La Fin d’Illa/I/7

La bibliothèque libre.
Éditions Rencontre (p. 119-132).

VII

Je trouvai mon enfant étendue sur un divan. Ses yeux rouges, ses joues pâles, le pli amer de ses lèvres décolorées me firent comprendre qu’un nouveau malheur venait de l’atteindre. Sans que j’eusse besoin de l’interroger, elle me renseigna :

— Toupahou ! murmura-t-elle. Il est parti... Il va essayer de retrouver Ilg chez les Nouriens, afin de le tuer et de lui enlever la pierre-zéro... Il ne reviendra plus ! Je le sens !

Je fronçai les sourcils. Et, tout en pressant contre ma poitrine la pauvre Silmée, je me demandai pourquoi Rair m’avait caché la mission donnée à son petit-fils.

Mais je ne pus me livrer à mes pensées : Silmée sanglotait violemment ; j’eus besoin de toute ma force de persuasion afin de la calmer un peu.

Mais je n’ai pas écrit ces Mémoires pour raconter mes affaires de famille !...

Ayant laissé Silmée en compagnie d’une des sœurs de sa mère, je m’efforçai d’oublier tous ces drames et ne pensai plus qu’à ma tâche.

Je me rendis au camp des hommes-singes chargés de la manœuvre des obus volants.

Ils étaient réunis sur les terrasses, à l’abri des tentes que Fangar avait fait édifier. Groupés par quatre ou cinq, ils se nourrissaient dégoûtamment comme le faisaient nos ancêtres, en s’introduisant dans la bouche toutes sortes de matières : de la chair de porc passée au feu, des plantes, du lait pourri...[1]

Et ils paraissaient goûter un grand plaisir à cette ingestion. Leurs yeux brillaient. Ils broyaient les ignobles choses enfermées dans leurs bouches de façon à en former une bouillie infecte qu’ils avalaient goulûment.

Des grognements, des gloussements de satisfaction retentissaient... Et penser que, quelques siècles seulement avant ma naissance, les Illiens, les hommes, conservaient leur vie par d’aussi répugnantes pratiques ! Grâce aux machines à sang, nous avions pu, heureusement, cesser ces usages de brutes qui nous ravalaient au rang des porcs...

Je trouvai Fangar entouré des principaux ingénieurs aéristes qui venaient d’examiner, un à un, les obus volants.

Tous étaient au point et capables de franchir plusieurs milliers de kilomètres sans qu’un seul écrou se desserrât. Les machines électriques chargées de leur envoyer les radiations actionnant leurs moteurs tournaient déjà. Il n’y avait qu’un commutateur à déplacer pour que l’énergie invisible dégagée par les détecteurs emplît les airs.

Hielug était là. Il me sembla voir des traces de graisse sur son gros visage. L’immonde personnage avait dû, comme on l’en soupçonnait, se faire donner de la nourriture réservée aux hommes-singes et en avait avalé une grande quantité.

Le sort en était jeté... Plus rien ne pouvait plus changer la destinée d’Illa !...

A trois heures du matin, cent cinquante obus volants s’élevèrent dans les airs. Ils emportaient chacun une bombe fracassante, capable à elle seule d’engloutir une ville.

Les terribles engins glissèrent sans un bruit dans le ciel étoile, vers le nord — dans la direction de Nour.

Les hommes-singes qui les montaient étaient sacrifiés. Ils ne savaient pas que les bombes qu’ils étaient chargés de jeter sur Nour devaient exploser d’elles-mêmes, à la volonté de Rair, qui, lorsqu’il jugerait le moment venu, enverrait une décharge électrique qui provoquerait la déflagration des explosifs.

Rair, au moyen d’un enregistreur de vibrations, pouvait, en effet, savoir à tout moment la position exacte de la flottille d’obus volants. Lorsqu’elle serait au-dessus de Nour, il provoquerait l’explosion des bombes qu’elle emportait.

Pas un des obus volants ne devait revenir.

Pas un ne revint. Comme nous le sûmes ensuite, les calculs de Rair se trouvèrent exacts. Les obus volants, arrivés au-dessus de Nour, explosèrent ensemble. L’ébranlement de l’air fut tel que Nour fut entièrement détruite...

Mais elle était vide de ses habitants. Ilg avait eu le temps de prévenir Houno, le roi de Nour, qui avait fait évacuer la ville.

Nous attendîmes la riposte ; les escadrilles d’obus volants de réserve, les divisions de grands aérions se tinrent prêtes à s’élever. Grâce à ses instruments enregistreurs, Rair connut aussitôt la destruction de Nour — ou plutôt de ses maisons.

Au cours de la matinée, la flotte aérienne des Nouriens fut signalée. Les obus volants furent envoyés à sa rencontre.

Les hommes-singes qui les montaient burent chacun, avant de prendre place dans leurs appareils, un liquide préparé par Hielug et qui devait, en les enivrant, leur enlever toute notion du péril.

Les Nouriens n’étaient plus qu’à quelques kilomètres d’Illa lorsque les obus prirent l’air.

Installé, avec Fangar, dans un abri blindé situé contre la base de la pyramide du Grand Conseil, j’aperçus les aérions de Nour.

C’étaient d’énormes sphères à peu près invisibles ; on les eût dites en cristal bleuâtre. Elles se confondaient presque avec le ciel blêmi par les premiers rayons du soleil encore au-dessous de l’horizon.

Mais ces sphères palpitaient en quelque sorte. Elles frissonnaient comme de la soie agitée par le vent. Les Nouriens avaient bien pu découvrir et fabriquer une matière perméable aux rayons lumineux ; ils n’avaient pu réussir à supprimer les vibrations qui agitaient leurs machines et qui, grâce à un phénomène de réfraction, les rendaient visibles.

Les obus volants, qui, suivant la position occupée par eux dans le ciel par rapport aux observateurs, ressemblaient tour à tour à des lentilles, à des fuseaux ou à des sphères, glissaient à une allure vertigineuse vers les machines des Nouriens. Ils avançaient en décrivant de longues lignes courbes, comme s’ils eussent été portés par la houle de l’océan...

Malgré le péril imminent, malgré les ordres stricts de Rair, la population d’Illa presque tout entière avait envahi les terrasses. Tous étaient persuadés que les machines des Nouriens seraient anéanties avant d’être assez rapprochées pour devenir dangereuses...

Une acclamation furieuse retentit : les obus volants avaient rejoint les machines de Nour...

Des explosions sourdes, à peine perceptibles, s’entendirent... Les obus volants éclataient au milieu des aérions des Nouriens !

Le soleil venait d’apparaître.

Ses rayons, en frappant les débris des machines nouriennes, faisaient naître des éclairs dans le ciel pâle... On eût dit qu’une pluie de gigantesques éclats de cristal s’abattait sur la terre. Et, parmi ces fragments lumineux, les débris des obus volants formaient des taches noirâtres... C’était comme un feu d’artifice tiré en plein jour... Et les machines des Nouriens continuaient à arriver, et les obus volants explosaient toujours.

Fangar, sur mon ordre, envoya une seconde escadrille de trois cents obus.

Les hommes-singes qui les manœuvraient étaient ivres, enragés. Leurs appareils tanguèrent, décrivirent de violents zigzags dans le ciel bleu. Mais, malgré leur ivresse, les hommes-singes conservaient assez de lucidité pour manœuvrer leurs engins.

Ils se ruaient instinctivement vers l’ennemi.

Rair les avait fait munir de lunettes qui décomposaient le prisme lumineux. Aussi apercevaient-ils nettement les aérions de Nour.

Les explosions se succédèrent... Nous ne les entendions pas, mais nous sentions le sol vibrer sous nous, et nos oreilles tintaient sans arrêt par suite de l’ébranlement de l’atmosphère.

Une demi-douzaine d’aérions échappèrent seuls... Ils se fondirent dans l’air clair et disparurent...

Et trois obus volants revinrent vers Illa. Les appareils chargés de les faire exploser n’avaient pas fonctionné. Les hommes-singes qui les montaient se précipitèrent hors des engins, fous furieux… Il fallut les foudroyer. Sur les terrasses d’Illa, l’enthousiasme était à son comble.

Ce fut bien mieux lorsque, au moyen d’un parleur électrique, Rair fit annoncer sa merveilleuse invention. Les Illiens connurent que les machines biologiques, désormais alimentées avec le sang des Nouriens, allaient allonger leur vie d’un siècle.

Des vieillards, oubliant la gravité de leur âge, des membres du Conseil suprême se mirent à danser… Des malheureux, borgnes ou aveugles, des malades atteints d’infirmités horribles chantèrent, s’embrassèrent… Ce fut comme si un vent de folie eût soufflé sur Illa.

Je vis des misérables rongés par des maux trop hideux pour être décrits, et que les médecins avaient abandonnés, des épaves humaines pour qui la vie n’était que souffrance et douleurs, rire, exulter… Je compris combien l’homme tient à la vie !…

Ils ne se doutaient pas, ces pauvres déments, que cette vie affreuse qu’ils espéraient conserver encore longtemps, grâce à Rair, allait leur être enlevée, et dans un laps de temps extrêmement court.

Rair, cependant, avait fait immédiatement assembler le Conseil suprême. J’y assistai. Je fus félicité... Mais le véritable triomphateur, ce fut Rair. Il écouta, impassible, les louanges exagérées des vieillards du Conseil... Ceux-ci, surtout, étaient heureux de la victoire, parce qu’ils espéraient bien que le sang des Nouriens allait prolonger leur existence...

Rair, après avoir écouté dédaigneusement — mais c’était peut-être une attitude — les discours de ses collègues du Conseil, annonça qu’il allait faire parvenir un ultimatum aux Nouriens afin de les sommer d’envoyer immédiatement cinq mille prisonniers comme otages.

— Nous commencerons par les sacrifier, expliqua-t -il, et, en même temps, nous infligerons une seconde défaite aux Nouriens... Lorsque ceux-ci seront suffisamment plongés dans le désespoir, nous leur ferons connaître la vérité...

Je pense qu’Ilg a dû les renseigner déjà sur ce que nous attendons d’eux ! intervint le vieux Foug.

— Il se peut, fit Rair, dédaigneusement. Mais qu’est-ce qu’Ilg ? Un déserteur, un traître. On prendra ses paroles pour des exagérations. La vérité, pour être crue, doit être proclamée par certaines voix. Ce ne sera que quand, moi, Rair, j’annoncerai aux Nouriens le sort qui les attend, qu’ils comprendront que leur sort est scellé.

» Ils combattront avec acharnement. Mais la défaite qu’ils viennent d’essuyer, celles qui les attendent, ébranleront leur détermination. Je leur ferai entendre qu’il vaut mieux pour eux sacrifier quelques milliers d’hommes en s’arrangeant avec nous, plutôt que d’en sacrifier des dizaines de milliers sur le champ de bataille, voir leur nation presque détruite et être ensuite obligés de se soumettre.

» ... Déjà, Nour est en miettes. Nous allons maintenant nous attaquer aux autres villes, telles qu’Aslur et Kisor. Mais je ne pense pas qu’il sera nécessaire d’aller si loin.

» ... Entre-temps, vous, Xié, vous allez envoyer des hommes en nombre suffisant pour ramasser ce qui reste des Nouriens. Leur mort est récente. En usant de réactifs appropriés, sans doute pourrai-je me servir de leur sang pour alimenter une des machines. Ce sera un commencement.

» Faites partir la flotte des grandes machines pour détruire Aslur. Je vais, tout de suite, envoyer mon message à Houno, le roi de Nour...

La séance était terminée. J’exécutai les ordres de Rair.

Une centaine d’hommes, montés sur des machines volantes, se rendirent au-dessus du champ de bataille. Ils revinrent dans la soirée, rapportant quelques dizaines de cadavres et un tas de débris humains provenant des corps déchiquetés par les explosions et les chutes...

L’arrivée des machines volantes avec leur chargement sinistre provoqua un nouvel accès d’enthousiasme chez les Illiens... Je vis des jeunes filles, des femmes, s’approcher des aérions et contempler les cadavres sanglants, déchiquetés, déformés... les contempler avec satisfaction, avec délectation !... Oui. Cette chair humaine représentait des années d’existence. Mon cœur s’en soulève encore !

Ayant donné mes instructions détaillées à mes différents chefs, je rejoignis Silmée.

La pauvre enfant avait réussi à se dominer un peu. Mais je sentis bien que l’inquiétude et le désespoir se partageaient son âme. Je mentis pour la rassurer et lui déclarai que Toupahou ne risquait rien, qu’il avait été, en réalité, envoyé par Rair aux Nouriens, comme ambassadeur.

Silmée eut un sourire incrédule. Elle hocha la tête et m’embrassa tendrement. Et je sentis bien qu’elle ne me croyait pas.

Je la quittai. Je voulais prendre un peu de repos. Je n’avais pas demandé à Rair des nouvelles de Toupahou. Le misérable m’eût menti. Alors, à quoi bon ?

Vers neuf heures du soir, je sentis soudain que ma fatigue se dissipait rapidement ; c’était comme si de nouvelles forces m’eussent été insufflées. Je retrouvai ma vigueur de vingt ans. Lucide, joyeux, frais et dispos, je dus me retenir pour ne pas chanter. Mais un frisson me prit : je venais de me rappeler que c’était l’heure où les machines à sang lançaient leurs effluves nourriciers... Je compris. Ce bien-être, je le devais au sang des Nouriens, au sang de mes semblables, d’hommes comme moi ! Je fus dégoûté de moi...

A deux heures du matin, je devais lancer la seconde colonne d’obus volants. J’essayai de prendre un peu de repos, étendu sous ma tente, au pied de la pyramide du Grand Conseil. Les terrasses étaient désertes, Rair ayant donné l’ordre à la population de se retirer dans ses demeures. Le calme le plus complet régnait. Les hommes-singes dormaient. Seules veillaient les sentinelles postées devant les appareils avertisseurs...

Je commençais à somnoler, lorsque d’épouvantables hurlements retentirent. Par les ouvertures des coupoles de métal dont avaient été recouverts les puits conduisant aux maisons d’Illa, des centaines et des centaines d’hommes, de femmes, d’enfants, de vieillards, toute la population d’Illa se dégorgeait en clamant d’horreur et d’épouvante !...

Les misérables, qui paraissaient devenus fous, se précipitaient de tous côtés ; c’était une véritable fuite !

Je pus aussitôt les voir qui s’abattaient les uns après les autres sur les terrasses, qui s’y tordaient comme des vers, et, peu après, qui restaient immobiles, morts...

Les hommes-singes des obus volants, réveillés par les cris, mêlèrent bientôt leurs clameurs à celles de la foule... Et, des ouvertures des coupoles, d’innombrables fugitifs continuaient à jaillir... Il en venait des centaines et des centaines, des milliers et des milliers... Tous hurlaient, couraient, trébuchaient, se tordaient et expiraient...

Que se passait-il ?

Le ciel était pur. Les étoiles scintillaient. Rien en vue...

J’appelai Grosé, le chef de la milice, qui s’était installé sous une tente, non loin de la mienne. Il était réveillé : on l’eût été à moins !

Je le trouvai qui secouait un gros homme hurlant en lui demandant la cause de son épouvante.

Mais, comme j’allais interpeller Grosé, l’homme qu’il tenait se dégagea, cracha une insulte et s’abattit sur le sol. Il expira presque aussitôt.

— Vos miliciens ! Qu’on aille voir ce qui se passe et qu’on rétablisse l’ordre’ ordonnai-je à Grosé. Vite ! Si les Nouriens arrivaient, nous serions perdus !

— Oui... vous... avez raison ! balbutia le chef de la milice.

Je le laissai pour aller rassembler les aéristes campés derrière la grande pyramide.

Et, tandis que je courais, une terrible pensée m’envahissait : les Illiens avaient été rendus fous par les effluves de sang humain produits par les machines !

La vérité était pire !


  1. Tout indique que Xié désigne ainsi le fromage. (N. d. A.)