m’approuvera de lui avoir désobéi ; il conviendra alors qu’un citoyen n’a rien de plus cher que sa patrie, et qu’il s’avilit à ses propres yeux quand il est ingrat envers elle, tel tort apparent qu’elle puisse avoir.

Madame Bontems embrassa mon frère et nous pronostiqua un avenir heureux. Nous nous couchâmes dans cette espérance, qui répandit un baume consolateur dans nos ames, et nous fit passer une excellente nuit.